[THÉÂTRE] Puisque tout le monde doute «Que faut-il dire aux hommes ?»
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Que faut-il dire aux hommes ? Pour le dernier volet de son triptyque dédié aux parcours de vie hors normes, Didier Ruiz interroge la croyance. Pas de polémique, pas de scoop, mais un joli nuancier de propos sur la spiritualité.
Le sujet est sensible, si ce n’est inflammable. Mais il semble avoir fasciné le metteur en scène Didier Ruiz, qui a trouvé la solution pour l’aborder à fond. Ceux qui nous parlent sont des hommes et des femmes de foi. Ils sont tous animés par leur religion, et c’est ce même attachement à la croyance, aux rites, qui les caractérise. Le témoignage et les mots de ces acteurs (qui jouent leur propre rôle) produisent le meilleur des effets, même auprès des athées. Ils leur épargnent sacerdoce et prosélytisme de comptoir, et obtiennent leur attention.
Les mots surgissent, de même que les personnages rentrent sur scène, baignés dans des lumières simples et délicatement orchestrées par Maurice Fouilhé. Et cette douceur agit comme fil conducteur entre trois tableaux d’un même ensemble formé par Une si longue peine —où des condamnés à de longues peines de prison se racontaient sur scène —, Trans (més enllà) — qui donnait la parole à des personnes transgenres —,et Que faut-il dire aux hommes ?.
Suite et fin d’une trilogie éclatante
Cette fois, ils et elles partagent le récit de leurs vies, semblables à bien peu d’autres. Une pasteure protestante assoiffée de liberté nous plonge dans la genèse de sa vocation. Un chamane revient sur son trip à l’ayawaska, tandis qu’un juif relate son épique bar-mitzvah. Un musulman, une nonne, un bouddhiste et un moine, prennent aussi la parole afin que les spectateurs élargissent leurs esprits.
Car qui peut se targuer d’avoir rencontré en une vie autant de diversité ? C’est un des atouts majeurs de cette petite heure et demie passée assis dans le noir. Et pour vous en convaincre, on ne jouera pas ici de citations isolées, car le risque est trop grand de les rendre plus petites que ce qu’elles ne renferment. De même que mettre des mots sur la foi menace de la réduire. Ainsi, le travail de Didier Ruiz, de Toméo Vergès et d’Olivia Burton, échappe à la platitude et provoque un spectacle fort qui ne verse jamais dans un miel dégoûtant. Aucun des témoins ne cherche à convaincre, ni à brosser qui que ce soit dans le sens de ses convictions. Avec la simplicité de celles et ceux qui placent leur existence entre les mains de Dieu, d’Allah, ou de Bouddha, un récit émerge : celui des origines, des embûches, des doutes et des bonheurs liés à ce fameux «je crois».
Si chacun de ces spectacles de la trilogie offre au public l’occasion de s’émouvoir du réel, ce dernier volet donne un supplément d’âme à un triptyque majestueux. Ce qui s’y joue est si humble que cela en devient grand. Et ce moment s’achève comme il a commencé, dans un souffle dont on ne sait ni l’origine, ni le destin, et qui nous effleure pudiquement jusque dans d’intimes questionnements.
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Que faut-il dire aux hommes ?, mis en scène par Didier Ruiz
Durée estimée : 1h30
Du 18 au 22 mai au Théâtre de la Bastille, à Paris
Court métrage à Bordeaux : deux soirs, deux ambiances
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En vingt-quatre œuvres, et presque autant de talents présentés, la 22e édition du festival européen du court-métrage de Bordeaux est une vraie mine d’or. La programmation impeccable joue, d’une soirée à l’autre, sur l’axe de symétrie entre noirceur et humour. Retour sur nos coups de cœur.
De la soirée d’ouverture on retient, pour la fiction, J’mange froid. Plongée mélodieuse dans le quotidien de trois mecs, qui mangent de la merde, fument des tonj, mais surtout font du rap. Romain Laguna, le réalisateur, sublime la journée type de ces semi-ratés, en leur flanquant un bébé dont ils doivent s’occuper. Au son de Melan En cabine, pt.1, se développe une esthétique du simple et du nocturne banlieusard, échappant brillamment à la caricature.
Mais difficile de trancher avec une deuxième pépite, à se poiler cette fois-ci : The Glorious Peanut. Fred de Loof nous embarque dans sa campagne belge, à grand coup de zoom et de bruitages, excessifs mais pas lourds. Patrick n’a pas de cheveux, donc Patrick n’a pas de femme. Mais un jour qu’il est vissé à la table du bistrot, sa vie est bouleversée. Un pitch digne de Dikkenek (d’Olivier Van Hoofstadt, 2006) ou d’un film de Quentin Dupieux : absurde, loufoque mais chiadé.
Puis, direction Tchétchénie, où Jordan Goldnadel nous arrache à nos rires et nous glace avec Chechnya. Une immersion totale dans les prisons pour gays, en pleine forêts enneigées. Sans trop de fard ni de pathos, le réalisateur, montre une violence aride, faite de torture et de meurtre. Pour cette première soirée, un dernière œuvre militante, marquante et essentielle.
Du LOL au flippe
Si on s’est bien marré la soirée de vendredi, elle s’achève sur une note sombre qui préfigure la suite. Loïc, chargé de la programmation s’explique. « On a voulu faire sentir que ce que vous avez vu hier soir avec « Chechnya », ce n’est pas terminé ! ». Et pour cause, le samedi soir démarre avec Acide. Le réalisateur, Just Philippot met en scène une pluie d’acide qui décime tout le monde ; seul un petit garçon survit à cette apocalypse climatique.
Puis, place à l’adolescence, inconsciente et bourrée avec À l’aube. Des jeunes picolent sur la plage. Le lendemain, trois d’entre eux se retrouvent en pleine mer, sans eau, dans un zodiac à sec. Un prétexte narratif pour Julien Trauman, qui donne la parole à la part d’animal en chacun de nous : instinct de survie, hallucinations, et j’en passe. Un drame plutôt bien porté, par de jeunes comédiens.
Mais cette dernière soirée ne montrait pas que des thriller d’anticipation ou des films de genre. Les courts-métrages plus légers, d’animation ou pas, permettent de s’accrocher quand on est pas trop fan de tout ce qui fout la trouille. La fluidité de l’événement, pensé par l’association Extérieur Nuit (issue de la Kedge Business School), est flagrante. On ingurgite, sans ennui, une masse de productions tout à fait digeste !
