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[Exposition] « Daniel Brush » : l’esthétique intemporelle d’un artiste polymorphe

Second Dome, 1983-1989, pure gold, 22 karat gold, steel, 3 x 3 x 3 inches. Photography by Wesley Stringer.

Pour célébrer ses cinq années d’existence, l’Ecole des Arts Joailliers magnifie la création contemporaine internationale par le biais d’expositions temporaires et ouvre ses portes au grand public. Tel un écrin précieux, l’Ecole accueille jusqu’au 31 octobre seulement, les œuvres singulières de l’artiste en orfèvrerie Daniel Brush. A travers une sélection de sculptures, colliers, manchettes et dessins, l’exposition met en valeur l’univers de ce créateur polymorphe qui fascine par son perfectionnisme et sa maîtrise technique. Plus qu’une simple monstration esthétique, un moment d’une élégance rare.

Peintre, philosophe, sculpteur ou encore historien, Daniel Brush est un artiste aux multiples talents dont les œuvres reflètent en filigrane, ces complexes influences. Créateur énigmatique, ses réalisations comme sa vie personnelle étonnent et fascinent : telle une légende de l’artiste forgée au fil du temps, on le dit solitaire et volontiers reclus dans son atelier, travailleur acharné dont la vie quotidienne très ritualisée confère à son œuvre, une dimension méditative et quasi-mystique. Tel un enchanteur alchimiste, Daniel Brush façonne pierres et métaux pour en révéler la sensualité, dissimulée sous l’apparente rudesse du matériau. Ainsi sous ses doigts, l’acier brut se fait bijou, tour à tour papillons aux parures d’or ou coquelicots de diamants.

Ten Butterfly Box, 1991-1993, Pure gold, steel, rare earth magnets, 3 x 3 3/4 x 3 3/4 inches. Laurent Kariv.

Les créations ici présentées et magnifiées par une muséographie épurée aux tons de nacre, subjuguent par leur délicatesse et l’impression de mouvement qu’elles exhalent : faites d’or et de cuivre, d’acier et d’aluminium, leurs surfaces creusées de vagues métalliques et de fins sillons se parent de reflets lumineux et changeants.

De ces matériaux pourtant si lourds, émane une légèreté paradoxale où la maîtrise technique s’efface derrière la poésie du bijou. Fruits d’une réflexion plastique en perpétuelle innovation, les objets d’art de Daniel Brush recèlent un charme envoûtant que l’on ne saurait briser.

Red Breathing, Cantos for the Womenplays, 1991-2003, 117 drawings (One of the series), Ink on paper. Each 60 x 40 inches. Photography by Wesley Stringer.

Parmi les pièces exposées, les colliers créés par l’artiste métaphorisent une épopée poétique livrée aux caprices du temps. Issus d’une collection de 117 pièces, ils possèdent tous leurs spécificités, leur caractère propre aux accents parfois animaliers, sertis de pierres précieuses ou rehaussés de motifs floraux. Conçus sur une période de quatre ans, ces colliers célèbrent tant l’évanescence du présent que la beauté d’une femme imaginaire, absolue, dont le cou serait orné de ces créations uniques. Dès lors, le charme de ces pièces réside avant tout dans leur rareté, loin d’une logique marchande où la multiplication de l’objet annihile sa singularité.

Tout aussi hypnotiques, les dessins grands formats de l’artiste se déploient sur les murs de l’Ecole des Arts Joailliers. Plastiquement, l’influence japonaise de la calligraphie et du théâtre Nô est palpable. Ici, contrairement aux bijoux ciselés qui s’observent au plus près, il faut se détacher de l’œuvre pour en saisir la complexité intrinsèque : que l’on s’éloigne du cadre, et la toile s’anime, la sensation de mouvement affleure face à ces dessins qui semblent inachevés, mus par une vie propre à la fois fugitive et suspendue dans l’instant. Ainsi appréhendées dans l’espace, les lignes esquissent de fugaces stries ondulantes, comme autant d’échos aux fines ciselures des bijoux.

Par sa première exposition française, Daniel Brush insuffle à l’art de la joaillerie contemporaine, une forte dimension émotionnelle et bouleverse les codes par son insatiable quête d’originalité. « Il me faut repousser les limites de la bijouterie pour bousculer l’histoire » explique-t-il ; une subversion esthétique certes, mais qui privilégie l’harmonie et la richesse de la forme à la vile polémique. Collectionneur passionné d’objets anciens, Daniel Brush y puise une inspiration foisonnante teintée d’historicité, afin de créer des pièces à la sensualité quasi-viscérale et obsédante. Un tour de force tout en finesse.

Thaïs Bihour

L’exposition « Daniel Brush, Cuffs and Necks » se tient jusqu’au 31 octobre à l’Ecole des Arts Joailliers. Plus d’informations sur  https://www.lecolevancleefarpels.com/fr




[Exposition] « Klaus Barbie, le procès », ou l’absolue nécessité d’un réveil mémoriel

Copie du mandat d’arrêt international émis par le juge d’instruction Christian Riss le 3 novembre 1982 à l’encontre de Klaus Barbie. © Archives départementales du Rhône, Lyon.

Le 11 mai 1987, s’ouvre le premier procès pour crime contre l’humanité en France : Klaus Barbie, ancien chef de la Gestapo de Lyon, s’apprête à être jugé devant la cour d’assises du Rhône. A l’occasion du 30e anniversaire de ce procès historique, le Mémorial de la Shoah revient sur ces 37 jours d’audience qui ont marqué les consciences, à travers de nombreux témoignages et documents inédits. Saisissante, l’exposition met en lumière le rôle du contre-espionnage américain qui a protégé Barbie, mais aussi l’action déterminante des époux Klarsfeld dans la traque du criminel nazi, ainsi que les démarches menées par Fortunée Benguigui et Ita-Rosa Halaunbrenner, dont les enfants furent déportés. De salle en salle, documents des services secrets, images d’archives, extraits d’audiences et coupures de presse, retracent les étapes d’un procès qui a bouleversé l’opinion au-delà des frontières françaises. Trente ans après, la parole des rescapés d’Auschwitz et le souvenir des 44 enfants d’Izieu, restent gravés dans la conscience collective, marquant l’absolue nécessité d’une mémoire à conserver.

Né le 15 octobre 1913 en Rhénanie-Westphalie, Klaus Barbie intègre les jeunesses hitlériennes avant d’être recruté par le service de sécurité du parti nazi en 1935. Affecté à Lyon dès novembre 1942, il ne tarde pas à prendre la direction du département IV de la Gestapo et reçoit le surnom de « boucher de Lyon » pour les nombreuses arrestations, tortures et déportations qu’il ordonne. Il est ainsi reconnu comme le commanditaire de la rafle de l’Ugif rue Sainte-Catherine du 9 février 1943, de celle des 44 enfants d’Izieu le 6 avril 1944 qui furent gazés à Auschwitz, et du dernier convoi de déportés du 11 août 1944. Enfin, le 21 juin 1943, il arrête Jean Moulin et le torture à mort avant de s’enfuir lors de la Libération.

Klaus Barbie dans son box avec son interprète. © Archives photo Le Progrès.

Pour autant, à l’indicible effroi des crimes commis par Klaus Barbie, se superpose la cruelle opération des Américains : ces derniers le recrutent au sein de leur cellule de contre-espionnage et lui permettent de se réfugier en Bolivie sous le nom de Klaus Altmann, tandis que les services secrets français tentent de suivre sa trace. Tout aussi implacable est l’attitude des services de renseignements allemands qui emploieront secrètement Barbie jusqu’en 1966. Face à ce triste constat, le malaise va en grandissant. La muséographie sobre et épurée, parée de bois clair et tonalités sombres, accentue cette froideur qui prend au ventre ; toute démonstration ornementale serait superflue : les faits et les documents parlent d’eux-mêmes, silencieux mais criants de vérité.

Suivant une trame chronologique, le parcours s’ouvre sur la traque de Klaus Barbie ; douze années durant lesquelles l’ancien officier SS – aidé par le parquet de Munich qui enterre toutes les poursuites à son encontre, parvient à échapper à la justice, jusqu’à sa remise aux autorités françaises en 1983. Pour en arriver là, il aura fallu la détermination sans faille d’hommes et de femmes à l’instar de Serge et Beate Klarsfeld, d’Ita-Rosa Halaunbrenner ou du résistant Raymond Aubrac, prêts à tout pour faire entendre leur voix et celle des victimes de Barbie : « Six millions de morts étaient avec moi aujourd’hui : s’ils ont marqué le jury, j’aurais gagné quelque chose », témoigne l’ancienne déportée Simone Kaddoshe-Lagrange lors du procès.

Arrivée au palais de justice Fortunée Benguigui et Ita-Rosa Halaunbrenner le jour de leur audition le 2 juin 1987. © Archives photo Le Progrès.

Abondamment documentée, l’exposition relate minutieusement l’instruction du procès qui se déroule entre février 1983 et octobre 1985. Le dossier est complexe, tant par la nature des actes commis que par la temporalité des évènements : Barbie est accusé de crimes prescrits depuis près de dix ans lorsqu’il est transféré à la prison Saint-Joseph de Lyon. Il est donc primordial de fournir de nouvelles preuves pour relancer l’affaire ; désormais, c’est au juge Christian Riss de prouver que Barbie s’est bien rendu coupable de crimes contre l’humanité, imprescriptibles aux yeux de la loi.

Mais l’accusé refuse de se présenter au procès et lorsqu’il accepte de répondre aux faits qui lui sont reprochés, il les réfute et atteste n’avoir aucun souvenir des témoins qu’on lui présente. Face à l’une de ses victimes, Julie Fino-Franceschini, on lui demande : « Cette dame vous reconnaît formellement. Vous avez entendu son témoignage. Qu’en pensez-vous ? » ; il répond : « Je n’ai rien à dire. » Confronté aux rapports de déportations signés de sa main, aux documents qui comptabilisent les arrestations et au télégramme envoyé par ses soins après la rafle d’Izieu, il ne cesse de nier, soutenu par son avocat Me Jacques Vergès qui affirme qu’il s’agit de faux.

Durant sept semaines, magistrats allemands spécialisés dans la traque d’anciens nazis, experts de la persécution des Juifs en France, scientifiques chargés d’authentifier les pièces à conviction et témoins directs, se succèdent à la barre. La parole portée par les rescapés des camps ébranle l’opinion et le procès Klaus Barbie s’affiche en une des journaux du monde entier : le réveil de la mémoire est amorcé. Le 15 octobre 1992, le Centre d’histoire de la Résistance et de la déportation est créé, les établissements scolaires organisent des entretiens entre élèves et anciens déportés, tandis que François Mitterrand inaugure le Mémorial des Enfants d’Izieu en ce 24 avril 1994.

À gauche, Alain Jakubowicz à droite, Serge Klarsfeld, avocats des parties civiles pendant le procès Klaus Barbie. © Archives photo Le Progrès.

Le parcours de cette exposition poignante et ô combien nécessaire, s’achève sur les images filmées du procès et retransmises pour la première fois en intégralité. Après tant de preuves à charge et de vies brisées, on est désemparé, la gorge nouée par la plaidoirie de Me Vergès qui scande lors de la 37ème audience : « Au nom de l’humanité, du droit et de la France, acquittez Klaus Barbie. »

Cette ultime déclamation échoue, et après sept semaines d’un procès inoubliable, Klaus Barbie est condamné à la réclusion criminelle à perpétuité. Une nouvelle étape en faveur de la construction mémorielle de la Seconde Guerre mondiale est franchie, dont nous sommes désormais les garants.

Thaïs Bihour

L’exposition « Le procès Klaus Barbie. Lyon, 1987 » se tient jusqu’au 15 octobre au Mémorial de la Shoah. Plus d’informations sur http://www.memorialdelashoah.org/




[Exposition] « Lee Ungno » : un rêve de liberté à l’encre calligraphiée

Deux oiseaux, 1978, encre sur papier, 42,2 x 33 cm. © Alexandra Llaurency / Musée Cernuschi / Roger-Viollet – Adagp, Paris 2017.

