En 1914, désireux de s’imposer en tant qu’intellectuel et plus seulement en tant qu’artiste, Auguste Rodin s’attèle à l’écriture de « Cathédrales de France », un ouvrage intime et complexe pourtant méconnu ; en cette année du centenaire de sa mort, la volonté de rééditer cet écrit s’est alors imposée. Respectant le souhait de l’artiste d’inspirer les futures générations de créateurs, le Musée Rodin veille à confronter l’œuvre du sculpteur à celle d’artistes contemporains ; ainsi, cette carte blanche donnée à Anselm Kiefer, loin d’être vaine, tient ses promesses et sonne d’une belle justesse : une confrontation artistique au sommet, un coup de cœur.
Emancipée de toute chronologie comme suspendue hors du temps, cette exposition renouvelle le regard porté sur l’œuvre de Rodin : confrontée au travail de l’artiste contemporain Anselm Kiefer, des thématiques communes se dévoilent et transparaissent en filigrane. Ainsi en est-il de cette quête éperdue de sincérité au profit d’une perfection trop lisse ; de ce regard tourné vers le passé mais qui tend, par la réutilisation des motifs, vers une notion de création infinie. De même, si Rodin confère à la matière et à l’architecture une dimension organique, Kiefer témoigne dans son travail, d’une matérialité qui lui est chère : ses toiles sont denses, sculptées de reliefs faits de peintures, de laque et de plomb ; imposantes, elles appellent au toucher alors que certains morceaux se décollent du tableau. Il y a là, un chamboulement de la matière qui n’est pas sans rappeler la gestuelle de Rodin, qui tel un iconoclaste, détruit ses moulages, les sépare et les rassemble indéfiniment. Dès lors, le lien entre les deux artistes est palpable : une symbiose des âmes et de la matière qui émane de manière saisissante.
En effet, confronté aux moules du sculpteur, à ses ébauches d’architecture et ses dessins érotiques, Kiefer s’est imprégné du processus créatif de Rodin. De ses expérimentations, naissent des peintures monumentales où maintes élévations architecturées se disputent la trame de la toile : à l’instar du sculpteur, Kiefer leur donne ici la dimension de cathédrales endommagées mais triomphantes. Jamais hasardeuses, les références sont subtiles, pertinentes et sans imposture ; ainsi, la réutilisation des moules de Rodin confère une identité supplémentaire aux œuvres créées par Kiefer : une empreinte, comme métaphore d’un héritage artistique conscient, où l’idée d’achèvement disparaît derrière de multiples résurrections, tant artistiques que religieuses.
Ce mysticisme entre sacré et profane qui affleure chez Rodin, s’incarne dans la sculpture Sursum corda imaginée par Kiefer. Signifiant « Haut les cœurs » en latin, la locution évoque une injonction tournée vers le ciel ; à l’image des églises médiévales que le sculpteur admire, Kiefer matérialise une élévation à la fois spirituelle et terrestre : un arbre modelé, enraciné dans une terre jonchée de moulages rodiniens, s’élève aux côtés d’une échelle hélicoïdale mimant un fragment d’ADN. L’allusion biblique à l’arbre de la connaissance ou à l’arbre de Jessé – dans son ambivalence symbolique, métaphorise une généalogie ancrée dans un terreau artistique que Kiefer partage avec le sculpteur.
Conçue autour de l’ouvrage « Cathédrales de France », l’exposition présente aussi la série de livres illustrés par l’artiste en hommage à Rodin. Révélant une iconographie architecturale très organique, ces illustrations traduisent une dimension quasi-charnelle du matériau commune aux deux artistes. Ainsi, la matière contiendrait en amont l’intention artistique, et Kiefer n’exprime pas autre chose quand il produit ses livres imitant le marbre – les Marmorklippen, où la matière se fait œuvre avant même l’acte créateur.
Le parcours se poursuit au cœur de l’Hôtel Biron, où des plâtres de Rodin sont exposés au public pour la première fois. Là, une œuvre monumentale et mystérieuse attire le regard ; intitulée Absolution, elle apparaît sans équivalent dans la production du sculpteur, mais témoigne de ses préoccupations nouvelles pour l’agrandissement de ses figures : amplifié, le Torse d’Ugolin est associé à la Figure de la Terre et à la Tête de la Martyre, dans une composition unique dont tous les secrets n’ont pas encore été percés.
Enfin, le cabinet d’art graphique du musée clôt le parcours : un couloir sombre et intime, ultime allusion à l’amour que Rodin vouait aux cathédrales médiévales. Dans ses croquis, les édifices se muent en figures féminines bien souvent dénudées ; une fascination pour l’architecture et un attrait de la corporalité, à l’origine de sa célèbre sculpture de Balzac : un monument pour un homme qui par sa grandeur, s’impose comme une référence temporelle ; telle est la vision grandiose que Rodin avait de l’écrivain.
Assurément, cette exposition mérite que l’on s’y attarde, tant le dialogue entre ces deux artistes se révèle poétique, authentique et sincère. Jusqu’à la muséographie épurée qui ne souffre d’aucun artifice, il n’est rien à ajouter : tout réside ici, dans la simplicité du geste.
Thaïs Bihour
« Kiefer – Rodin » – L’exposition se tient jusqu’au 22 octobre 2017 au Musée Rodin. Plus d’informations sur http://www.musee-rodin.fr/
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