Le palmarès complet
Prix du jury professionnel :Bonobo de Zoel Aeschbacher et Hello Emptiness de Louison Chambon
Prix du jury France 3 :La mort père et fils de Denis Walgenwitz et Winschluss
Prix du jury étudiant :Nefta Football Club d’Yves Piat et Simbiosis Carnal de Rocio Alvares
Prix du jury sens critique :Nefta Football Club d’Yves Piat et Hello Emptiness de Louison Chambon
Coup de coeur du public :Bonobo de Zoel Aeschbacher et Smile de Stéphane Marelli
[THÉÂTRE] On n’entend pas « Ysteria »
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Pour sa dernière création, écrite, mise en scène, et concoctée au Théâtre national de Bordeaux Aquitaine (TnBA), avec sa compagnie Le Perdita Ensemble, Gérard Watkins s’intéresse au phénomène de l’hystérie. Un spectacle inégal, porté néanmoins par de bons acteurs qui, malgré leur conviction, naviguent en eaux troubles.
Au restaurant, un trio discute. À première vue, on parie sur un couple et sa belle-fille. On est vite dérouté lorsque chacun se présente à la salle comme médecin psychiatre. Tout au long du spectacle, on ne sait jamais trop si ces personnages sont amis, parents ou amants. Gérard Watkins sème le doute plutôt adroitement. S’annonce alors une démonstration, sous forme de conférence, à propos de l’hystérie. Deux patients seront examinés face à nous.
Devant un pan de mur bleu-gris, troué de quatre portes, les trois docteurs évoluent dans un décor très sobre qui sent le paramédical. Éléonore, Charlotte et Jean-Marc prennent en charge Arthur, employé dans une pizzeria. Paralysé du bras gauche sans explication nette, il est soigné dans le centre dirigé par Éléonore. Avec lui, Anaïs, bientôt fiancée, se mord tout le temps la lèvre et ne peut bouger le bras droit. S’amorce alors une sorte de thriller à la limite du voyeurisme, pendant lequel on s’essaie à déceler les troubles, les symptômes, les non-dits, de ces jeunes patients. Entre séances d’hypnoses et débriefing des médecins, on se régale tout autant des ficelles tirées pour donner à sentir le métier de psychiatre. La curiosité est piquée et la concentration à son comble. Mais malheureusement, le rythme va s’essouffler.
Une performance pesante
À trois ou quatre reprises, le metteur en scène court-circuite son récit, situé initialement, dans le centre psychiatrique. Il nous emmène d’abord dans une Grèce antique à la recherche d’Asclèpios, héros de la médecine, selon l’Illiade de Homère. Quelques scènes plus tard, on est au Moyen-Âge. Sans grande surprise, les femmes qui accusent leurs maris de défaillances sexuelles, y sont considérées comme des sorcières à brûler. Puis un peu plus loin, nous sommes à la Renaissance… Bref.
En approchant cette névrose sous les angles historique et individuel, Gérard Watkins s’attaque aux préjugés sexistes, induits par le traitement de cette maladie. Et cet engagement revendiqué fait son petit effet, mais sans grande finesse. La pièce est alourdie par des éléments « performatifs » dangereusement penchés vers le ridicule : à mesure que Julie Denisse, qui joue Éléonore, fait des souplesses en hurlant, et que David Gouhier, dans le rôle d’un psy, mime de la pénétrer. Ces intermèdes historiques, censés découdre l’histoire d’une médecine pratiquée par et pour des hommes, occultent malheureusement la portée, disons-le féministe, de ce choix d’écriture. Gérard Watkins atteindrait presque son but, si seulement son texte ne se retirait pas (à l’attention du public) un peu tôt, trop souvent.
«Ysteria» écriture, mise en scène et scénographie de Gérard Watkins avec Le Perdita Ensemble.
Durée estimée 2h
Au Théâtre de la Tempête, à Paris, du 21 mars jusqu’au 14 avril.
[Théâtre] Entre passé et présent campent « Les Oubliés (Alger-Paris) »
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À travers des histoires de famille enfouies, le Birgit Ensemble fait entendre les voix tristes et belles des effacés de la grande Histoire. Grâce à un récit situé entre la guerre d’Algérie et 2019, ce spectacle échappe adroitement aux discours mielleux et misérabilistes.
De manière apaisée, Julie Bertin et Jade Herbulot abordent des épisodes fondamentaux de cette décolonisation de l’Algérie, embarrassante pour la France. Les bidonvilles à Nanterre dans les années 1960, les exilés de la guerre, le sort tragique des harkis après l’indépendance, du 5 juillet 1962. Ces traumatismes sont portés à la scène sous forme de secret de famille. Et c’est par un mariage en 2019 que le tout, bien ficelé, va exploser aux visages de ceux qui portent, sans le vouloir, ce passé enterré.
Car Karim et Alice se marient. Tous les deux sont français, lui, est d’origine algérienne. Judith Benhaïm, la maire qui les unit est juive, elle aussi d’origine algérienne et se réjouit de ce métissage, dans son discours aux époux. A priori, tout le monde est content. A part peut-être le père de la mariée, carrément raciste, qui ne se rappelle pas du prénom de son gendre. Alors ça va péter. Parce que ça boit, ça bouffe et forcément ça déborde. Remontent à la surface des origines cachées, des souffrances enfouies et des non-dits terribles.
Face à face
Au milieu de la salle : la scène. Assis de part et d’autre, les spectateurs peuvent se voir. De même que les personnages doivent regarder dans les yeux leur roman familial, le public comprend une histoire différente de celles que racontent les programmes scolaires. Le Birgit Ensemble délivre ainsi un propos, pédagogique et efficace, sur la guerre d’Algérie, la mémoire, la patrie. Un spectacle qui ne manque pas de nous toucher ; sans que l’on s’y attende, sans que l’on s’en aperçoive.
« Les Oubliés (Alger-Paris) », texte et mise en scène du Birgit Ensemble, formé par Julie Bertin et Jade Herbulot.
Durée : 2h10
Jusqu’au 10 mars, à la Comédie-Française, Théâtre du Vieux-Colombier.
[Théâtre] Le Collectif Denisyak revient à Sstockholm « pour envoyer du bois »
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Solenn Denis écrit et crée Sstockholm en 2012 avec Erwan Daouphars, comédien et metteur en scène. Formant à eux deux le collectif Denisyak, ils remontent au Théâtre national de Bordeaux Aquitaine leur première création.
