La création de « Loin de Corpus Christi », pièce de Christophe Pellet mise en scène par Jacques Lassalle est inédite. Inédite parce que montée une fois à la Comédie de Genève, mais aussi par son format, son contenu, sa forme… Tout commence lorsqu’une passionnée de cinéma tombe sous le charme d’un acteur à la Cinémathèque Française, elle va partir à sa recherche… Ne se contentant pas d’intégrer du cinéma dans le théâtre, elle bouscule les frontières entre ces deux arts par une problématique difficile.
Tout d’abord, en soulignant la différence d »importance du personnage face à l’Histoire. Bertolt Brecht et Richard Hart vivent dans le même Hollywood qui voit se produire la montée du macchartysme après la Seconde Guerre mondiale. Le premier personnage existe encore dans la mémoire collective, le second est presque oublié après quatre films. En interrogeant ce fait, Christophe Pellet questionne également notre obsession de l’image, du désir qu’elle nous procure et l’occupation de notre esprit par un acteur, son visage, ou le corps d’une héroïne de jeux vidéos.
Sur ces idées est écrite une pièce complexe qui nous fait jongler d’une époque à l’autre, en 1946, 1989, 2005 et 2025, mais pas forcément dans cet ordre… Jacques Lassalle a fait le choix du réalisme pour dépeindre ces espaces chronologiques. Dans un décor qui est une salle de cinéma, on fait des bonds dans le siècle, guidés par des panneaux dactylographiés sur le fronton de l’écran, comme dans un film muet. Les années changent mais le cadre reste, ces sièges rouges… Tout au plus quelques draps viendront les recouvrir…
Une étrange atmosphère
Divisée en deux parties distinctes (l’une d’1h20, l’autre d’1h), la pièce nous invite à suivre Anne Wittgenstein (Sophie Tellier). Passionnée de cinéma elle partage le coup de foudre qu’elle a eu pour Richard Hart avec son vieux professeur de cinéma, Pierre Ramut (Bernard Bloch), clin d’oeil amical au critique de cinéma toujours en activité, Pierre Murat. Il la met en garde, faisant référence au Portrait de Jennie de William Dieterle. Ce film où un peintre croise un soir une jeune fille dans un parc, la fait vivre dans une toile, et par mégarde, la ressuscite. Où se situent rêve et réalité ?
Ces discussions maître-élève sont une belle leçon de cinéma, qui ne laissent pas pour autant les non-initiés sur le bord du chemin. Bloch est touchant et humain dans ce rôle, sa disciple semble troublée, mais aussi follement amoureuse de ce nouveau visage inconnu. Léger bémol cependant, dans son jeu, Sophie Teillier vire parfois un tantinet groupie, on a l’impression qu’elle essaye de se convaincre de son amour, c’est gênant.
On sent sur toute la pièce un voile de mystère, d’étrangeté. Des fantômes planent au-dessus de nos têtes. C’est d’ailleurs comme une apparition qu’arrive Richard Hart (Brice Hillairet), pour son premier rendez-vous à la MGM en 1946. Il est comme nous l’a décrit Anne Wittgenstein : absent, aérien, nous faisant douter de sa propre existence… Il a 20 ans, vient de Corpus Christi au Texas et appréhende la vie de Los Angeles, ses excès. Dans ce monde irréel créé par Jacques Lassalle, on est forcément questionné sur comment le cinéma nous absorbe, nous capte et nous plonge dans des sensations inconnues.
Aliénation par l’image
L’Histoire nous fait rester sur terre, la chasse aux communistes fait rage outre-atlantique. Richard Hart, faible d’esprit, gamin du « deep south », devient un informateur du gouvernement et cause la fuite de quelques uns des gens qui l’ont approché de trop près : Norma Westmore (Marianne Basler), Julie Arzner (Annick Le Goff), toutes deux excellentes dans leurs rôles respectifs. Bertolt Brecht (Bernard Bloch) est aussi conduit à s’échapper avec elles.
Puis on revient à notre époque, Anne a subi quelques épreuves qui l’ont conduite à abandonner Richard Hart.
Et vient Berlin-Est, Norma Westmore s’y est réfugiée depuis 25 ans, on vit avec elle la chute du Mur. La question de Richard, de l’image, la hante. Morritz, son amant d’aujourd’hui a les mêmes traits que son amour d’hier. Le jeune homme s’avère n’être en fait qu’un informateur de la Stasi. Toujours cette question de l’image, de l’espionnage et du jeu de dupe. Qui sont ces gens qui nous obsèdent et pourtant nous détruisent ?
Toute la pièce est une critique poétique de l’aliénation à l’écran, qui nous donne l’illusion de vivre dans un monde libre. Alors que sans cesse les spectres du passés montrent que ce n’est pas le cas, le mal n’est pas forcément où le plus gros doigt le pointe. La terreur ne règne pas là où on hurle le plus fort qu’elle existe. Et si « Loin de Corpus Christi » était le cri d’un désir de liberté ?
Avec une conclusion réussie, Jacques Lassalle propose une version compréhensible de cette pièce complexe, un pari qui n’était pas gagné d’avance.
Pratique : Jusqu’au 6 octobre 2012 au théâtre des Abbesses, 31 rue des Abbesses (18e arrondissement, Paris) – Réservations par téléphone au 01 42 74 22 77 ou sur www.theatredelaville-paris.com / Tarifs : entre 15 € (jeune) et 26 € (plein tarif).
Durée : 2 h 20 (avec entracte)
Texte : Christophe Pellet (édité chez L’Arche)
Avec : Marianne Basler, Annick Le Goff, Sophie Tellier, Tania Torrens, Julien Bal, Bernard Bloch, Brice Hillairet
Tournée :
- Du 10 au 19 octobre 2012 au Théâtre des 13 Vents – Centre Dramatique National du Languedoc-Roussillon, Montpellier
- Le 13 décembre 2012 au Préau – Centre Dramatique Régional de Basse-Normandie, Vire
- Du 26 au 30 mars 2013 aux Célestins – Théâtre de Lyon
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