[Critique-Théâtre] « Aigle à deux têtes » pour acteurs sans direction
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« L’Aigle à deux têtes » nous fait prendre le chemin du Théâtre Le Ranelagh d’abord pour l’affiche : Alexis Moncorgé y tient l’un des principaux rôles. Mais le lauréat 2016 du Molière de la Révélation masculine (justement remporté pour « Amok ») se retrouve fauché dans son envol, empêtré dans un spectacle où ni son talent, ni celui des autres acteurs, n’ont de place pour s’exprimer.
Quelle idée de ressortir ce drame médiévo-socialo-romantique de Jean Cocteau, monté sur mesure pour un Jean Marais au sommet de sa gloire (on est en 1949) ? Cette intrigue, très librement inspirée de la mort du roi Louis II de Bavière, montre la rencontre improbable entre la veuve du roi (Delphine Depardieu) et un poète anarchiste qui cherche à l’assassiner (Alexis Moncorgé). L’un comme l’autre se redonneront goût à la vie pour mourir en même temps, évidemment.
Pour ne rien arranger à l’ennui de cette histoire, les acteurs la jouent – on l’imagine ! – comme à sa création : dans un premier degré inouï de candeur dégoulinante. La mise en scène d’Issame Chayle ne permet aucune distance : l’histoire se déroulant dans un château du XIXe siècle, les costumes, les draperies, l’éclairage à la torche, tout est là « pour faire comme ». Aucune réflexion sur l’intériorité des personnages ne vient donner de corps à l’œuvre. Et pourtant, cet orage fracassant que l’on entend au début de la pièce, n’est-il pas une image des sentiments qui habitent la reine ? Rendu ici trop visible, il perd toute sa force, une évidence qui s’affirme tout au long du spectacle. L’étrangeté n’est qu’artifice lumineux, aucun personnage ne l’incarne.
N’oublions pas que deux personnes que tout sépare socialement, qui s’aiment à la folie et qui connaissent une histoire dramatique, cela peut donner « Roméo et Juliette » mais aussi « Titanic ». Malheureusement, sur le baromètre de la niaiserie, « L’Aigle à Deux têtes » ferait passer le film de James Cameron pour une réflexion complexe sur la relation homme-femme.
« L’Aigle à deux têtes », de Jean Cocteau, mise en scène d’Issame Chayle, avec Delphine Depardieu et Alexis Moncorgé (Molière de la Révélation Masculine 2016), François Nambot, Julien Urrutia, Salomé Villiers, actuellement au Théâtre Le Ranelagh, 5 rue des Vignes, 75016 Paris. Durée : 1h40. Plus d’informations ici : www.theatre-ranelagh.com
[Théâtre] Irina Brook veut faire « voyager ceux qui ne bougent pas »
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À la tête du Théâtre National de Nice depuis 2014, menant des projets tel que « Réveillons-nous », festival écologiste depuis 2015, dirigeant des mises en scène de textes comme « Terre Noire » ou « ? » de Stefano Massini, « Lampedusa Beach » de Lina Prosa, Irina Brook est l’une des femmes de théâtre à placer très ouvertement le mot « écologie » au cœur de ses projets. Le terme est pris dans sons sens large : humanité, programme social, respect de la nature et donc des êtres. La franchise de son projet va avec l’urgence d’une prise de conscience globale à l’échelle de la planète, un travail au quotidien à sa hauteur.
Irina Brook a régulièrement assumé une conscience écologiste arrivée sur le tard, au fil de lectures. En parallèle de la Cop21, durant la saison 2015-2016, elle lançait « Réveillons-nous », ce festival aux formes multiples qui fait du théâtre un lieu où construire une pensée plus verte, plus à l’écoute du monde qui l’entoure. Durant cette première édition, elle avait accueilli la créations « Les Glaciers grondants », fable de David Lescot, mais aussi l’avant-première du film qui a depuis créé l’événement, « Demain », pour un public curieux et néanmoins nombreux.
Les questions sur les rapports nord/sud transparaissent évidemment dans son travail de metteure en scène, avec « Lampedusa Beach », pièce sur l’émigration tragique d’une africaine pour l’Italie, mais surtout avec « Terre Noire ». Cette pièce de Stefano Massini montre le combat de petits paysans contre la « Earth Corporation » – avatar transparent de Monsanto – afin de pouvoir reprendre le droit de cultiver durablement leurs terres. Dans un très beau décor, où le jeu sur la transparence laisse entrevoir en fond de scène quelques carcasses de machines jonchant des terres souillées, la sagesse simple mais essentielle se laisse entendre. A la question d’un paysan à son fils, « qui travaille le plus à nous nourrir ? », la réponse est l’évidence même : « la terre », et pourtant, on ne la respecte pas. Le couple de paysans est porté par un duo très touchant incarné par Babetida Sadjo et Pitcho Womba Konga, et le combat entre les avocats Romane Bohringer et Hippolyte Girardot ne manque pas de cynisme. Sur des questions capitales, « Terre Noire » est un drame haletant, intense. Certains y verront de la naïveté, nous préférons y voir une fibre positive, un cri d’espoir frontal qu’il faut faire entendre jusqu’à ce que les choses changent.
La metteure en scène a coupé dans le texte de Massini pour donner à la pièce un aspect universel, « cette histoire une parmi des milliers d’histoires similaires ». Afin d’en assumer l’horreur, Irina Brook projette en début de représentation des images des conséquences de la vente des graines stériles de Monsanto aux paysans indiens. 250 000 d’entre eux se sont suicidés quand ils ont pris conscience du piège qui s’était refermé sur eux. On voit les familles, les morts, les bûchers qui les consument….
Brook rêve de voir davantage de spectacles sur cette thématique. En tant que directrice de théâtre, elle dit « recevoir beaucoup de pièces contemporaines et porter de l’intérêt à certaines », tout en regrettant qu’un grand nombre ne parle que de choses qui ne l’intéressent pas : « je ne compte plus le nombre de textes reçus qui parlent, par exemple, de la vie de Modigliani », en d’autres termes, déconnectées de l’actualité.