Après avoir vu leur Sandre, en mars dernier à Paris, on commence à sentir que ce duo s’anime par l’envie partagée d’un théâtre coup-de-poing. Pour Sstockholm, ils invitent la comédienne Faustine Tournan, qui tient le rôle de Solveig depuis la première heure. Comme Natasha Kampusch, la jeune fille qu’elle incarne est séquestrée par Franz, l’homme qui l’aime et qu’elle… finira par aimer.
En creux de ces personnages, dans chaque recoin de scène, en-dessous de chaque mot, le collectif Denisyak parvient à montrer du beau alors que tout semble atroce. Si l’histoire est terrible, l’expérience bouleverse tant par sa justesse que sa nécessité.
Entretien avec Solenn Denis et Erwan Daouphars.
Arkult.fr : Sstockholm est inspiré de l’histoire de Natasha Kampusch, mais pas que. Qu’y a-t-il au-delà de ce fait divers ?
Solenn Denis : Dans chaque pièce que l’on monte il y a l’idée d’une cellule, familiale ou amoureuse qui revient comme une obsession. C’est un endroit où il peut se passer le meilleur comme le pire. Et l’amour comme lieu de séquestration me semblait intéressant. J’ai l’impression que la pièce questionne comment, sous couvert de lien fort, il peut y avoir abus, possession et volonté d’enfermer l’autre.
Erwan Daouphars : Au plateau on a travaillé sur des ambiguïtés permanentes. Au départ on ne sait pas trop si c’est un couple ou un père et sa fille. Ce fil tendu nous plait, ce suspense qui monte et tient le spectateur en haleine nous semble important. Les spectateurs confortablement assis dans leurs fauteuils, c’est pas notre truc. Donc on a tout fait pour travailler comme sur un ring : le placement des tables, la manière dont on avance les chaises pour créer des focus, les ombres sur la porte, etc. Tout le dispositif est pensé comme de la matière anxiogène.
« Les spectateurs confortablement assis dans leurs fauteuils, c’est pas notre truc »
Erwan Daouphars
Arkult.fr : Comme dans Sandre, votre précédent spectacle, vous racontez une histoire particulièrement dérangeante. Comment se travaille ce malaise, dans le récit et dans le jeu ?
Erwan Daouphars : Déjà dans le texte, on parle de séquestration, d’infanticide chez Sandre, donc par le sujet que Solenn choisit pour écrire, on est dans des choses particulières. Pour créer le malaise, le dérangement, on travaille beaucoup sur les silences, l’immobilité et les actions soudaines. Susciter de l’attention et de la tension, ça se traduit au plateau par des nuances extrêmement rapides d’émotions profondes. Entre nous c’est venu assez naturellement.
Solenn Denis : Spontanément, ce fonctionnement nous excite. Ce n’est pas nécessairement déranger, mais au moins questionner.
Arkult.fr : Justement, qu’est-ce que vous avez voulu questionner ?
Erwan Daouphars : Quand il n’y a pas d’équilibre dans un couple, pas d’acceptation de l’autre, des jeux de pouvoir s’opèrent. Alors on a questionné le rapport au pouvoir dans les relations passionnelles, les chantages affectifs, l’humiliation, la soumission.
Solenn Denis : Les trois-quarts des couples sont dans le « ton corps et ton esprit m’appartiennent ». Dans ce cas, il n’y a plus de vie individuelle : tu fais partie d’un tout et tu n’es plus toi-même. On trouve cela terrible. Mais on a également voulu questionner la mémoire et l’imagination. Même enfermée physiquement, Solveig continue à s’évader dans sa tête. Sstockholm parle donc aussi d’imaginaire. On assiste à des scènes qui se répètent du passé, à la manière de spirales. Comment un souvenir peut être retenu différemment, selon que l’on se place dans l’esprit de Franz ou celui de Solveig. Elle n’arrive pas à se remémorer exactement cet épisode de sa vie, et se rappeler c’est déjà réinventer. Raconter une histoire, c’est déjà ça faire théâtre.
« Parfois il faut bien se faire botter le cul, ça fait des électrochocs pour le cerveau »
Solenn Denis
Arkult.fr : En quoi c’est important de « faire théâtre » de façon si radicale ?
Erwan Daouphars : Je crois qu’on a besoin de radicalité. Il y a tellement de forces de proposition dans le théâtre contemporain français, qu’une sorte de torpeur s’installe dans le public. Que les gens sortent du spectacle en ayant juste aimé le jeu d’un acteur ou les lumières, nous on s’en fout!
Solenn Denis : Le tiède ne m’intéresse pas. Je m’ennuie très vite et je ne suis pas en vie pour m’ennuyer, mais pour palpiter. Alors quitte à fabriquer quelque chose, autant le faire de manière excitante. Et puisque les énergies circulent, on espère que le public sera remué lui aussi. Car si on brosse les gens dans le sens du poil, il ne se passe pas grand chose. Parfois il faut bien se faire botter le cul, ça fait des électrochocs pour le cerveau. Les spectateurs se rappellent qu’il ne faut pas oublier de vivre et d’avoir soif de liberté.
Erwan Daouphars : En tant qu’acteur, j’ai la passion du jeu. Je trouve qu’il y a de moins en moins d’exigence dans le jeu de plateau chez les jeunes. Le discours qui voudrait que l’on ait un « truc », basé sur sa personnalité, ne me convient pas. C’est comme la danse : ça se travaille, et il faut une vie pour bien jouer. Cela nous passionne et on passe beaucoup de temps sur la direction d’acteur.
Arkult.fr : Et en parlant du jeu, qu’est-ce qui vous nourrit dans le fait de vous pousser dans vos propres retranchements ?
Erwan Daouphars : Emmener le spectateur de l’autre côté de la barrière est un réel objectif. Il faut qu’il puisse se rendre dans un endroit qu’il n’a jamais vu. J’aimerais qu’il se dise qu’il s’est fait embarqué par un comédien, avec lui, loin dans la conscience, la réflexion, la sensibilité. Et si je n’y vais pas à 100%, le spectateur restera forcément à l’extérieur. Cela nécessite énormément de générosité. Dans le collectif Denisyak, les acteurs ne rentrent pas en pantoufles sur le plateau, ça n’existe pas, et a fortiori sur des sujets comme ceux-là.
