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Week-end – Et que le vaste monde poursuive sa course folle…

Le 7 août 1974, un funambule tire un câble entre les Twin Towers et offre à New York ébahie le spectacle de sa traversée. Au même moment un moine qui consacre sa vie à améliorer celles des prostituées du Bronx trouve la mort dans un accident de voiture. A ses côtés Jazzlyn, l’une d’entre elles laisse derrière elle deux petites filles. Elle tapinait depuis sa plus tendre enfance entre sa mère et les cuillères d’héro… Ces petites vies encastrées les unes dans les autres offrent au lecteur un somptueux panel d’odeurs et de couleurs new-yorkaises.
Odeur de l’argent, odeur de la crasse, vue vertigineuse.

Cet assemblage de petits destins est à l’image de la ville qui les abrite. Grandiose. Le titre de ce roman emprunté au poème d’Alfred Lord Tennyson, Locksley Hall : « Et que le vaste monde poursuive sa course folle vers d’infinis changements… » donne le ton. S’en suit un grand roman.

Tout était fabuleux, y compris les décentes et la déprime […]

Je n’ai pas peur de le dire : les taxis se battaient pour moi. Mais la vie nocturne me vidait, la  me jaunissait les dents, j’avais le regard voilé. Parfois mes yeux avaient pratiquement la couleur de mes cheveux. Une drôle de sensation ça, quand la vie vous quitte par le cuir chevelu. Un drôle de fourmillement.

Colum McCann, Et que le vaste monde poursuive sa course folle

Editions Belfond, 2009, 20€90




Week-end – De cendres et de papier

Dans un pays en guerre, deux fossoyeurs sont chargés de brûler les morts. Avec les cadavres, ce sont les paumes de leurs mains qui s’échauffent, leurs cheveux qui grésillent, les illusions du nettoyage qui s’envolent un fumée. Une femme, laissée pour morte, se relève et se joint à eux. Elle se met à travailler à leurs côtés mais à sa manière. Les morts, elle les recoiffe, leur caresse les joues, déplie leurs membres et leur parle. D’ailleurs, elle ne parle qu’à eux.

Cette pièce de théâtre de Laurent Gaudé, publiée dans la collection « Papier » d’Actes Sud, est une grotesque tragédie qui donne à lire l’indicible. Le savon, la chaux, la fumée pour dire la douleur, l’horreur et le néant. Inspiré par le témoignage d’une réfugiée kosovare, Laurent Gaudé prouve ici que les tragédies du 21e siècle n’ont rien à envier aux drames antiques.

J’ai longé des routes,

Traversé des terres que je ne connaissais pas.

J’ai fait saigner mes pieds.

J’ai erré longtemps jusqu’à atteindre, un jour, le haut de la colline.

Je me suis arrêtée.

A mes pieds,

Sur des kilomètres, à perte de vue, se tenait un campement.

Un amas immense de tentes et d’abris.

Une ville entière d’enfants pieds nus et de réfugiés.

Je suis restée là, à les contempler.

J’ai embrassé du regard cette foule qui se tenait serrée.

Et je suis descendue, lentement, au milieu des miens.

 

Cendres sur les mains
Laurent Gaudé
Actes Sud-Papiers
42 pages, 7,50 e

 




Week-end – Bonga

Cet Angolais, né en 1942 dans une colonie portugaise, chante l’exil, le métissage, l’espoir et la tristesse comme personne. Il est Bonga Kuenda, celui qui revendique les appartenances africaines des habitants de l’Angola. Ce nom de scène, emprunt de militantisme, raconte une première histoire : celle d’un jeune homme qui prend position pour l’indépendance de son pays.

Et depuis, c’est dans ses chansons qu’il jette tous les thèmes qui lui sont chers. La richesse des cultures, la lutte contre la corruption et la dénonciation de la guerre qui mine son pays natal. Dans ses mélodies résonnent les sonorités de ses origines: le Portugal où il vit,  l’Afrique dont il vient, le Brésil sous-jacent.

D’une voix sourde et grave, il interprète ses chansons qui font tour à tour rire, danser et pleurer.

Nouvel album prévu pour 2012.




Week-end – Jacques et son Maître

« Jacques et son maître. Hommage à Denis Diderot en trois actes » de Milan Kundera est incontestablement le plus beau moment de théâtre que j’ai vécu à Paris.