Fort de ses liens avec la création plastique coréenne contemporaine, le musée Cernuschi dédie sa nouvelle exposition à l’artiste Lee Ungno (1904-1989). Considéré comme l’un des peintres asiatiques les plus importants du XXème siècle, son œuvre exprime une quête libertaire façonnée par les bouleversements politiques de son époque et résonnant des cris d’un peuple opprimé. Ancien prisonnier politique sous le mandat de Park Chung-hee, c’est toute la démocratie coréenne naissante qui s’incarne à travers ses encres calligraphiées et ses compositions abstraites, où se décline le motif symbolique des foules. En 1959, Lee Ungno s’établit en France et fonde quelques années plus tard, l’Académie de peinture orientale abritée par le musée Cernuschi ; durant sa carrière, il ne cessera d’explorer les liens entre l’Extrême-Orient et l’Europe, fréquentant des artistes occidentaux tels Hans Hartung ou Pierre Soulages. Ici, une sélection de 82 œuvres parmi les collections du musée, compose cette rétrospective où le travail académique de Lee Ungno côtoie ses créations plus intimes entre figuration et abstraction. Alors, l’émotion se mêle à la richesse du propos, promesse d’un songe où la liberté s’esquisse à l’encre calligraphiée.

Calligraphie (Longévité), 1983, encre sur papier, 137,8 x 71,5 cm. © Musée Cernuschi / Roger-Viollet – Adagp, Paris 2017.

Durant les années 1920-1930, la production de Lee Ungno se situe dans une veine traditionnelle qui lui assure ses premiers succès, exerçant même dans le domaine publicitaire en tant que concepteur d’affiches. Pourtant, la domination des autorités coloniales japonaises tend à bouleverser le paysage culturel coréen, incitant les artistes à se familiariser avec un nouveau vocabulaire. La nécessité d’étudier les pays occidentaux afin d’être en mesure de leur résister se dessine en filigrane : les mutations artistiques du Japon entre modernité et tradition – notamment durant l’ère Meiji, en sont le symbole. A partir de 1937, Lee Ungno teinte donc son langage plastique de nouvelles influences, empruntées tant aux courants européens qu’au nihonga, mouvement réformateur de l’art japonais.

Mais en 1945, la libération de la Corée amorce une rupture esthétique dans le travail de l’artiste : ses expérimentations sur la couleur, la matière et les textures portent la marque d’une société coréenne bouleversée, éreintée par les conflits sociaux et dont l’avant-garde artistique dépeint désormais la douleur. L’espace muséal, paré de tonalités rouge et de noir, restitue avec justesse cette atmosphère saturée d’une sourde violence. Dès lors, la confrontation de Lee Ungno avec les courants abstraits européens amorce un tournant, dont son installation définitive en France signe l’aboutissement.

Composition, 1979, couleurs sur papier, 41,3 x 70,5 cm. © Musée Cernuschi / Roger-Viollet – Adagp, Paris 2017.

En 1964, il fonde l’Académie de peinture orientale de Paris, véritable trait d’union artistique et intellectuel entre les mouvements occidentaux et asiatiques. L’artiste coréen y prodigue ses enseignements en tant que professeur ; il privilégie la liberté personnelle de ses élèves et le développement de leur propre vocabulaire plastique, rejetant ainsi l’usage de la copie. L’Académie devient au fil des ans, un lieu de dialogue franco-coréen qui se perpétue après la mort de son créateur en 1989.

Foule, 1983, encre sur papier, 96,6 x 33 cm. © Musée Cernuschi / Roger-Viollet-Adagp, Paris 2017.

Très attaché à sa culture coréenne d’origine, Lee Ungno réalise de nombreuses calligraphies et encres sur papier inspirées de la tradition lettrée. La plasticité et l’expressivité de ses motifs qui confinent à l’abstraction, deviennent pour l’artiste une source de créativité libérée de ses carcans formels. Ainsi, la spontanéité du trait prime parfois sur la lisibilité des caractères. Pour autant, Lee Ungno ne se détourne pas totalement des valeurs esthétiques et morales de la peinture traditionnelle ; elles s’incarnent dans des compositions où se déploient de majestueux bambous, signes contestataires de la vertu face à l’oppression du pouvoir.

Poignantes et subtilement mises en valeur par une muséographie épurée, ces œuvres où la poésie s’allie à la vindicte militante, portent les stigmates de son incarcération en tant que prisonnier politique. Détenu de 1967 à 1969, Lee Ungno préserve sa liberté créatrice et s’adapte aux conditions pénitentiaires, faisant ainsi évoluer sa pratique artistique. Morceaux de cartons, papiers et bouts de cordes, investissent désormais la toile dans des compositions abstraites aux formes cernées d’épais contours.

Ainsi, le motif particulier de ces foules humaines saturant l’espace pictural, découle des abstractions calligraphiques réalisées en prison. Ces silhouettes, dont la pureté géométrique annihile la complexité des formes, évoquent par leur multiplication des danses ou rituels collectifs. Mais la colère gronde encore en Corée et le soulèvement populaire de la ville de Gwangju en mai 1980, suscite une farouche répression des autorités. L’art de Lee Ungno se pare une nouvelle fois de contestation politique : ses foules démesurées appellent de leurs vœux, l’émergence d’une ère progressiste et démocratique.

Sans titre (détail), 1987, encre sur papier © Musée Cernuschi /Roger-Viollet – Adagp, Paris 2017.

Le parcours s’achève avec émoi sur ces individus massés, emblèmes d’une société unie contre la violence d’un état totalitaire. La conclusion ne pourrait être plus tranchante ; ces foules hypnotisantes matérialisent par leur élan vital, un rêve de liberté réalisé au prix de nombreuses existences et menant à la démocratisation de la société sud-coréenne. Ainsi en est-il de ce tiraillement qui affleure dans l’esthétique de Lee Ungno, où les préoccupations politiques grondent sous la poésie plastique et dont les idéaux, à l’encre dessinés, ne sauraient se diluer.

Thaïs Bihour

 « Lee Ungno, l’homme des foules » – L’exposition se tient jusqu’au 19 novembre 2017 au musée Cernuschi. Plus d’informations sur http://www.cernuschi.paris.fr/




[Exposition] « Animer le paysage » : une expérience immersive, pour mieux sensibiliser

© Musée de la Chasse et de la Nature

A la genèse de cette exposition qui explore la piste des vivants, il y a le domaine de Belval : situé au cœur des Ardennes et créé en 1972 par l’industriel François Sommer, le site – qui a œuvré à la réintroduction du cerf –, est conçu comme un espace de dialogue entre l’homme et la nature. Accessible au public, le parc pâtit cependant de l’afflux de visiteurs : en 2001, il est contraint de fermer pour préserver son écosystème. Le domaine de Belval devient dès lors, un centre de recherche tant scientifique qu’artistique, soucieux de la biodiversité et veillant au respect d’une chasse durable. Dans cette optique, « Animer le paysage » donne la parole à des écologues, chasseurs ou agriculteurs, afin de partager leur vision de la faune et de la flore, sans préjugé. Ainsi, le parcours engage le visiteur à devenir acteur de son environnement, aussi bien culturel que naturel ; une expérience immersive, au service d’une meilleure sensibilisation ?

« Si je vous dis : « Il faut sauver la nature », vous direz sans y penser : « Oui, oui, bien sûr » – et vous passerez à autre chose de plus important. Mais si je vous dis : « Il faut défendre votre territoire ! » alors, là, vous vous mobiliserez aussitôt », explique le socio-anthropologue Bruno Latour. Dans ce constat qui souligne l’écart de sensibilité entre la notion de « territoire » et de « nature », c’est notre individualisme, tout autant que la tradition iconographique du paysage qui sont mis en perspective. Face à la nature, on demeure extérieur, aussi simplement qu’un spectateur admire une peinture de paysage : l’émotion est certes présente, mais se sent-on véritablement concerné ? Tel est le postulat défendu par cette exposition : pour prendre conscience de son écosystème et le préserver, il faut s’y confronter de manière palpable. Traquer, capter, pister, sillonner ; telles sont les actions auxquelles ce parcours incite, à travers divers témoignages, photographies ou installations numériques.

« TRAQUER », telle est la première thématique illustrée par Sylvain Gouraud : par le prisme de la chasse, l’artiste évoque la complexité des enjeux relatifs à l’aménagement d’un territoire partagé, où animaux et humains doivent cohabiter et trouver leur place. Filant la métaphore de la traque – qui consiste à se fondre dans le paysage, son installation photographique matérialise cet exercice de dissimulation : pour observer ses clichés, il faut se courber, jouer avec la perspective, l’espace et la luminosité. Son œuvre, à l’image de la nature, ne se laisse appréhender qu’au terme d’une observation attentive.

Thierry Boutonnier, Le chemin du maïs, balise n°24, 2014-2016. © Photographie Sylvain Gouraud.

Thierry Boutonnier invite ensuite, à « SILLONNER » le paysage. Lauréat du prix COAL Art et Environnement en 2010 pour son œuvre Prenez racines !, l’artiste propose ici, une réflexion sur l’interdépendance entre humain et écosystème. En s’intéressant au maïs, cette plante dont la culture compte parmi les plus productives dans les pays industrialisés, Thierry Boutonnier met en lumière le travail des agriculteurs ; avec pudeur, il dévoile leurs difficultés, et leurs craintes face à l’avenir d’un monde agricole en pleine mutation. Telle une œuvre de Land Art détournée, les témoignages qui ornent les murs évoquent avec force, ces chemins de maïs tourmentés.

Puis, l’artiste Sonia Levy et l’architecte Alexandra Arènes, proposent de « CAPTER » les mouvements des êtres vivants. Invitées au domaine de Belval pour enquêter sur les modes de vie de différentes espèces, leur travail questionne les bouleversements industriels et leur impact sur l’environnement. L’objectif, tant artistique qu’écologique, est de façonner une carte géographique d’un genre nouveau, en croisant les chemins empruntés par divers êtres vivants – qu’ils soient humains ou non. Loin des traditionnels plans inanimés, les courbes décrites par les sangliers ou les flèches rythmant les vols d’oiseaux, dessinent des reliefs singuliers qui matérialisent ce fourmillement de vitalité au sein du territoire de Belval.

Alexandra Arènes, Cartogenèse du territoire de Belval, Vidéo, 2’14 », 2016. © Alexandra Arènes. Photographie In Situ © Béatrice Hatala.

Enfin, une alcôve abrite l’installation de Baptiste Morizot et Estelle Zhong Mengual : au rythme d’un flash lumineux qui fend l’obscurité, l’on est convié à « PISTER » la faune sauvage et ses grands prédateurs. Telle une mise en abîme, nos pas se mêlent aux empreintes animales gravées au sol ; une trace visible et matérielle, qui questionne de manière poétique l’impact de l’homme sur l’environnement.

Aussi immersive et engagée que soit cette exposition, parvient-elle vraiment à transcender la tradition iconographique du paysage ? La contemplation extérieure, s’efface-t-elle au profit d’une nature incarnée ? S’il semble difficile d’appréhender une diversité suffisante de points de vue et de pratiques artistiques en seulement quatre thématiques, il serait irréfléchi de condamner une telle démarche en faveur de la biodiversité et d’une chasse durable. La question est si fondamentale, qu’elle ne souffre aucune critique sur le fond ; sur la forme, la concision du parcours et la réussite de l’expérience sensible, seront soumises au ressenti de chacun.

© Olivier Sévère

« Animer le paysage », c’est aussi l’occasion de découvrir le projet artistique d’Olivier Sévère, développé lors de sa résidence à la Villa Kujoyama. Intitulée « Loin d’une île », l’exposition dévoile de saisissantes sculptures, constituées de fragments de roches rapportées du Japon. Là réside toute l’émotion ; dans ce déracinement des pierres, matérialisé par le morcellement que l’artiste leur inflige : il les fragmente, les mélange et les fusionne, créant de nouvelles roches composites dont la cohérence visuelle, dissimule une complexité intrinsèque et poignante.