Solenn Denis : Ce qu’on aime, c’est raconter des histoires. Depuis l’enfance, j’aime qu’on m’en raconte, j’aime en raconter. Se transmettre des histoires, de famille en famille, de génération en génération, c’est ça être humain ! On parle tellement à tort et à travers que, d’un coup, raconter une histoire, ça peut permettre de grandir. Et l’acteur c’est ce qu’il fait : il raconte une histoire.
Arkult.fr : Qu’est- ce qui vous intéresse dans les histoires de ces humains qui se révèlent être des monstres ?
Solenn Denis : Celanous intéresse parce que ce n’est pas simple. Parler du bien du mal de manière manichéenne, c’est d’une fadeur… On s’en fout ! Dans la vraie vie, c’est bien plus torve et complexe. Cela permet de garder dans le coin de sa tête qu’on est tous potentiellement monstrueux. Les pièces de théâtre servent à cette catharsis là. Pour que cela opère, on a besoin d’intensité de jeu, d’intensité de mise en scène, d’intensité du texte. Les curseurs sont au maximum afin que le public puisse, l’air de rien, vivre quelque chose et y trouver un écho.
Erwan Daouphars : C’est jubilatoire pour le spectateur, ça le change des spectacles trop lisses, qui ne nous intéressent pas. On a envie de redonner un sens à un théâtre qui se dirait essentiel. On est pas là pour enfiler des perles, mais pour que ça envoie du bois ! Sans cela on est pas satisfait, on a l’impression de faire ça pour rien. La question est toujours : pourquoi faire un spectacle ?
Propos recueillis par Philippine Renon.
« Sstockholm », texte de Solenn Denis mis en scène par le Collectif Denisyak, avec Erwan Daouphars et Faustine Tournan.
Au Théâtre national de Bordeaux Aquitaine (TnBA) jusqu’au 1er février. Durée 1h environ. Plus d’informations sur : http://www.tnba.org/evenements/sstockholm
Le jeune metteur en scène, Maxime Contrepois, monte Après la fin d’après Dennis Kelly. Un drame psychologique d’une profondeur bluffante.
Mark vient de sauver Louise d’une attaque nucléaire, mais elle ne se souvient pas de la catastrophe. Pour se protéger des radiations, les deux survivants évoluent, cloîtrés dans un abri atomique. Entre refuge et prison, la scène devient le théâtre d’une cohabitation de plus en plus inhumaine.
Au cours de cette colocation forcée, on apprend à connaître Mark. Il est amoureux de Louise, mais elle en aime un autre. Insidieusement mais sûrement, un rapport de domination s’installe sous nos yeux. Sous l’homme attentionné, Mark révèle un garçon rejeté et blessé, qui exige qu’on l’aime. Un béton triste et froid enveloppe cette intrigue terrifiante. On peut parfois se surprendre à détourner le regard d’une scène trop dure. Comme pour se rappeler que l’on n’est pas dans le bunker avec les personnages. La trentaine à peine, Maxime Contrepois nous fait perdre nos repères. Un procédé aussi grisant que fondateur de la représentation théâtrale.
Une authenticité qui prend aux tripes
Dans cette pièce, Dennis Kelly évoque comment l’instinct de survie déshumanise. Mais Après la fin explore aussi le champ de la frustration, sociale et affective. Et peut-être surtout, comment elle explose dans un espace confiné. Pour son troisième spectacle, le jeune metteur en scène nous explique s’être emparé d’un texte où la « parole produit des situations ». Dès lors, il n’hésite pas à demander aux acteurs un « travail titanesque ». Ils travaillent jusqu’au trouble, comme chez Krystian Lupa, pour se fondre dans leurs rôles. Elsa Agnès et Jules Sagot se glissent dans leurs personnages avec une authenticité qui nous prend aux tripes.
De grands bains noirs opaques scandent le spectacle avec un rythme impeccable. Ce travail de lumière est rondement mené par Sébastien Lemarchand. Le spectateur peut prendre le temps de se remettre d’un choc, ou de saisir l’ampleur de ce qui vient d’être dit. Alors qu’Après la fin prend pour toile de fond l’asservissement d’une femme, le rapport entre les sexes n’est pas l’unique sujet. Rejeté par un groupe à cause de sa différence, de sa difficulté à tisser un lien social, Mark est délicatement bercé de contradictions. Le monstre présenté dans la première partie du spectacle peut tout à fait attendrir dans les derniers instants. Maxime Contrepois place au coeur de son propos que «les salauds ne sont pas des monstres mais des êtres humains ». Un spectacle subtil, porté par une mise en scène délicate et puissante.
Wildlife : Une saison ardente – Histoire d’une (admirable) descente aux enfers
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On connaissait le rêve américain, nous voilà plongés dans le cauchemar américain. Un pays en pleine mutation, au début des années 1960, un contexte politique mouvant, une société qui se transforme, les relations hommes / femmes qui prennent une nouvelle teinte. Nous sommes pourtant bien loin dans ce film de la frénésie des grandes villes de la côté Est.
Ici, c’est le Montana, la rudesse du climat et des éléments qui vient s’entrechoquer avec celle des sentiments et des rapports humains. Ainsi, l’harmonie qui règne, ou a minima semble régner, entre Jeanette, Jerry et Joe Brinson, va lentement se disloquer en prenant comme miroir les yeux du jeune adolescent, enfant unique, involontairement centre du drame qui se prépare. Et paradoxalement, le jeune homme représente à lui seul, l’image de la maturité, de la sagesse et de la stabilité au milieu d’un chaos en voie d’explosion.
On assiste ainsi à la lente descente aux enfers, physique, psychologique, d’une famille sans histoire, dépeinte avec un talent hors norme dans ce premier long métrage de Paul Dano. L’image splendide magnifie cette sensation de longue dépression, d’abord latente puis qui vient tout balayer, sans refuge possible. Au cœur du brasier, l’impeccable et incroyable Ed Oxenbould (Joe Brinson) impressionne par son jeu. Pas de superflu, une justesse des expressions, un rôle poignant pour cet adolescent écartelé au croisement des voies choisies par ses parents, seul détenteur de douloureux secrets, et toujours garant du maintien de l’équilibre familial.
Primé au festival du film de Turin et sélectionné à celui de Sundance, Wildlife vous marque, vous touche, vous retourne même, par la justesse et la sincérité des personnages qui composent ce drame, rien que trop banal, et aux relents amèrement contemporains.