Car si le théâtre est toujours le miroir de l’humanité, peu de pièces montrent frontalement l’agonie de la nature, selon Irina Brook. Elle dit en « avoir peu trouvées, malgré de nombreuses recherches ». Alors elle attend, espère, qu’un auteur vienne travailler au plateau avec les comédiens et elle sur des idées qu’elle conçoit : « j’aimerais qu’un auteur soit prêt à se lancer dans cette expérience commune ».
Des projets, Irina Brook en a donc quelques-uns, malgré un poste de directrice qui lui paraît parfois éreintant : « il y a quelque mois, j’ai eu envie de tout envoyer balader, mais aujourd’hui, je pense que ce serait vraiment dommage de partir du TNN avant de voir grandir toutes les graines que j’ai semées ». Elle affirme donc vouloir accomplir « au moins » son deuxième mandat, afin de continuer à « faire voyager les gens qui ne bougent pas ».
Hadrien Volle
« Terre Noire » en tournée 2017 :
Théâtre des Célestins (Lyon), du 31 janvier au 4 février,
Théâtre le Forum (Fréjus), 7 février,
Plan les Ouates, 10 février,
Théâtre CO2 (Bulle), 17 février,
Wolubilis (Bruxelles), 22 février,
Théâtre des Sablons (Neuilly sur Seine), 25 février,
Théâtre Jacques Coeur (Lattes), 3 mars,
La Criée (Marseille), 9 au 11 mars,
CC Yzeurespace (Yzeure), 14 mars,
Théâtre la Colonne (Miramas), 17 mars,
Il Funaro (Pistoia), 23 et 24 mars.
[Théâtre] Juste la fin du monde au Théâtre de Verre
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En avril dernier, Victoria Sitjà nous avait éblouis pour sa mise en scène des « Trois Sœurs » de Tchekhov, et sa capacité remarquable à créer, sans moyens, de très belles images. Elle nous a marqué également par son idée d’aborder les questions de l’héritage et de la nostalgie à travers une trilogie composée à partir d’auteurs et de messages différents. Pour continuer ce travail, elle a mis en scène « Juste la fin du monde », de Jean-Luc Lagarce, s’inscrivant ainsi autant qu’elle se détache de l’actualité autour de cette pièce.
« Je décidais de retourner les voir, revenir sur mes pas, aller sur mes traces et faire le voyage », dès les premiers mots de Louis, la question de l’héritage chère à Victoria Sitjà est palpable. On ne cesse jamais de découvrir sa propre famille. À chaque retour chez soi, qui ne se rend pas compte que ces personnes qui nous élèvent ne nous connaissent finalement que peu ?
Le dispositif bifrontal, qui place toute l’action sur la longueur, bien que nous offrant l’excitante position de voyeur, ne porte pas toujours ses fruits dans les effets attendus par le spectateur. Parfois, la famille autour de Louis apparaît telle une brochette, figée, comme tenue par un pique. Une lecture carnassière de l’origine de Louis ? Ce parti pris souligne néanmoins la solitude évidente d’un héros isolé de par le regard de sa propre famille. À plusieurs reprises, le rythme des scènes le laisse à l’écart, en quelques échanges, il se retrouve seul si bien que les glissements vers les monologues se font avec fluidité. Autour de lui, les mots fusent, ils sont coupés, mâchés, débités, le dire des autres personnages crée une musique qui assaille, surcharge les épaules de Louis qui est le seul à parler posément. La mise en scène concoure toujours à renforcer cet effet. Dès que Louis est en famille, les lumières clignotent, les scènes s’enchaînent de même que le choix des musiques effectués par Victoria Sitjà qui nous donne à voir des images spectaculaires allant directement contraster avec les moments de solitude du héros qui, pour autant, sont particulièrement esthétiques. On se souvient par exemple de la famille qui, d’une marche synchronisée, soulève l’estrade depuis laquelle Louis déclame ses souffrances, annonçant le cortège funèbre prochain. À plusieurs reprises, la jeune metteure en scène réussit à nous saisir par ses tableaux devançant le texte et défiant l’action à venir.
On est marqué par le jeu classique d’Alexandre Risso (Louis), il contraste avec une Suzanne touchante, sincère, dont le rôle nous rappelle celui de Macha dans les « Trois Sœurs » où la comédienne s’était déjà illustrée. Mais la plus marquante, celle qui le mieux « cherche la vérité de son personnage, et arpente la réalité onirique de la représentation qu’elle crée », pour reprendre les mots de Krystian Lupa, reste la mère, vécue plus qu’incarnée par Dorothée Le Troadec, si jeune mais évoquant pourtant tant d’expérience, elle marque l’ensemble de la troupe par la puissance de son talent.
Par les contrastes dans le jeu et la plus grande simplicité de la mise en scène « Juste la fin du monde » marque une étape, certes moins aboutie que « Les Trois Sœurs », mais qui trouve une logique dans le travail en cours de Victoria Sitjà. Une étape qui accroit notre désir de découvrir cette trilogie dans son ensemble.
« Juste la fin du monde », de Jean-Luc Lagarce, mise en scène Victoria Sitjà, au Théâtre de Verre en décembre 2016.
D’Amiens au Creusot, du Théâtre de la Ville à La Colline, la dernière semaine de théâtre de l’année (avant la trêve de Noël et son lot d’autres « spectacles ») a été riche en poésie.
Poésie shakespearienne avec Louise Moaty qui met en scène, à Amiens, une nouvelle version des « Sonnets ». Bien moins rock n roll que ceux de Norah Krief la saison dernière, cette version donne à voir une poésie picturale et lyrique agréable. Moaty, perchée sur une montagne de terre et accompagnée d’un luth, chante et déclame éclairée du minimum de lumière. Les mots résonnent comme les notes pour nous plonger dans un monde envoûtant d’amour et de tendresse.