Pourtant, Olivier Sévère reste humble face aux matériaux qu’il manipule. A travers deux vidéos – Dans ces eaux-là et En Substance, l’artiste met en valeur la force créatrice de la nature et des puissances telluriques : elles portent en elles la force du sculpteur originel, bien avant que l’homme ne façonne le paysage et n’y laisse son empreinte. Plus qu’une sage conclusion qui relie ces deux expositions, un plaidoyer salutaire, une ode au vivant.

Thaïs Bihour

« Animer le paysage – Sur la piste des vivants » et « Loin d’une île » – Les expositions se tiennent jusqu’au 17 septembre 2017 au Musée de la Chasse et de la Nature. Plus d’informations sur http://www.chassenature.org/




[Exposition] « Potente di fuoco» : métamorphoses animales au prisme du temps

Potente di fuoco © Ericailcane

Au Musée du Temps de Besançon, cerné d’horloges et de trotteuses galopantes, le street artist italien mondialement connu Ericailcane / Leonardo, dévoile son incroyable bestiaire aux mille métamorphoses. Dans cette exposition au titre évocateur, « Potente di fuoco – Les âges de la vie », il se penche sur ses dessins d’enfant, à l’aune de son regard d’adulte. « Inventeur d’animaux » comme le surnomme son père, le petit Leonardo se retrouve pris dans l’engrenage du temps : les diptyques exposés, où ses illustrations enfantines et leurs réinterprétations se font face, tissent la trame d’un imaginaire permanent confronté au cycle de la vie. Une belle occasion de (re)découvrir l’artiste et son univers captivant.

Potente du fuoco © Ericailcane

Né à Belluno au nord de l’Italie dans les années 1980, Ericailcane côtoie le milieu naturaliste dès son enfance aux côtés de son père. Fasciné par la nature et le monde animal, ses œuvres se parent de créatures anthropomorphes qui, dans leur beauté ambigüe, dessinent les travers de la société humaine. Inspiré par l’imagerie zoomorphe du caricaturiste Grandville, ses bêtes étranges mêlent la précision d’un biologiste à l’iconographie fantastique et effroyable d’un Jérôme Bosch ; un jeu permanent entre tension et poésie, que l’artiste exprime dans ses fresques au cœur de l’espace urbain.

Ici, loin du regard des passants, les œuvres sont plus intimistes, centrées sur l’espièglerie d’un garçon de cinq ans à l’imagination foisonnante : les dessins – précieusement conservés par ses parents, racontent des histoires de grenouilles-pirates hissant le drapeau noir, d’oiseaux aux allures d’avions ou de hérissons cueilleurs de cerises.

Potente du fuoco © Ericailcane

Vingt ans plus tard, à travers le prisme du temps, la candeur s’efface devant l’expérience vécue ; hostilité entre espèces, armes tranchantes et gueules aux rictus inquiétants, sont désormais l’apanage de ces animaux modernes.

A la fois émerveillé et bouleversé, on ne sort pas indemne d’une telle confrontation : l’innocence du petit Leonardo, blesse l’adulte en nous comme un coup de poignard. Ainsi, perchées en équilibre entre onirisme naïf et cruauté du monde, les silhouettes anthropomorphiques d’Ericailcane esquissent à la seule force de feutres de couleurs, une incroyable odyssée du vivant.

Thaïs Bihour

« Potente di fuoco – Les âges de la vie » – L’exposition se tient au Musée de Temps de Besançon jusqu’au 17 septembre 2017. Plus d’informations sur : http://www.mdt.besancon.fr/

L’exposition est présentée en parallèle de l’édition 2017 du festival Bien Urbain – parcours artistiques dans l’espace public –, et qui accueille cette année l’artiste Ericailcane (http://www.ericailcane.org). Pour en savoir plus : http://bien-urbain.fr/fr/




[Exposition] « Tout allumé » : les ensorcelantes parodies du vivant de Gilbert Peyre

Gilbert Peyre, L’ange, © Franck Grassaud

Après le succès de son exposition « L’électromécanomaniaque » à la Halle Saint-Pierre, Gilbert Peyre dévoile sa Cour des Miracles aussi fantaisiste qu’effroyable, à La Grande Vapeur d’Oyonnax. Ancienne manufacture dédiée à la fabrique de peignes, l’édifice classé monument historique offre à l’artiste, une scène à la fois épurée et théâtrale : dans cette ambiance industrielle, ses œuvres à l’esthétique savamment loufoque et disloquée, y trouvent une place de choix. Entre tintamarre mécanique et poésie burlesque, une exposition saisissante, où l’imaginaire enchante l’ordinaire.

De la FIAC à la Fondation Cartier, en passant par l’exposition « Persona » du quai Branly, les machines-opéras de Gilbert Peyre ont marqué les esprits par leur charme énigmatique et leur fragile beauté : un univers de paradoxes poétiques, où le matériel côtoie l’allégorique. Jean-Pierre Jeunet ne s’y trompe pas lorsqu’en 2009, il met en scène six œuvres de l’artiste dans son film Micmacs à tire-larigot ; un scénario à leur image, satirique et teinté d’absurde, un peu cruel sous ses dehors enfantins.

Gilbert Peyre, Tableau de Chasse, 2004, © Nicolas Gérard

À La Grande Vapeur, l’atmosphère de ce lieu chargé d’histoire restitue à merveille cette ambivalence : brute, saturée de béton armé, mais habitée par des créatures hybrides et attachantes. Là, une BêteMachine chante du Edith Piaf à tue-tête, tandis qu’une souris-marionnette exécute une danse endiablée, juchée sur des pinces à linge. Plus singulière, une femme sans tête se dandine voluptueusement dans sa culotte : sans nul doute, un clin d’œil sensuel et dérangeant à la célèbre Poupée du surréaliste Hans Bellmer, un hommage à cet objet fétiche devenu quasi-iconique.

Poèmes inventifs et sensibles, les dispositifs de l’artiste dévoilent aussi en filigrane, de subtiles références à l’Histoire de l’art ; tel est le cas de ce Tableau de Chasse créé en 2014. Visuellement, l’œuvre est très aboutie : des boîtes de sardines en métal miment, telle une nature morte mécanisée, un banc de poissons frétillant dans l’océan ; caressante, la lumière qui se reflète sur les conserves imite les reflets de l’eau. Telle une Vanité mise en abîme, cette installation où les objets eux-mêmes sont réifiés, devient un admirable pléonasme artistique. Certes, de l’onirisme émane de cette scène de chasse, mais la cruauté est sous-jacente : comment continuer de rêver dans une société de consommation qui a besoin de tels trophées ?

Gilbert Peyre, Fin de bal, 2016, © Nicolas Gérard

Matérialisant des univers désincarnés, faits de bric et de broc, le travail de Gilbert Peyre révèle les paradoxes du quotidien : tout va de travers et pourtant, tout fonctionne. Dès lors, ces installations interpellent et portent à réfléchir ; elles soulignent que la clef de certaines œuvres, réside parfois dans la curiosité et la patience, plutôt que dans la satisfaction immédiate : certains mécanismes sont lents, énigmatiques, les bourdonnements métalliques rythment une attente angoissée où rien n’a de logique apparente.

L’artiste, au fond, esquisse des allégories sarcastiques de la vie : on est au cœur du familier, entouré d’assiettes, de jouets, de linge et de vaisselle ; pourtant, c’est la maison des horreurs. Face à ce spectacle hallucinant, on a envie de s’échapper, mais on reste fasciné par ces ensorcelantes parodies du vivant.

Sans conteste, Peyre insuffle une âme à ses machines dont l’obsolescence devient la plus belle qualité. Sa maîtrise technologique est indéniable et ses œuvres, ersatz d’humanité, évoquent un incroyable imaginaire poétique. « La mécanique est la plus belle partie de l’objet », explique-t-il ; l’enchantement en effet, réside peut-être là : dans ce qui est insoupçonnable.

Thaïs Bihour

« Tout allumé ! » – L’exposition se tient jusqu’au 19 août 2017 à la Grande Vapeur d’Oyonnax. Plus d’informations sur http://www.oyonnax.fr/culture/musee-de-la-plasturgie/102-expositions-temporaires.html




[Exposition] « Grand Trouble » : entre fascination et regrets

Marcel Katuchevski, Recoudre un trou, 2017, Fusain et crayon, aquarelle, 120 x 80 cm

Réunis à la Halle Saint-Pierre pour acter la naissance de leur nouveau collectif, près de quarante artistes explorent le monde dans sa complexité, sa beauté et sa violence intrinsèque, au sein d’une exposition dont le titre interpelle : « Grand Trouble ». Sous cette dénomination énigmatique, se cache un dialogue permanent de médiums, de supports et d’identités artistiques qu’aucune école de pensée ne rassemble. Dans cette optique dégagée de tout dogmatisme, le parcours promet au visiteur d’expérimenter une nouvelle manière de s’émouvoir, sans carcan ni contrainte. Mais est-on réellement saisi par ce trouble tant attendu ?

Si la manifestation « Grand Trouble » se veut émancipée des codes de la création contemporaine, et détachée de l’esprit mercantile inhérent au marché de l’art, quelques réserves se dessinent. Porté par ce collectif d’artistes que leur amitié et leur admiration mutuelle rassemblent, le parcours souffre paradoxalement de l’incohérence stylistique qu’ils revendiquent ; si le postulat d’un mouvement libéré des dogmes peut constituer une véritable force, l’intention s’égare parfois dans la réalisation : en choisissant pour seul lien thématique la violence et la beauté du monde, le fil conducteur s’avère si ténu qu’il semble se dissoudre dans un léger déjà-vu.

Édith Dufaux, Puits au linge, 2017, Tirage jet d’encre pigmentaire, 43 x 32 cm

Certes, le sujet est porteur et de prenantes réalisations ponctuent la visite. Mais à l’évidence, choisir la fureur du monde et l’expressivité de l’angoisse comme sujet fédérateur est un exercice périlleux ; tant de grands noms s’y sont essayés : Otto Dix, Egon Schiele, Francis Bacon pour ne citer qu’eux…l’esprit est marqué par ces généalogies artistiques dont on ne parvient pas à se détacher totalement. Serait-on à ce point conditionné et aveuglé par une culture muséale des chefs-d’œuvre ? Ou emprisonné dans un discours formaté qui ne souffrirait aucune opinion divergente ? Que nenni ; car en contemplant les enfants armés du talentueux dessinateur Frédéric Pajak, ce ne sont pas les grands maîtres de l’histoire de l’art qui viennent à l’esprit, mais bien l’imagerie populaire – tantôt victimaire, tantôt patriotique – de la Première Guerre mondiale. Bien sûr, la posture de ce collectif d’artistes est défendable : aucune création ne peut naître ex nihilo. A raison, Frédéric Pajak admet volontiers que « tout artiste […] participe d’une filiation éthique et esthétique ».

Alors au fond, ce qui gêne dans ce « Grand Trouble », c’est son argumentaire : dans la forme, exposer librement les œuvres d’un collectif est un moyen pertinent de mettre en lumière la création contemporaine. Le souci n’est pas là. En revanche, la promesse d’une monstration du monde dans sa violence et ses paradoxes, engendre une attente démesurée vis-à-vis des artistes : l’atmosphère du lieu est poignante, les œuvres prises isolément fascinent et imposent leur présence ; mais la finalité de l’ensemble se dilue dès qu’on tente de l’effleurer.

Jean-Paul Marcheschi, Visages d’abîmes, 2014, cire, suie et encres sur papier, 42 x 29.7 cm

Néanmoins, la Halle Saint-Pierre reste fidèle à ses engagements de liberté artistique et de non-conformisme : « Grand Trouble » plonge dans des univers d’abstraction où la confusion du trait se mue en harmonie, à l’instar des troublants dessins de Marcel Katuchevski ; elle révèle des processus esthétiques quasi-cosmogoniques et dévoile un hyperréalisme glaçant d’où émergent les femmes mannequins désincarnées de Sylvie Fajfrowska. Ces œuvres fortes, portées par leurs créateurs, laissent leur empreinte et marquent l’esprit.