Trois ans que je cherchais à rire autant sur des sujets aussi grave que l’amitié, la trahison, le bonheur et le plaisir.

Kundera avait la réputation de détester toutes les mises en scène proposées de son texte jusqu à celle-ci (de Nicolas Briançon).

L’ayant moi-même trouvé rigoureuse et fine, j’approuve son choix et vous invite à aller juger par vous-mêmes ladite pièce.

La pépinière Théâtre,
7 rue Louis le grand
75002 Paris
0142614416

Du 20 janvier au 30 mars 2012
Du mardi au samedi à 21h, et le samedi à 16h15.
Tarifs : de 12 à 19,50€

Mise en scène Nicolas Briançon
Collaborateur artistique à la mise en scène Pierre-Alain Leleu
Décor et Costumes Pierre-Yves Leprince
Assistante costumes Christine Bernadet
Lumière Gaëlle de Malglaive
Avec : Yves Pignot, Nicolas Briançon, Nathalie Roussel,
François Siener, Patrick Palmero, Philippe Beautier,
Alexandra Naoum, Sophie Mercier, Hermine Place,
Yves Bouquet




Qui veut adopter Mélanie Laurent?

Depuis une dizaine d’années, Mélanie Laurent retient l’attention d’un public tantôt charmé, tantôt exaspéré, sur scène ou devant la caméra. Ces derniers temps, ses apparitions se sont diversifiées. Après  un album concocté par Damien Rice et Joel Shearer (sur lequel, on ne se prononce pas), un discours remarqué pour l’ouverture du festival de Cannes (sur lequel on ne se prononce toujours pas), Mélanie Laurent réalise son premier film. Il sort en salle demain.

 

L’histoire est simple. Une famille unie voit son fragile équilibre exploser le jour où Marine (Marie Denarnaud) tombe amoureuse d’Alex (Denis Ménochet). Si Millie, la mère (Clémentine Célarié) approuve cette rencontre, Lisa, la sœur (Mélanie Laurent) se sent délaissée. Il faut dire que des hommes, il n’y en avait pas beaucoup dans leur histoire jusqu’à présent. Mélanie Laurent incarne la mère d’un petit Léo, cinq ans, qui refuse catégoriquement de voir quiconque s’approcher de sa tribu. Petit courant d’air avant la tempête. La belle amoureuse se fait faucher par une voiture et tombe dans le coma. Commence alors un long travail de deuil qui vise à accepter qu’une personne adoptée tire sa révérence tandis que d’autres se font une place au sein de la famille au pire moment.

Conseil d’ami. Tout ce qu’elle touche, Mélanie Laurent le marque de son sceau. Dans son film, elle est partout. On la sent dans les personnages, on l’entend dans les discours, on la voit dans le cadre de la caméra. Elle se décline sous toutes ses formes jusque sur le papier peint. Omniprésente. Alors si vous l’aimiez, Mélanie Laurent, adoptez-la. Vous ne serez pas déçus. Mais les sceptiques, abstenez-vous.

 

Bande annonce du film :




Gallimard, en mots et en images

Sur Gallimard, on pourrait croire -à tort- que tout a été dit. Au cours de l’année, le centenaire de la maison d’édition a été célébré sous toutes ses formes (jusqu’au baptême d’une moitié de rue du nom de son fondateur en juin dernier).

Cette dernière exposition n’en est pas moins réussie pour autant.

Les soixante portraits présentés sont somptueux et respectent la chronologie d’entrée des auteurs dans le catalogue de la maison. Ces photographies, presque toutes en noir et blanc, sont accompagnées d’un commentaire d’Alain Jaubert, tantôt loufoque, tantôt sérieux, souvent descriptif et débordant de sous-entendus. Comme les écrivains eux-mêmes qui, derrière leurs grimaces, cachent des personnalités fantasques et/ou solennelles, un génie pour l’assemblage des mots et une rigueur dans le travail. Qui ont fait leurs preuves, cela va sans dire.