Poésie technique avec le « Gulliver » conçu par Karim Bel Kacem, qui ouvre la programmation « Jeune public » de la Colline. Si l’histoire et la construction dramatique laissent à désirer, l’expérience « technique » mérite d’être vécue. Le public n’est pas face à une scène où se déroulerait le conte de Jonathan Swift, mais placé autour d’un cube de bois, la maison de Gulliver, de retour chez lui après 9 mois de retard. On assiste aux retrouvailles en espionnant par autant de fenêtres que de spectateurs et on entend grâce à des casques audio. La conception sonore est particulièrement travaillée : on a l’impression d’être dans les oreilles, pour ne pas dire la tête, du héros. Karim Bel Kacem s’illustre ici en utilisant des techniques du cinéma à la scène, et le résultat mérite d’être connu.
Poésie économique avec les Tréteaux de France où l’on (re)découvre Xavier Gallais dans un grand rôle. Avec « L’Avaleur », il est un trader cynique dans une esthétique « bande-dessinée » imaginée par Robin Rennucci. Cette adaptation d’un texte de Jerry Sterner est éloquente de vérité sur le monde moderne, elle raconte avec humour et gravité le démantèlement d’une entreprise saine pour le profit immédiat des actionnaires. On ne manquera pas de revoir le spectacle lors de son passage à la Maison des Métallos en février. Un seul regret : on ne pourra pas dîner après le spectacle Chez Shao, le « meilleur buffet asiatique de Saône-et-Loire » qui se trouve justement au Creusot et qui a aussi marqué ma soirée.
Enfin, poésie chorégraphique avec Bob Wilson et Mikhail Baryshnikov qui transforment l’Espace Pierre Cardin en scène off-Brodway. Ils y montrent « Letter to a man », d’après le Journal du danseur Nijinski. On regrette un peu l’esthétique désormais classique de Wilson qui rend le spectacle moins surprenant qu’il ne pourrait l’être. Mais Baryshnikov, a presque 70 ans, est encore un immense danseur et ce texte qui est écrit par un homme en train de devenir fou, est bouleversant.
Hadrien Volle
« Sonnets », du 27 au 29 janvier au Théâtre de Caen
« Gulliver », jusqu’au 30 décembre au Théâtre de La Colline
« L’Avaleur », du 31 janvier au 18 février à la Maison des Métallos
« Letter to a man », juqu’au 21 janvier à Théâtre de la Ville – Espace Cardin
Feuilleton théâtral : semaine n°48
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Bientôt les vacances de Noël ? Les scènes françaises semblent ne jamais dormir et offrent chaque semaine leurs lots de surprises. Un coup d’œil sur les créations nouvelles qui tiendront l’affiche jusqu’au milieu du mois et parfois même après ailleurs en France…
Si la crise grecque paraît lointaine dans l’actualité, elle est de nouveau sur scène, aux Ateliers Berthier, mise en scène par les italiens Daria Deflorian et Antonio Tagliarini que Stéphane Braunschweig avait déjà accueilli alors qu’il était directeur de la Colline. Ils présentaient cette semaine « Ce ne andiamo per non darvi altre preoccupazioni » (« Nous partons pour ne plus vous donner de soucis »). Spectacle minimaliste où le plateau est occupé par moins d’objets que de comédiens. Ces derniers assument leur impuissance à recréer la vraisemblance d’un fait divers marquant : le suicide collectif de quatre personnes âgées en Grèce qui n’avaient plus les moyens de vivre. Ils jouent alors à chacun ce à quoi leur fait penser ce geste. Brûlant d’intensité avec des mots simples, les chanceux pourront voir une autre création du même groupe la semaine prochaine, « Il cielo non è un fondale », à laquelle je n’assisterai malheureusement pas.
Qu’il peut être difficile de voir plusieurs créations collectives à la suite, surtout si la seconde est aussi ratée que la première était réussie. Le Théâtre Silvia Monfort accueille les « Apaches » qui opèrent à une variation sur le thème de la famille sous le nom « Une place particulière ». Verbeux, trouble et sans logique – pas même absurde –, ce spectacle ne mérite pas le déplacement : tous les inspirateurs du collectif – dont le plus visible est Joël Pommerat – sont imités sans être à moitié égalés.
Autre ratage, pourtant plein de bons sentiments : la Pièce d’actualité n° 7 à la Commune d’Aubervilliers. Cette invitation faite à la Revue Éclair à faire s’exprimer les « gens d’ici » sur scène (comprenez, les habitants du 9-3), permet au plateau de la petite salle du théâtre d’être transformée en tatami géant pour jeunes lutteurs s’entraînant. Pendant que Corine Miret débite un texte parfumé d’exotisme de bon aloi, le niveau de bons sentiments qui s’en dégage est tellement abject qu’on imagine son personnage faisant partie de ceux qui « adorent Barbès », mais se plaignant des vendeurs à la sauvette. Les mêmes qui suivent les sentiers touristiques au mois d’août et se plaignent qu’il y ait du monde. Ce spectacle montre la fracture sociale avec une lumière crue. Ce petit scandale se poursuit jusque dans les cuisines du théâtre où pour se sustenter avant la représentation, comptez 14,50 euros pour un croque-monsieur et deux boissons sans alcool : des tarifs que même les théâtres intra-muros n’oseraient pas pratiquer, et qu’on imagine peu convenir aux « gens d’ici ».
Le week-end s’est déroulé sous de meilleurs auspices : au 104, j’ai assisté à la nouvelle création du collectif en résidence, Berlin. Nommé « Zvizdal », il est un objet scénique composé d’un écran et de trois maquettes. On y observe la vie des deux derniers habitants d’un village de la zone interdite autour de Tchernobyl. Loin des sentiers catastrophistes habituels, la vie est ici mise en valeur. Cette volonté coriace de Nadia et Pétro qui vivent en ces lieux contaminés depuis 25 ans, coupés du monde, est palpable.