Fiche technique
Titre original : Wildlife
Titre français : Wildlife – Une saison ardente
Réalisation : Paul Dano
Scénario : Paul Dano et Zoe Kazan, d’après le roman Une saison ardente (Wildlife) de Richard Ford
Distribution
Carey Mulligan : Jeanette Brinson
Jake Gyllenhaal : Jerry Brinson
Ed Oxenbould : Joe Brinson
Bill Camp : Warren Miller
Mollie Milligan : Esther
Zoe Margaret Colletti : Ruth-Ann
[Théâtre] Tuer la femme ou l’idée ? Qu’importe puisque « Elle est là »
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Dans son tout premier texte écrit pour le théâtre, l’écrivaine Nathalie Sarraute se demande à quel point l’obsession des hommes peut entraver les femmes à prendre part au dialogue. Elle est là est une pièce qui démonte finement la mécanique de l’échange grâce à un duo brillant de psychorigides convaincus.
H2 est un homme et il a un avis. Mais sa collaboratrice, F, n’est pas d’accord avec lui. Il s’obstine à convaincre cette adversaire qui le désarme sans cesse par un silence mutin. Alors, il s’agace. Parce que c’est une femme ? Dans sa robe bleu nuit et ses talons aiguilles, elle parade, claque des portes : elle ne veut pas discuter. Lui, cherche à la convaincre. Alors il la convoque pour un échange serein, mais soudain il s’emporte, la bouscule et l’effraie.
H3 arrive en scène, c’est un homme lui aussi. Il semble encore plus toqué à l’idée que l’on puisse ne pas être d’accord avec son acolyte. Les deux obsessionnels complotent pour que cette femme flanche sous leurs avis. Car la misogynie, elle aussi, « est là ». Tellement ordinaire mais tellement flagrante que les mâles se ridiculisent.
Progressivement H2, que Gabriel Le Doze incarne à la perfection, constate son impuissance à susciter le débat. Avec une grande justesse, le comédien nous fait sentir que le doute s’installe dans les tréfonds de son esprit. Va-t-il se résigner ? H3 lui s’y oppose, catégoriquement. Bernard Bollet se glisse brillamment dans ce rôle : encore plus borné que son compère qui flanche, il ponctue ses propos de mimiques esquissées, ce qui confère à la pièce un brin d’humour assez frais. Et ce n’était pas gagné d’avance pour ce texte conceptuel qui peut paraître abrupt. La mise en scène sobre et les acteurs excellents nous offrent la voie royale pour accéder à cette œuvre éclairant les rapports que chacun entretient avec ses certitudes.
« Elle est là » de Nathalie Sarraute, mis en scène par Agnès Galan Distribution : Nathalie Bienaimé, Gabriel Le Doze, Bernard Bollet, Tristan Le Doze Les mercredis, jeudis et samedis jusqu’au 29 décembre 2018, à 19 heures au Théâtre de la Manufacture des Abbesses Plus d’information sur : https://www.manufacturedesabbesses.com/theatre-paris/elle-est-la/
[Cinéma] Entretien fleuve au cœur de Nostos Algos
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Jeune réalisatrice, Ysé Sorel montre déjà sa patte au Festival International du Film Indépendant de Bordeaux. Dans la compétition « Contrebandes », qui présente uniquement des premiers métrages auto-produits, Nostos Algos retient notre attention. Ce film est un voyage dans la vie de Yorgos, un Crétois qui retourne sur sa terre natale en crise économique. Ysé Sorel raconte comment la nostalgie a guidé un travail qui semble fasciné autant par un territoire que par ceux qui l’habitent.
Arkult.fr : Après la philosophie et le théâtre, comment en êtes-vous arrivée au cinéma ?
Ysé Sorel : Par surprise, car je n’y était pas attendue. Je ne l’ai pas étudié, ce qui d’ailleurs me permet une grande liberté. Je me méfie de l’uniformisation des écoles, cela me ferait perdre toute la liberté que j’éprouve dans le médium cinéma. Et puis j’ai assez fait d’études comme cela!
Arkult.fr : Justement, comment vous êtes vous servie de vos études dans ce premier long métrage?
Ysé Sorel : J’ai pensé ce film comme un essai philosophique sur la nostalgie. J’ai simplement trouvé d’autres moyens de m’exprimer : les images, le son… Je n’aime pas uniquement les films qui convoquent la philosophie, mais c’est un cadre que j’avais envie d’explorer. D’ailleurs je m’y sens bien.
« Où je vais ? Qu’est-ce que je veux faire ? Des questionnements intimes autant qu’universels »
Arkult.fr : En quoi Nostos Algos est-il un film personnel ?
Ysé Sorel : Je raconte la crise de Yorgos, le personnage principal, qui soulève des questions aussi intimes qu’universelles je pense. Je les suggère à l’écran avec des couvertures de livres qui m’ont accompagnés, parfois même tourmentés. Où je vais ? Qu’est-ce que je veux faire ? Toutes ces incertitudes me parlent d’autant plus que c’est un film d’apprentissage. Dans ce sens qu’il raconte un personnage qui se cherche, dans un pays qu’il a quitté et qui demeure en crise. Mais également puisque j’ai appris à faire du cinéma en réalisant ce projet.
Arkult.fr : Tous les personnages jouent leur propre rôle. Comment gère-t-on cette distance propre à l’auto-fiction ?
Ysé Sorel : Faire son miel avec le pollen de vraies existences sans tomber dans le vampirisme est extrêmement complexe. Je me suis beaucoup posée la question car ce film est à la frontière entre le documentaire et la fiction. Je crois ne pas avoir céder à cette tentation vampiriste. Parfois Yorgos a dû me donner beaucoup, et cela lui a coûté. Mais il a accepté de devenir cette surface : le personnage principal.
Arkult.fr : Qu’est-ce qui se joue dans la scène du premier repas en famille ?
Ysé Sorel : Il n’y a que du pain dur sur la table, et l’on comprend que c’est la crise. Mon but n’était vraiment pas de faire un film les difficultés économiques de la Crète. On les saisit par endroits mais j’ai juste voulu parler d’une famille, prise dans cette tourmente là. Cette histoire de pain dur rends la chose plus juste. Ce moment d’émotion fait partie des cadeauxqu’offre le documentaire. Bien sûr cela est mis en scène, mais ce sont de vrais gens qui jouent leur propre rôle, alors c’est très touchant.