Parce qu’ils bossaient ces messieurs-dames, bien plus qu’on ne le croit ! Et c’est ce travail de fourmis que nous montre avec  justesse l’exposition. Ils ont tous pris part à l’édification de la maison comme écrivain, salarié, membre des comités de lecture. Ils ont transpiré leurs propres écrits, bien sûr, mais aussi lu et relu ceux des autres, les défendant souvent à grand renfort de lettres (proposées au public en vitrine).

Ils sont presque tous là, les célèbres auteurs de la NRF (Nouvelle Revue Française): Camus, Sartre, Nabokov, Gary, Sarraute, Char, Proust, Kundera … Aïe, même Foenkinos s’est trouvé une place dans cette galerie de souvenirs (une lettre, à la sortie, à défaut de vous impressionner, vous rappellera que la maison d’édition continue aujourd’hui d’alimenter son catalogue).

Amis, ennemis, poètes, communistes, américains, résistants, sauvages et mondains, tous forment aujourd’hui une grande famille.


« Louis Aragon à son bureau. Paris, 1951. Tampon buvard, sous-mains, bouteille d’encre, le bureau du poète moderne ressemble à celui d’un fonctionnaire. D’ailleurs il est aussi journaliste et patron de presse, et, bien sûr, subtil romancier. Il n’en a pas fini de nous surprendre. Il est encore très sérieux, ça ne durera pas. La gentille colombe de Picasso vient lui picorer la tête… Staline va bientôt mourir. »


« Portraits pour un siècle. Gallimard. »
Gallerie des Bibliothèques / Ville de Paris
Jusqu’au 27 novembre 2011, 22 rue Malher (Paris, 4e)
http://sd-2.archive-host.com/membres/up/143796333747690194/_DP_gallimard_OK_.pdf





Les mots pour le dire – Hervé Guibert

Hervé Guibert, autoportrait

Tandis que la treizième édition des Solidays bat son plein dans l’hippodrome de Longchamp, Hervé Guibert repose sous terre depuis vingt ans. Très connu pour être « l’écrivain du sida », l’homme qui a fait de sa maladie un documentaire – «La pudeur et l’impudeur » diffusé en 1992 à la télévision-, ce dandy gay subtil qui savait s’entourer des plus grands n’en est pas moins un génie brutal qui manie les mots avec virtuosité. Son œuvre mérite d’être sans cesse relue :


« Et c’est vrai que je découvrais quelque chose de suave et d’ébloui dans son atrocité, c’était certes une maladie inexorable mais elle n’était pas foudroyante, c’était une maladie à paliers, un très long escalier qui menait assurément à la mort mais dont chaque marche représentait un apprentissage sans pareil, c’était une maladie qui donnait le temps de mourir et qui donnait à la mort le temps de vivre, le temps de découvrir enfin la vie, c’était en quelque sorte une géniale invention moderne que nous avaient transmis ces singes verts d’Afrique […] le sida, en fixant un terme certifié à notre vie, six ans de séropositivité, plus deux ans dans le meilleur des cas avec l’AZT ou quelques mois sans, faisait de nous des hommes pleinement conscients de leur vie, nous délivrait de notre ignorance.[1] »


Et relue.


«En regardant le paysage grisâtre de la banlieue parisienne défiler derrière la vitre du taxi, que je considérais comme une ambulance, et parce que Jules venait de me décrire des symptomes qu’on commençait d’associer à la fameuse maladie, je me dis que nous avions tous les deux le sida. Cela modifiait tout en un instant, tout basculait et le paysage avec autour de cette certitude, et cela à la fois me paralysait et me donnait des ailes, réduisait mes forces tout en les décuplant, j’avais peur et j’étais grisé, calme en même temps qu’affolé, j’avais peut-être enfin atteint mon but. [2]»


Et re-relue.


« C’est quand j’écris que je suis le plus vivant. Les mots sont beaux, les mots sont justes, les mots sont victorieux, n’en déplaise à David, qui a été scandalisé par le slogan publicitaire : « La première victoire des mots sur le sida. » En m’endormant je repense à ce que j’ai écrit pendant la journée, certaines phrases reviennent et m’apparaissent incomplètes, une description pourrait être encore plus vraie, plus précise, plus économe, il y manque tel mot, j’hésite à me relever pour l’ajouter, j’ai quand même du mal à descendre du lit, à chercher dans le noir à tâtons la lampe de poche à travers la moustiquaire, ramper sur le côté au bord du matelas comme me l’a enseigné le masseur, et laisser tomber doucement mes jambes, jusqu’à ce que mes pieds rencontrent la pierre nue.[3] »


Il s'est éteint depuis vingt ans et on y pense encore.



