La vie en noir ou blanc d’Hinkemann
Hinkemann est une pièce d’Ernst Toller aux forts accents autobiographiques. Comme lui, le héros incarné par Stanislas Nordey est mutilé de la Grande Guerre. « Elle a fait de moi son ennemi », écrira l’auteur. Hinkemann aussi ne supporte plus la vision de la souffrance, la torture est devenue pire qu’un meurtre. Chez lui, dans une sorte de masure, il a retrouvé sa femme qui doit désormais vivre avec un mari déprimé et estropié de son sexe. Si cette situation peut porter à sourire par son exagération dramatique, Christine Letailleur et les comédiens arrivent à poser une émotion juste pour capter le spectateur dans un drame saisissant.
Direct et franc, le texte de Toller est dénué d’allégories. L’homme est ici pris dans une vie sombre et désespérée. Avant que Primo Levi n’écrive qu’« il ne peut il y avoir de Dieu car il y a eu Auschwitz », le héros de Toller a perdu la foi à la vue des premières batailles mécaniques ; alors que sa femme, restée loin du front continue d’être une fervente croyante.
La pièce, écrite en captivité, est la démonstration d’une Allemagne immonde de l’entre-deux-guerres, prise entre ses bas instincts et la montée de l’antisémitisme. Hinkemann participe à des réunions de communistes, conscient que « l’usine avale la vie » et de la nécessité d’inventer une société nouvelle. Un pays où les travers de la bourgeoisie, symbolisée dans la pièce par le contrat qui lie Hinkemann à son forain de patron, seraient remis en cause.
Ce dernier a engagé le héros pour effectuer un travail qui est à l’exact opposé de ce que la guerre à fait de lui. Chaque soir, enfermé dans une cage, Hinkemann tue, avec ses dents, des petits animaux devant un parterre excité. En présence du forain, la scénographie noire laisse place au rouge du spectacle sanglant. Le saltimbanque incarne le capitalisme au paroxysme du cynisme : « ce que veut voir le peuple, c’est du sang », il qualifie la morale de « virus ». Ce Machiavel caricaturé est un violent contraste au personnage d’Hinkemann : il est tout ce que ce dernier déteste mais, dans cette Allemagne en proie au chômage, il dépend de lui pour pouvoir manger.
Stanislas Nordey, main en avant et par son goût du texte bien dit, transcende le personnage d’Hinkemann en un homme qui n’en est plus vraiment un. Il est spectral et angoissant par un jeu que certains qualifieront d’aride mais auquel nous préfèrerons le terme d’essentiel. Dans sa relation avec les autres personnages, notamment son ami Paul – jovial et on ne peut plus humain, la différence est frappante.
Que ce soit dans la rue, au cirque ou chez Hinkemann, la scénographie est la même. Christine Letailleur arrive à créer une ambiance incroyable, aussi sinistre qu’un parc d’attraction abandonné. Les scènes sont variées, lentes ou rapides, tristes ou cyniques… L’onirisme remplace l’onanisme devenu impossible. Ce monde glauque est magnifié par la splendide lumière de Stéphane Colin dont la création, à elle seule, mérite de se déplacer à La Colline. Composé de jeux d’ombres, de faibles clartés et de contrejours, l’éclairage participe activement à la composition de ce monde sinistre et esthétique.
Derrière cette pièce très intellectuelle, le débat d’idées pourrait parfois sembler peu évident. Mais il faut se laisser porter par le cours de l’histoire. « Hinkemann » semble nous dire, presque cent ans après son écriture : voilà le monde tel qu’il est, assumons-le ! Un exercice forcément difficile pour le spectateur, mais que la qualité du spectacle mérite amplement.
« Hinkemann » d’Ernst Toller. Mise en scène de Christine Letailleur, jusqu’au 19 avril à au théâtre de La Colline (Grande Salle), 15 rue Malte-Brun, 75020 Paris. Durée : 2h10. Plus d’informations et réservations sur www.colline.fr.