Il était une fois, l’école de Lingnan et ses trois fondateurs : Gao Jianfu (1879 – 1951), Chen Shuren (1884 – 1948) et Gao Qifeng (1889 – 1933). Des artistes à la fois pétris de tradition, profondément novateurs et révolutionnaires. De leur art et de leur enseignement, naîtront des ateliers destinés à former la nouvelle génération artistique chinoise ; car leur dessein n’est autre que l’émergence d’une nouvelle peinture nationale empruntant largement aux courants picturaux japonais. Un compromis ? Une demi-mesure ? Non, un éveil féroce à la modernité, que le musée Cernuschi dévoile à travers « L’école de Lingnan ».
« Il était une fois », comme dans un conte, ce mode narratif convenant parfaitement au parcours de cette exposition. La muséographie – grâce à un jeu subtil de couleurs – répond en miroir aux évènements historiques qui mènent aux grands bouleversements. Au commencement, on est bercé d’enchantement et de délicatesse ; mais en chemin, l’équilibre se brise et devient ébranlement. Alors, les œuvres bucoliques à l’instar du magnifique Rouleau aux cent fleurs de Ju Lian deviennent guerrières et accusatrices, tandis que l’atmosphère sereine des premières salles se teinte d’une obscurité grisée.
La visite s’ouvre sur un espace très épuré, dont les murs à la délicate teinte vert d’eau emplissent d’une grande quiétude. Ici, peu d’œuvres sont présentées, mais elles sont d’une beauté indéniable, incarnant la tradition picturale cantonaise qui, depuis le XVIe siècle, n’a cessé de s’ouvrir aux influences étrangères et de s’en nourrir. Dans cette région du Guangdong, l’enrichissement esthétique n’en finit pas de croître : au XIXe siècle, des artistes tels Meng Jingyi, Song Guangbao ou encore Ju Lian pour ne citer qu’eux, participent habilement au renouvèlement des motifs traditionnels de la faune et de la flore, tout en respectant le patrimoine artistique dont ils sont les héritiers. Car ces motifs, tout aussi bucoliques qu’ils soient, ne sont pas dénués de technicité : à l’artiste Yun Shouping, ils empruntent la délicatesse dans les traits et le raffinement des couleurs, conférant à leurs travaux, un mélange antinomique d’évanescence et de relief.
A l’orée de la deuxième salle, nous sommes happés par un impressionnant panneau sur papier de Gao Jianfu, Voyage dans les montagnes enneigées. Par son accrochage et sa composition, par ses reliefs surprenants et ses habiles jeux d’obliques, il capte toute l’attention. Mais ces montagnes, aussi fascinantes soient-elles, ne fonctionnent pas seules : elles font partie intégrante d’un dialogue intelligemment construit, où chaque œuvre de Goa Jianfu – à qui tout un mur est ici consacré –, trouve son alter-ego japonais. Dans chaque panneau, chaque motif, la tradition picturale chinoise se mêle à une source nippone d’inspiration nouvelle, aisément identifiable grâce aux cartels géographiques qui constituent, pour le visiteur, une aide précieuse.
Bien plus qu’un simple jeu de miroirs, il s’agit de mettre en exergue le dialogue qui s’est instauré entre le Japon et la Chine dès la fin du XIXe siècle. En effet, celle-ci souffre de graves problèmes économiques et politiques, et se voit de plus en plus menacée par les puissances européennes. Il devient nécessaire d’en apprendre davantage sur les pays occidentaux afin d’être en mesure de leur résister. Le Japon représente alors un modèle d’inspiration, lui qui est parvenu durant l’ère Meiji à allier modernité et tradition, tout en gardant son identité propre. A ce pays, les artistes chinois emprunteront donc aux influences du nihonga, mouvement réformateur de l’art japonais.
Deux espaces distincts sont nécessaires pour saisir l’importance de cet enchevêtrement culturel et stylistique : le premier invite à la contemplation de paysages, tantôt enneigés, tantôt pris dans les affres d’un climat tempétueux, dévoilant toute la beauté d’un hibiscus pliant sous le poids de la pluie ou la singularité des Seiches de Goa Jianfu, nimbées dans leur jet d’encre noir et profond. Ainsi, à Kôno Bairei, Takeuchi Seihō et Yamamoto Shunkyo, Goa Jianfu emprunte les volumes, l’illusion de la profondeur, l’ajout de pigments et l’utilisation d’un élément repoussoir au premier plan ; autant de techniques révélatrices de l’assimilation des influences occidentales par les artistes japonais. Puis, le second espace prend la forme d’un incroyable bestiaire qui doit beaucoup au vocabulaire et aux motifs traditionnels japonais : en fondant la technique du « sans os » – sans contour – tout en portant une attention particulière aux détails des plumages et des fourrures, ces animaux semblent à la fois pris dans une évanescence et une matérialité particulière, qui confère à cette salle une ambiance toute en poésie.
