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Girardot et Schneider, un couple évident

ROMEO ET JULIETTE (Nicolas Briancon 2014)
Copyright : Victor Toneli

Dans toutes les professions, dans chaque domaine, chez les communautés de passionnés, il y a des problèmes récurrents. Celui des amateurs de Roméo et Juliette, c’est de savoir si le couple de héros va (pour faire court) tenir la route. Selon les mises en scène, on a pu entendre que la différence d’âge était trop grande, que Juliette était trop vieille (dans la pièce, elle est censée avoir bientôt 14 ans), que le courant passait mal entre les comédiens, que ces derniers sont trop inexpérimentés, etc… Bref, de tous les Roméo et Juliette montés ces dernières années (il y a en a au moins un par saison), celui joué par le couple Ana Girardot et Niels Schneider est certes le plus glamour, mais aussi le plus juste et le plus beau.

Nicolas Briançon transpose l’action de la Vérone du XVIe siècle à ce qu’il semble être le monde de la Prohibition des années trente à New York, et où les Montaigu et les Capulet deviennent deux gangs rivaux (sans pour autant nous faire penser aux Sharks et aux Jets) et le Prince le grand parrain. Ce décalage juste, apporte une certaine modernité visuelle à l’action, tout ce monde évolue dans une scénographie en grisaille et la troupe, nombreuse, est bien orchestrée. Elle donne à voir des scènes collégiales (du bal aux bagarres) dynamiques et brûlantes. La mise en scène est truffée de gags et farces qui font mouche, et les moments plus calmes atteignent même une certaine poésie, car un soin particulier a été apporté à chaque tableau et l’effet s’en ressent sur la vue générale que l’on a du plateau.

La relation nouée entre les deux héros est joliment innocente, sincère. On peut avoir quelques difficultés avec la diction de Niels Schneider (il est québécois), mais lorsque les héros tombent amoureux, cela nous paraît une évidence. Les deux comédiens sont pour la première fois au théâtre et inutile ici de chercher une bonne prise comme au cinéma : la magie opère dès qu’ils se tiennent la main. À la fois rêveurs et conscients du monde dans lequel ils vivent, ici, la plus dramatique, mais aussi la plus belle de toutes les histoires d’amour ne perd rien de sa valeur universelle.

Quelques accents volontairement exagérés sur les seconds rôles et leur présence bien mise en valeur par les coupes du texte nous font également remarquer la très belle prestation de la Nourrice (Valérie Mairesse) et de Frère Laurent (Bernard Malaka). Les autres comédiens soutiennent bien l’action, sans faire d’ombre au couple légendaire.

Un Roméo et Juliette qui fonctionne, c’est une représentation où le public espère que Roméo ne tuera pas Tybalt, où l’on espère à chaque fois que le messager du frère Laurent atteindra Mantoue, où l’on prie pour que Juliette se réveille à l’arrivée de Roméo. Même si l’on connaît la pièce par cœur on est happé, et cette version est une totale réussite, parce que tout l’essentiel y est représenté.

Pratique :
Actuellement au théâtre de la Porte Saint-Martin
18 boulevard Saint-Martin, 75010 Paris
Du mardi au samedi à 20h et le dimanche à 15h
Durée : 2h15
Tarifs : 10/52 €
Réservations au 01 42 08 00 32 ou sur http://www.portestmartin.com/




« Les uns sur les autres » à la Madeleine : premier raté pour Confino

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Depuis la fin du mois de janvier, le théâtre de la Madeleine accueille la pièce « Les Uns sur les Autres » dans une mise en scène de Catherine Schaub. Ce drame comique, de Léonore Confino, raconte la vie d’une famille banale, de la scène quotidienne du « à table ! » incessamment répété par la mère de famille à celle du fils qui joue aux Doom-likes, en passant par le père toujours pressé d’aller au travail. Bien sur, au théâtre, ce n’est pas ce qu’on raconte qui constitue l’intérêt de la pièce, mais la manière dont cela est dit. Et c’est bien là tout le problème…

Pourtant, l’histoire de cette création débutait comme l’une des nombreuses success story que connaît la scène privée parisienne. Une jeune auteure sur la route ascendante est mise en scène dans un beau théâtre, celui de la Madeleine. Pour ajouter du piquant à l’événement, le rôle principal sera tenu par Agnès Jaoui en personne, elle qui n’avait pas foulé les planches depuis la dernière de Un air de famille en 1994 qui avait connu un succès unanime. Mais voilà, le texte, l’histoire, ces mots qui font l’essence même d’un spectacle, ne sont pas à la hauteur de l’événement.

Le propos de Leonore Confino se veut universel. C’est d’ailleurs cela qui a touché Agnès Jaoui et qui lui aurait donné envie de remonter sur une scène. Malheureusement, cette universalité espérée n’est qu’un pale reflet des problèmes que subit au jour le jour la famille bourgeoise de classe moyenne, plutôt supérieure. Non, tous les maris ne rêvent pas de quitter leur femme le matin en allant au travail, non, toutes les femmes ne sont pas apeurées à l’idée d’être en retard chez l’ostéopathe ou l’acupuncteur parce que la pièce de 1 euro est restée coincée dans le cadis à Intermarché. Et si l’on prend un peu de distance sur le propos : non, toutes les femmes ne sont pas maltraitées, obligées de rester chez elles pour tenir la maison. C’est néanmoins le cas du personnage joué par Agnès Jaoui, et ce jusqu’à la caricature la plus vulgaire de la fin de la pièce où maman qui en a marre raconte à son fils qu’elle avait « le vagin large comme une autoroute » après l’avoir mis au monde et qui confesse à sa fille qu’elle arrive à garder papa à la maison parce qu’elle « taille des pipes d’enfer ».

Le procédé d’écriture est pourtant amusant. Il mélange phrases construites et nuages de mots devenus lieux communs sur la vie de notre siècle, où les gens sont toujours pressés. Mais là aussi, on tombe vite dans l’idée reçue et très vite, l’humour disparaît.

Soulignons le risque qu’ont pris Jean-Claude Camus et Jean Robert-Charrier de mettre dans cette grande salle une jeune auteure, pas ou peu connue du grand public. Leonore Confino a rencontré son premier véritable succès que très récemment, avec Ring, au Petit Saint-Martin. Ce texte sur l’amour, le couple, ses succès et ses problèmes était juste, drôle, triste et joyeux. Il était porté par deux interprètes pour qui ces saynètes semblaient taillées. Coup de chance ? Ou trop d’ambition trop vite ? À La Madeleine, ça ne prend pas.

Les comédiens pourtant s’accrochent. Mais, comme un grand musicien à qui l’on donnerait une partition médiocre, on est bien obligé de voir qu’ils font ce qu’ils peuvent. Nous pourrions évoquer la belle scénographie, les procédés de mise en scène ingénieux (notamment le moment où l’adolescente anorexique atteint enfin un IMC négatif et donc devient invisible). Mais rien n’est suffisant pour sauver la pièce, à qui l’on souhaite de tomber rapidement, pour éviter à Léonore Confino que son nom soit associé trop longtemps à cet échec.

Pratique :
Actuellement au théâtre de la Madeleine
13 rue de Surène, 75008 Paris
Du mardi au samedi à 21h – Matinée le samedi à 16 h
Durée : 1h25
Tarifs : 20/52 €
Réservations au 01 42 65 07  09 ou sur http://www.theatre-madeleine.com/




Un vent d’anarchie souffle au Montparnasse

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Copyright : Photo Lot

Dans un décor elliptique, minimal, Jean-Claude Idée (véritable passionné de philosophie) raconte et met en scène sa vision d’un Montaigne rongé par le remord de n’avoir respecté la mémoire de La Boétie. Ce dernier hante les rêves du philosophe vieillissant jusqu’à ce celui-ci assume sa trahison mémorielle. À ce duo, Jean-Claude Idée ajoute le personnage de Marie de Gournay, amante (historiquement supposée) de Michel de Montaigne, mais qui dans la pièce est à l’origine d’une seconde jeunesse pour l’homme de lettres.