Plus léger, j’ai assisté à la dernière de l’Amphitryon de Molière, mise en scène par Guy-Pierre Couleau. Le directeur de la Comédie de l’Est est, comme dans le « Songe d’une nuit d’été » que j’ai vu l’été dernier à Bussang, un magicien qui utilise de vieux dispositifs pour faire des images magnifiques. Si le texte traîne parfois en longueur, on est toujours bluffé et surpris par les effets de lumières et la direction donnée aux acteurs qui semble plus tenir de la chorégraphie que de la simple mise en espace. Avec cette histoire extraite de la Fable où les dieux viennent abuser de leur pouvoir chez les hommes, Couleau parvient à mettre de l’onirisme et nous faire rêver.
Hadrien Volle
« Ce ne andiamo per non darvi altre preoccupazioni », jusqu’au 7 décembre au Théâtre de l’Odéon/Berthier
« Une place particulière », jusqu’au 14 décembre au théâtre Silvia Monfort
« Pièce d’actualité n°7. Sport de combat dans le 93 : la lutte », jusqu’au 15 décembre à la Commune d’Aubervilliers
« Zvizdal », jusqu’au 17 décembre au 104
« Amphitryon », en tournée (janvier 2017 au Théâtre des Célestins de Lyon, en mars à Bagneux et en mai à Dunkerque)
Feuilleton théâtral : semaine n°47
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Une nouvelle semaine théâtrale marquée, comme d’habitude, par tous les contrastes. De spectacles à faire naître une aversion pour le théâtre à la naissance de nouveaux chefs d’œuvres, on a traversé tous les états : ennui, colère, en passant par l’aveu, une fois de plus, de la vision de notre impuissance.
Au théâtre des Déchargeurs, en allant voir « Le Chant du cygne », j’ai pensé assister à la petite pièce en un acte d’Anton Tchekhov. J’avais bêtement lu l’affiche, sans chercher à en savoir davantage. Si le lever de rideau est conforme à ce à quoi le spectateur peut s’attendre, après la première dizaine de minutes, c’est le plongeon vers l’inconnu. Du dialogue nostalgique et triste de Tchekhov, on tombe dans les histoires de coulisses et échanges de techniques théâtrales entre un vieux et un jeune comédien. Les vies personnelles de ces derniers sont racontées à un public qui, légitimement, n’en a pas grand chose à faire. D’autant qu’il n’y a ni cohésion, ni recherche d’unité. Robert Bouvier, le metteur en scène, justifie cela en disant que son spectacle est à l’image de l’existence : imprévisible. Imprévisible, peut-être, mais faussement rocambolesque, parsemée de détails qui n’intéressent que ceux qui les vivent, cela n’engageait que Robert Bouvier, et personne ne lui en aurait voulu de garder ça pour lui !
Autre catastrophe, mais dont les raisons diffèrent : « Iphigénie en Tauride » de Goethe, interprétée comme à la Comédie-Française dans les années 60 par une Cécile Garcia faussement détachée qui semble ne pas comprendre ce qu’elle dit. Elle a des airs d’une bonne copine qui, en fin de soirée, imite Florence Foresti qui imite Isabelle Adjani en tragédienne. Et que dire des acteurs habillés comme une troupe amateur ayant comme contrainte de trouver ses costumes dans la pire des friperies ? Le mauvais goût est conforté par le manque de finesse de la mise en scène illustrative de Jean-Pierre Vincent – on est sur une île alors on entend le bruit de la mer… Tout ici, hormis Pierre-François Garel est à dégoûter du théâtre de la fin des Lumières pourtant porteur d’un message encore brûlant.
Classique, mais réussi, « L’Avare » de Jacques Osinski à l’Artistic Théâtre. Jean-Claude Frissung y campe un Harpagon tout en nuance, colérique mais sans cesse prêt à sombrer dans la folie. Ne devient-il pas fou errant lorsqu’on lui dérobe sa « cassette » ? Entouré d’un groupe d’acteurs qui, par un jeu élégant, soulignent la force du personnage central, le propos et le texte restent actuels à l’oreille du spectateur moderne.
Autre propos, d’autant plus en prise avec l’actualité : « Une chambre en Inde ». La nouvelle mise en scène d’Ariane Mnouchkine – certains racontent que ce serait la dernière – singe une troupe de théâtre dirigée au pied levé par une certaine Cornélia. On assiste à la débâcle d’un groupe d’acteurs financés par l’Alliance Française de Pondichéry, venus pour travailler sur le Mahabharata mais que les attentats du 13 novembre font changer de direction : après de tels événements, quelle est l’utilité du théâtre dans le monde ? Une suite de questions, illustrées par une succession de scènes où sont ouvertes les blessures les plus flagrantes d’une planète en crise : on voit les guerres, l’écologie, les violences sociétales… Et pourtant, sans perdre de vue la gravité intense, on rit. On s’amuse des personnages, des méchants, des terroristes caricaturés à la manière des bras cassés du film « We are Four Lions ». Cet appel du Théâtre du Soleil invite chacun à se tourner résolument vers le réel, à plonger dans la parole quotidienne contemporaine qui ne bénéficie pas de la même résonance que les textes les plus classiques du théâtre, et qui pourtant mérite tout autant, surtout aujourd’hui, d’être écoutée.
Hadrien Volle
« Le Chant du cygne », jusqu’au 22 décembre au Théâtre des Déchargeurs
« Iphigénie en Tauride », jusqu’au 10 décembre au Théâtre de la Ville – Les Abbesses
« L’Avare », jusqu’au 15 janvier 2017 à l’Artistic Théâtre
« Une chambre en Inde », jusqu’au 28 février 2017 au Théâtre du Soleil
Feuilleton théâtral : semaine n°45
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En cette semaine n° 45, William Shakespeare est (encore!) omniprésent : du Théâtre de l’Aquarium au Cent-Quatre, bien qu’il ne m’aie pas suscité la même exaltation partout…
Du côté de la Cartoucherie, on voit succéder à « Hamlet Transgression » – variation sans queue ni tête aux formes ringardes se déclarant actuelle – « Richard III, loyaulté me lie ». Ce dernier est une adaptation de Jean Lambert-wild qui a remporté un large succès critique, mais ne m’a pas convaincu tant je trouve que l’œuvre est débarrassée de sa noirceur. Devenu clown sur un stand de foire, dans une ambiance sucrée et colorée, Lambert-wild joue le rôle principal face à Élodie Bordas qui incarne tous les autres. Trucs et astuces amusent le spectateur et nous mènent loin de ce que j’aime chez Shakespeare, d’autant que la pièce a été brillamment montée ces dernières saisons par Thomas Jolly, mais aussi et surtout par Thomas Ostermeier.