Ainsi en est-il de Tomi Ungerer et ses réifications dérangeantes du corps humain, où des prisonniers de guerre s’entassent dans des boîtes de sardines ; d’Alain Frentzel qui se joue de notre regard, brouillant les identités et les frontières entre visible et invisible dans sa série La vie dans les plis. On se laisse absorber par les toiles à la fois magnétiques, violentes et stellaires de Jean-Paul Marcheschi qui s’abîment dans ces fusions de cire, d’encre et de suie. Plus loin, on est saisi par les maquettes d’Edith Dufaux, comme autant d’espaces hallucinatoires et fictifs où la mémoire n’a plus de repère. De même, on reste captivé par les œuvres d’Uroch Tochkovitch, ce peintre mystique dont les autoportraits douloureux saisissent au plus profond de l’âme.

Mais transcrire le monde dans sa violence et son pur chaos, nécessite aussi de plonger dans l’ordre cosmique et le sacré des origines ; Chantalpetit livre ici une série de sculptures splendides, brutes et particulièrement valorisées par une muséographie en nuances. Mise en exergue dans une vidéo de l’artiste, la technique à l’œuvre dans sa Fabrique des météores se situe entre maîtrise du matériau et hasard du processus créatif ; une installation aboutie qui se déploie majestueusement au cœur de la Halle Saint-Pierre.

Jérôme Cognet, F.L.I.R, 2014, installation vidéo

Enfin, une œuvre de Jérôme Cognet capte littéralement le regard : un écran géant, posé au sol, diffuse des séquences d’archives en continu dont l’artiste a effacé au montage, toute forme de figuration pour ne garder que le grain de l’image et son rythme saccadé. Au son d’un grésillement quasi-hypnotique, une matière granuleuse et scintillante se répand à terre, telle une mine de graphite usée par un inlassable frottement ; celui d’une violence insatiable du monde ?

« L’art est fait pour troubler. La science rassure », affirmait Georges Braque. Alors que l’on se laisse emporter par les propositions de ce mouvement artistique ; ou que l’on reste sur la réserve, « Grand Trouble » est une manifestation inédite qui ne laissera personne indifférent. Probablement, il y a là matière à débat ; et c’est tant mieux !

Thaïs Bihour

« Grand Trouble » – L’exposition se tient jusqu’au 30 juillet 2017 à la Halle Saint-Pierre. Plus d’informations sur http://www.hallesaintpierre.org/




[Exposition] Le « Sentiment de la Licorne », ou l’enchantement des sens

Salle d’Armes, © Sophie Lloyd – musée de la Chasse et de la Nature

La Maison Cire Trudon, créatrice de bougies d’exception et plus ancienne manufacture de cire au monde depuis 1643, s’associe au Musée de la Chasse et de la Nature pour une installation éphémère : de salles en salles, quatre fragrances créées par le parfumeur Antoine Lie, offrent un écrin olfactif aux œuvres des collections permanentes et dialoguent avec elles. Une expérience immersive qui enchante les sens, à découvrir du 16 au 28 mai 2017.

De l’aveu-même de son directeur Claude d’Anthenaise, le Musée de la Chasse et de la Nature privilégie volontiers l’émotion à la didactique. Fidèle à ce parti pris, le parcours olfactif du « Sentiment de la Licorne » évoque ce besoin de liberté : hors des sentiers battus, l’interprétation des senteurs proposée par Antoine Lie se veut poétique, plus personnelle que littérale ; dès lors, la perception sensorielle s’avère propre à chacun et se décline selon l’atmosphère des lieux.

Dans la salle d’Armes, les vitrines emplies de fusils aux crosses et canons plus sophistiqués les uns que les autres et incrustés de matériaux précieux, feraient presque oublier la dimension mortifère de l’arme elle-même. Pourtant, l’odeur distillée ramène à la réalité de la traque : le parfumeur a saisi l’instant du coup de feu, cette odeur acre et métallique ; celle de la poudre à canon, mais aussi celle du sang. « Le sentiment de la Licorne », au fond, c’est peut-être cela : cette dualité constante d’une réalité où le « sentiment » désigne scientifiquement l’odeur laissée par un animal, et où la figure mythique de la licorne s’avère aussi évanescente qu’un parfum.

Cabinet de la Licorne, © Sophie Lloyd – musée de la Chasse et de la Nature

Le Cabinet de la Licorne exprime cet antagonisme dans l’odeur qui lui est attribuée, à la fois poudrée et chargée d’encens. Antoine Lie aime travailler les contrastes et cette salle, qu’il qualifie de « laboratoire d’élixirs », est probablement celle qui en offre le plus : sombre et quasi-mystique, ce cabinet de curiosités renferme des objets d’une blancheur éclatante, faits de nacre et d’ivoire. Alors, la magie opère avec une pointe d’admiration : dans un espace si exigu, créer de tels contrastes olfactifs relève de la prouesse technique.

Plus loin, le Cabinet de Diane se gorge de notes exacerbées de cuir qui résonnent avec les scènes de chasses de Jan Bruegel et Pierre Paul Rubens. Mais une seconde émanation, terreuse et animale, saisit après-coup ; il suffit de lever la tête pour comprendre : happé comme des proies par l’œuvre de Jan Fabre où des plumes et billes de verre multiplient d’impressionnantes têtes de chouettes, on est pris au piège. L’impression hostile n’en est que plus renforcée par l’odeur : qui est le chasseur à présent ?

Cabinet de Diane, © Sophie Lloyd – musée de la Chasse et de la Nature

Enfin, le Cabinet du Cheval dévoile la proposition la plus osée dans le fond, mais peut-être moins poignante dans la forme. Si la parfumerie de nos jours, répugne à utiliser les odeurs animales, c’est qu’elles ne sont pas assez lisses pour plaire au plus grand nombre. Pour l’occasion, Antoine Lie livre une ambiance inhabituelle aux senteurs bestiales, auxquelles se mêlent des notes de foin et de crottin. L’expérience est curieuse, mais l’odeur reste trop discrète ; il ne faut pas incommoder le visiteur : l’originalité, telle une touche de parfum, se dose avec parcimonie.

Ce parcours olfactif est aussi l’occasion d’admirer l’exposition temporaire « En plein cœur », où l’artiste Marlène Mocquet dissémine une soixantaine de ses œuvres à travers le musée. A l’instar d’un conte de fée, son univers se pare d’atours malicieux, colorés, mais terriblement menaçants. Faussement enfantines, ses toiles et sculptures sont si foisonnantes, si narratives, que l’on s’abîme dans leur contemplation jusqu’à l’accaparement.

Marlène Mocquet, Fil d’Ariane, 2014. Émail à froid, bombe aérosol, crayon de couleur, stylo indélébile, huile, inclusion de métal et de porcelaine sur papier, 14,5 x 21 cm. © Yann Bohac. Collection privée

Usant souvent de miroirs, Marlène Mocquet donne à contempler le reflet de son monde intérieur : au cœur du processus créateur, les entrailles absorbent, digèrent et extériorisent les émotions et la matière avec une avidité charnelle : la dévoration, on le comprend, est une thématique omniprésente chez l’artiste, vitale, quasi-intestine.

Mais ce qui frappe surtout, ce sont les détails foisonnants qui parsèment ses œuvres, les couleurs éclatantes et la brillance de la céramique ; ici, la dualité esthétique se retrouve dans la réalisation plastique : si les personnages sculptés sont d’une naïveté touchante, le savoir-faire de l’artiste est d’une maturité certaine. Là réside toute la beauté du geste : la technique est si bien maîtrisée qu’elle se dilue dans la candeur de la forme.

Marlène Mocquet, Cordon d’or, 2014. Grès et porcelaine émaillés de Sèvres, émail or. © Yann Bohac. Galerie de la Béraudière.

Pensées comme des mondes à part entière, ses sculptures recèlent la particularité d’être décorées sur toutes leurs faces ; il en va ainsi du dessous et de l’arrière de chaque pièce, même si le regard ne les effleure pas : une continuité dans la forme, comme une envie de ne jamais s’échapper du rêve, aussi cruel soit-il. Au fond, l’œuvre de Marlène Mocquet est un miroir aux alouettes, un leurre mortel à l’éclat fascinant.

Originellement issues de deux propositions distinctes, « Sentiment de la Licorne » et « En plein cœur » se répondent par les trames communes qu’elles tissent en filigrane : odes au sensible et à l’émotion, elles déclinent le vivant dans ce qu’il a de plus paradoxal et de captivant.

Thaïs Bihour

« Le sentiment de la Licorne » – Le parcours olfactif se tient du 16 au 28 mai 2017, au Musée de la Chasse et de la Nature. Plus d’informations sur http://www.chassenature.org/sentiment-de-la-licorne/

« En plein cœur » de Marlène Mocquet – L’exposition se tient jusqu’au 4 juin 2017, au Musée de la Chasse et de la Nature. Plus d’informations sur http://www.chassenature.org/artistes-invites/




[Exposition] « Kiefer – Rodin » : une communion des âmes et de la matière

Anselm Kiefer, Auguste Rodin : les Cathédrales de France, 2016, 380 x 380 cm. Huile, acrylique, émulsion, gomme-laque et plomb sur toile. © Anselm Kiefer. Photo Georges Poncet. Private collection.

En 1914, désireux de s’imposer en tant qu’intellectuel et plus seulement en tant qu’artiste, Auguste Rodin s’attèle à l’écriture de « Cathédrales de France », un ouvrage intime et complexe pourtant méconnu ; en cette année du centenaire de sa mort, la volonté de rééditer cet écrit s’est alors imposée. Respectant le souhait de l’artiste d’inspirer les futures générations de créateurs, le Musée Rodin veille à confronter l’œuvre du sculpteur à celle d’artistes contemporains ; ainsi, cette carte blanche donnée à Anselm Kiefer, loin d’être vaine, tient ses promesses et sonne d’une belle justesse : une confrontation artistique au sommet, un coup de cœur.   

Emancipée de toute chronologie comme suspendue hors du temps, cette exposition renouvelle le regard porté sur l’œuvre de Rodin : confrontée au travail de l’artiste contemporain Anselm Kiefer, des thématiques communes se dévoilent et transparaissent en filigrane. Ainsi en est-il de cette quête éperdue de sincérité au profit d’une perfection trop lisse ; de ce regard tourné vers le passé mais qui tend, par la réutilisation des motifs, vers une notion de création infinie.  De même, si Rodin confère à la matière et à l’architecture une dimension organique, Kiefer témoigne dans son travail, d’une matérialité qui lui est chère : ses toiles sont denses, sculptées de reliefs faits de peintures, de laque et de plomb ; imposantes, elles appellent au toucher alors que certains morceaux se décollent du tableau. Il y a là, un chamboulement de la matière qui n’est pas sans rappeler la gestuelle de Rodin, qui tel un iconoclaste, détruit ses moulages, les sépare et les rassemble indéfiniment. Dès lors, le lien entre les deux artistes est palpable : une symbiose des âmes et de la matière qui émane de manière saisissante.

Vue de l’exposition « Kiefer – Rodin », © agence photographique du musée Rodin – photo Jérome Manoukian.

En effet, confronté aux moules du sculpteur, à ses ébauches d’architecture et ses dessins érotiques, Kiefer s’est imprégné du processus créatif de Rodin. De ses expérimentations, naissent des peintures monumentales où maintes élévations architecturées se disputent la trame de la toile : à l’instar du sculpteur, Kiefer leur donne ici la dimension de cathédrales endommagées mais triomphantes. Jamais hasardeuses, les références sont subtiles, pertinentes et sans imposture ; ainsi, la réutilisation des moules de Rodin confère une identité supplémentaire aux œuvres créées par Kiefer : une empreinte, comme métaphore d’un héritage artistique conscient, où l’idée d’achèvement disparaît derrière de multiples résurrections, tant artistiques que religieuses.