Puis, un changement d’atmosphère s’opère brutalement, et au calme succède la tempête : les murs vert d’eau s’assombrissent pour laisser place à des teintes plus obscures : allégorie du renouveau, amorce d’une transformation. Si les motifs floraux et animaliers ont toujours une vocation ornementale, ils se chargent désormais de symboliques nouvelles et portent en eux un message politique et révolutionnaire. Ainsi, certains animaux représentés en posture de chasseurs, les muscles saillants et prêts à l’action, métaphorisent en réalité l’esprit guerrier devant régner au sein de cette société chinoise en pleine mutation. A ce titre, Après le crépuscule, une impressionnante encre et couleurs sur papier de Chen Shuren, incarne parfaitement cette intense ferveur patriotique.
De même, le passage entre tradition picturale et volonté novatrice, est visible dans la manière de peindre la figure humaine : si des artistes comme Gao Jianfu tentent de moderniser la thématique en portant une attention nouvelle au gens du peuple plutôt qu’aux grandes icônes, leur style iconographique ne marque pas d’évolution notable. Pris dans un entre-deux où l’inspiration traditionaliste voudrait cependant laisser place au renouveau, rares sont ceux qui parviendront à insuffler une réelle modernité à cette peinture de personnages.
Puis, vient le temps véritable de l’action et de la guerre : « Faire et peindre l’histoire », tel est le mot d’ordre des maîtres de l’école de Lingnan. Tandis que Chen Shuren s’engage politiquement – et de manière officielle, Gao Jianfu et Gao Qifeng prennent part aux activités illégales et violentes de la société clandestine Tongmenghui, dont le but est de destituer l’empire Qing. Ainsi, la violence des évènements historiques et leurs prises de positions politiques, influencent fortement la production artistique des trois hommes : c’est là que se situe l’avènement d’un renouveau iconographique considérable et visible. Et si certains artistes très émus par les bouleversements passés continuent de s’y référer dans leurs œuvres, d’autres s’attèlent activement à la figuration du temps présent. Ainsi, Gao Jianfu, l’un des premiers artistes chinois à utiliser des motifs d’une grande modernité tels les avions de guerre, réalise en 1938 Les os des morts s’affligent depuis longtemps des malheurs de la nation. Cette encre sur papier, d’une forte puissance plastique, est une référence directe à ce grand drame de l’histoire contemporaine chinoise qu’est la guerre sino-japonaise de 1937 – 1945. Beaucoup de ses élèves le suivront dans cette voie qui conduit désormais, à l’évocation des problématiques et enjeux contemporains.
Au fond, il s’agit là d’une exposition pertinente dans son sujet, remarquable pour la beauté et la qualité des œuvres présentées, mais qui nous perd un peu parfois par le manque de clarté du propos. On regrettera notamment, un discours quelque peu hermétique pour un public non averti, et peu familier de l’histoire ou de la culture chinoise. En revanche, il nous faut souligner la qualité du catalogue d’exposition, qui par sa limpidité et sa concision, permet de combler ces lacunes. On déplorera en outre, que certaines explications arrivent trop tard dans le déroulement du parcours : en effet, si l’importance du nihonga – ce mouvement pictural japonais – est palpable dans les trois premières salles, il est dommage et peu judicieux d’attendre la quatrième pour en avoir une définition précise. Au final, on se laisse facilement porter par la beauté et la richesse des œuvres pour se rendre compte à la sortie, que l’on n’a pas forcément embrassé toute la complexité de l’exposition.
Pour autant, c’est indiscutablement un sentiment positif qui prédomine face à cet « Eveil de la Chine moderne » porté par le musée Cernuschi. Si la première partie de l’exposition nous fait ouvertement rêver, la seconde nous projette dans une modernité rude, où la guerre, la révolution et les enjeux politiques ne peuvent laisser indifférents. On entre fasciné par une beauté animale et bucolique, mais on ressort empli de gravité : un parcours où le charme fait place à la réflexion. Cela n’en est que plus estimable.
Thaïs Bihour
« L’école de Lingnan : l’éveil de la Chine moderne » – L’exposition se tient jusqu’au 28 juin 2015 au musée Cernuschi, 7, avenue Vélasquez, 75008 Paris – Métro « Villiers » (ligne 2). Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h. Tarifs : 10/8€. Plus d’informations sur www.cernuschi.paris.fr
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