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« L’école de Lingnan. L’éveil de la Chine moderne » : quand à l’onirisme succède l’ébranlement

Chen Shuren, Après le crépuscule, 1926
Chen Shuren (1884 – 1948), Après le crépuscule, 1926 Encre et couleurs sur papier, 97 x 172,5 cm © Hong Kong Museum of Art.

Il était une fois, l’école de Lingnan et ses trois fondateurs : Gao Jianfu (1879 – 1951), Chen Shuren (1884 – 1948) et Gao Qifeng (1889 – 1933). Des artistes à la fois pétris de tradition, profondément novateurs et révolutionnaires. De leur art et de leur enseignement, naîtront des ateliers destinés à former la nouvelle génération artistique chinoise ; car leur dessein n’est autre que l’émergence d’une nouvelle peinture nationale empruntant largement aux courants picturaux japonais. Un compromis ? Une demi-mesure ? Non, un éveil féroce à la modernité, que le musée Cernuschi dévoile à travers « L’école de Lingnan ».

« Il était une fois », comme dans un conte, ce mode narratif convenant parfaitement au parcours de cette exposition. La muséographie – grâce à un jeu subtil de couleurs – répond en miroir aux évènements historiques qui mènent aux grands bouleversements. Au commencement, on est bercé d’enchantement et de délicatesse ; mais en chemin, l’équilibre se brise et devient ébranlement. Alors, les œuvres bucoliques à l’instar du magnifique Rouleau aux cent fleurs de Ju Lian deviennent guerrières et accusatrices, tandis que l’atmosphère sereine des premières salles se teinte d’une obscurité grisée.

Ju Lian (1828 – 1904) Rouleau aux cent fleurs, 1875 Encre et couleurs sur soie 36,5 x 617 cm (détail) - © Hong Kong Museum of Art.
Ju Lian (1828 – 1904) Rouleau aux cent fleurs, 1875 Encre et couleurs sur soie 36,5 x 617 cm (détail) – © Hong Kong Museum of Art.

La visite s’ouvre sur un espace très épuré, dont les murs à la délicate teinte vert d’eau emplissent d’une grande quiétude. Ici, peu d’œuvres sont présentées, mais elles sont d’une beauté indéniable, incarnant la tradition picturale cantonaise qui, depuis le XVIe siècle, n’a cessé de s’ouvrir aux influences étrangères et de s’en nourrir. Dans cette région du Guangdong, l’enrichissement esthétique n’en finit pas de croître : au XIXe siècle, des artistes tels Meng Jingyi, Song Guangbao ou encore Ju Lian pour ne citer qu’eux, participent habilement au renouvèlement des motifs traditionnels de la faune et de la flore, tout en respectant le patrimoine artistique dont ils sont les héritiers. Car ces motifs, tout aussi bucoliques qu’ils soient, ne sont pas dénués de technicité : à l’artiste Yun Shouping, ils empruntent la délicatesse dans les traits et le raffinement des couleurs, conférant à leurs travaux, un mélange antinomique d’évanescence et de relief.

A l’orée de la deuxième salle, nous sommes happés par un impressionnant panneau sur papier de Gao Jianfu, Voyage dans les montagnes enneigées. Par son accrochage et sa composition, par ses reliefs surprenants et ses habiles jeux d’obliques, il capte toute l’attention. Mais ces montagnes, aussi fascinantes soient-elles, ne fonctionnent pas seules : elles font partie intégrante d’un dialogue intelligemment construit, où chaque œuvre de Goa Jianfu – à qui tout un mur est ici consacré –, trouve son alter-ego japonais. Dans chaque panneau, chaque motif, la tradition picturale chinoise se mêle à une source nippone d’inspiration nouvelle, aisément identifiable grâce aux cartels géographiques qui constituent, pour le visiteur, une aide précieuse.