Toujours pour Shakespeare, au Cent-Quatre, le collectif OS’O adapte Timon d’Athènes et Titus Andronicus. Ici aussi l’anglais est totalement débarrassé d’une quelconque fidélité au texte : les bordelais, vainqueurs de l’édition 2015 du Festival Impatience s’évertuent à extraire les enjeux principaux des deux pièces pour questionner le rapport de l’humain aux dettes, financières et morales : un spectacle actuel et prenant comme une série américaine.
D’autres collectifs se sont illustrés mercredi et jeudi. Les 11 acteurs, danseurs et musiciens qui entourent Dieudonné Niangouna au Théâtre Gérard Philipe dans une création ardue, « Nkenguegi », assurent le « show ». Mais ce mélange où se croisent le drame du Radeau de la Méduse – sans dire que les naufragés sont des colonisateurs au large des côtes du Sénégal – et le drame des migrants qui échouent en Méditerranée, est un patchwork de mots si confus qu’on est vite pris en otage par l’ennui. Du côté du Théâtre-Studio d’Alfortville, un autre collectif raconte la vie de Gorge Mastromas (de Dennis Kelly), mis en scène par Maïa Sandoz, le pari est réussi. On y voit Adèle Haenel, fondue dans la troupe qui l’a accompagnée depuis le début de sa carrière. Peut-être aurais-je attendu davantage d’une actrice césarisée ? Mais son attachement à être un composant de ce groupe est bien respectable.
Enfin, j’ai passé mon dimanche 13 novembre au Théâtre de l’Œuvre, en compagnie d’Isabelle Carré. Élégante, satisfaisant un public de matinée, elle joue un texte de Clémence Boulouque qui ne mérite aucun intérêt. Pas plus que le UBU Café nouvellement installé au sous-sol du théâtre et, si le personnel y est très souriant, est éclairé par une lumière si froide que l’on préfère la rigueur automnale de l’extérieur pour patienter.
Hadrien Volle
« Hamlet Transgression », jusqu’au 3 décembre au Théâtre de l’Aquarium
« Richard III, loyaulté me lie », jusqu’au 3 décembre au Théâtre de l’Aquarium
« Nkenguegi », jusqu’au 26 novembre au Théâtre Gérard Philipe, Saint-Denis
« L’Abattage rituel de Gorge Mastromas », jusqu’au 19 novembre au Théâtre Studio d’Alfortville
« Timon/Titus », jusqu’au 26 novembre au Cent-Quatre
« Le Sourire d’Audrey Hepburn », jusqu’au 8 janvier 2017, au Théâtre de l’Œuvre
« Pierre. Ciseaux. Papier. » : banal ou absurde ?
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Dans « Pierre, Papier, Ciseau », Clémence Weill dissèque la réalité, au premier abord banale, de trois personnages stéréotypés (le cadre quinqua, la jolie femme et le jeune séducteur). Elle montre ainsi que, finalement, personne n’est vraiment ce dont il a l’air. Cela grâce à des empilements d’approfondissements aux accents améliepouliniesques par lesquels ils se qualifient chacun leur tour (« cette femme adore les premières phrases », dit le quinquagénaire pour présenter sa voisine). Tout ce discours se déroule dans un univers robotisé, où une voix-off d’une neutralité toute informatique marque les temps de la pièce.
Certes, il y a une écriture, un réel talent, sous la plume de Weill, on entend l’exception. La figure de l’autre est creusée, fouillée pour être élevée au niveau de la conscience du spectateur. Elle expose la pensée qui est, selon ses personnages « la vraie intimité, encore plus que la peau ». Le texte souligne la vérité sur la stupidité qui dicte nos commentaires sur les autres, à commencer par le premier venu. Seulement, l’auteure glisse presque jusqu’à la leçon.
Laurent Brethome se met au service de ce texte, finalement peu théâtral. La mise en scène est linéaire en matière d’occupation de l’espace et dans le jeu des personnages. Les trois acteurs sont assis la majeure partie de la pièce dans de grands fauteuils comme des candidats ou des témoins sur un plateau télévisé. Après s’être présentés les uns les autres pendant une heure, ils passent les trente dernières minutes à interagir et créer des situations qui sont ce qu’elles sont, mais auraient pu être différentes. Autrement dit, la dernière partie achève d’ôter tout intérêt dramatique à la pièce : le plaisirs des mots est sabré par ces situations absurdes. L’ennui final laisse un goût amer par le contenu et nauséabonde par l’odeur, tellement les fumées diverses s’échappant de la scène (cigarette électronique ou non, pipe et machine) ont asphixiés l’espace pendant chaque minute de la représentation.
« Pierre. Ciseaux. Papier »,de Clémence Weill, mise en scène de Laurent Brethome, jusqu’au 14 mai 2016 au Théâtre du Rond-Point, 2bis avenue Franklin D. Roosevelt, 75008 Paris. Durée : 1h30. Plus d’informations et réservations sur www.manufacturedesabbesses.com
« Constellations » : l’amour en univers parallèle
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« Constellations », est un entremêlement entre univers parallèles et histoires d’amour. Marianne (Marie Gilain) et Roland (Christophe Paou) se rencontrent lors d’un barbecue, couchent ensemble (ou finalement pas), vivent ensemble et affrontent des épreuves qui, en fonction de l’univers où elles se déroulent et leurs situations respectives, connaîtront une issue différente.
Pour le spectateur, cela donne des scènes qui recommencent plusieurs fois et dont l’issue est imprévisible. La variation est infime, comme si toutes les histoires étaient empilées les unes sur les autres sur ce plateau (un splendide trou noir), symbolisant la porte qui permet de passer d’un possible à l’autre.