Les dialogues, toujours unilatéraux (Marie de Gournay ne voit pas La Boétie), et qu’ils soient entre les deux hommes ou entre Montaigne et Marie, sont drôles et ironiques. La langue utilisée est celle de notre siècle, on l’entend bien. La locution difficiles de ces auteurs de la Renaissance française sont laissés dans les livres et la transcription mise en mots par Idée fait ressortir à merveille la pensée des écrivains sans la travestir. Les propos modérés de Montaigne explosent au contact des idées anarchistes de La Boétie, le premier, d’abord pragmatique et froid, se retrouve face à ses propres contradictions.

Nous voyons ici une réflexion sur le pouvoir politique moderne, sur le goût qu’on a pour celui-ci, ses effets. Elle oppose l’ultraconservateur Michel Montaigne — homme conciliant aux accents hollandistes et effrayé par la liberté — et un La Boétie d’extrême gauche, idéaliste, mais sombre, ne se faisant aucune idée sur le genre humain, car « pour construire une société idéale, il faut idéaliser les gens » alors que nous sommes « au monde pour le changer, non pour en jouir ». Et bien que chargé en citations, on ne tombe pas dans une bête paraphrase du Discours sur la Servitude Volontaire, mais dans une réelle confrontation idéologique entre les deux hommes.

Les acteurs sont excellents, naturels, d’une fougue communicative. Marie de Gournay (Katia Miran) est particulièrement juste dans son personnage de femme espiègle et pleine d’espoir juvénile qui brutalise amoureusement le vieux philosophe. La Boétie (Adrien Melin) est doté d’une ironie jouissive qui fait résonner chaque phrase comme une évidence pour le spectateur. Montaigne (Emmanuel Dechartre), d’abord vieux misanthrope, termine la pièce en amoureux transi après être passé par une multitude de nuances intérieures maîtrisées.

« Parce que c’était lui » est une pièce prenante, bien menée et mise en scène dans le souci de la portée du texte. Spectacle littéraire, didactique et compréhensible, on regrette juste que le public parfois somnolant du Petit Montparnasse ne soit peut-être pas le plus à même d’apprécier la valeur révolutionnaire de cette belle création.

Pratique :
Actuellement au Petit Montparnasse
31 rue de la Gaîté, 75014 Paris
Du mardi au samedi à 21h – Dimanche à 15 h
Durée : 1h20
Tarifs : 18/32 €
Réservations au 01 43 22 77 74 ou sur http://www.theatremontparnasse.com/




Greenaway, Goltzius et le porno-biblique

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Après avoir mis en scène Rembrandt dans « La Ronde de Nuit » en 2007, Peter Greenaway a décidé de filmer un épisode de la vie du graveur Hendrik Goltzius dans un film éponyme : « Goltzius et la Compagnie du Pélican ».

Goltzius et sa Compagnie sont à la recherche d’un financement pour créer un atelier de gravure à La Haye. Le Magrave d’Alsace, chez qui ils sont de passage, accepte d’ouvrir sa bourse à une condition : qu’ils lui jouent sur scène durant six nuits les gravures érotiques promises en échange de son investissement. Ces dessins ont pour ambition de mettre en scène six tabous sexuels auxquels correspondent six scènes de la bible : le voyeurisme (Adam et Ève), l’inceste (Loth et ses filles), l’adultère (David et Bethsabée), la pédophilie (Joseph et la femme de Putiphar), la prostitution (Samson et Dalila), et enfin la nécrophilie (Salomé et Jean-Baptiste).

Cet épisode de la vie du graveur est complètement fantasmé, sa biographie nous apprend qu’il a eu les moyens d’ouvrir son atelier grâce à son mariage avec une veuve fortunée. Spectateur à la recherche d’un film biographique, fuis !

Peter Greenaway offre ici sa lecture d’un XVIe siècle complètement débauché et où les mœurs des puissants conduisent aux pires horreurs, en ce sens (et en ce sens seulement), il nous fait penser à une version édulcorée de Salò ou les 120 jours de Sodome de Pasolini. Ce jeu qui débute comme une simple farce pornographique se termine dans le sang, et la morale donnée par le personnage de Goltzius est effrayante de modernité. Cette modernité si essentielle au cinéma de Greenaway qui rapproche incessamment l’Histoire à la vie contemporaine. Les clins d’œil à ce sujet sont permanents, volontairement anachroniques, et ils sont flagrants principalement dans l’esthétique du cinéaste.

Chaque scène est un magnifique tableau. Tout le film a été tourné dans un hangar moderne désaffecté. Le réalisateur y installe, selon les scènes, l’ameublement nécessaire à la narration. Le mélange des genres est très réussi et les couleurs chaudes et sombres du XVIe siècle hollandais se marient à ravir avec les poutres métalliques et les perspectives profondes. La prison est également une réussite en matière de décor, elle est une véritable création piranésienne mise en mouvement. Le mélange des temps se ressent aussi dans la musique de Marco Robino, une sorte de baroque aux accents mélancoliques aussi très anachronique. Le film met néanmoins notre culture visuelle à contribution : les scènes sont parfois entrecoupées par la projection d’œuvres de Goltzius, ainsi que de reproductions picturales d’oeuvres de grands maîtres ayant représenté les péchés joués sur scène par la Compagnie du Pélican.

La mascarade est portée par un groupe d’acteurs justes, dont Goltizus (Ramsey Nasr) se démarque particulièrement dans son rôle de narrateur cynique dont chacune des phrases est parsemée d’ironie et d’humour noir. L’illustre compagnie du Pélican devient dans sa bouche « une petite entreprise d’import-export », la représentation des vices par les peintres : une manière puritaine d’exposer leurs fantasmes à tous (et si Greenaway nous exposer ses fantasmes à travers ce film?)… Cru, piquant, subversif, mais finalement assez sage, ce Goltzius de Greenaway est beau, mais pas transcendant.

Pratique : « Goltzius et la Compagnie du Pélican » sortira sur les écrans français le 5 février 2014.




« Comme un arbre perché », amitié transcendantale

Copyright : Photo Lot
Copyright : Photo Lot

Douze ans après leur dernière dispute, Louis (Francis Perrin) vient rendre visite à Philippe (Patrick Bentley) dans sa chambre d’hôpital. Le second, universitaire et écrivain, a été victime d’un AVC dont la séquelle est un « Locked-In Syndrome ». Cet anglicisme désigne une paralysie totale du corps, mais une pleine conscience de l’esprit. Pour s’exprimer, Philippe bat des cils, un pour oui, deux pour non. D’abord effaré, Louis renoue peu à peu le dialogue avec son ami, jusqu’à la mort.

Francis Perrin est ici presque seul en scène. Le spectacle tient sur ses épaules. Les quelques petits dialogues sont ceux de Louis et la belle infirmière (Gersende Perrin). Philippe, lui, est placé de dos, proche de l’avant-scène. Le public se confond avec le mourant et devient, au même titre que l’alité, l’interlocuteur des introspections de Louis. On assiste à l’évolution du personnage principal devant à son ami immobile tout au long de la pièce. D’abord effrayé, au fil de ses visites il arrive à dépasser la maladie pour considérer le paralysé comme son camarade de toujours. Il partage sa solitude, sa tristesse, ses regrets qui jalonnent une vie déjà bien derrière lui. C’est une histoire sincère, simple et humaine à laquelle on participe émotionnellement.

Sans être pathétique, le texte de Lilian Lloyd allie la tristesse d’une mort imminente et l’humour juif le plus caractéristique, où les moments les plus sombres font naître les meilleures blagues. Des larmes montent, mais une fois sorties des glandes lacrymales, elles peuvent tout aussi bien couler de rire.

Face à « Comme un arbre penché », on pense aussi au « Père » de Florian Zeller avec un autre ancien du Français[1. Francis Perrin est entré à la Comédie-Française en 1972 et il en est parti en 1973] : Robert Hirsch. Cette dernière pièce connait un beau succès public et critique au Théâtre Hébertot depuis 2012. Les deux textes partagent une thématique commune : la chute médicalisée d’un homme vers sa tombe et la réaction de son entourage. Les points de vue divergent, mais des questions d’une importante modernité émergent : la fin de vie, l’intérêt de son accompagnement… En ce sens, « Comme un arbre penché » est une pièce modeste et touchante, mais elle s’inscrit pleinement dans l’un des enjeux politiques de notre époque.