Anselm Kiefer, Sursum corda, 2016, 290 x 125 x 90 cm, verre, métal, branches, feuilles séchées et plâtre, © Anselm Kiefer, photo Georges Poncet, collection particulière.

Ce mysticisme entre sacré et profane qui affleure chez Rodin, s’incarne dans la sculpture Sursum corda imaginée par Kiefer. Signifiant « Haut les cœurs » en latin, la locution évoque une injonction tournée vers le ciel ; à l’image des églises médiévales que le sculpteur admire, Kiefer matérialise une élévation à la fois spirituelle et terrestre : un arbre modelé, enraciné dans une terre jonchée de moulages rodiniens, s’élève aux côtés d’une échelle hélicoïdale mimant un fragment d’ADN. L’allusion biblique à l’arbre de la connaissance ou à l’arbre de Jessé – dans son ambivalence symbolique, métaphorise une généalogie ancrée dans un terreau artistique que Kiefer partage avec le sculpteur.

Conçue autour de l’ouvrage « Cathédrales de France », l’exposition présente aussi la série de livres illustrés par l’artiste en hommage à Rodin. Révélant une iconographie architecturale très organique, ces illustrations traduisent une dimension quasi-charnelle du matériau commune aux deux artistes. Ainsi, la matière contiendrait en amont l’intention artistique, et Kiefer n’exprime pas autre chose quand il produit ses livres imitant le marbreles Marmorklippen, où la matière se fait œuvre avant même l’acte créateur.

Auguste Rodin, Absolution (détail), après 1900, plâtre et tissu, bois, H 190 L 95 P 75 cm, Paris, musée Rodin, S.03452,© agence photographique du musée Rodin, ph. P. Hisbacq.

Le parcours se poursuit au cœur de l’Hôtel Biron, où des plâtres de Rodin sont exposés au public pour la première fois. Là, une œuvre monumentale et mystérieuse attire le regard ; intitulée Absolution, elle apparaît sans équivalent dans la production du sculpteur, mais témoigne de ses préoccupations nouvelles pour l’agrandissement de ses figures : amplifié, le Torse d’Ugolin est associé à la Figure de la Terre et à la Tête de la Martyre, dans une composition unique dont tous les secrets n’ont pas encore été percés.

Enfin, le cabinet d’art graphique du musée clôt le parcours : un couloir sombre et intime, ultime allusion à l’amour que Rodin vouait aux cathédrales médiévales. Dans ses croquis, les édifices se muent en figures féminines bien souvent dénudées ; une fascination pour l’architecture et un attrait de la corporalité, à l’origine de sa célèbre sculpture de Balzac : un monument pour un homme qui par sa grandeur, s’impose comme une référence temporelle ; telle est la vision grandiose que Rodin avait de l’écrivain.

Assurément, cette exposition mérite que l’on s’y attarde, tant le dialogue entre ces deux artistes se révèle poétique, authentique et sincère. Jusqu’à la muséographie épurée qui ne souffre d’aucun artifice, il n’est rien à ajouter : tout réside ici, dans la simplicité du geste.

Thaïs Bihour

« Kiefer – Rodin » – L’exposition se tient jusqu’au 22 octobre 2017 au Musée Rodin. Plus d’informations sur http://www.musee-rodin.fr/




[Exposition] « Herero et Nama : le premier génocide du XXème siècle » : une exposition salutaire

Femme herero en costume traditionnel”. Ca.1906/1914. © Bundesarchiv, Bild 105-DSWA0097.

De 1904 à 1908, près de 80% du peuple herero et 50% du peuple nama furent exterminés sur les terres Namibiennes, ancienne colonie du Sud-Ouest africain allemand. Douloureuses prémices, ce génocide sera passé sous silence, foulé aux pieds pour préserver les intérêts des colons et des Blancs. Ainsi reléguée au second plan par les affres d’une Histoire marquée par deux guerres mondiales, la parole des victimes et de leurs descendants peine à rompre l’oubli. Si les années 1990 amorcent une première reconnaissance du génocide, il faudra attendre le rapatriement de crânes Herero et Nama en 2011, pour que les gouvernements namibien et allemand libèrent enfin le passé de son carcan. Pour la première fois en France, à travers un parcours riche et sensible, le Mémorial de la Shoah lève le voile sur ces événements poignants, encore méconnus du grand public.

Consacrées à la genèse du processus génocidaire, les premières salles explorent la situation complexe de la Namibie du milieu du XIXème siècle, alors qu’un climat de tensions règne entre les peuples Herero et Nama qui se partagent le centre du pays. Lorsque les missionnaires luthériens arrivent dans la colonie en 1840, le capitaine herero Oorlam Jonker Afrikaner – secondé par ses alliés Kahitjene et Tjamuaha, est parvenu à s’imposer après des années de conflits. Ainsi, cherchant à s’assurer la protection des Allemands, certains chefs herero concluent des alliances avec les missionnaires sous forme d’échanges commerciaux et diplomatiques. Mais en 1861, la mort du capitaine Afrikaner ébauche le retour progressif de la discorde avec le clan nama, porté par leur chef nommé Witbooi. C’est dans ce contexte instable qu’est proclamé le 7 août 1884, le protectorat du Sud-Ouest africain allemand.

Herero décharnés retrouvés dans le désert. © Collection J.B. Gewald/ Courtesy of Vereinigte Evangelische Mission Archiv, Wuppertal.DR.

Mais la colonisation n’apporte pas les ressources financières tant espérées par l’Allemagne, et les relations avec la population semblent se dégrader ; en effet, conscients du péril que représentent les colons, les clans jadis ennemis décident de s’unir. Les échanges épistolaires conservés par les Archives nationales de Namibie et ici exposés, traduisent ce sentiment d’insécurité devant la menace grandissante. Face à ce soulèvement imprévu, les troupes allemandes massacrent les femmes et les enfants du camp nama, alors dirigé par Witbooi : au terme d’un impitoyable bras de fer, ce dernier est obligé de céder face aux Allemands qui l’ayant soumis, le forcent à combattre à leurs côtés pour assujettir les dernières « tribus rebelles » de Namibie. La bataille achevée, les terres et le bétail deviennent la propriété exclusive des colons et les quelques survivants seront voués aux travaux forcés. La fin de l’indépendance Herero est actée, le début des exactions a sonné : les soldats allemands violent, tuent et torturent la population sans qu’aucune sanction ne soit prononcée. En 1904, tandis que les Nama tentent toujours de mener une rébellion parallèle, les Herero, lassés de ces violences, se retournent contre les infrastructures coloniales : la réplique de l’Allemagne ne se fera pas attendre.

Le général allemand Lothar von Trotha est alors envoyé dans la colonie pour rétablir l’ordre par la répression, avec pour consigne de ne faire aucun prisonnier : ainsi, les quelques Herero qui échappent aux massacres sont pourchassés dans le désert jusqu’à leur épuisement. Alors que le 3 octobre 1904, von Trotha ordonne la destruction systématique des Herero, les troupes allemandes sont elles aussi éreintées par les combats : poussés par la peur et l’aversion raciale, les soldats se livrent à l’extermination des civils. Poursuivant son entreprise génocidaire, von Trotha menace de réserver le même sort au peuple nama : dès lors, le mois de mars 1906 signe l’abandon forcé des derniers combattants et amorce les déportations au camp de concentration Shark Island.

Reproduction d’une carte postale dessinée d’après une photographie de soldats allemands empaquetant des crânes. Ca. 1905. Légende au dos de la carte : « transport de crânes herero à destination des musées et universités allemandes. » DR.

Femmes et jeunes filles y sont continuellement violées, l’état sanitaire est déplorable, maltraitance et malnutrition sont le lot quotidien des prisonniers qui succombent à une vitesse foudroyante. Si les photographies présentées par l’exposition mettent en lumière l’organisation des camps et le traitement réservé aux prisonniers, elles dévoilent un aspect plus sombre encore : mis en place par les Allemands, le système concentrationnaire leur permet de collecter des crânes à des fins anthropologiques et de se livrer à des comparaisons raciales, où l’excuse scientifique cautionne les dérives racistes.

Enfin, la guerre s’achève en mars 1907, mais les camps resteront opérationnels jusqu’en 1908. Pourtant, lors de leur fermeture, les autorités coloniales appréhendent les représailles des rescapés et décident de ne pas les libérer : déportés au Cameroun dans une autre colonie allemande, ils finiront par mourir d’infections ou d’épuisement.

Portée par de nombreux documents d’archives, des médiums variés et une muséographie sobre, cette exposition salutaire éclaire doublement l’histoire passée et présente d’une Namibie, dont l’indépendance s’est construire sur le souvenir des disparus et l’espoir de réparations. La limpidité du propos et la dureté du constat qui s’impose, agissent comme un coup de poignard. Incisif, percutant, le parcours interroge les responsabilités multiples : celle des persécuteurs d’abord, alors que le gouvernement allemand s’apprête à formuler des excuses officielles ; la nôtre ensuite, quant à l’importance d’un devoir mémoriel, comme pour conjurer ces paroles de Roland Dorgelès : « On oubliera. […] Et tous les morts mourront pour la deuxième fois. »

Alors, ces quelques mots de visiteurs inscrits dans le livre d’or, concluent peut-être mieux qu’un long discours : « Pour cette exposition nécessaire, merci. »

Thaïs Bihour

« Le premier génocide du XXème siècle : Herero et Nama dans le Sud-Ouest africain allemand, 1904-1908 » – L’exposition se tient jusqu’au 12 mars 2017 au Mémorial de la Shoah. Plus d’informations sur http://www.memorialdelashoah.org/




[Exposition] « L’enfer selon Rodin », ou l’antre de la liberté créatrice

A. Rodin, La Porte de l’Enfer, 1880-vers 1890, bronze, fonte réalisée par la fonderie Alexis Rudier en 1928 pour les collections du musée, S.01304, © musée Rodin, ph. J. de Calan

Au cœur des jardins du musée Rodin, trône une sculpture aussi énigmatique que grandiose : la Porte de l’Enfer, ce chef-d’œuvre à l’histoire mouvementée, révélant la vitalité artistique de son créateur, son talent et son savoir. D’une esthétique à la fois sensible et brutale, elle dévoile aussi les angoisses d’un artiste qui ne se résoudra jamais à terminer ses œuvres. Cette exposition retrace avec force le processus créatif d’une célèbre porte vouée à rester close, et nous plonge au cœur de la damnation : un enfer dont on ressort subjugué.

A. Rodin, Hugo, ou Entrée de l’enfer, vers 1881-1885?, crayon, gouache et encre sur papier, D.05616, © musée Rodin, ph. C. Baraja

Tout débute sur un doux parfum de scandale. Nous sommes en 1877, lorsque Rodin expose sa sculpture de l’Age d’Airain. A sa vue, c’est l’esclandre : l’artiste aurait moulé son œuvre sur le motif, ou pire encore selon la rumeur, sur un cadavre. Et de polémiques en justifications pour rétablir la vérité, s’amorce la carrière de Rodin.

En 1880, le sous-secrétaire d’Etat aux Beaux-arts – Edmond Turquet, commande à l’artiste pour le futur musée des Arts décoratifs de Paris, une porte ornementale inspirée de la Divine Comédie de Dante Alighieri. Rodin s’implique avec passion dans ce projet, s’adonne à une lecture rigoureuse du texte dantesque et matérialise ses idées par le biais de dessins et de modelages préparatoires. L’exposition met bien en lumière cette exaltation, en présentant une belle diversité de maquettes et d’études ; autant de pièces situées à la genèse de l’œuvre et qui permettent de saisir la complexité de son évolution.