Les acteurs opèrent ainsi à d’infimes (mais palpables) changements de jeu d’une situation à l’autre. On observe la gêne d’une rencontre, le premier rendez-vous, l’adultère, la mort comme une épée de Damoclès. Pas de ligne chronologique mais une succession d’émotions diverses, des plus drôles aux plus dramatiques. Spectateurs, on rêverait de pouvoir jongler d’un univers à l’autre, savoir qu’il suffit d’un mot, d’un geste pour construire ou détruire des émotions mutuelles. Comprendre les sentiments devient dans « Constellations » un défi bien plus colossal que d’étudier les rayonnements cosmiques – le métier de Marianne.
Comme avec Ring de Léonore Confino dans le même théâtre, il y a deux saisons, c’est un plaisir de voir une plume moderne, celle de Nick Payne, parler d’amour quotidien avec un regard à la fois ironique et brûlant de profondeur. Pourquoi vit-on si ce n’est pour cela ?
« Constellations », de Nick Payne, mise en scène de Marc Paquien, actuellement au Théâtre du Petit Saint-Martin, 17 rue René Boulanger, 75010 Paris. Durée : 1h20. Plus d’informations et réservations sur www.petitstmartin.com
Liaisons Dangereuses : des rires sans les larmes
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Dès le lever de rideau, Cécile Volange bondit sur scène telle une gamine écervelée. Le ton du parti pris de Christine Letailleur est ainsi donné : Choderlos de Laclos, mis ainsi en dialogues, ressemblera davantage à du Marivaux qu’à du Machiavel. La metteure en scène ira jusqu’à faire « claquer les portes » lorsque le Chevalier Danceny court après Cécile. Des lettres reformulées en sentences dans le but de faire rire le public. « Les Liaisons dangereuses » deviennent drôles, et seulement drôles, dénuées de perversité. Le paroxysme du non-sens est atteint lorsque Valmont, pénétrant Cécile de force, dira à celle qui le repousse « mais ce n’est pas ma main qui est en vous, c’est moi-même ! », devant des spectateurs hilares.
Merteuil et Valmont semblent être deux nobles dont la vengeance est prétexte à l’amusement et à la rigolade. La dimension perverse est occultée, tout ne paraît que futilité dans leur univers où, pourtant, la question du rapport au monde est capital – on l’entend dans la référence incessante faite aux fameuses « réputations » que les deux méchants héros entretiennent.
Vincent Perez ressemble à un jet-setter snob et amusé de rien, rendu ridicule par son costume. Aucune finesse dans son jeu, chacune de ses apparitions sur scène s’accompagne de postures exagérées et d’une voix guturale, cliché du dragueur arrogant en ruth. Cela jusque dans la dernière demi-heure de la pièce où de graves violons viennent soutenir sa chute inévitable de la façon la plus pathétique qui soit. Était-il incapable de jouer sa déchéance sans cet artifice sonore ringard ? À vouloir faire des personnages détachés de leurs émotions, Christine Letailleur en fait des grotesques, il ne manque que les masques pour faire de la (mauvaise) comedia.
Seule Dominique Blanc parvient, malgré des enjeux dramatiques si réduits, à utiliser son immense talent pour faire naître les fêlures dans l’âme de Merteuil, notamment par la lettre où elle explique ses choix de femme forte et libre. Madame Tourvel aussi joue juste, elle est la seule qui semble ressentir des émotions réelles et non pas mondaines.
Bien sûr, Christine Letailleur reste une incroyable créatrice d’images, notamment au moyen de la lumière. Le spectacle est forcément esthétique et fait ressortir des contrastes splendides entre la couleur des costumes et le sombre de la scénographie, support parfait aux jeux d’ombres et lumières. Mais l’esthétique ne vient pas au secours de l’approche superficielle de l’histoire.
Ces « Liaisons dangereuses » ne franchissent pas la barrière du rire et nous font grâce des larmes, mais n’est-ce pas un équilibre entre les émotions que devrait nous produire une histoire si profonde ? En voulant casser les codes et déconnecter l’œuvre de sa morale, Letailleur compose un spectacle attendu et finalement assez classique. Ce n’est pas ennuyeux, mais déplorable de voir un roman ainsi vidé de sa substance. Dépoussiérer ou adapter un texte n’a jamais été synonyme de destruction.
« Les Liaisons Dangereuses », adaptation et mise en scène de Christine Letailleur, d’après Choderlos de Laclos, jusqu’au 18 mars au Théâtre de la Ville, 2 place du Châtelet, 75004 Paris. Durée : 2h50. Plus d’informations et réservations sur www.theatredelaville-paris.com
« Encore une histoire d’amour » dont on se serait bien passé
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« Encore une histoire d’amour », derrière une fausse volonté de banalité, n’a rien d’une romance lambda. Les deux héros sont des accidentés de la vie, malades, handicapés, en lutte contre eux-mêmes et les fléaux qui les tourmentent chaque jour pour pouvoir exister. Il est boulimique et agoraphobe, elle est atteinte d’une maladie qui lui paralyse les jambes. Le premier est auteur, la seconde est comédienne. Après 7 ans loin des planches, désirant monter l’une de ses pièces où une handicapée est la personnification de l’impossibilité de l’auteur à mener une vie normale, elle le contacte. Après de longs mois de conversation téléphonique, ils finiront par se rencontrer, et malgré l’océan culturel qui les sépare, à s’aimer.
Malheureusement, le spectacle n’est pas à la hauteur de ses promesses amoureuses. Il semble avant tout souffrir d’un manque de moyens manifeste. Le décor est composé de deux écrans sur lesquels sont projetées des images des espaces de vie respectifs des personnages. Techniquement, ce qui aurait été à la pointe en février 1997 ne l’est plus en 2016, et cette ambiance qui donne des airs de pubs Orange d’un autre siècle met mal à l’aise quant à l’évolution des personnages dans ces appartements que l’on ne nous laisse même pas imaginer. La multiplication des espaces de chacun dans une scénographie commune peut malgré tout être totalement réussie. On se souvient des « Heures souterraines » qui réunissaient Anne Loiret et Thierry Frémont au Théâtre de Paris au mois de mai 2015.