Les voies de l’âme sont impénétrables

© Antonia Bozzi
© Antonia Bozzi

À peine nous entrons dans la petite salle du théâtre de la Tempête, une odeur nous prend au nez. Celle de la nature, d’une forêt après la pluie, agrémentée d’un désagréable parfum de moisissure. Cette ambiance orageuse est une belle métaphore de la pièce à venir : une histoire où les gens beaux physiquement peuvent cacher un monstre dans leur âme. À l’inverse, une personne affreuse peut s’avérer à être magnifique à l’intérieur. Ce mythe moderne qui habite la littérature et le cinéma, du « Portrait de Dorian Gray » d’Oscar Wilde à « Freaks » de Tod Browning prend un autre visage sous la plume de Stéphanie Marchais.

Et quelle plume ! Le texte a pour mérite de vulgariser l’âme humaine à un public de curieux ! Dans des tons alliant noirceur et ironie, l’auteur raconte une sorte de dystopie qui se déroule dans un temps proche du nôtre. Un temps où on trouvait du public se pressant à des dissections anatomiques autour de savants fous. Ici, le savant est Hunter (Laurent Charpentier) et le futur disséqué est Owell (Philippe Girard). Toute l’histoire tient en la poursuite du second par le premier. Owell étant très grand et bossu, il obsède Hunter qui rêve de l’ouvrir pour voir si cet être démesuré a une âme.

De cette histoire, Thibaud Rossigneux a créé un matériau où il fait se rencontrer les mots avec les acteurs et la lumière, mais aussi avec la nouvelle technologie (un robot humanoïde tient un petit rôle) et la musique électronique. Jouée en live, cette dernière agit comme une camisole sonore autour de la scène, et renforce encore l’impression d’observation d’un monde parallèle au nôtre.

Au moyen de l’ombre et de la lumière [qui n’est pas sans nous rappeler les tableaux de Joël Pommerat (les moyens en moins)], le metteur en scène nous fait parcourir la multitude d’espaces qui constitue le décor du drame comme autant de zones de l’âme humaine. On passe de la maison d’Owell, au cabinet du docteur, à la tombe de la fille de 10 ans (Géraldine Martineau). On passe aussi de l’apparence extérieure aux questionnements intérieurs des personnages. Tous ces effets sont surprenants et bien maîtrisés : du début à la fin de la pièce ils ne manquent pas de nous étonner.

Les comédiens incarnent des rôles de personnages troubles où le mystère et la psychose se lisent dans les gestes et les intonations. Philippe Girard est tendre et parfois bouleversant en déclamant son amour d’une vie simple et tranquille, Géraldine Martineau est particulièrement touchante dans ses rôles multiples de petite fille.

Le public regrettera peu de choses dans cette pièce complexe et passionnante sur les mondes qui nous habitent. On notera juste que la conclusion traîne un peu en longueur et l’on s’attriste d’un Laurent Charpentier, malheureusement trop énervé, est doté de peu de nuances dans son jeu. Néanmoins, ces deux remarques ne sont pas suffisantes pour se priver ce beau spectacle magique et créatif.

Pratique :
Jusqu’au 16 février dans la petite salle du théâtre de la Tempête
La Cartoucherie de Vincennes
Du mardi au samedi à 20h30. Le dimanche à 16h30
Durée : 2h
Tarifs : de 12 à 18 euros
Réservations au 01 43 28 36 36 ou sur www.la-tempete.fr




« Les Gens » tournent en rond

Michel Corbou
Michel Corbou

À la base, la création des « Gens » est plutôt une belle histoire : alors qu’il est directeur de la Colline, Alain Françon monte les célèbres « Pièces de guerre » d’Edward Bond. Entre l’écrivain et le metteur en scène, c’est le coup de foudre immédiat. Une envie si productive qu’Edward Bond n’écrira pas une, mais cinq pièces pour lui. De ce projet appelé la « Quinte de Paris », « Les Gens » est le quatrième opus. Après la grande première qui a eu lieu au TGP de Saint-Denis, Alain Françon a confié aux journalistes qu’il ne créerai pas la dernière pièce car elle est « immontable ». Dieu merci !

La mise en scène est intéressante, sur un plateau qui semble être un flan de montagne volcanique, les acteurs sont toujours en déséquilibre. Françon joue de ces étranges postures que cela provoque, et c’est bien maîtrisé. Les lumières complètent l’ambiance de ces tableaux funestes, tantôt très présente, tantôt presque absente, il n’y a pas de doute, c’est beau. Mais la beauté ne suffit pas, ou peu : elle lasse vite quand il n’y a qu’elle. Et c’est bien là le point noir de ce spectacle.

Le texte est en grande partie imbuvables. Dans une dystopie qu’on imagine post-apocalyptique, le drame se déroule dans un cimetière. Des hommes errent, ils sont profondément abîmés,  comme le paysage. Chaque personnage (ils sont 4) est enfermé dans une histoire qu’il répète inlassablement de plusieurs façons. Les temps de lucidité dans leur histoire laissent apparaître un profond désespoir. Toutes ces phrases n’arrivent nul part, ou disons que, la fin est si prévisible qu’elle ne nous surprend pas. On se rend compte que les protagonistes avaient tous (plus ou moins) une relation qu’ils ont tous (plus ou moins) consciemment oublié à cause d’horreurs vécues.

Et pourtant… Quelques idées apparaissent, très actuelles, sur l’impossibilité de la communication entre gens proche. On y lit aussi l’absence de bienveillance à l’attention des autre, on y voit l’existence comme un simple rite funéraire. Mais tout cela est très brouillon.

On en vient à plaindre les acteurs, particulièrement Dominique Valadié et Aurélien Recoing qui font preuve d’un jeu assez virtuose, mais qui ne suffit pas à nous accrocher. Dans cette situation qu’ils jouent le texte des « Gens » ou qu’ils jouent « Les Pages Jaunes », l’effet pour le public sera sans doute le même.

Pratique :

Jusqu’au 7 février 2014 au théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis
59 boulevard Jules Guesde, 93200 Saint-Denis (Métro Basilique de Saint-Denis)
Lundi, jeudi et vendredi à 20h / Samedi à 18h / Dimanche à 16h
Durée du spectacle : 1h45
Tarifs : de 6 à 22 euros.
Réservations au 01 48 13 70 00 ou sur www.theatregerardphilipe.com/




« Le Canard Sauvage », dramatique liberté

Copyright : Elisabeth Carecchio
Copyright : Elisabeth Carecchio

Ce n’est pas le premier Ibsen que monte Stéphane Braunschweig, c’est même plutôt une récurrence dans son travail. À chaque fois, il fait ressortir de ce théâtre toute la modernité qu’il possède 150 ans après son écriture. La traduction certes, mais aussi le décor et les costumes y sont pour beaucoup.

C’est l’histoire d’une retrouvaille entre deux hommes : Gregers et Hjalamar. Le premier apprend que son père paye toute sa vie au second. Il se met en quête de lui montrer que tout cela est un gigantesque mensonge dont il est la victime. Une sorte de Truman Show avant l’heure, qui confronte les idéaux humains avec la réalité la plus sordide, mais sans être dénuée d’une certaine ironie.

Le drame se déroule dans deux espaces, tous deux intérieurs à leur manière. Le premier est un immense écran descendu sur l’avant-scène où Gregers discute avec un père de 8 mètres de haut (on décrypte aisément la symbolique !) ; le second est un intérieur qu’on imagine être celui d’une famille modeste du nord-ouest de l’Europe qui offre une belle profondeur sur le grenier du logement. Un grenier transformé en forêt. La scénographie est très réussie, douce et mobile. Elle est un espace de jeu qui soutient les acteurs à merveille et les place, au besoin, dans un déséquilibre autant mental que physique. En même temps, le décor joue avec la perception du spectateur, en se penchant vers lui, on en étant très proche de l’avant-scène. C’est selon…

Dans cet univers, les comédiens campent des personnages très marqués par leur caractère. Tous sont justes, instables : on perçoit l’indicible dualité des êtres en chacun d’eux, l’étrangeté plane sur leurs êtres, ils sont une sorte de Famille Adams Norvégienne et lumineuse. Parfois, ils peuvent être très drôles. C’est le cas pour Claude Duparfait dans le rôle de Gregers, fils mystique et psychopathe, prêt à ruiner la vie de son ancien ami dans une croisade pour sa vérité. Parfois bouleversants, comme le sont les deux rôles féminins principaux joués par Suzanne Aubert et Chloé Réjon.