[1] Hervé Guibert, A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Gallimard, Paris, 1990.

[2] Hervé Guibert, A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Gallimard, Paris, 1990.

[3] Hervé Guibert, Le protocole compassionnel, Gallimard, Paris, 1991.





Steffie Christiaens – Fashion Week – Musée de la monnaie

 

A ceux qui se demandent –encore- si la mode appartient au monde de l’art :  Défilé Steffie Christiaens, dimanche 6 mars, Musée de la Monnaie.


Les cheveux méchés de bleu, avec leurs vestes cintrées d’acier et leurs robes graphiques, les femmes-insectes de Steffie Christiaens ne nous ressemblent pas. C’est un fait. Mais une telle expérimentation de forme et de textures, allant du noir le plus profond au bleu le plus électrique, accompagnée du chant de Jeando Cardi, le castrat de la place des Vosges, valait le déplacement. C’était glaçant d’élégance, à en oublier qu’il faisait si beau dehors…


Alors peu importe que Mademoiselle Chanel ait dit : Il n’y a pas de mode si elle ne descend pas dans la rue, pas besoin de courir acheter des collants bleus l’hiver prochain pour y voir une belle performance. Une mode a à peine détruit une autre mode, qu’elle est abolie par une plus nouvelle, qui cède elle-même à celle qui la suit (Jean de la Bruyère). Tant mieux. Cela nous garantit encore quelques belles démonstrations de talent.


 

 

http://www.steffiechristiaens.com/

Défilé du dimanche 6 mars 2011, 15h,  Musée de la Monnaie de Paris.

 





La couleur de l’aube est rouge sang – Yanick Lahens

Depuis longtemps, Haïti fascine. Quand la terre tremble, quand l’Etat capitule, lorsque les hommes se battent pour vivre mieux ou pour vivre seulement… Port-au-Prince et ses habitants suscitent l’intérêt jusque dans la richesse de sa littérature. Comme nombre d’auteurs haïtiens autour d’elle, Yanick Lahens puise dans son quotidien la matière dont ses livres sont faits.


« La vie tue d'abord les cœurs purs » . Au départ de l’histoire, un drame.  Angélique et Joyeuse découvrent un matin que leur jeune frère Fignolé n’est pas rentré. Leur mère aussi a vu le lit fait. Militant déçu du « Parti des démunis », rêveur et musicien, il est une proie facile pour la rue. Dans un contexte apocalyptique, cette disparition est des plus inquiétantes. Les émeutes sanglantes de la veille, auxquelles il semble avoir participé, laisse présager le pire. En trente courts chapitres, incroyablement fluides et poétiques, vont s’alterner les voix de ces deux sœurs qui nous présentent, chacune à leur manière, un quotidien misérable où règne pourtant en maître le désir de survie.


Portraits. Angélique est une fille-mère de trente ans qui traîne son buste droit du banc de l’Eglise aux couloirs de l’hôpital dans lequel elle travaille. Soucieuse mais contenue, brisée mais droite, elle tente de faire vivre sa petite famille en repoussant tout ce qui pourrait agrémenter son quotidien. Sa sœur cadette, Joyeuse, représente l’engouement, la joie et la vitalité. Elle occupe une place prisée dans un petit magasin luxueux du centre ville. Grâce à son oncle, elle a pu suivre des études qui l’ont aidée à se faire une maigre place dans la société haïtienne. Dévorée par l’ambition, révoltée par son quotidien, elle contient difficilement sa colère et sa rage en toute circonstance. Contrairement à sa sœur, elle rejette toute forme d’autorité, qu’elle soit politique, culturelle ou religieuse et  joue du rapport de force qu’elle instaure entre elle et les hommes par sa beauté.  Toutes les deux vivent encore sous le toit de leur mère, une vieille femme que le poids des malheurs commence à voûter mais qui résiste à l’âpreté du quotidien.