Encore, si le jeu des comédiens rattrapait le décor raté… Mais la douce Elodie Navarre est au téléphone (pour ne pas dire face) à un Thierry Godard aux réactions brutes mais trop excessives. Cela ne semble pas naturel, on voit la colère sans ressentir l’agacement. On a l’impression que quelqu’un lui dicte derrière l’oreille : « sois violent ! Vas-y, crie !», forcément, cela manque d’intériorité. Quant à elle, elle se découvre une flamme sexuelle torride causée par la voix de l’auteur boulimique qui pourtant n’a rien de reluisant. Tout cela manque de naturel et de sincérité. On pense à « Elixir d’Amour » qui mettait en scène Eric-Emmanuel Schmitt et Marie-Claude Pietragalla au Théâtre Rive-Gauche en janvier 2015 où les deux personnes qui vivent une relation à distance se sentent presque obligées de ressentir des sentiments l’un pour l’autre.
Et globalement, c’est le pathos à outrance qui déborde de toute la mise en scène. Ladislas Chollat nous a pourtant habitués à des créations plus habiles ces dernières années, notamment pour « Momo » de Sébastien Thiéry, qui a ouvert la saison 2015-2016 avec succès au Théâtre de Paris. Ici, lorsque l’héroïne connaît une rechute, les violons retentissent : on se dit alors qu’il n’y a plus de doute, on assiste en fait à un téléfilm avec sa quantité de grosses larmes et de morve qui coulent le long du visage des personnages. Conscient de cet amalgame, on se rend compte qu’il s’agit de la production télévisuelle la plus ratée pour Thierry Godard, d’habitude excellent dans les séries que sont « Un Village Français » ou bien « Engrenages ».
Une scène est réussie, mais ne sauve pas le spectacle : la première rencontre « en vrai » réunissant l’actrice et l’écrivain. Enfin, la gêne, la légèreté et la gravité semblent spontanées. On est à la fois amusé et touché. Quel dommage que la majeure partie de la pièce se déroule au téléphone…
« Encore une histoire d’amour », de Tom Kempinski, mise en scène de Ladislas Chollat, actuellement au Studio des Champs-Elysées, 15 avenue Montaigne, 75008 Paris. Durée : 1h30. Plus d’informations et réservations sur www.comediedeschampselysees.com.
Big Freeze : histoires d’amour physico-sentimentales
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A vouloir sans cesse parler d’amour, le théâtre est bien obligé de trouver de nouveaux sentiers. Dans « Big Freeze », de Thomas Poitevin, on ose l’amalgame entre relations sentimentales et thermodynamique – l’étude des phénomènes thermiques et mécaniques qui expliquent, par exemple, le fonctionnement de la locomotive à vapeur ou du réchauffement climatique.
Plateau de casting, laboratoire, lieu de débat télévisuel ? La scène accueille dans un espace à la fois neutre et très marqué un groupe nombreux de personnages – jusqu’à 9 sur le petit plateau de La Loge – composé de comédiens et de scientifiques. Les premiers illustreront, par l’amour et les sentiments les explications des seconds. Telle scène illustrera tel système (Une femme seule : système isolé. Une mère : système ouvert. Une civilisation : système fermé).
Thomas Poitevin ne se contente pas de signer cette mise en scène ingénieuse dans cet espace si réduit. Il est aussi l’auteur du texte, dont les pans scientifiques sont inspirés d’écrits d’Hubert Reeves, François Roddier, Trinh Xuan Than ou encore Vincent Mignerot. Malgré ces sources d’un intérêt certain, les passages les plus dramatiques sont néanmoins les plus intéressants. Une mère et une fille morte, un homme plein de rancœur, un couple qui hait son enfant et qui fait tout pour garder sa gouvernante… Les vies imaginées par Poitevin se cognent, entrent en collision et n’obéissent à aucune loi. On pense à l’écriture de Rémi De Vos. Ses personnages sont complètement dingues et semblent finalement n’obéir à aucune logique. Le jeu des comédiens est doté d’une distance qui les encourage à l’exagération. Le jeu caricatural n’est jamais lourd et, malgré la gravité latente du propos, l’humour déborde. La réflexion est entretenue par une mise en scène dégondée et jalonnée d’accidents loufoques. L’auteur metteur en scène pousse sa logique jusque dans le cynisme et l’ironie, écrivant d’une encre acide les névroses relationnelles modernes.
Inévitablement, on reprend aussi entre deux scènes les bases de nos connaissances sur la création des galaxie. Un scientifique va reprendre le développement de l’univers en le comparant à une année terrestre. Bien qu’intéressants, ces passages de de la pièce cassent le rythme. Ils sont cependant un mal nécessaire à la compréhension des différents systèmes utilisés par l’auteur pour dévoiler sa nouvelle lecture de l’amour, comparée au « Big Freeze », autrement dit la mort thermique de l’univers…
« Big Freeze », de et mis en scène par Thomas Poitevin, jusqu’au 19 février 2016 à La Loge, 77 rue de Charonne, 75011 Paris. Le spectacle sera repris pour une date à la Faïencerie de Creil le 10 mars 2016. Durée : 1h30.
« Polyeucte », fantatique historique
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On se souvient des très rythmés « Nicomède » et « Surena » de Corneille et déjà mis en scène par Brigitte Jacques-Wajeman. Pour « Polyeucte », elle garde le même type de scénographie – un immense bloc mobile – mais prend le parti d’une direction d’acteurs plus sobre et centrée sur le vécu des personnages.
Polyeucte est l’époux de Pauline, fille du gouverneur romain d’Arménie, Félix. Le premier décide de se convertir soudainement au christianisme et mourra dans la journée – règles d’unités oblige – de son intransigeance religieuse. Sa femme, Pauline, essayera de le sauver jusqu’à la fin, elle se convertira après sa mort, baptisée par son sang. Tout cela sur fond d’intrigue politique et méfiance de la part de Félix, vis-à-vis de Sévère, que tous le monde pensait mort et qui est miraculeusement ressuscité.