Ce spectacle est un vrai drame théâtral moderne, prenant, esthétique et vivant qui fait se rencontrer le pathétique et le sublime. Il remet au cœur du spectateur cette question récurrente de l’humain : ne faut-il pas vivre dans le mensonge pour, à défaut d’être heureux, mener une vie paisible ? Chacun doit pouvoir faire son choix.

Pratique :
Jusqu’au 15 février 2014 au théâtre de la Colline,
15 rue Malte-Brun (75020 Paris)
Le mardi à 19h30. Du mercredi au samedi à 20h30. Le dimanche à 15h30.
Durée du spectacle : 2 h 30
Tarifs : de 14 à 30 euros.
Réservations au 01 44 62 52 52 ou sur www.colline.fr

 




Christian Waldvogel, l’imaginaire appuyé sur la science

Metz, ville d’art contemporain ? Il semble que oui. Au moins, en comparaison des autres villes de province de même taille démographique. Certes, le Centre Pompidou flambant neuf [1. Le Centre Pompidou Metz, construit par les architectes Shigeru Ban et Jean de Gastines, a été inauguré en 2010.] est collé à la gare. Si l’on vient seulement pour lui, qu’il soit à Metz ou Strasbourg, le visiteur de passage ne ferait pas la différence. Mais si l’on se promène dans la ville, on ne manque pas d’être frappé par l’émulation qui semble s’être emparée des murs. En plus du musée, l’ancienne cité industrielle est dotée d’un centre d’art et de plusieurs galeries… Un dépliant-agenda, coordonné par un galeriste local, arrive même à fédérer tout ce petit monde en direction du public. Et un samedi en période de soldes, ces lieux sont loin d’être déserts…

Installé en Lorraine en 1982, et depuis une dizaine d’année dans un beau bâtiment du centre historique, difficile de ne pas associer le FRAC à cet éveil des consciences artistiques qui semble aujourd’hui porter ses fruits. L’organisme est pleinement assimilé dans ce tissu urbain et participe activement aux échanges[2. On pense par exemple à l’événement Dress Code qui se tient du 30 janvier au 2 février dans de multiples lieux et qui associe le FRAC au Centre Pompidou. Plus d’informations sur : www.fraclorraine.org/explorez/rencontres/271]. À 100 mètres du musée de la Cour d’Or et 500 de la cathédrale, l’équipe du FRAC fait ressortir l’importance de son ancrage dans un lieu chargé d’histoire[3. Le bâtiment d’accueil, appelé 49 NORD 6 EST, est construit sur des fondations du XIIe siècle.].

Eric Chenal © DR
Eric Chenal © DR

L’art comme un vecteur

Entre ces murs, qu’une cour ouvre sur la ville, l’art est un vecteur « pour dire quelque chose au monde, sur le monde, ou pour le changer ». Sa directrice, la très dynamique Béatrice Josse, y tient particulièrement. Ses positions sont toujours très claires, ici l’art ne se regarde pas : il est tourné vers ceux qui l’observent[4. Le Monde a consacré un beau portrait à Béatrice Josse en 2012. Il est consultable ici : http://www.lemonde.fr/culture/article/2012/02/25/beatrice-josse-femme-flic-de-l-art-contemporain_1648453_3246.html]. Féministe et militante, elle a marqué à plusieurs reprises l’actualité, notamment grâce au FN local qui ne manque pas une occasion de montrer toute son étroitesse d’esprit en scrutant les expositions de la structure et en communiquant dessus à la moindre occasion. C’est aussi Béatrice Josse qui a acheté Le Divorce de Sophie Calle en 1994, c’est encore elle qui investit dans les œuvres dites « immatérielles », comme les performances d’artistes et les installations temporaires.

L’agenda bien rempli est une preuve supplémentaire du dynamisme de ce lieu. On y relève des visites guidées, des projections, des performances débats, des conférences (appelées ici, « rencontres non diplomatiques ») et même des concerts. Tout ça axé de façon cohérente et réfléchie autour de l’exposition en cours.

En ce moment, et jusqu’au 9 février, le FRAC accueille « Si ce monde vous déplaît… ». L’exposition a été construite à partir d’un souvenir, celui du festival de Science-Fiction de Metz qui a eu lieu entre la fin des années soixante-dix et 1986. L’événement avait pris une ampleur suffisante pour accueillir l’écrivain fou Phillip K. Dick, qui aurait révélé à cette occasion être en contact avec des extraterrestres ! Les ponts entre la science-fiction de l’époque de Blade Runner et celle d’aujourd’hui, les sous-genres de SF atypiques, l’anticipation, autant de sujets qui ont servi de prétexte à l’exposition en cours qui fait une large place à l’œuvre de Christian Waldvogel.

Eric Chenal © ProLitteris
Eric Chenal © ProLitteris

Sortir du monde pour le reconstruire

« Si ce monde vous déplaît… », et bien vous n’avez qu’à en créer un autre ! Voilà le message de l’artiste suisse. Lui propose quelques idées, des solutions, mais sans doute encourage-t-il aussi le public à trouver les moyens de changer le monde comme il le souhaite.

Bien que n’ayant jamais élevé un immeuble, Christian Waldvogel est architecte de formation. Il en a conservé le goût pour la recherche et la documentation. Tout son travail est construit sur des fonds importants. Des ouvrages viennent en témoigner, l’un détaille le projet Globus Cassus, avec lequel il a représenté la Suisse à la Biennale de Venise en 2004. Cette œuvre qui utilise des media multiples (vidéo, maquette, livre…) est une proposition pour recycler la Terre afin d’en construire une autre. Tout ce projet nous est montré de visu, mais l’artiste va jusqu’à en inventer le système politique qui le gouvernerait ! C’est une constante dans son travail : il fouille, creuse, explore, surtout l’Espace dont l’infini ne l’effraie pas.

« L’Espace est mon atelier, la Terre et les autres corps célestes mes matériaux », c’est comme ça que Waldvogel définit son travail. Il mélange la science et l’imaginaire. Mieux : il donne à son imaginaire un poids scientifique en exposant les travaux mathématiques ou physiques qui les accompagnent. Où un artiste n’aurait qu’à nommer une chose pour qu’elle existe, lui préfère créer une sorte « d’imaginaire rationnel » passionnant. Il créé le « Pôle Ouest ». Il est calculé, montré (aux alentours d’Hong Kong) et, à la manière d’un Fabrice Hyber, le public peut suivre le processus de création au moyen des documents affichés à proximité de la création. On apprend, avec passion, mais prudence, n’ayant pas forcément le bagage technique pour comprendre les données affichées. On suit l’artiste, encore ballotté entre ces deux composantes : l’infiniment crédible et l’infiniment rêvé de l’Espace.

Photos, vidéos, sculpture à la forme météorique, les œuvres de Waldvogel partagent une esthétique assez morne, grise. Peut-être en ce sens sont-elles plus scientifiques dans le rendu visuel qu’elles ne le sont dans leur contenu. On ne fait pas la différence entre l’œuvre et la documentation. La documentation fait partie intégrante de l’œuvre, contribuant ainsi à son apparence matérielle, sans faire perdre de force aux idées.

Eric Chenal © ProLitteris
Eric Chenal © ProLitteris

Le rejet de l’anthropocentrisme au profit d’un monde qui se regarde de l’extérieur. Voilà ce que l’on retient de cette visite. Comment sortir de son corps pour définir une autre réalité du domaine du probable ou au moins du possible ? L’œuvre la plus caractéristique en ce sens est « La terre tourne sans moi »  où l’artiste se filme dans un avion supersonique qui, tournant à la même vitesse que la terre en sens inverse, voit la planète effectuer sa rotation sans lui. Partout, on ressent ce désir de vivre dans un espace dont il serait l’artisan.