Pendant la journée, chacun mènera l’enquête à sa manière : Angélique la raisonnable porte plainte auprès du commissariat et se heurte à l’incompétence des fonctionnaires dans un pays en faillite. Joyeuse fouille les affaires de Fignolé et trouve une arme, un papier avec des coordonnées téléphoniques et le nom d’Ismona, l’amoureuse de Fignolé. Mère cherche dans les rites vaudous et l’évocation des esprits les réponses que la réalité lui refuse. Si la mort de Fignolé plane sur chacun d’entre eux, aucun ne renonce à trouver la pénible vérité. Parce que se battre, c’est vivre encore. Et qu’ils n’ont rien d’autre à faire.


Une mosaïque douloureuse. Dans ce second ouvrage de l’écrivaine Yanick Lahens, les personnages n’ont pour seule réalité que les sentiments qui les animent. Mais ceux-ci ont maintes et maintes fois été partagés par les Haïtiens et prennent tout leur sens lorsqu’il s’agit de parler du quotidien de l’île.   Dans sa manière de peindre une société en difficulté, où vivent des hommes tantôt vaillants, tantôt vaincus, elle s’inscrit parfaitement dans une longue tradition de littérature afro-caribéenne. Réalistes et éprouvants, ces propos sont riches d’une langue soignée, d’un rythme maîtrisé et d’une orchestration du récit parfaite.  Il y a Gabriel, l’enfant innocent déjà devenu le témoin silencieux de la violence du monde dans lequel il vit, Ti-louze, la bonne noire, battue pour n’être que ce qu’elle est, John, le jeune blanc arrogant et prétentieux, porteur de toute la morale occidentale et tout aussi incapable que les autres d’apporter des solutions concrètes aux problèmes quotidiens, Mme Jacques la riche patronne de la boutique dans laquelle travaille Joyeuse, qui illustre parfaitement la classe supérieure méprisable de l’île, Lolo la jeune courtisane intéressée par « l’argent qui ouvre les frontières »…


L'auteure. Malgré sa triste réputation de pays pauvre et désorganisé, l’île d’Haïti a une longue tradition littéraire. Elle est riche d’une grande communauté d’auteurs en diaspora, telle que Dany Laferrière ou Louis-Philippe Dalembert, et regorge d’écrivains qui témoignent des réalités de leur île de par le monde. Yanick Lahens appartient à cette catégorie de la population soucieuse de témoigner de son histoire quotidienne, des aspirations déçues de sa jeunesse et de l’incroyable vitalité qu’elle abrite néanmoins. Née en Haïti en 1953, elle a effectué une grande partie de son parcours scolaire en France avant de retourner s’installer à Port-au-Prince où elle a travaillé comme universitaire, conseillère du Ministère de la Culture et écrivain. Comme le disait le poète haïtien René Depestre avant elle, « La littérature haïtienne est « au bouche à bouche avec l’histoire » ; dégager la création littéraire de la vie politique de l’île quel que soit le stade de l’histoire d’Haïti observé, n’est pas chose facile, tant la première se nourrit de la seconde, y trouve souffle et inspiration. Et jusqu'à la dernière page de ce livre, on respire avec eux.



Yanick Lahens , La couleur de l’aube, Sabine Wespieser, Paris, 2008


Extraits:

« Le quartier de tante Sylvanie est à la limite de plus pauvre encore que lui. Parce que dans cette île, la misère n’a pas de fond. Plus tu creuses, plus tu trouves une autre misère plus grande que la tienne. Alors entre Sylvanie et ce qui n’a pas encore de nom, il n’y a qu’une eau prisonnière. Gonflée de limon et de boue. A faire remonter vos viscères en boules nauséeuses. Là-bas, de l’autre côté, là où les vies tiennent en équilibre entre les pelures de tout ce qui se mange, les cadavres d’animaux, les incontinences des vieillards, les visages poisseux de morve des enfants et l’eau aigre que rejettent les estomacs affamés. A côté des chiens et des porcs, surgissent souvent des silhouettes sinistres. Le dos voûté, elles se mélangent aux bêtes. Quand elles ne leur disputent pas les restes, elles fouinent furtivement à leurs côtés dans la puanteur et la pourriture des immondices. » [1]