Cette pièce est consacrée aux questions religieuses, mêlée et magnifiée par la violence des sentiments. Dans les liens qui nouent les personnages, des volontés supérieures interviennent, jusqu’à causer l’inévitable.
Le constat est récurrent, mais encore ici il s’impose : l’actualité des textes de Corneille – non pas prophétique mais simplement humaine – est encore brûlante ici. On ne doute pas que Brigitte Jacques-Wajeman invite à réfléchir à la figure du martyre et la volonté qui conduit à mourir par fanatisme, récurrente dans l’histoire de l’humanité. L’urgence du propos et son importance sont soulignés par l’esthétique épurée et les contrastes manichéens de couleurs (blanc, noir, rouge, bleu, gris).
On écoute Pauline, qui dans la scène 3 de l’acte III clame :
« Vous devez présumer de lui comme du reste :
Le trépas n’est pour eux ni honteux ni funeste ;
Ils cherchent de la gloire à mépriser nos dieux
Aveugles pour la terre, ils aspirent aux cieux ;
Et, croyant que la mort leur en ouvre la porte,
Tourmentés, déchirés, assassinés, n’importe,
Les supplices leurs sont comme à nous les plaisirs,
Et les mènent au but où tendent leurs désirs ;
La mort la plus infâme ils l’appellent martyre. »
Tout est dit. Le phrasé brisé, moderne, rend le texte limpide. La splendeur de la langue française ne tient décidément pas dans un seul accent circonflexe : il en faudra encore beaucoup pour dénaturer Corneille. Pris dans l’histoire, on accepte même le dénouement « quelque peu modifié » de la tragédie, car selon la metteure en scène, « Corneille ne s’en privait pas ». C’est certainement par cette volonté d’être sans cesse compris par son public, et le travail soigné de Brigitte Jacques-Wajeman, que l’auteur contemporain de Molière garde encore toute sa puissance en ce théâtre des Abbesses.
« Polyeucte », de Pierre Corneille, mise en scène de Brigitte Jacques-Wajeman, jusqu’au 20 février 2016 au Théâtre de la Ville – Les Abbesses, 31 rue des Abbesses, 75018 Paris. Durée : 2h. Plus d’informations et réservations sur www.theatredelaville-paris.com.
Théâtre contre maltraitances
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Marie Ruggieri, femme mûre et conquise par la vie, entre sur scène avec une générosité palpable. Avec sa gouaille et son plaisir d’amour, elle nous berce d’abord avec son langage fleuri. Pourtant, elle va s’attacher durant une cinquantaine de minutes, à dénoncer le traitement fait aux femmes dans des situations atroces, où celles-ci frôlent et rencontrent la mort à cause de la barbarie des hommes. La descente aux enfers d’une amoureuse, le sort terrible réservé à une prostituée et une petite Somalienne, victime d’excision.
Spectacle commandé par une antenne locale d’Amnesty International, « Femmes en danger » est une dénonciation confortant une prise de conscience. Simple, mais essentielle. Marie Ruggieri dit le danger, sans le travestir ou l’adoucir, mais l’interprétation est humaine et fait naître une volonté positive dans le cœur du spectateur. Un spectateur qui pourrait être concerné par ces maltraitances.
Petit spectacle, bref comme une sonnette d’alarme, il a mérite d’attirer l’attention de ceux que ces questions touchent particulièrement. « Femmes en danger », derrière un visage tragique, nourrit l’espoir sincère que les violences faites aux femmes cessent, au moins un peu chaque jour.
« Femmes en danger », de et avec Marie Ruggieri, jusqu’au 26 avril 2016 au Théâtre Essaion, 6, rue Pierre au Lard, 75004 Paris. Durée : 50 minutes. Plus d’informations et réservations sur www.essaion-theatre.com/.
Mélancolie, paillettes et « Music-Hall »
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Fondue dans un rideau rouge aux milliers de paillettes, Jacques Michel est une femme superbe. Seul en scène, il incarne une danseuse de revue d’un certain âge, imaginée par Jean-Luc Lagarce. Elle raconte son expérience avec précision, détails et plaisir : sa façon d’entrer en scène, les problèmes techniques rencontrés à de multiples reprises, comment y remédier avec ses « boys », les soucis avec les pompiers, goguenards… Des descriptions imagées qui, malgré les accidents, bercent celui qui les écoute dans ce qui a été, peut-être, une vie de féerie.
Jacques Michel prend le temps de nous montrer cette existence, de ses gestes « lents et désinvoltes », mis en scène par Véronique Ros De La Grange. Le spectateur est lui aussi dans les paillettes. L’envers du décor nous enchante au son des multiples variations de la chanson « De temps en temps » de Joséphine Baker, tantôt métallique, tantôt sobre ou passée dans une chambre d’écho immense, au fil des tableaux.
Ce plaisir, si intense soit-il, nous conduit inévitablement dans les coulisses, un miroir qui se fissure. La critique du monde et l’autocritique de soi auxquelles se livre la vieille danseuse, dessine le portrait d’une ancienne star, ainsi réduite à sillonner les salles de fêtes des banlieues grises comme un vieux microsillon parcourt un disque gondolé : un certain charme se dégage mais plus le temps passe et plus les imperfections sont audibles. D’une langue subtile évoluant au fil du spectacle, Lagarce nous conduit de l’onirisme étoilé à la nuit sans lune. On entend l’anxiété et l’angoisse de l’envers, d’une artiste en désuétude mais aussi de nous-mêmes. Car tout cela, elle l’a dit seule, face à une salle vide, attendant patiemment qu’elle se remplisse. Mais c’est déjà fini.
« Music-Hall » de Jean-Luc Lagarce. Mise en scène de Véronique Ros De La Grange, du 12 janvier au 2 avril au Théâtre de la Reine Blanche, 2bis passage Ruelle, 75018 Paris. Durée : 1h10 minutes. Plus d’informations et réservations sur www.reineblanche.com/.