Lui fait le choix de la noirceur. Sans oublier que la face sombre peut cacher des surprises. Comme ce mythe pythagoricien d’Antichton que Waldvogel met en scène dans une sculpture. Ce conte imagine la Terre tournant autour d’un feu sacré et ayant un pendant qui tournerait à la même vitesse à l’exact opposé d’elle, ne pouvant ainsi jamais la voir, agissant comme un contrepoint à notre planète. C’est là toute l’oeuvre de Christian Waldvogel : un contrepoint artistiquement scientifique qui nous arrache à notre monde pour nous forcer à le recréer.

Pratique : l’exposition se tient jusqu’au 9 février 2014 au FRAC Lorraine, 1 bis rue des Trinitaires, Metz. Informations disponibles sur http://www.fraclorraine.org/.




« Platonov » en queue de pie et au vin rouge

Copyright : Benoit Jeannot
Copyright : Benoit Jeannot

Platonov est une pièce qui pourrait se résumer assez simplement : dans une commune de la Russie rurale où tout le monde s’ennuie, un homme chamboule les habitudes des villageois à tel point que nul ne vivra plus jamais comme avant. Un héros créateur de scandale, critique des pères, provocateur qu’aucune convention n’arrête… Benjamin Porée respecte l’essence de la pièce et nous en propose une lecture très esthétique.

C’est le gigantesque espace des Ateliers Berthier qui sert de cadre au drame. Ce qui frappe avant même le début de la représentation, c’est l’utilisation de la scène par le décor. Cette sensation de profondeur nous habite du début à la fin. Elle est une composante essentielle de la mise en scène[1. Le spectacle a été créé le 11 mai 2012 au Théâtre de Vanves]. Benjamin Porée est lui-même l’auteur de cette scénographie dans laquelle il a orchestré ses acteurs. Le parti pris n’est pas au réalisme : la première action pourrait se situer dans un jardin du sud de la Russie comme dans la cours d’un mas de Provence. Chaque image qui compose les tableaux qui se succèdent est très réussie. La première partie du spectacle est collégiale : jusqu’à une quarantaine d’acteurs viennent occuper le plateau pour le bal. Puis, la cour d’école est occupée par une forêt de balançoires qui descendent du plafond. Enfin, le dénouement se déroule dans le salon du domaine familial, pièce meublée dans une ambiance Belle Époque déglinguée où une immense peinture abstraite fait office de toile de fond. Toutes ces images sont mises en lumière magnifiquement par Marie-Christine Soma, qui, avec ce qu’il semble être une simple ampoule, nous fais basculer de la liesse populaire à la tristesse intime des personnages.

Dans cette succession de décors, les comédiens évoluent et montent en puissance dans leur jeu tout au long du spectacle.

Un démarrage difficile pour une fin réussie

Car dans les premières scènes, les textes sont dit mécaniquement, les personnages (hormis Platonov) ne se démarquent pas les uns des autres, les actions sont molles et manquent de motivation… Mais après peut-être est-ce un choix de Porée pour représenter dans quel ennui ces villageois sont agglutinés. Si tel est le cas, le but est atteint : pendant la première heure, le public s’ennuie autant que les personnages.

Puis, le banquet arrive. D’une manière générale, cette scène bien composée mais manque un peu de folie : c’est très sage. La volonté d’une démarcation générationnelle ne ressort pas. Ici, la révolution des consciences se fait au vin rouge, pas à la vodka. On y voit Platonov comme une sorte de Valmont bas de gamme qui planifie ses conquêtes de la nuit à venir. Tout cela manque de naturel, de distance, et peut-être même d’une certaine grandeur. Néanmoins, on sent un changement à venir, une nouvelle étape de la montée en puissance grâce à la scène où la générale Anna Petrovna se déclare à Platonov.

À partir de cet instant, la suite de la pièce est sans faux-pas. On est véritablement surpris, Sofia Iegorovna (Sophie Dumont) fait enfin ressortir son talent face au héro, Sacha (Macha Dussart) est particulièrement touchante dans l’attente de son mari dont elle ressent la tromperie… Cette lancée se poursuit après l’entracte où la chambre du héros ressemble à la pièce d’un squat. Enfin ! Moins de sagesse, plus d’insalubrité. On gagne véritablement en profondeur de jeu : le contraste d’avec la scène d’exposition est surprenant. On ressent désormais la sensation des personnage : celle de n’être personne et la colère de ne rien pouvoir y changer. On ressent cette douleur dûe à désillusion collective, on partage cette prise de conscience générale de subir une vie de merde qui nous colle  la peau, jusqu’à l’explosion finale.

Ce qui avait commencé comme un cauchemar se termine comme un joli rêve pour le spectateur, et si cette création n’est pas parfaite, elle a le mérite d’être réussie.

Pratique :
Jusqu’au 1er février 2014 aux Ateliers Berthier,
14 boulevard Berthier (75017 Paris).
Du mardi au samedi à 19h00. Le dimanche à 15h
Durée du spectacle : 4 h 30 [avec un entracte de 30 minutes]
Tarifs : de 6 à 30 euros.
Réservations au 01 44 85 40 40 ou sur www.theatre-odeon.eu.




Vivre, par défi ou par dépit

 

Photo : Pierre Dolzani
Photo : Pierre Dolzani

C’est dimanche dans cette ville de l’est de la France. La dernière mine de charbon a fermé. Elle sera désormais un parc d’attractions. De cet événement naissent neuf histoires (qu’on imagine parmi tant d’autres) qui vont se dérouler devant nous. Neuf « tranches de vies » dans un pays sinistre, délabré, oublié par le monde moderne et le capitalisme financier. « Entre-temps j’ai continué à vivre » expose les blessures des habitants de cette bourgade. Mais la pièce montre aussi comment la vie suit son cours, que ce soit par désir ou par dépit.

Deux sœurs se retrouvent, l’une est partie de sa ville natale depuis longtemps. Elle ne s’est pas donnée la peine d’accompagner son père, mutilé par la poussière âcre des galeries, jusque dans sa tombe. L’autre le lui reproche et refuse de voir en elle une personne qu’elle aime. D’anciens collègues se retrouvent, parlent d’histoires d’amour, de vieilles rancœurs en sortent… Ces espèces de contes qui pourraient nous faire penser à des « Strip-tease » des années quatre-vingt-dix sont soutenues par des comédiens au jeu très réaliste (bien que la scénographie propose un décalage : c’est une sorte de carré pentu trônant au cœur de la scène dont les acteurs font tour à tour un mur, une pente de jogging ou le sol d’une chambre).

Mais attention, ce n’est pas qu’une suite de sombres drames auxquels nous assistons. Le texte contient de nombreuses touches d’humour et de cynisme, de l’amour raté et une mise en dérision des conventions sociales dans lesquelles sont souvent représentées (et caricaturées) les classes populaires.

Entre chaque scène, la lanterne rouge de l’ancienne mine scintille, comme un fantôme, un souvenir obscur qui a marqué l’âme des personnages au fer et qui plane au dessus de leur vie, inexorablement. Et nous, spectateurs, on explore les souvenirs comme les mineurs des galeries, à la recherche d’une matière pour se réchauffer, ou dédramatiser.

 Pratique :
Jusqu’au 2 février 2014 dans la salle Rouge du Lucernaire,
53 rue Notre-Dame-des-Champs (75006 Paris).
Du mardi au samedi à 21h30. Le dimanche à 17h
Durée du spectacle :1 h 10
Tarifs : de 15 à 30 euros.
Réservations au 01 45 44 57 34 ou sur www.lucernaire.fr.

 




Benjamin Barou-Crossman : « L’avant garde, c’est un acteur et un texte ! »

 

Benjamin Barou-Crossman / Photo : Hadrien Volle
Benjamin Barou-Crossman / Photo : Hadrien Volle

Benjamin Barou-Crossman est un jeune acteur et metteur en scène, né en 1983. Il a étudié à l’école du Théâtre National de Bretagne (Rennes) de 2006 à 2009. Il dirige actuellement Mireille Perrier dans « Jeu et théorie du duende » de Federico Garcia-Lorca au théâtre des Déchargeurs jusqu’au 21 décembre 2013.