« Quand en fin d’après-midi, il est revenu à la maison, un poste de télévision posé sur la tête, je l’ai vertement réprimandé. […] Et à mesure que ma colère s’endormait, j’ai regardé Fignolé avec une admiration qui m’a moi-même surprise. Au fond de moi un feu étrange s’est mis soudain à crépiter. Et j’ai senti qu’il crépitait parce que je l’approuvais. Oui, je l’approuvais. Je compris ce jour-là qu’il y a de quoi devenir méchant quand on est asservi. Quand la vie est sans issue pour vous et tous ceux qui vous ressemblent depuis le commencement du monde et qu’un homme, un jour, une fois, vous indique une sortie. Alors si étroite, si basse, si sombre soit-elle, vous vous y engouffrez. Tête baissée. Et j’ai baissé la tête. » [2]



[1] Yanick Lahens, La couleur de l’aube, Sabine Wespieser, Paris, 2008, p. 50.

[2] Yanick Lahens, La couleur de l’aube, Sabine Wespieser, Paris, 2008, p. 59.







J'abandonne aux chiens (et aux autres) l'exploit de nous juger

Sale. Violent. Incompréhensible, voire intolérable. Expulsons tout de suite ces adjectifs qui ont effleuré (presque) tous les lecteurs dès les premières pages de ce livre. Pas de doute, il s’agit bien d’une histoire d’amour comme l’annonçait la quatrième de couverture. Mais l’amour n’exclut pas l’inceste, accrochez-vous, ça va vous remuer les tripes.



Sarah, dix-sept ans et des poussières, rencontre son père pour la première fois. Fruit d’un amour de jeunesse bâclé, elle est une étrange surprise pour Benoît, architecte à Londres. Elle n’est plus une enfant et il n’est pas un père. Entre « celle qui pensait ne pas l’aimer » et « celui qui ne savait pas qu’elle existait », l’attraction est immédiate.  Au fil des rencontres, ils apprennent à se découvrir, au sens propre comme au figuré. Commence alors un étrange voyage, en dehors des limites, qui sonne comme une chanson de Brel. Beau mais triste, juste mais sulfureux. Il mènera le lecteur de Stockholm à Paris, de la rue au lit et de l’amour à la mort. Furieusement biographique, ce récit nous offre de nombreuses parenthèses littéraires, historiques et psychologiques qui nous changent des habituelles niaiseries amoureuses.



« Mais ces deux déchirés
Superbes de chagrin
Abandonnent aux chiens
L’exploit de les juger »

Jacques Brel, Orly



Paul M. Marchand, l’auteur

Grand spécialiste de l’indicible, Paul M. Marchand est plus journaliste qu’écrivain. Reporter de guerre, englué dans l’horreur du Liban et de la Bosnie, il a raconté les conflits en choquant tant par ses actes que par ses paroles.

Provocateur par nature dans les années 90, il n’hésitait pas (par exemple) à écrire sur sa voiture « I’m immortal » à l’attention des snipers de Sarajevo. Malgré l’avertissement, c’est une balle qui le forcera à rentrer se soigner en 1993. Mais rien n’arrêtait ce dandy des ruines. Ni guerre, ni société, ni convenances.  Rencontrer une jeune fille meurtrie par la disparition de son amour, faire le récit de son histoire quelques années plus tard n’était finalement, pas si compliqué que ça.

Dérangeant tout au plus. Mais les combats ont besoin de l’être. Là où l’écrivain double le journaliste, c’est dans le choix des mots et l’organisation du récit. Elle est jeune et brillante. Il est son amant et son père biologique. Elle l’aime et elle vous emmerde. Il en meurt. Dans les trois premières pages, vous avez tout compris. Ce qui ne rend pas moins délicieux la suite du livre.


Au fond, seuls ceux qui aiment « le goût du vinaigre » comprendront et Paul M. Marchand s’en moque. Jusqu’à son suicide, en 2009, il n’a eu de cesse de mettre en scène ces petites vérités en marge, qui dérangent les bien-pensants.  Pour lui, les frontières sont faites pour être déplacées, les interdits interrogés et les libertés conquises. Sans personne pour les énoncer, les combats n’auraient pas lieu d’être. Celui de Sarah et Benoît n’en est qu’un parmi tant d’autres et il a le mérite d’être expliqué.