En effet, à l’ébauche du projet, Rodin souhaite structurer sa composition autour des figures du Penseur, d’Ugolin et de Paolo et Francesca ; pourtant, pris dans un mouvement perpétuel de création, il porte son attention sur le travail du sculpteur Jean-Baptiste Carpeaux. L’inspiration est palpable, l’évolution est saisissante : Rodin modifie totalement l’aspect initial du groupe sculpté d’Ugolin et ses enfants. Reprenant l’un des épisodes les plus sombres de la Divine Comédie, il mue cet homme en une bête rampante qui, torturée par la faim, dévorera la chair de ses propres fils. Ces modifications déstabilisent l’harmonie de la Porte de l’Enfer, et poussent sans cesse l’artiste à la réinterprétation : Rodin est un artiste du vivant, dont la sensibilité touche profondément quiconque se confronte à son œuvre.

A. Rodin, Ugolin et ses enfants, 1881–1882, plâtre, S.02390, © musée Rodin, ph. C. Baraja

La scénographie renforce ce parti pris empathique : dès la deuxième salle, une alcôve est aménagée ; cerné par ces esquisses de personnages damnés, on est au cœur des cercles de l’Enfer. Pourtant, les péchés et châtiments qui s’animent sous les crayons de Rodin, restent une variation libre de la Divine Comédie : le texte de Dante est ici prétexte à l’acte créateur.

Le discours scientifique porté par cette exposition – didactique et bien documenté, révèle d’ailleurs cette capacité de l’artiste à dépasser les frontières littéraires pour donner à ses œuvres, une individualité certaine. Les maudits de Rodin, prisonniers de leur supplice, tendent à l’universalité des émotions humaines.

A. Rodin, Lutte d’un homme et d’un reptile dite Transmutation de l’homme en reptile, 1880, crayon au graphite ; plume-encre (noire) ; lavis d’encre (brune, noire, rouge et violette) ; rehaut-gouache (blanche), D.07617, © musée Rodin, ph. J. de Calan

A leur vue, comment ne pas penser au brillant ouvrage de David Le Breton sur l’Anthropologie de la douleur,  lorsqu’il écrit : « La douleur est un moment de l’existence où se scelle pour l’individu l’impression que son corps est autre que lui. Une dualité insurmontable et intolérable l’enferme dans une chair rebelle qui le contraint à une souffrance dont il est le propre creuset. Si la joie est expansion, élargissement de la relation au monde, la douleur est accaparement, intériorité, fermeture, détachement de tout ce qui n’est pas elle.**» Et dans ces damnés combattant des serpents, dans ces fautifs accablés par le poids des sentiments, c’est nous-mêmes que nous voyons.

Et plus la Porte de l’Enfer évolue sous les mains du sculpteur, plus elle s’émancipe de son sujet originel : les Fleurs du Mal de Baudelaire deviennent une source d’inspiration nouvelle, imposant une dimension érotique de plus en plus palpable. Dans un jeu de miroir et d’influence, Rodin illustrera à la demande de Paul Gallimard, un exemplaire du recueil baudelairien. Pourtant, il n’orne pas la totalité des poèmes et ne cherche pas la parfaite concordance entre texte et dessin : il choisit simplement le vers qui lui provoquera l’émoi le plus fort.

Rodin, c’est l’incarnation même de la liberté créatrice, rarement là où on pourrait l’attendre ; et cela se ressent tout au long du parcours. Ainsi, quinze années se sont écoulées depuis le projet initial pour les Arts décoratifs : la Porte de l’Enfer est devenue par la force des choses, une œuvre autonome qui manifeste en filigrane, l’angoisse perpétuelle de l’artiste à considérer ses œuvres comme achevées.

Exemplaire de l’édition originale des Fleurs du Mal illustré par Rodin pour Paul Gallimard, 1887-1888, D.07174, © musée Rodin, ph. J. de Calan

En pleine gloire, Rodin souhaite dévoiler sa sculpture au public lors de l’exposition universelle de 1900 ; mais ce qu’il expose est une Porte de l’Enfer mise à nue, dont la plupart des éléments décoratifs ont été ôtés. Beaucoup d’interrogations se posent encore sur les raisons de ce choix ; et si l’exposition n’apporte pas de réponse, elle opère une mise au point nécessaire : cette version de la porte fut souvent qualifiée d’œuvre préfigurant l’abstraction, mais il n’en est rien. Rodin est l’artiste même du corps, il s’attaque à la chair et à la corporalité de l’âme ; lui conférer une dimension abstraite serait un malheureux contresens.

Et quittant l’exposition comme on s’échapperait de l’enfer, on en ressort haletant, avec l’envie d’y plonger à nouveau.

** Le Breton David, Anthropologie de la douleur, Paris, Métailié, 1995, p. 24.

Thaïs Bihour

« L’enfer selon Rodin » – L’exposition se tient jusqu’au 22 janvier 2017 au Musée Rodin. Plus d’informations sur http://www.musee-rodin.fr/




[Exposition] « Rayski – Baselitz : scènes de chasse en Allemagne » : Comme un brame au fond du bois

Friese Richard, Combat de cerfs,1906, huile sur toile, 100 x 170 cm, © Stiftung Dome und Schlösser in Sachsen-Anhalt Jagdschloss Letzlingen (Saxe-Anhalt) - photo: N. Perner
Friese Richard, Combat de cerfs, 1906, huile sur toile, 100 x 170 cm, © Stiftung Dome und Schlösser in Sachsen-Anhalt Jagdschloss Letzlingen (Saxe-Anhalt) – photo: N. Perner

En plein cœur du Marais parisien, voilà qu’on sonne l’hallali. Un brame s’élance du fond des bois, et le bruit du cor résonne : dans l’atypique musée de la Chasse et la Nature, des scènes de vèneries picturales se déroulent. Sous le regard de deux figures majeures de l’art allemand que sont Ferdinand von Rayski et Georg Baselitz, l’exposition dévoile un pan de l’art cynégétique des XIX et XXème siècles, assez peu connu en France. Concis mais de qualité, le parcours n’est pas une ode ou une apologie de la chasse ; il représente avant tout, l’opportunité d’admirer des chefs-d’œuvre emblématiques de la peinture germanique, des paysages romantiques de Wilhelm Leibl aux toiles renversées de Baselitz.

A l’origine de cette exposition, il y a l’acquisition récente d’une toile par le musée : la Halte de chasse dans la forêt de Wermsdorf, peinte en 1859 par Rayski ; l’occasion idéale de confronter les antagonismes iconographiques sur la scène de chasse qui se développent des deux côtés du Rhin, et de faire dialoguer les collections permanentes avec celles des grands musées suisses et allemands. Dans une ambiance aux tonalités rouge brique, conférant au lieu un charme automnal, s’ouvre un panorama consacré à la peinture de chasse en Allemagne, entre 1830 et 1914. Si le panel d’œuvres est restreint, il permet néanmoins d’aborder plusieurs thématiques, sans lassitude ou redondance.

Rayski Ferdinand (von), Halte de chasse dans la forêt de Wermsdorf, 1859, huile sur toile, 114 x 163 cm, Paris, Musée de la Chasse et de la Nature © musée de la Chasse et de la Nature, Paris - DR
Rayski Ferdinand (von), Halte de chasse dans la forêt de Wermsdorf, 1859, huile sur toile, 114 x 163 cm, Paris, Musée de la Chasse et de la Nature © musée de la Chasse et de la Nature, Paris – DR

Hérité d’une tradition féodale, le droit de chasse reste au XIXème siècle, exclusivement accordé à la noblesse qui la pratique de manière absolutiste, voire impérieuse. Cette violence des grands seigneurs, Carl Wilhelm Hübner la condamne dans sa toile Droit de chasse, où un paysan se fait tirer dessus pour avoir débusqué un sanglier. Pourtant, la révolte gronde dès 1848 et des bouleversements se font sentir : le temps est venu d’ouvrir la pratique au peuple.

A cette évolution, correspond un renouvellement parallèle de l’art cynégétique. L’influence du romantisme allemand n’y est pas étrangère : chez Joseph Anton Koch, paysages héroïques et historiques se parent de scènes de chasse ; tandis que Carl Friedrich Lessing confère à ses compositions, une atmosphère idyllique où se perdent des chasseurs contemplatifs.

Friese Richard, 16 cors tiré par S.M. Guillaume II le 26 septembre 1890 dans le district forestier de Szittkehmen (Rominten), 1890, huile sur toile, 74 x 60 cm, Lünebourg, Ostpreussisches Landesmuseum© Ostpreussisches Landesmuseum, Lueneburg
Friese Richard, 16 cors tiré par S.M. Guillaume II le 26 septembre 1890 dans le district forestier de Szittkehmen (Rominten), 1890, huile sur toile, 74 x 60 cm, Lünebourg, Ostpreussisches Landesmuseum© Ostpreussisches Landesmuseum, Lueneburg

Quelle est loin, l’image kitsch et pompeuse que l’on se fait de la peinture de chasse ; entouré par cette faune majestueuse, cerné d’insondables forêts, on est saisi par la force de ces combats de cerfs et leur expressivité. Ici, Christian Kröner, Carl Friedrich Deiker et Richard Friese, sont autant de maîtres allemands qui métamorphosent le genre animalier par l’éloquence de leurs toiles. Nobles et imposants, leurs cervidés sont minutieusement esquissés, dans un profond respect anatomique. De l’autre côté du Rhin, la picturalité est bien différente : à l’instar de Gustave Courbet peignant Le rut du printemps, les peintres français privilégient le sujet à l’exactitude biologique.

Habité par la spiritualité de ces paysages allemands, on se presse au rez-de-chaussée du musée pour prolonger l’instant. Là, on assiste à la rencontre étonnante et pourtant si évidente, entre Rayski (1806 – 1890) et Baselitz (né en 1938) ; deux artistes à la temporalité distincte que leurs motifs rassemblent sensiblement. Dès la première salle, la confrontation se veut sensible et percutante, elle accroche le regard : le Portrait de Ferdinand von Rayski III peint en 1960, catalyse l’admiration de Baselitz pour son prédécesseur et témoigne d’un retour à la figuration où l’humain revient au centre de la toile.

Méconnu en France, Rayski est pourtant une figure éminente de l’art allemand. Peintre de la cour de Dresde, ses œuvres révèlent son amour pour la nature et la peinture cynégétique, tout en respectant ses obligations envers l’aristocratie saxonne dont il ébauche les portraits. Si son Lièvre dans la neige atteste de sa maîtrise pour la représentation animale et de la pluralité de ses talents, on se plaît à découvrir un artiste qui ne cesse d’évoluer pour tendre à une touche plus intime et autonome. Influencé par Courbet, Rayski tend vers une libération du sujet pour faire œuvre de peintre.

Baselitz Georg, De Wermsdorf à Ekely (Remix), 2006, huile sur toile, 300 x 250 cm, collection particulière© Georg Baselitz, 2016
Baselitz Georg, De Wermsdorf à Ekely (Remix), 2006, huile sur toile, 300 x 250 cm, collection particulière© Georg Baselitz, 2016

Cette libération stylistique visible en filigrane, marque Baseltiz au point de constituer un véritable tournant dans sa carrière : s’inspirant de La Forêt de Wermsdorf esquissée par Rayski, il opère un retournement du motif pour aboutir à ses célèbres « tableaux inversés », dont la chasse constitue une thématique prégnante. « Le renversement de la figure me donne la liberté d’affronter réellement les problèmes picturaux » explique Baselitz ; un constat porté à son paroxysme dans la série Remix, où l’attention se concentre pleinement sur l’acte créateur : chez lui, l’anecdotique s’efface derrière la matérialité picturale, la relation au monde se dissocie de la toile.

L’exposition s’achève sur une très belle sélection de dessins de Ferdinand von Rayski, issus du Cabinet d’arts graphiques de Dresde ; une alcôve intimiste et tamisée conçue tel un écrin, une occasion unique de prolonger la rencontre avec l’artiste et son œuvre. De cet exceptionnel bestiaire qu’est le musée de la Chasse et de la Nature, émerge une vision nouvelle de la peinture cynégétique, affranchie des habituels poncifs. Un voyage au cœur de paysages authentiques où l’âme allemande affleure, un cheminement hors des sentiers battus.