Arkult.fr : Dans votre travail, il y a une sorte de fil rouge que vous appelez la « culture gitane ». On la retrouve sous plusieurs aspects dans vos créations. On pense à cette mise en scène de textes d’Alexandre Romanès au Conservatoire de Montpellier en 2012, mais aussi au spectacle que vous présentez actuellement aux Déchargeurs : Jeu et théorie du duende. Vous n’êtes pas ce qu’on peut appeler un gitan de naissance[1. Les parents de Benjamin Barou-Crossman, Jean-Pierre Barou et Sylvie Crossman sont les fondateurs de la maison d’édition « Indigène », connue notamment pour avoir été à l’origine de la diffusion du texte de Stéphane Hessel, « Indignez-vous! ».], alors comment s’est établi le lien entre cette culture et vous ?

Benjamin Barou-Crossman : Pour comprendre ce lien, il faut revenir à mon enfance. Petit, j’ai beaucoup voyagé avec mes parents vers des sociétés non-occidentales car ma mère était correspondante au Monde [2. Sylvie Crossman a été envoyée spéciale à Sydney.]. J’ai été en contact avec les Aborigènes en Australie, les Navajos aux États-Unis, entre-autre… Sans être ethnologues ou anthropologues, mes parents se sont passionnés pour l’art Aborigène. Ils ont été les premiers en France à monter des expositions à Paris et à Montpellier sur ce type d’art[3. L’exposition Peintres aborigènes d’Australie s’est tenue du 25 novembre 1997 au 11 janvier 1998 dans la Grande Halle de la Villette à Paris.]. Dans cette culture, vie et art sont inextricablement liés : l’art peut soigner par exemple. Enfant, dans certaines cérémonies, j’ai pu observer une théâtralité, avec de la mise en scène, de la mise en danger… En fait, tout ce que j’aime voir dans le théâtre était déjà là.

Comment cela vous est-il revenu dans votre vie d’adulte ?

Lorsque je suis revenu en France et après mes études au TNB, quand j’ai commencé à travailler à Paris, il me manquait ce lien entre art et vie. Il me manquait l’aspect humain dans le travail de la scène, celui du risque, de la chaleur, du partage, de la dépense… Je me suis mis en quête de tout cela, et c’est dans la culture gitane que je me suis retrouvé.

Était-ce par hasard au coins d’une rue ? En rencontrant un travail en particulier ?

C’est grâce aux petits haïku écrits par Alexandre Romanès parus chez Gallimard, ces textes m’ont profondément touché : j’y voyais le monde de mon enfance, le partage. Cette société qui ne laisse pas autant de place à l’argent. Dans cette culture, la monnaie n’est pas une valeur, c’est l’humain qui prime. Contrairement aux occidentaux et comme dans la société aborigène, la société gitane est matriarcale, et tous les membres sont des créateurs, des artistes.

Est-ce la liberté qui  vous attire chez les gitans ? Comme un moyen de soigner le monde moderne ?

Bien sur, il y a un lien a établir pour ça entre eux et l’Occident. Par la suite, j’ai rencontré Alexandre Romanès, nous nous sommes liés d’amitiés et je me permet de penser que c’est grâce à nos valeurs communes. Chez lui je retrouvais des éléments de mon histoire qui, je pense, me permettent de m’inscrire dans une continuité logique.

Etes-vous allé plus loin qu’une rencontre ? Vous-êtes vous immergé dans cette culture ?

Oui. J’aime leur idée de la famille, qui est élargie, collective. On est pas dans un schéma père, mère, fils, fille : c’est ouvert. Peut-être que celui qui remplira le rôle du père, sera l’oncle ou l’ami. Du côté occidental, c’est difficile d’avoir des rapports sains avec ses parents, il y a toujours une mémoire, une névrose, que la famille élargie permet de résoudre. J’y ai retrouvé la théâtralité, je crois que dans mon théâtre, et c’est ce à quoi je tend, j’aime l’excès. Et à la fois j’aime aussi l’épure totale, les plateaux vides où le spectateur a la possibilité de penser, de rêver, de s’interroger, car surtout il ne faut pas dire au spectateur ce qu’il faut penser. Cette liberté permet de ramener le spectateur à son intelligence, alors que malheureusement le monde moderne n’a de cesse par de multiples attraits de faire en sorte qu’on ne pense plus par nous même, pourtant c’est capital si l’on veut être heureux.

La liberté fait partie intégrante de votre travail, est-ce le seul aspect que vous intégrez ? Comment la culture gitane devient-elle outil d’interrogation ?

Je l’intègre aussi dans le rapport scène-salle. Au cirque Romanès, il n’y pas de différenciation. Comédiens et spectateurs ne font qu’un, donc il n’y pas un qui sait et l’autre qui ne sait pas. Ensemble, tous partagent une expérience. Cette dimension est importante dans mon travail. Dans Jeu et théorie du duende, la salle reste allumée un long moment au début du spectacle. À un instant donné, Mireille vient dans la salle, elle s’intègre au public. Je lui demande d’être au service du poète, donc de ne pas faire sentir aux spectateurs que « c’est comme ça qu’il faut penser », parce que cela nous éloigne de lui. On s’interroge ensemble, c’est comme ça qu’on avance.

En somme, c’est une expérience commune où chacun évolue ?

Par le biais du poétique, on atteint le politique. Et ce n’est surtout pas par une démonstration du politique qu’on atteint le politique. Dans ce type de travail ça finit toujours par les bons d’un côté et les méchants de l’autre, or notre monde est beaucoup plus nuancé. Dans Jeu et théorie du duende, Lorca relie malheur et bonheur, il relie mort et vie. Tout les jours on renaît. Il relie aussi les cultures, l’Espagne de Garcia-Lorca c’est l’Espagne arabo-andalouse, c’est l’Espagne du mélange, c’est ce qui rendait fou les phalangistes et les franquistes ! Le spectateur peut trouver avec ce texte une résonance avec ce qui se joue aujourd’hui dans un monde où les peuples sont séparés, les âges sont séparés. Alors que non ! Je peux avoir des amis de 90 ans et d’autres de 20. Je n’ai pas envie d’entretenir un racisme de l’âge ou des cultures. Je repense à la phrase de Montaigne : « un honnête homme est un homme mêlé »[6. Montaigne, Les Essais, Livre III, Chapitre IX].

Benjamin Barou-Crossman / Photo : Hadrien Volle
Benjamin Barou-Crossman / Photo : Hadrien Volle

 

Comment as-tu rencontré le texte de Garcia-Lorca ?

C’est un texte que Stanislas Nordey nous a fait lire lorsque j’étudiais au TNB. Il m’avait déjà bouleversé. Ensuite, Mireille Perrier m’a mis en scène dans un spectacle en 2012[7. « J’habite une blessure sacrée », voir notre critique ici]. En cadeau de première, elle m’a offert Jeu et théorie du duende. J’y ai vu comme un signe. Je ne crois pas en la fatalité, mais je pense que les choses les plus fortes de notre vie adviennent car on est disponible et ouvert. Cela n’est pas de l’ordre de la volonté, du « je veux, je veux ». Quand on veut trop quelque chose, on finit par s’en priver. On ne contrôle pas ce qui nous arrive et là ça s’est fait naturellement.

Qu’est que le duende ?

Le duende c’est le feu sacré, la flamme, le supplément d’âme. Quelque chose que la technique n’apportera jamais, ou alors au moyen d’une technique tellement maîtrisée que, à un moment, on peut atteindre ce feu. Mais c’est quelque chose qui ne se répète jamais, d’imprévu et d’imprévisible. Là aussi est le lien avec la culture gitane. Les gitans sont dans la vie, dans l’instant. S’ils ont envie de chanter à minuit, ils chantent ! Il n’y a pas de cadre qui les enferme, ça peut être ça le duende. Chez Garcia-Lorca, c’est aussi ce qui m’a beaucoup touché. C’est moi qui le lit ainsi, mais il me semble que le duende sublime la douleur du poète. La joie se reconquiert à chaque instant et pour cela, il faut aller la chercher au fond des tripes. Donc cela remue, cela fait mal, il peut donc il y avoir de la douleur dans le duende. Je repense à cette phrase de Genet : « on est pas artiste sans qu’un grand malheur s’en soit mêlé »[6. Jean Genet, Le Funambule.]. Je pense ici à Garcia-Lorca, ce n’est pas de l’ordre de ma petite histoire personnelle, pour ça il y a la psychanalyse !

Mais chaque metteur en scène met un peu de lui à travers le texte de l’auteur…

Inconsciemment, peut-être, mais la base du théâtre reste le texte et l’acteur.