Extrait : « Être homosexuel était considéré comme une maladie et comme un délit, même un crime chez les plus bornés des obscurs … » J’ai détaillé toutes les persécutions, les traques, le cortège vertigineux mais ordonné des châtiments, la sainte ivresse de tous les bien-pensants dans les représailles orchestrées ; et surtout et par-dessus tout l’arrogance imbécile de ces primates convaincus de leur bon droit dans la chasse aux « déviants » et autres « pervertis », et aussi la « Nature », la « Bonne Morale » appelées en renfort, échos de leur rigorisme, de leurs peurs et de leurs haines scélérates. Après le temps des murs rasés, de l’échine courbée, était arrivé celui de la difficile bataille pour la reconnaissance de la différence, avec ses excès et ses dérapages nécessaires, et enfin, pour finir, la lente acceptation d’une diversité tout bonnement humaine.

Je riais encore de plus belle, j’étais heureuse, alors j’ai fait l’intelligente, une brève réminiscence de mes cours de philosophie, et j’ai lancé à travers la porte un truc de Brecht: « Je suis contre toute réglementation dans une porcherie. »



Paul M. Marchand, J’abandonne aux chiens l’exploit de nous juger, Grasset , 2003.




Après l’action, la réflexion…

En pratique, le football c’est 90 minutes d’agitation dans les gradins, des litres de sueur perdus pour les joueurs et un profond mépris, quasi-général, pour l’arbitre.

A la télévision, c’est une équipe de milliardaires qui court derrière un ballon pour le plus grand bonheur de ses sponsors.

Et en mots, ça donne quoi ?


  • « Les Miscellanées de la coupe du monde » d’Olivier Lefèvre

Nous sommes en juin 2010. Le monde entier a les yeux rivés sur l’Afrique du Sud, on pense foot, parle foot, vit foot aux quatre coins de la planète.

Est-ce une raison suffisante pour ouvrir ce livre ? Non. « Les miscellanées de la Coupe du Monde » se déguste sans faim et à toute heure, quelle que soit l’époque, et surtout si vous êtes, comme moi, incapables de faire la différence entre un coup franc et une sortie de jeu.

On a donc attendu que le concert des vuvuzelas s’arrête et on a trouvé trois VRAIES bonnes raisons d’ouvrir ce livre.

 

1/ Pour trouver « plus bête que vous » (p. 155):

Avec cette petite sélection de phrases prononcées par des entraîneurs anglais, plus besoin de vous convaincre. Le football est plein de comiques qui s'ignorent. Woody Allen n’aurait pas dit mieux.

  • Les quatre-vingt-dix premières minutes d’un match sont les plus importantes (Boddy Robson)
  • Ils sont la deuxième meilleure équipe au monde, et il n’y a pas plus grand compliment. (Kevin Keegan)

 

 

2/ Pour comprendre ces supporters en délire qui hurlent: « Le foot, ça tue » (p. 256)

Souvenir. En 1994, le joueur Andrès Escobar marque un but contre son camp lors du match Colombie-Etats-Unis, ce qui entraîne l’élimination de son équipe. De retour dans sa ville natale, il croise un supporter déçu (et armé) qui le crible de balles.

Prévention. Admettons que vous soyez footballeur, colombien et malchanceux (ce qui représente, selon un rapide calcul 0,05% des lecteurs d’Arkult), sachez qu'une petite erreur de direction peut vous coûter la vie.

 

3/ Pour savoir « s'entourer »… (p. 206) :

Selon une étude réalisée par le site d’information SIRC (Sports Research Intelligence sportive), 72% des supporteurs espagnols préfèrent regarder un match que faire l’amour, contre 25% des fans de foot français. Entre l'écran et le lit, les Norvégiens, Néerlandais, Allemands, Britanniques et Suisses ont vite choisi.

Il ne vous échappera pas que ces 281 récits  ne sont pas tous d'importance égale. Anecdotes, biographies, chansons… Olivier Lefèvre a survolé tout sorte d'évènements pour composer son livre. Mais n'est-ce pas le propre des miscellanées que d'être fragmentées, hétéroclites et loufoques? Cet ouvrage composite est à l'image du football français. Singulier.


« Les miscellanées de la Coupe du Monde« , Olivier Lefèvre, Editions Fetjaine, 2010, 12,90€.