Arkult.fr : Le calme qui règne dans votre film s’est-il imposé par ce que vous avez vu sur place ou c’est une pure construction ?
Ysé Sorel : J’ai vraiment ressenti cela là-bas. La nostalgie réside aussi dans cette tranquilité. La Crète est un territoire assez particulier par rapport à la Grèce, il s’y dégage une atmosphère rassurante. Certains ne croient pas à la crise, de par l’absence de tumulte. Un des personnages dit même qu’elle n’existe pas. Avec son fromage et ses tomates il ne manque de rien. C’est une vraie leçon de vie.
« J’aime être nostalgique car c’est une douceur, un peu comme ce voyage. »
Arkult.fr : Nostos Algos en grec signifie « nostalgie ». Quelle serait votre définition de la nostalgie ?
Ysé Sorel : Pour moi ce serait ce film. La nostalgie est un sentiment que l’on ressent plus ou moins. Comme un souvenir de l’enfance ou de toutes petites choses : une odeur, une photo, une sensation qui souvent nous échappe… À mes yeux c’est la conjonction entre un moment et un lieu qui ont marqué notre vie. La recherche de nostalgie est de l’ordre de l’insaisissable. J’y vois une forme de beauté qui me touche beaucoup. J’aime être nostalgique car c’est une vraie douceur, un peu comme ce voyage.
Arkult.fr : Vous filmez beaucoup d’images fixes. Quelle place tient la photographie dans votre travail ?
Ysé Sorel : Je la pratique de plus en plus, plutôt sur pellicule. J’ai donc un rapport très graphique à la manière de filmer. Les natures mortes en peinture m’inspirent d’ailleurs beaucoup. Je crois que je mets à l’épreuve mon oeil dans ces détails. J’essaie de donner au spectateur une forme de liberté pour qu’il puisse investir ses propres souvenirs dans les images que je montre.
Arkult.fr : « Quelle dose de pays natal vous faut-il ? » est une question que vous posez, alors on vous la retourne…
Ysé Sorel : Barbara Cassin le dit de manière très juste dans son ouvrage La Nostalgie : « On est chez soi quand on est accueilli ». J’ai tellement ressenti ça en Grèce que j’aimerais trouver le moyen d’aller habiter là-bas. Ce n’est pas mon pays natal car je me sens très française mais j’ai besoin de cet endroit, de sa simplicité.
Propos recueillis par Philippine Renon.
[Théâtre] La Nostalgie du Futur dans un flou artistique
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Pour ouvrir la saison du théâtre national de Bordeaux, Catherine Marnas monte La Nostalgie du futur. Un aplat de textes de Pier Paolo Pasolini et de Guillaume Le Blanc qui manque de profondeur. Le cinéaste italien et le philosophe français ne parviennent pas vraiment à se rencontrer sur scène.
Entre la carcasse d’un bateau échoué sur le plateau et de grands pans de tissus qui délimitent l’arrière-scène, on ne sait pas trop où l’on est. Sur ces tentures, le designer et réalisateur Ludovic Rivalan développe une très belle création vidéo. On plonge grâce à lui dans une forêt de lucioles, ou dans un tableau représentant le Christ : il s’agit de LaDéposition, peinte à la Renaissance par l’italien Pontormo. On débarque sans transition sur le tournage de La Ricotta, un film de Pasolini sorti en 1963.
Dans ce spectacle de Catherine Marnas, c’est effectivement la parole du cinéaste et poète italien disparu qui est interrogée de nouveau. Les auteurs se demandent ce que « cet ennemi de la mollesse penserait de notre monde contemporain dans lequel l’argent creuse de plus en plus profondément des inégalités révoltantes ». Soigneusement renseigné dans la note d’intention, ce questionnement fondateur est à peine perceptible. Au fil de la pièce, la pensée foisonnante de Pasolini s’entend difficilement malgré la mise en forme de Guillaume Le Blanc, coauteur du spectacle.
Quelques scènes plus loin, une dispute éclate. De tristes sires s’acharnent sur celui qui incarne la « jeune génération »… Se sent-il à l’aise dans la société numérique, capitaliste et consumériste dans laquelle il vit ? A priori oui, mais visiblement non, et puis finalement si. Yacine Sif El Islam se bat comme un beau diable avec ce texte obscur. Le comédien s’illustre par sa capacité à captiver le public en transcendant un débat battu et rebattu. C’est dire la prouesse de l’acteur qui déploie un charme saisissant et difficile à décrire. Mais ce passage isolé se perd malheureusement dans un propos confus.
Deux clochards défroqués dissertent régulièrement sur la vie ou la mort à grand coup de phrases vides. Si fil rouge il y a, c’est probablement celui-ci… Lors d’une répétition, la metteure en scène revendiquait ne pas livrer un récit linéaire. De ce point de vue, c’est chose faite. Mais si l’on vient voir La Nostalgie du futur pour en apprendre plus sur l’univers de Pasolini, on risque la déception. Les extraits de textes déclamés entre deux séquences de tournages pasoliniens sont de trop petites portes d’entrée dans sa pensée complexe. La volonté d’éclater les lieux, les temps, les registres de la représentation sombre dans un désordre voulu, ou dans l’incohérence.Au choix.
« La nostalgie du futur » d’après Pasolini et Guillaume Le Blanc, mis en scène par Catherine Marnas Au TNBA, Théâtre du Port de la Lune à Bordeaux jusqu’au 25 octobre. Plus d’informations sur http://www.tnba.org/evenements/la-nostalgie-du-futur
[Cinéma] Pour ne jamais oublier que L’Amour est une fête
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Pour son quatrième long métrage, Cédric Anger braque son projecteur sur l’âge d’or du porno chic. En 1982, cette industrie florissante est encore soumise à une forte censure. Sur les tournages l’insouciance est de mise, la drogue et le sexe aussi. « L’Amour est une fête » raconte une belle aventure, celle d’une bande, d’une famille.
Lumière rouges, femmes sublimes, voir même sublimées par de lourdes boucles d’oreilles et autres chignons banane. Cédric Anger installe un décor érotique et dirty pour faire un film espiègle aux accents libertins. Cela fait bien longtemps qu’il voulait s’atteler à cette histoire du porno filmé en pellicule au « charme artisanal » comme il nous l’expliquait après la projection en avant-première à Bordeaux. Mais le réalisateur de La prochaine fois je viserai le cœur (2014), habitué au genre policier ne peut pas s’empêcher d’y camper quelques flics. Guillaume Canet est Franck, blond platine défoncé qui porte des blousons camel tandis que Gilles Lellouche tient le rôle de Serge avec ses chemises et ses pattes bien rétro comme il faut. Les deux tiennent un peep show au bord de la faillite en plein coeur de Pigalle, mais c’est une couverture afin de mener l’enquête sur un réseau mafieux parmi strings, jolis seins, strip-tease et grosses moustaches.