Ce n’est pas un peu réactionnaire que de penser encore cela aujourd’hui ?

Bien sur que non ! L’avant-garde dans nos années c’est un acteur et un texte. Aujourd’hui on met de l’image et de la vidéo de partout. Je milite pour un retour à l’essentiel. Sinon qu’ils aillent faire du cinéma ou des performances ! Les grandes histoires du théâtre viennent à la base du texte et de l’acteur non ? Le fait de ne pas imposer d’image ça n’empêche pas d’intégrer de l’imaginaire au spectacle. Le metteur en scène est au service du texte, c’est là où il existe le plus.

À propos de l’existence du metteur en scène, vous remerciez Claude Régy dans la feuille de salle. Lui connait bien la formule « un acteur et un texte ». Quelle est sa contribution à votre travail ?

Il m’a conseillé, m’a reçu chez lui pour parler de mise en scène. L’un des premiers textes qu’il ait monté c’est justement un Garcia-Lorca : Doña Rosita. À ce propos il m’a dit, « qu’est-ce que j’étais naïf à l’époque » (rires). Il a vraiment la sagesse des gens qui se sont construit leur expérience en osant.

Quels outils retenez-vous de Régy pour votre travail ?

Qu’il faut oser se planter ! Se lancer pleinement car entre deux eaux, tu es mort. Qu’il faut aller au bout de ce tu penses comme étant juste. Il m’a aussi rappelé que l’un des défauts des jeunes metteurs en scène, c’est que l’on veut trop montrer qu’on existe au moyen d’artifices qui font perdre de vue l’essentiel. Enfin, il m’a appris une chose importante en matière de direction d’acteur : tu ne peux pas faire faire à ton acteur quelque chose qu’il ne veut pas faire. Car même si tu le force, il le fera mal, consciemment ou non il y aura toujours une gêne dans sa façon de jouer ce moment là. C’est important d’entretenir le dialogue avec le comédien, celui-ci peut t’emmener sur un terrain que tu n’aurais peut-être pas soupçonné et que cela te semble juste. Il faut avoir l’humilité de se déplacer soit.

Pratique : Jeu et théorie du duende de Federico Garcia-Lorca. Au théâtre des Déchargeurs, 3 rue des Déchargeurs, 75001 Paris. Du mardi au samedi à 19h30. Durée : 1h15. Tarifs : entre 10 et 24 euros.




30 ans du FRAC Champagne-Ardennes : une odyssée souterraine

 

Pommery

Jack Lang a créé les FRAC [1. Fonds Régional d’Art Contemporain] en 1982. Celui de Champagne-Ardenne a été doté deux ans plus tard, en 1984. Nous fêtons donc cette année ses 30 ans. Trois décennies d’acquisitions, de travaux d’artistes nationaux et internationaux, de manifestations à destination du public… Trois décennies qui sont « compilées » en une belle exposition, magnifiée par un cadre pour le moins étonnant : les caves de la maison Pommery [2. C’est la 11e fois que les caves Pommery accueillent une manifestation en ses murs, chacune est baptisée « Experience Pommery », l’occasion de se renouveler à chaque fois. Pour cette nouvelle aventure, Pommery a ouvert un nouvel espace d’exposition sur son site].

Ce lieu a été aménagé au XIXe siècle par la veuve Jeanne-Alexandrine Pommery. À elles seules, elles méritent la visite… En bas d’un escalier gigantesque qui nous fait descendre à plusieurs dizaines de mètres sous terre, les galeries se succèdent. Lorsque l’on est si profondément enfoui, on entend et on voit différemment. Et même si ce sont seulement quelques centaines de mètres de ce dédale mystérieux [3. Il y a en tout 18 kilomètres de souterrains] qui accueillent les œuvres, l’ambiance est magique, habitée par les diverses formes d’art qui tiennent compagnie aux hauts-reliefs d’époque XIXe.

Trente ans, trente œuvres. Il y a de la vidéo, de la sculpture, diverses créations sonores et visuelles qui n’entrent dans aucun standard, des installations. Un argument général est tout de même proposé au départ, il est d’inspiration homérique : l’Odyssée. La commissaire d’exposition, Florence Derieux, a voulu insister sur le côté aventurier des FRAC. Sur son aspect découvreur et conservateur de talents. Néanmoins, pour le public, le plaisir de la visite est comme celui d’une lecture agréable : rien de trop éprouvant et à la fin, il ne reste que la passion et le plaisir.

Pommery

Les créations sont bien visibles, la place est laissée à chacune, qu’elles habitent seule un grand espace ou qu’elles soient plusieurs dans une pièce de taille réduite. On joue, on cherche, on découvre, enfants dans une chasse aux trésors spéléologiques. On incarne tour à tour un Ulysse, un Indiana Jones au milieu du temps, entre poussière et modernité, des mondes s’ouvrent.

On s’arrêtera sans doute sur Purple Box de Anna Blessman & Peter Saville, sorte de monde dans un monde, une philosophie de la vie moderne où tout est lié. Ou plus loin on observera Stoning de  Latifa Echakhch, prix Marcel Duchamp 2013, qui offre ici une pièce subtile, troublante de résonances diverses, de Jimmie Durham aux intifadas contemporaines…

Ce périple ne manque pas d’amuser, de questionner sur notre monde, dans un espace souterrain. C’est peut-être finalement en prenant distance (que ce soit vers le bas ou vers le haut), que les solutions visuelles apparaissent. Aux artistes, comme aux visiteurs.

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Le site Pommery se trouve à 10 minutes de la gare de Reims (à 115 km de Paris).
Visites du 1er novembre au 31 mars, tous les jours de 10h à 17h, jusqu’à 18h en été.
Fermé le 25/12 et du 1/01 au 3/01 inclus.
Tarif de la visite, à partir de 12 euros. Gratuit pour les moins de 10 ans. 




Une soirée au Petit-Saint-Martin : « La beauté » et « Ring »

Bernard Richebé
Bernard Richebé

On peut apprécier passer une soirée sur les Grands Boulevards [1. Les boulevards qui relient la place de la République à l’entrée du boulevard Haussmann sont, depuis le XVIIe siècle, le point géographique où sont rassemblés à Paris les théâtres de divertissement pour le public populaire], sans pour autant aimer péter au lit avec son épouse. C’est pourtant ce que semble sous-entendre Eric Loret dans un article un brin condescendant, paru dans la série « Libé » explore le théâtre de boulevard, où il traite (un peu) du spectacle Divina, mettant en scène Amanda Lear dans une pièce de Jean Robert-Charrier.

Eric Loret incarne dans cet article, le critique (trop) snob, rappelant les nobles qui venaient « s’encanailler » sur les boulevards au XVIIIe. Pour ce public étaient prévus des loges munies d’un grillage, afin d’assurer leur discrétion dans ces lieux affreusement populaires. Un snobisme de la part de Loret, qui s’illustre par la nécessité de donner son avis sur tout, et surtout pas sur l’essentiel. On a droit à son avis de critique mondain sur le public (« Un monsieur d’une soixantaine d’année avec sa maîtresse »), monsieur Loret est-il aller demander s’ils étaient bel et bien amants ? On notera ici l’allusion sexiste volontairement boulevardière, où il n’existe aucune possibilité que ce soit « une femme d’une soixantaine d’année avec son amant ». On a ensuite droit à l’avis de critique gastronomique, quand il commente la commande du couple précédent (« ce sera deux suprêmes de volailles »), comment ? Tous les publics de théâtre ne commandent pas des « émulsions » et autres « gyosa » avant d’aller au théâtre ? Dieu que le boulevard Montmartre est rétrograde…

On a droit ici à ce que Libération fait (rarement heureusement) de pire. Où la critique montre sa face moribonde, affreusement tournée sur elle-même, s’illustrant à destination d’un public d’amis.

Nous revendiquons donc, sur Arkult, le droit de pouvoir s’amuser sur les boulevards, de temps en temps, pour lâcher prise, pour se vider la tête, car c’est un moyen comme un autre après tout ? C’est moins classe qu’un rail de coke, c’est sûr, mais selon le public, c’est tout aussi efficace. Il faut de tout pour faire un monde, non ? [2. Aaaah ! Encore un horrible adage populaire !]

