« L’espace, ça aide à contenir les peines et les colères ». Et ils en traversent, des espaces – géographiques et temporels – les personnages de Wajdi Mouawad pour assécher leurs peines en remontant vers leurs origines. Et pour pouvoir dire ensuite en le pensant vraiment, « Je suis Wilfrid, Jeanne, Simon, ou Loup ». Le spectateur aussi, a droit à la grande traversée.
Surtout quand, armé de thermos, gâteaux secs mais pas trop pour ne pas virer au rongeur exaspérant, et force mouchoirs, il a suivi le marathon qui était proposé fin septembre au théâtre Chaillot : la Trilogie (Littoral, Incendies et Forêts), jouée pour la dernière fois.
Difficile en quelques lignes de résumer plus de onze heures de spectacle. Reste que, puisque c’est une trilogie, il y a une trame entre les trois pièces. Pas dans les personnages : les trois histoires sont différentes. Mais dans les thèmes. Littoral ? C’est celle de Wilfrid, qui apprend par téléphone que son père, qu’il n’a quasi pas connu, vient de mourir. Et qu’il décidera d’enterrer au pays natal de son géniteur, et scène de son amour pour Jeanne, sa mère : le Liban. Ça, c’est la belle histoire. La réalité, c’est que si le fils n’a pas pu mettre son père sous terre canadienne, c’est parce que celui-ci est accusé d’être le meurtrier de sa mère : il aurait insisté pour que sa femme porte un enfant censé la tuer (la réalité n’est pas tout à fait la même). Et au Liban rebelote, personne ne veut concéder de bout de terrain pour y abandonner le padre. Et qu’il faudra à Wilfrid aller jusqu’à la mer, escorté d’un chevalier imaginaire et de compagnons de voyage tous plus meurtris les uns que les autres par la guerre et obnubilés par la mémoire, pour y « emmerer » un père qui deviendra celui de tous, et le gardien du souvenir des morts, de l’enfance, de la souffrance.
Incendies ? Cette fois c’est des jumeaux, Jeanne et Simon, dont la mère – presqu’une inconnue là encore – vient de mourir. Et qui leur demande dans son testament de porter une lettre : Jeanne à leur père – qu’elle ne connaît pas, sinon c’est trop facile – Simon à leur frère – vous aurez deviné qu’il n’avait pas la moindre idée qu’ils en avaient un. Le tout entrecoupé de meurtres, incestes et autres délicieusetés. Quant à Forêts, il s’agit de Loup, qui va devoir elle aussi remonter sept générations de femmes pour arriver à ne plus dire « je suis fossilisée par ce que je porte et ne comprends pas de moi ». Là encore, les atavismes familiaux sont forts (c’est un euphémisme).
L’omniprésence de ces monstruosités familiales, de ces abandons, de l’inceste, du meurtre ou du silence ne sont pas ici dans le but de faire un théâtre du choc, de l’exhibition. Ils sont plutôt à prendre comme la trame de tous les mythes, version moderne. Mouawad nous propose du Oedipe revisité, qui copine avec Galaad et ses compagnons du Graal, quand il ne fricote pas avec Electre, Agamemnon ou encore Antigone. Chacun de ses personnages, presque chacune de ses scènes, en est l’allégorie. C’est parfois un peu trop, mais il parvient à son but : faire de ses pièces des voyages initiatiques à travers lesquels ses héros affrontent passions humaines et histoire meurtrière pour parvenir à leur but : se découvrir.
L’autre talent de Mouawad, c’est celui de nous convier à un spectacle total. Visuel et auditif : la mise en scène joue admirablement bien avec les ruptures spatio-temporelles, la musique et les quelques éléments du décor. On se croirait au cinéma, en train de regarder un film truffé de flashbacks. Scénaristique ensuite : ses pièces peuvent se lire dans un contexte historico-politique, psychologique ou émotionnel. Le brassage des mythes, et le mélange des registres – du tragique au comique en une phrase – apportent enfin une force très charnelle, très réelle, à ses propos. Le tout forme un cadre certes complexe, mais le rythme, assez lent, permet de ne pas se perdre et de se faire de fréquentes mises à jour personnelles pour resituer histoire et sens.
Alors forcément, on peut regretter l’usage un peu trop abondant de la peinture, notamment rouge. Dans laquelle les acteurs trempent leurs mains pour la barbouiller sur le mur, ou dont ils s’aspergent pour bien nous signifier que nous sommes face à un crime. Peinture aussi présente pendant tout Incendies sur la gorge des membres de la famille, comme une marque pour montrer qu’ils ne seront libres que quand ils « auront arraché le couteau de l’enfance planté dans leur gorge » (citation approximative et plus certainement dite par Wilfried dans Littoral. Onze heures de texte entraînent parfois une légère confusion). On peut aussi penser que la folle chorégraphie imposée aux chaises qui composent le décor est excessive. Ainsi que celle des corps qui font l’amour (ça aura été mon premier cunnilingus de théâtre). Et qu’il n’y a pas forcément besoin, quand on s’inspire de mythes, de les citer ensuite.
C’est peut-être là le petit travers de Mouawad, s’assurer qu’on a bien compris. Là encore de manière totale. Par le texte, par le jeu, par la mise en scène. Mais la puissance émotionnelle qu’il réussit à instaurer est si forte qu’on en devient non seulement indulgent, mais qu’en plus on aime ça. C’est du pathos, et c’est bon. C’est un peu vers la catharsis que le dramaturge veut nous emmener. Et qu’on pleure, et qu’on rit, et qu’on pense, et qu’on sente. Alors il use de tous les remèdes. Et on en redemande. Avec un message final toujours puissamment humain et optimiste. Celui – entre autres – qu’il faut accepter de revenir et d’affronter son histoire pour devenir grand. Pour acquérir son identité et véritablement vivre. C’est presque du spectacle populaire didactique finalement. Du vitrail d’église. Moi je m’incline (et pas d’ennui).
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[…] Ce billet était mentionné sur Twitter par Mathilde Cristiani, Nathanaël Vittrant. Nathanaël Vittrant a dit: RT @MatdeLAt: arKult est allé voir la Trilogie de Mouawad. Abandons, incestes, crimes et silences, mais pas que. http://www.arkult.fr/?p=830 […]