Alors pourquoi maintenant si c’est un vieux projet ? « Une récréation », explique Cédric Anger à Arkult. « J’ai eu envie d’un film solaire. Alors je ne sais pas si on fait un film contre le précédent, mais en tout cas dans celui-là a quelque chose de cette logique ». Au-delà du divertissement, le directeur de la photographie Thomas Hardmeier se doit d’être salué car ses images s’insèrent régulièrement dans le fond de nos yeux pour finir en mémoire. Les filles notamment, jamais réifiées, aiment toutes ce qu’elles font. Lorsque la jeune Caprice, irradiante grâce au jeu délicat et sensible de Camille Razat, tente le Conservatoire elle trouve dans cet univers une grande confiance en elle. C’est donc la face dorée du très clivant porno qui nous sera montrée, mais cela est assumé. Et ce n’est pas plus mal, car le libertinage porté haut à l’écran nous met face à nous même, du moins à notre époque.
Si L’amour est une fête, où en sommes-nous dans la teuf ?
Une « simplicité des rapports me semble manquer aujourd’hui» déclare Cédric Anger. Ces derniers temps renflouent une vieille pudibonderie, bien pensante et bien moche qui rend le porno triste. Une nostalgie douce berce ces quasi deux heures au cours desquelles on rencontre le réalisateur du porno qui va sauver l’affaire. Xavier Beauvois se glisse avec une justesse folle dans ce philosophe éthylique carburant au Ricard. Ex-æquo avec Vogel pour la palme du rôle le plus touchant : Michel Fau magistral est le producteur du décisif tournage, pseudo-méchant fragile, à la fois frère et père de ses « filles » comme il dit.
Mais le spleen se dissipe, Anger n’est pas passéiste. Derrière le vernis provoc’ (et pourtant historique) des clopes, coke, et acides saupoudré d’un peu d’herbe, on entend parler de l’art de tourner un film, porno ou pas d’ailleurs. Puisque L’amour est une fête, et que leur vie c’est l’amour, ils jouissent et puis point barre. Se trimballant à poil en plein milieu de la verdure dans la rosée du matin, ils transpirent finalement la liberté de corps mais surtout de l’esprit.
[Théâtre] Une Reprise d’intérêt public avec Milo Rau
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S’approprier un drame, reprendre un procès, le monter au théâtre pour le rendre aux familles et l’offrir au public. Milo Rau fait tout cela dans son avant dernier spectacle qui tourne avec succès depuis Avignon dernier. La Reprise. Histoire(s) du Théâtre (I) est une création majeure, indispensable et forte.
Ihsane Jarfi est un homosexuel d’origine maghrébine. En avril 2012 à la sortie d’un bar, il est assassiné, au préalable torturé. Mais quel est le rapport entre ses origines, la crise de l’emploi à Liège et son attirance pour les hommes ? Milo Rau ne répond pas et pour cause, c’est toujours un mystère pour la famille et les juges. À l’époque du drame, toute la ville fut secouée et l’incompréhension quant au mobile des tueurs, inspire l’artiste suisse.
Si ce n’était pas arrivé, on aurait dû l’écrire tant ce fait divers est un nœud des maux de notre temps. Racisme, homophobie, désœuvrement des chômeurs, espaces publics dangereux, etc. Tout y est pour le drame dans sa forme ancestrale : inexplicable meurtre et abîmes de tristesse. Milo Rau s’en empare pour un théâtre du réel. D’un naturalisme cru, violent mais parfois drôle, cette dernière création est la première à faire suite au « Manifeste de Gand » (à retrouver dans l’article de Christophe Candoni sur Sceneweb).
Milo Rau propose un théâtre généreux. Un.e spectateur.trice exigent.e se rassasiera d’une œuvre quidécortique les rouages de la représentation ; se demandant, par exemple, comment débuter un spectacle ou bien l’achever ? Ou quelle distance est la bonne pour montrer la mort ? Mais les moins techniciens ne seront pas en reste grâce à un propos fort, parce que universel. Pourtant c’est bien un cas des plus particuliers qui est à l’origine de ce récit, à la mise en scène pointue et le ton faussement désinvolte. Plongés au cœur de la scène dans une expérience viscérale, on ne peut échapper aux questions qui nous tarraudent tout au long de la pièce.Milo Rau sur le fil, ravive d’un rythme impeccable, une tension nécessaire et d’intérêt général.
[Théâtre – Avignon] Si le terrorisme ne se voit pas, avec Gosselin il se vit
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Qu’est-ce qui peut bien mériter de s’enfermer dix heures dans une salle de spectacle ? Un effet de mode sans doute, la clim’ et les banquettes de la FabricA certes, mais peut-être et surtout l’expérience du théâtre. Tous les prétextes sont bons pour aller voir « Joueurs, Mao II, Les Noms », la dernière création de Julien Gosselin.
Un attentat se prépare au World Trade Center, celui des années 1980. Dans un appartement un couple se déchire, se masturbe et s’ennuie. À première vue quel rapport ? Joueurs, premier volet du spectacle, y répondra pour nous. Mao II, le deuxième, questionne le rôle de l’écriture dans un monde gangrené par l’idéal terroriste. Il est presque 23h lorsque s’amorce Les Noms, ultime partie de la soirée. Un homme seul assassine en Méditerranée des victimes choisies par leurs initiales. Julien Gosselin convoque magistralement l’Histoire en une pièce qui présente de façon irradiante les maux de notre temps.
De la violence, donc. Tissée comme un fil rouge elle n’est jamais illustrée mais expérimentée pour traverser les trois romans (dont Gosselin garde les titres) de Don DeLillo. Spectateurs et comédiens sont à leurs places respectives poussés vers leurs limites : épuisement des corps, excitation de l’ouïe, perte de la notion de temps, sommeil, envoûtement. De quoi faire taire les idiots qui déclarent en sortant, furieux et peu inspirés, qu’ils ne vont pas au théâtre pour voir du cinéma.