De notre côté, jeudi soir, on est allé passer une soirée très enrichissante au théâtre du Petit Saint-Martin. Qui n’a bien sûr pas la même vocation drôlatique » que celui des Variétés, mais qui a le malheur de se trouver dans la même zone géographique. Et pourtant, les deux productions qu’il accueille sont excellente et « de très bon goût ».

Rémy Perthuisot
Rémy Perthuisot

La beauté, recherche et développement

Le spectacle de début de soirée accueille le public au son d’une voix off toussoteuse qui semble se vouloir rassurante. On se croirait entré dans un séminaire de développement personnel dont la brochure aurait été trouvée dans un Nature et Découverte, un soir de novembre. Quand la lumière s’éteint, c’est un « voyage » qui commence. Conduit par Brigitte et Nicole, ce parcours sur plateau nu met à l’épreuve l’imagination du public. Un public venu suivre une visite guidée sur la notion de beauté.

C’est sans machine et sans gadget que le duo nous guide dans l’aventure. Leur jeu est très complémentaire, elles sont là pour nous faire du bien, pour nous montrer le beau, sans pour autant masquer leur faiblesse (feinte), qui fait voir le beau en chaque chose. Elles sont un mélange entre des Madame Loyal et des vendeuses-animatrices de grande surface des années quatre-vingt dix, empaquetées dans une gestuelle clownesque.

L’humour ne réside pas forcément dans leurs répliques, mais dans l’auto-réaction qu’elles suscitent, leur simplicité les amuse et nous amuse dans la foulée. L’inspiration du texte ? La vie d’une quadra de classe moyenne, dans la vie de tous les jours. On joue sur les mots, sur le registre de l’autodérision, mettant en lumière la faiblesse des moyens techniques pour soutenir leurs discours. On notera la richesse d’investissement corporel des actrices qui ont le talent de nous faire sourire d’un geste de main (alors imaginez quand elles dansent !).

Quelques zones d’ombre dans la vie de Brigitte et Nicole jalonnent ce « voyage » et n’en font que ressortir la drôlerie pour le public. On relève la dédramatisation du monde actuel, celui qui est prêt aux pires horreurs pour retrouver la beauté, et qui finalement se mutile. Une certaine poésie réside dans les métaphores et offre finalement plusieurs niveaux de lecture au public. A la fois drôle et intelligent, ce spectacle est un manifeste humaniste.

Pratique : Actuellement au théâtre du Petit-Saint-Martin, 17 Rue René Boulanger, 75010 Paris- Réservations par téléphone au 01 42 08 00 32 ou sur www.petitsaintmartin.com/

Durée : 1h10

Mise en scène : Pierre Poirot

Avec : Florence Muller, Lila Redouane

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Bernard Richebé

Ring

A 21 h, place au spectacle de Catherine Schaub mettant en scène Audrey Dana et Sami Bouajila, Ring. Dans ce décor moderne, une toile blanche étendue sur le mur et sur le sol, deux accessoires : un banc et un lit et se déroulent devant nous toutes les facettes de l’amour.

Cette suite de tableaux débute par une dispute de couple banale, entre Adam et Eve. Elle s’ennuie, elle veut « s’épanouir intellectuellement » et son mari ne sait plus quoi faire pour qu’elle puisse se divertir. Le problème ? Ils sont seuls. Plus tard, un autre couple : elle domine et veut de la baise, et c’est elle qui fait peur à l’homme. A un autre moment ils se connaissent à peine, ou se rencontrent par hasard. Les rôles changent et s’inversent et on est souvent surpris. Il y a du sexe, de la violence, de la volupté, parfois un peu de passion, et beaucoup d’amour.

Quand on lit le paragraphe précédent, on pourrait croire qu’il y a du drame dans toute la pièce. Oui, il y en a, mais il passe au second plan derrière tant d’humour. Le texte de Léonore Confino est extrêmement drôle, il est d’un style très affirmé et audible. Dana et Bouajila se l’approprient profondément et s’investissent corps et âmes sur le plateau, dans une mise en scène, tout en déséquilibre, réussie. Le plaisir que ces comédiens ont à jouer ensemble est visible, palpable.

Le décor est sensitif, le blanc se prête à la réflexion du bleu, du rouge, à la projection d’un décor en 3D et contribue (avec la musique, électronique, parfaitement froide mais agréable) à nous plonger dans une sorte d’hors-temps et d’hors-espace, bien que les histoires racontées mettent en lumières les problèmes relationnels et existentiels d’un couple moderne, dans un échange dominant/dominé. Des histoires d’amours difficiles, mais qu’on a un plaisir fou à vivre quand on est dans le public.

Pratique : Actuellement au théâtre du Petit-Saint-Martin, 17 Rue René Boulanger, 75010 Paris- Réservations par téléphone au 01 42 08 00 32 ou sur www.petitsaintmartin.com/

Durée : 1h40

Mise en scène : Catherine Schaub

Avec : Audrey Dana, Sami Bouajila

 




« Zelda et Scott » tiédissent le La Bruyère

Jean-Paul Bordes, Sara Giraudeau, Julien Boisselier
Jean-Paul Bordes, Sara Giraudeau, Julien Boisselier

C’est dans cette ambiance New Yorkaise des années 20 (fantasmée !) que débute « Zelda et Scott », une pièce écrite par Renaud Meyer sur des bases biographiques, qui nous propose de vivre l’amour tourmenté, vécu par les époux Fitzgerald. [1. Pour rappel, Scott Fitzgerald est notamment l’auteur du roman Gatsby le magnifique, qui bien qu’adapté aujourd’hui par Hollywood, n’a pas été un grand succès en son temps.]

Cette histoire de couple pourrait être un parfait drame. Mais la richesse de la pièce présentée au théâtre La Bruyère ne réside malheureusement pas dans sa construction : elle est basique, suit l’ordre très chronologique et ne ménage pas beaucoup de « coups de théâtres », tout n’est que progression. Tant bien même que si l’on ignore l’histoire de Zelda et Scott, la fin est assez prévisible. Le texte est forcément dans cette lignée, bien qu’on puisse être surpris de temps à autres : quelques phrases surgissent, mais restent des « bons mots » épars…

Néanmoins, on a un léger plaisir à partager cette vie, celle si classique du poète et de sa muse, puisque la légende veut que ce soit Zelda qui ait inspiré à Scott son premier succès, L’envers du Paradis. Ensemble, ils profitent de cette gloire à plein régime au rythme des cuites, des drogues et des mondanités. Ils jouent à se faire peur comme des enfants dans ce monde d’adulte qui brille de mille feux. Zelda est simple, fait la naïve, exagère son personnage de provinciale et Scott en est fou.

Ernest Hemingway vient faire ici le pendant raisonnable à la spirale autodestructrice du couple. Découvert par Fitzgerald, l’auteur en devenir n’est pas l’homme sombre qui se décrit en filigrane dans Pour qui sonne le glas. Dans Zelda et Scott, il est celui qui a la tête sur les épaules, celui qui tient la corde en haut du puits et que Fitzgerald refuse d’attraper. Jean-Paul Bordes campe son personnage peut-être de façon un peu trop monolithique, face aux nuances dans la détresse incarnée de Julien Boisselier. Dommage.

Enfin, le spectacle est accompagné par un live band très conventionnel qui occupe bien son rôle de soutient. Quoi de plus évident pour accompagner l’aventure de l’écrivain qui représente l’ère du jazz ? Mais cela ne suffit pas à l’histoire pour nous faire sentir (physiquement !), l’Amérique de ces années. Zelda et Scott sont trop propre dans la première partie ! Heureusement, la seconde sent un peu plus le tabac et le whisky. La violence, la déchirure y sont bien visible.

La déchéance, la désolation, la mort, sont là. Trop tardivement, trop brutalement sans doute. C’est donc un spectacle tiède que nous sert ici Renaud Meyer. Une tiédeur qui étonne tant l’histoire qu’elle illustre fut sulfureuse.

« Les Liaisons Dangereuses », texte et mise en scène de Renaud Meyer, au Théâtre La Bruyère, 5 rue La Bruyère, 75009 Paris. Durée : 1h40 (avec entracte). Plus d’informations et réservations sur www.theatrelabruyere.com