Thaïs Bihour

« Rayski – Baselitz : scènes de chasse en Allemagne » – L’exposition se tient jusqu’au 12 février 2017 au Musée de la Chasse et de la Nature. Plus d’informations sur http://www.chassenature.org/




« L’atelier en plein air » : Conter la Normandie contre vents et marées

oil on canvas
CAILLEBOTTE Gustave, Régates en mer à Trouville – 1884 – 60,3 x 73 cm – Huile sur toile – Toledo, Ohio. Lent by the Toledo Museum of Art. Gift of The Wildenstein Foundation © Photograph Incorporated, Toledo.

Un vent de liberté souffle sur la Normandie et ses plages de galets, tantôt embrumées ou baignées de clarté. Des falaises d’Étretat aux ports de pêches de Dieppe ou Honfleur, le musée Jacquemart André revient sur l’avènement du plein air dans la peinture impressionniste et ses influences anglaises manifestes. Si les maîtres sont au rendez-vous, de belles découvertes enrichissent cette exposition de qualité ; tel est le cas de l’artiste Charles Pécrus dont la postérité est certes plus confidentielle, mais qui occupe une place de choix dans le développement de ces ateliers à ciel ouvert. Si le contexte historique sert de prélude, la démarche géographique qui lui succède, permet une approche plus sensible des grandes villes normandes. Un parcours plein de charme, porté par une muséographie réussie aux tonalités naturelles et apaisantes.

 En 1880, Claude Monet s’exclamait : « Mais je n’ai jamais eu d’atelier et je ne comprends pas qu’on s’enferme dans une chambre. Pour dessiner, oui. Pour peindre, non ». Ce plaidoyer en faveur d’une peinture sur le motif et en plein air, cristallise les enjeux d’une révolution picturale née en Angleterre, et qui influencera les peintres de l’avant-garde française dès 1820. Aux œuvres éthérées et lumineuses d’un Richard Parkes Bonington ou d’un William Turner, le mouvement impressionniste doit en effet beaucoup : les aquarelles Lillebonne ou La Seine près de Tancarville peintes par Turner et exposées ici, dévoilent l’intérêt majeur que l’école anglaise portait à la Normandie, et à son atmosphère si particulière. Symbole de cet engouement, la ferme Saint-Siméon – ouverte en 1825 dans la ville d’Honfleur, devient un haut lieu de rassemblement artistique : Eugène Boudin, Gustave Courbet, Frédéric Bazille ou James Abbott Whistler pour ne citer qu’eux, sont autant de peintres qui s’y côtoient, et dont les échanges mèneront à l’élaboration d’une esthétique nouvelle.

TURNER William, Lillebonne, vers 1823, aquarelle, gouache, encre brune et noire, 13,4 x 18,5 cm, Oxford, The Ashmolean Museum. © Ashmolean Museum, University of Oxford.
TURNER William, Lillebonne, vers 1823, aquarelle, gouache, encre brune et noire, 13,4 x 18,5 cm, Oxford, The Ashmolean Museum. © Ashmolean Museum, University of Oxford.

Par la force des choses, la Normandie et ses plages deviennent l’endroit de villégiature par excellence, l’incarnation même de la mondanité. Toute la haute bourgeoisie s’y presse pour profiter de l’air marin et flâner Sur les planches de Trouville, telles que les peignait Monet en 1870. Dès lors, les pêcheurs de crevettes et les marins reprisant leurs filets, n’ont plus le monopole de ces paysages aux accents d’iode et d’embruns ; les kiosques à musique et les casinos fleurissent peu à peu dans le panorama normand. Les estivants aisés aiment aussi miser leur fortune tout en se divertissant ; dans La course de gentlemen, Edgar Degas saisit cet instant qui précède la chevauchée dans l’hippodrome, alors que les paris sont ouverts. De cette évolution sociale, les peintres savent tirer parti : galvanisée par ses nouveaux loisirs balnéaires, la riche population parisienne qui boudait les scènes de plage – dont le genre fut initié par Boudin dès 1862, devient la principale clientèle de ces productions.

PISSARRO Camille, Avant-port de Dieppe, après-midi, soleil - 1902 - Huile sur toile - 53,5 x 65 cm - Dieppe, Château-Musée. © Ville de Dieppe - B. Legros.
PISSARRO Camille, Avant-port de Dieppe, après-midi, soleil – 1902 – Huile sur toile – 53,5 x 65 cm – Dieppe, Château-Musée. © Ville de Dieppe – B. Legros.

De ports en falaises, le parcours prend des allures de flânerie ; on déambule au cœur de Dieppe – qui fut la première des stations balnéaires, du Havre ou de Cherbourg, où l’effervescence portuaire achève de supplanter la vision romantique d’une mer tempétueuse à l’écume brûlante. Les peintres tels Camille Pissarro dans L’avant-port de Dieppe, esquissent des foules de silhouettes qui foisonnent sur les digues et qui se mêlent aux navires arrimés. La même agitation transparaît dans les toiles de Charles Pécrus que l’exposition n’hésite pas à mettre en avant ; cette diversité du regard, qui ne s’attache pas seulement aux grandes figures de l’impressionnisme, est d’ailleurs l’une des grandes forces de « L’atelier en plein air ». Boudin quant à lui, préfèrera vouer sa palette à la lumière, aux variations célestes des côtes de la Manche ; et Berthe Morisot se consacrera à l’étude de la perspective dans des compositions aux vues plongeantes.

MONET Claude, Falaises à Varengeville dit aussi Petit-Ailly, Varengeville, plein soleil - 1897 - Huile sur toile, 64 x 91,5 cm, Le Havre, Musée d’art moderne André Malraux © MuMa Le Havre / Charles Maslard 2016.
MONET Claude, Falaises à Varengeville dit aussi Petit-Ailly, Varengeville, plein soleil – 1897 – Huile sur toile, 64 x 91,5 cm, Le Havre, Musée d’art moderne André Malraux © MuMa Le Havre / Charles Maslard 2016.

Dans son écrin de craie blanche, usée par les éléments, la côte d’Albâtre offre aussi une multitude de motifs pour ces peintres épris de nature. Face à ces abruptes falaises, ils resteront fascinés par les changements de luminosité, les nuances du ciel ou de l’eau qui évoluent au rythme des marées. Cette recherche de l’éphémère se retrouve dans la toile Falaises à Varengeville de Monet, où les couleurs s’entrelacent et les contours se font évanescents.

A travers ce parcours riche de plus de quarante œuvres, la Normandie dévoile ici tout son éclat, et l’on comprend pourquoi les artistes aimaient tant y installer leur chevalet. Alliant diversité naturelle des paysages, patrimoine architectural précieux et douceur de la vie au grand air, les villes balnéaires normandes restent aujourd’hui encore, une destination très prisée. Et si l’exposition prend des allures de promenade séduisante, elle n’en exclut pas pour autant, la qualité du discours et la richesse intellectuelle : une part de rêve et de lumière dans la grisaille parisienne.

Thaïs Bihour

« L’atelier en plein air » – L’exposition se tient jusqu’au 25 juillet 2016 au Musée Jacquemart André. Plus d’informations sur http://www.musee-jacquemart-andre.com/




François Kollar : une esthétique distante, et pourtant si sensible

François Kollar, Tour Eiffel, vers 1930, tirage gélatino-argentique d‘époque, MNAM/CCI, Centre Pompidou, Paris, inv. AM 2012-3429. Achat grâce au mécénat d’Yves Rocher, 2011. Ancienne collection Christian Bouqueret.
François Kollar, Tour Eiffel, vers 1930, tirage gélatino-argentique d‘époque, MNAM/CCI, Centre Pompidou, Paris, inv. AM 2012-3429. Achat grâce au mécénat d’Yves Rocher, 2011. Ancienne collection Christian Bouqueret.

« Un ouvrier du regard », tel est le titre de cette première rétrospective dédiée au photographe d’origine hongroise, François Kollar. Un intitulé pertinent et ingénieux, laissant transparaître la duplicité du langage esthétique propre à cet artiste : un ouvrier, il l’est en effet dans tous les sens du terme. Tourneur sur métaux au sein d’une usine Renault, c’est de son expérience manuelle qu’il tire sa force plastique : cette réalité du travail, ce face à face avec la machine, l’artisan devenu photographe la connaît bien. Reconnu comme l’un des plus grands reporters industriels français du XXème siècle, Kollar se dévoile ici à travers 130 clichés, dont la confrontation stylistique étonne : la manufacture côtoie en effet sur les cimaises, les plus célèbres noms de la Haute Couture – dont il était un photographe très apprécié.

A l’image de l’artiste qu’elle met en lumière, la muséographie traduit une élégante sobriété : cette douceur qui émane des murs aux tonalités grises, permet aux œuvres d’exister pour elles-mêmes, sans artifice et sans emphase. Clair et cohérent, ce parcours à la fois chronologique et thématique, dessine le cheminement créatif de Kollar jusqu’à son ascension.

Tout commence en 1930, alors qu’il établit son premier studio à Paris l’année de son mariage. Ses expérimentations photographiques, emplies de complicité avec sa femme Fernande – qui se prête au jeu du modèle, ouvrent l’exposition : essais pour des campagnes publicitaires et autoportraits se succèdent, dont les effets de transparence, jeux de lumières et compositions travaillées, expriment un perfectionnement assidu de sa technique. Ses premiers clichés trahissent son désir d’inviter la vie-même et l’expressivité au cœur de son œuvre : étudiant attentivement les émotions de ses sujets, il confère à ses portraits et ses photographies de mode, une sensibilité unique, une humanité sincère.

François Kollar, La trieuse reste coquette. Société des mines de Lens (Pas-deCalais), 1931-1934, épreuve gélatino-argentique d'époque, 18 x 24 cm, coll. Paris, Bibliothèque Forney, © François Kollar / Bibliothèque Forney / Roger-Viollet.
François Kollar, La trieuse reste coquette. Société des mines de Lens (Pas-deCalais), 1931-1934, épreuve gélatino-argentique d’époque, 18 x 24 cm, coll. Paris, Bibliothèque Forney, © François Kollar / Bibliothèque Forney / Roger-Viollet.

Dès l’année suivante, en 1931, les éditions des Horizons de France lui commandent une grande enquête sur le monde du travail. Fort de son expérience passée, il produira plus de 2000 photographies témoignant de l’activité rurale et industrielle du pays. Cette série intitulée « La France Travaille », porte le poids et la fébrilité d’une production en pleine métamorphose, tant sur le plan économique que social. Tels des instants privilégiés d’un âge révolu, ces clichés constituent le souvenir d’un univers où les hommes et les femmes, s’effaceront bientôt devant la puissance mécanique. Certes, l’approche de Kollar paraît empathique par le caractère humain qu’elle met en avant ; mais cette sensibilité première est tempérée par une distance certaine, une neutralité silencieuse quant aux mouvements sociaux qui agitent son époque. Nulle dénonciation ne passera le seuil de son objectif.

S’imposant comme une figure incontournable, Kollar est rapidement sollicité par l’univers du luxe et de la mode pour de prestigieuses collaborations : alors que des journaux tels le Figaro illustré ou Harper’s Bazaar feront appel à son talent, Coco Chanel elle-même, posera pour le photographe. Mais la Seconde Guerre mondiale amorce une rupture tant artistique qu’idéologique : refusant de collaborer avec le régime de Vichy, Kollar se retire en Poitou-Charentes.