Connu pour éprouver, questionner le théâtre, le metteur en scène phare de l’École du Nord, use ingénieusement de la caméra embarquée. Elle est sur le plateau un personnage en soi, prodigieusement maniée par Jérémie Bernaert et Pierre Martin (respectivement régisseurs et créateur vidéo). Outil mais pas seulement, le cinéma permet de raviver la question de ce que l’on montre ou pas dans une salle de spectacle. Et il ne faut pas moins d’une petite dizaine d’heures à Julien Gosselin pour cerner les contours, explorer les ressorts d’une mécanique actuelle : le terrorisme.
L’ambition est haute mais le spectacle s’y hisse.
Quoi de mieux que l’Histoire pour rappeler à la salle que l’islamisme radical semé partout dans le monde n’a vraiment rien inventé ? Consumérisme des biens, des plaisirs, des désirs : une société malade de trop de facilités fabrique en son propre sein l’idée de sa destruction. Trop fin pour le déclarer sur un ton dogmatique, l’habile chef-d’orchestre compose une pièce très fine qui donne généreusement au spectateur les clés pour comprendre son époque. Un tour de force qui réside dans une capacité à faire digérer un festin de dix heures qui sert du terrorisme marxiste, de l’Amérique des expats, la funeste secte Moon et l’amour qui se meurt. Rien que ça, en effet ! L’ambition est haute mais le spectacle s’y hisse.
Envie irrésistible de ne pas lâcher son siège. Fatigué ? Affamé ? Vous pouvez tout à fait sortir pour prendre l’air, griller une cigarette ou faire une petite sieste. Mais l’on ne veut pas souffrir de ces besoins triviaux tant on est accrochés par ce qui se passe sous nos yeux. Le seul risque encouru est d’en rater une miette. Une savante lumière propose des atmosphères toujours plus saturées d’une sensualité folle. Le corps est à l’honneur, sublime et tellurique. Tous les sens s’alertent aux vues des performance de monuments d’acteurs. Un espace temps théâtre puissant et manifeste.
« Joueurs, Mao II, Les Noms » d’après Don DeLillo. Adaptation et mise en scène de Julien Gosselin Dates de la tournée sur : https://www.theatre-contemporain.net/
[Théâtre – Avignon] Comme une parenthèse avignonnaise en somme
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Pupitres, instruments, micros, projos. Anouk Grinberg et Nicolas Repac avancent sans décors ni costumes. Pourtant vêtus de noir ils semblent complètement nus. Une musique émouvante, une voix envoûtante, la poésie diffuse nous transperce sans qu’on s’en aperçoive. « Et pourquoi moi je dois parler comme toi » une mise en mot bouleversante de « Textes Bruts » puissants.
Certains passent pour de l’écriture automatique, technique de rédaction spontanée très prisée par les surréalistes et dadaïstes. Mais cette littérature est celle d’internés en hôpital psychiatrique. La plupart des auteurs ne sont donc pas artistes, et pourtant… Bien que la société les ait écartés, ils sont les mieux placés pour exprimer un désir de vie. Si certains sont malades, d’autres sont juste sensibles. Leur point commun est d’être tous des incompris, privés de parole artistique et sociale.
Leurs mots s’échappent un temps des murs des hôpitaux, de même que leurs maux s’enfuient par leurs plumes. Ce sont des lettres à leurs proches qui les ont enfermés, ou des journaux intimes où sont librement rédigés leurs désirs les plus fous. Les textes que l’on entend sont assez tristes souvent, mais drôles aussi, parfois. Et lorsque l’on s’amuse, c’est rarement volontaire, comme à la dérobée. Car le geste artistique d’un tel spectacle est loin d’être voyeur, encore moins impudique.
Sur un plateau simple, dénué d’artifice, le duo se saisit de ce phrasé dit « brut » et gagne le spectateur d’une osmose caressante. La souplesse des notes de Nicolas Repac épouse la chair des mots qu’Anouk Grinberg souffle d’une voix brune et suave. Le passage à Lili rend une grâce authentique à un cri pour un corps qui conquiert l’assemblée. Dans un savant mélange de musique et de verbe, « Et pourquoi moi je dois parler comme toi » nous murmure à l’oreille un tumulte intérieur qui peut faire chavirer.
« Et pourquoi moi je dois parler comme toi » par et avec Anouk Grinberg et Nicolas Repac
[Théâtre – Avignon ] Anne-Cécile Vandalem embarque sur l’Arctique
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À bord de l’Arctique Serenity, six passagers. On ne sait pas ce qu’ils y font et d’ailleurs eux non plus. Polar d’anticipation, on est en 2025. Arctique se déroule dans les couloirs d’un paquebot, sur fond de colonisation du Groenland à venir. Après Tristesse, créé en 2016 au Festival d’Avignon, Anne-Cécile Vandalem signe le deuxième volet d’une trilogie sur les échecs humanitaires de notre temps. Cette épopée à huis-clos confirme que la metteure en scène belge est une autrice virtuose.
Une bourgeoise qui hurle et trimbale son mari en cendres dans une boite à biscuits. Un faux débile, lui, dégobille son mal de mer dans les sceaux à champagne. Une vieille cataleptique vide ses bouteilles d’oxygène entre deux pertes de conscience tandis qu’une voix rauque s’échappe d’une femme mystérieuse, emmitouflée dans sa combi de ski. Deux passeurs méfiants parquent cette joyeuse bande dans le salon d’un ferry qui en 2017 fut saboté par des militants écologistes.
Prisonniers sur la scène et poursuivis par une caméra, ils s’aventurerons dans les couloirs glacés et interdits du bateau : l’Arctique Serenity. Pas si serein que cela… Anne-Cécile Vandalem explore les réflexes de survie de personnages d’origines sociales différentes. L’humain n’y survit pas et tout devient permis au fil de la traversée. Mensonges, manipulations et dissimulations s’intensifient lorsque le remorqueur qui les tracte largue l’amarre. Dès lors ils dérivent et attendent la mort. Dramatique et jouissive, l’aventure est bombardée de péripéties hilarantes mais tout aussi pétrifiantes.
Casting homogène et puissant. Usage savant et pertinent de la vidéo. Exquise composition musicale. Exploitation virtuose de l’espace de la scène. Interaction délicieuse avec un spectateur qui s’effraie presque autant qu’il éclate de rire. Sans jamais une fadaise, Anne-Cécile Vandalem livre la preuve d’un vaste et subtil talent à politiser un récit. Une pépite.