François Kollar, Alsthom : assemblage des volants alternateurs de Kembs. Société Alsthom. Belfort (Territoire de Belfort), 1931-1934, plaque de verre, 18 x 13 cm, coll. Paris, Bibliothèque Forney © François Kollar / Bibliothèque Forney / Roger-Viollet
François Kollar, Alsthom : assemblage des volants alternateurs de Kembs. Société Alsthom. Belfort (Territoire de Belfort), 1931-1934, plaque de verre, 18 x 13 cm, coll. Paris, Bibliothèque Forney © François Kollar / Bibliothèque Forney / Roger-Viollet

Puis viennent les années 1950, où la France tend à développer des infrastructures en Afrique-Occidentale Française. L’Etat lui commande alors une série de photographies documentaires à la visée bien précise : celle de véhiculer une image conventionnelle et positive des relations avec les colonies du Burkina Faso, de la Côte d’Ivoire, du Mali et du Sénégal. Mais sous cette apparente fabrique de la représentation, et derrière le conformisme officiel, ces clichés donnent à voir deux temporalités qui s’affrontent : sur la pellicule, cette modernité que la France prône tant, n’apparaît pas si franche et si totale. Alors, une question se dessine : et si le regard de Kollar n’était pas si distancié qu’on ne le pense ?

Généreux tout autant que réservé, son travail se révèle plus complexe qu’il n’y paraît. Fruits de demandes officielles, ses photographies doivent se conformer aux attentes de leurs commanditaires, d’où la créativité et la sensibilité semblent exclues. Pourtant, il possède un véritable talent, une intention artistique qu’on ne peut lui dénier ; et de ses tirages, se dégage une étrange intensité. Sans cesse, cette ambigüité plane durant l’exposition, où l’on oscille dans un équilibre délicat d’empathie et de détachement. Au fond, toute la force de François Kollar réside peut-être en cela : conférer aux froides apparences, une chaleur aussi sincère qu’inattendue.

Thaïs Bihour

« François Kollar. Un ouvrier du regard » – L’exposition se tient jusqu’au 22 mai 2016 au Musée du Jeu de Paume. Plus d’informations sur http://www.jeudepaume.org/




Moreau – Rouault : de l’atelier à la communion des âmes

Georges Rouault, Le Modèle, souvenir d’atelier, huile, encre, gouache sur toile, H. 81,3 ; L. 65,1 cm, Collection particulière. © JL Losi © ADAGP Paris 2015
Georges Rouault, Le Modèle, souvenir d’atelier, huile, encre, gouache sur toile, H. 81,3 ; L. 65,1 cm, Collection particulière. © JL Losi © ADAGP Paris 2015

Initialement présentée au Japon en 2013, « Gustave Moreau – Georges Rouault, souvenirs d’atelier » est bien plus qu’une exposition comparative, vouée à la confrontation de deux grands artistes. Ici, le Musée Gustave Moreau invite à un dialogue esthétique, une communion des âmes. Certes, l’histoire qui nous est contée est celle d’un enseignement artistique empli d’émulation ; mais c’est surtout un héritage sensible entre les deux hommes qui se dessine en filigrane. Ainsi, ces « souvenirs d’atelier » reconstituent dans une émouvante sincérité, ce lien privilégié entre un maître et son élève : un sentiment quasi filial.

Devenu conservateur du musée en 1902, Rouault commentera peu les œuvres de son professeur ; il exprimera en revanche sa profonde admiration pour l’homme qu’il était, dévoilant une amitié véritable. C’est ce que traduisent leurs échanges épistolaires ici exposés : Rouault, au détour d’une lettre, avoue à son maître qu’il avait été pour son art, « […] le guide, le meilleur et le Père » ; et Moreau de lui répondre qu’il plaçait en son cher élève, « la plus extrême confiance dans [son] bel avenir ».

Georges Rouault, Le Christ mort pleuré par les saintes femmes, 1895-1897, fusain, pierre noire, rehauts de craie blanche sur papier vergé, marouflé sur toile, S. D. b. d. : G. Rouault 1897, H. 112 ; L. 143 cm, Paris, Fondation Georges Rouault. © JL Losi © ADAGP Paris 2015
Georges Rouault, Le Christ mort pleuré par les saintes femmes, 1895-1897, fusain, pierre noire, rehauts de craie blanche sur papier vergé, marouflé sur toile, S. D. b. d. : G. Rouault 1897, H. 112 ; L. 143 cm, Paris, Fondation Georges Rouault. © JL Losi © ADAGP Paris 2015

De cette osmose, l’exposition met en lumière quatre thématiques iconographiques – communes ou dissonantes : paysages, représentations de la femme, visions du sacré et matérialité de l’œuvre, prendront place au fil des salles.

Mais au commencement, se situe l’atelier d’artiste et sa cohorte d’élèves ; nous sommes en 1892, et Moreau succède à Elie de Delaunay comme professeur à l’Académie des Beaux-arts. Son enseignement artistique qui se veut libre de tout carcan, émancipateur et imaginatif, lui vaut d’être jugé trop subversif par ses collègues. Hors des sentiers battus et réfractaire aux dogmes académiques, il encourage ses élèves à se démarquer. Et dans les œuvres de Rouault, transparaît cette richesse : certes l’inspiration qu’il puise chez son maître est palpable, mais sa créativité transperce la toile. Cela, Moreau le perçoit rapidement. Il décèle chez son élève, un réel talent pour la couleur et la matière, ainsi qu’une grande maîtrise picturale du clair-obscur inspiré de Rembrandt – déjà visible dans Christ mort pleuré par les saintes femmes.

Gustave Moreau, Jupiter et Sémélé. Variante, huile sur toile, H. 149 ; L. 110 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Cat. 73. © RMN-Grand Palais/Philippe Fuzeau
Gustave Moreau, Jupiter et Sémélé. Variante, huile sur toile, H. 149 ; L. 110 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Cat. 73. © RMN-Grand Palais/Philippe Fuzeau

Dès lors, il le pousse à participer aux concours, à exposer au Salon des artistes français ou de la Rose+Croix. Grâce à la confiance qu’il place en lui, Rouault obtient sa première commande concernant deux peintures allégoriques, destinées à orner l’escalier d’honneur d’un hôtel particulier. Ces décors baptisés Stella Matutina et Stella Vespertina, sont mis en  parallèle avec une variante de la toile Jupiter et Sémélé de Moreau : ici, la fascination que Rouault éprouvait pour la palette chromatique de son maître est saisissante.

Cette influence mutuelle, entre onirisme, mythologie et réalité, est tout aussi manifeste dans les paysages qu’ils peignent. Mais osera-t-on parler de « peinture de paysage », pour un artiste comme Moreau ? Lui qui ne considérait ces décors naturels que comme des cadres, des toiles de fond destinées à abriter des sujets bibliques ou mythologiques. A l’inverse de ses contemporains,  il ne s’essaye guère à la peinture en plein air ou sur le motif : la nature qu’il esquisse n’est qu’imaginaire, et fruit d’habiles reconstitutions. Sous nos yeux, l’huile sur toile Thomyris et Cyrus – dont le sujet est emprunté à Hérodote, illustre ce cruel désenchantement du paysage entre rêve et matérialité : dans un panorama fugitif et inquiétant, comme rongé par une beauté chimérique, se déroule une scène aussi sanglante qu’inéluctable. En regard, Le Bon Samaritain de Rouault, dévoile une obscurité redoutable, funeste linceul d’un homme battu et laissé pour mort par des voleurs. Et chez le maître comme chez l’élève, l’évanescence de la scène confère à la poétique de l’œuvre, l’empreinte de l’illusion.

Gustave Moreau, Thomyris et Cyrus dit aussi La Reine Thomyris,hHuile sur toile, S.b.d - Gustave Moreau - H. 57,5 ; L. 87 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Inv. 13978. © RMN-Grand Palais/Gérard Blot
Gustave Moreau, Thomyris et Cyrus dit aussi La Reine Thomyris,huile sur toile, S.b.d – Gustave Moreau – H. 57,5 ; L. 87 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Inv. 13978. © RMN-Grand Palais/Gérard Blot

 Pour autant, l’œuvre de Rouault n’est pas exempte de tout réalisme, notamment lorsqu’il peint des figures féminines. C’est probablement à travers cette section dédiée à la « Pécheresse, la courtisane, et la fille », que la rupture picturale avec son maître est la plus manifeste.

Georges Rouault, Fille dit aussi Nu aux jarretières rouges, 1906, aquarelle et pastel sur papier, M. D. h. d : GR 1906, H. 71 ; L. 55 cm, Paris, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, AMD 143, Legs Girardin 1953. © Musée d’Art Moderne/Roger Viollet © ADAGP Paris 2015
Georges Rouault, Fille dit aussi Nu aux jarretières rouges, 1906, aquarelle et pastel sur papier, M. D. h. d : GR 1906, H. 71 ; L. 55 cm, Paris, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, AMD 143, Legs Girardin 1953. © Musée d’Art Moderne/Roger Viollet © ADAGP Paris 2015

Si les femmes ébauchées par Moreau, se confondent dans l’inébranlable archétype d’une silhouette lisse et idéalisée, les modèles de son élève en appellent à la vie-même et à la rue. Sous ses pinceaux, les « filles de joie » aux corps lourds retrouvent cette part d’humanité que des artistes comme Toulouse-Lautrec ou Degas, leur ont sarcastiquement déniée : chez Rouault, l’empathie  se lit dans leurs traits disgracieux ; et dans sa palette de couleurs, se déploie une beauté dissonante qui érafle les canons esthétiques si bien-pensants. Chrétien, il ne condamne pas la pécheresse, mais les hommes qui l’ont réduite à cette condition, ainsi que le péché lui-même : « Au fond des yeux de la créature la plus hostile, ingrate ou impure Jésus demeure », dira-t-il.

Courbatue et souffrante, mais capable d’un indicible éclat, voilà l’Humanité telle que Rouault la perçoit. De son iconographie religieuse, affleure une infinie compassion, teintée cependant d’une honnêteté sans fard : quand les âmes sont mises à nu, la beauté physique n’est plus qu’un masque dissimulant la laideur morale ; les figures qu’il peint deviennent alors grotesques, véritables caricatures de l’hypocrisie de ses contemporains. En miroir, l’art sacré de Moreau s’apparente davantage à une spiritualité cérébrale, une manière de combler ses angoisses métaphysiques.

Gustave Moreau, Sainte Cécile, huile sur toile, H. 86 ; L. 68 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Inv. 13972. © RMN-Grand Palais/Philippe Fuzeau
Gustave Moreau, Sainte Cécile, huile sur toile, H. 86 ; L. 68 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Inv. 13972. © RMN-Grand Palais/Philippe Fuzeau

En effet, si son vocabulaire pictural emprunte au christianisme, il puise aussi dans le registre déiste ou syncrétique, tout en s’inspirant des écrits de Blaise Pascal et des philosophes jansénistes de Port-Royal. Une angoisse théologique qui transparaît d’ailleurs, dans sa toile Sainte Cécile : plongée dans l’obscurité, cette dernière semble faire face à une vision spectrale bien plus qu’au traditionnel ange. L’exposition esquisse d’ailleurs un parallèle pertinent avec l’aquarelle L’Apparition, où la tête coupée de Jean-Baptiste apparaît en halo devant Salomé ; une subtile évocation de ces séductrices bibliques qui avaient bien souvent les faveurs de l’artiste.

De Moreau et Rouault, de cette amitié, de leur passion de la matière et de la couleur, « Souvenirs d’atelier » dresse un portrait touchant et habilement maîtrisé : jamais le talent de l’un n’obscurcit le génie de l’autre. Et comme si le maître veillait encore sur son précieux élève, on trouvera ici un peu plus d’œuvres de Rouault ; mais que l’on se retourne, et l’atelier de Moreau prend vie sous nos yeux.

De ce parcours, émerge enfin une envie singulière : celle d’en savoir plus sur ces deux artistes qui leur vie durant, partagèrent à travers l’amour de l’art, un respect des plus sincères.

Thaïs Bihour

« Gustave Moreau – Georges Rouault, souvenirs d’atelier » – L’exposition se tient jusqu’au 25 avril 2016 au Musée Gustave Moreau. Plus d’informations sur http://musee-moreau.fr/