Bien plus qu’un simple jeu de miroirs, il s’agit de mettre en exergue le dialogue qui s’est instauré entre le Japon et la Chine dès la fin du XIXe siècle. En effet, celle-ci souffre de graves problèmes économiques et politiques, et se voit de plus en plus menacée par les puissances européennes. Il devient nécessaire d’en apprendre davantage sur les pays occidentaux afin d’être en mesure de leur résister. Le Japon représente alors un modèle d’inspiration, lui qui est parvenu durant l’ère Meiji à allier modernité et tradition, tout en gardant son identité propre. A ce pays, les artistes chinois emprunteront donc aux influences du nihonga, mouvement réformateur de l’art japonais.

Hashimoto Kansetsu (1883-1945), Matin après la pluie, vers 1930 Encre sur soie – 112,2 x 132, 2 cm © Museum für Ostasiatische Kunst, Berlin.
Hashimoto Kansetsu (1883-1945), Matin après la pluie, vers 1930 Encre sur soie – 112,2 x 132, 2 cm © Museum für Ostasiatische Kunst, Berlin.

Deux espaces distincts sont nécessaires pour saisir l’importance de cet enchevêtrement culturel et stylistique : le premier invite à la contemplation de paysages, tantôt enneigés, tantôt pris dans les affres d’un climat tempétueux, dévoilant toute la beauté d’un hibiscus pliant sous le poids de la pluie ou la singularité des Seiches de Goa Jianfu, nimbées dans leur jet d’encre noir et profond. Ainsi, à Kôno Bairei, Takeuchi Seihō et Yamamoto Shunkyo, Goa Jianfu emprunte les volumes, l’illusion de la profondeur, l’ajout de pigments et l’utilisation d’un élément repoussoir au premier plan ; autant de techniques révélatrices de l’assimilation des influences occidentales par les artistes japonais. Puis, le second espace prend la forme d’un incroyable bestiaire qui doit beaucoup au vocabulaire et aux motifs traditionnels japonais : en fondant la technique du « sans os » – sans contour – tout en portant une attention particulière aux détails des plumages et des fourrures, ces animaux semblent à la fois pris dans une évanescence et une matérialité particulière, qui confère à cette salle une ambiance toute en poésie.

Gao Jianfu (1879 – 1951), Seiches, Années 1920 Encre et couleurs sur papier 135,8 x 69,1 cm © Hong Kong Museum of Art.
Gao Jianfu (1879 – 1951), Seiches, Années 1920 Encre et couleurs sur papier 135,8 x 69,1 cm © Hong Kong Museum of Art.

Gao Jianfu (1879 – 1951), Les faibles sont la proie des forts, 1914-1928 Encre et couleurs sur papier 127,5 x 60,2 cm © Hong Museum of Art.
Gao Jianfu (1879 – 1951), Les faibles sont la proie des forts, 1914-1928 Encre et couleurs sur papier 127,5 x 60,2 cm © Hong Museum of Art.

Puis, un changement d’atmosphère s’opère brutalement, et au calme succède la tempête : les murs vert d’eau s’assombrissent pour laisser place à des teintes plus obscures : allégorie du renouveau, amorce d’une transformation. Si les motifs floraux et animaliers ont toujours une vocation ornementale, ils se chargent désormais de symboliques nouvelles et portent en eux un message politique et révolutionnaire. Ainsi, certains animaux représentés en posture de chasseurs, les muscles saillants et prêts à l’action, métaphorisent en réalité l’esprit guerrier devant régner au sein de cette société chinoise en pleine mutation. A ce titre, Après le crépuscule, une impressionnante encre et couleurs sur papier de Chen Shuren, incarne parfaitement cette intense ferveur patriotique.

De même, le passage entre tradition picturale et volonté novatrice, est visible dans la manière de peindre la figure humaine : si des artistes comme Gao Jianfu tentent de moderniser la thématique en portant une attention nouvelle au gens du peuple plutôt qu’aux grandes icônes, leur style iconographique ne marque pas d’évolution notable. Pris dans un entre-deux où l’inspiration traditionaliste voudrait cependant laisser place au renouveau, rares sont ceux qui parviendront à insuffler une réelle modernité à cette peinture de personnages.

Gao Jianfu (1879 – 1951), Poète du Sud, 1932 Encre et couleurs sur papier 211 x 94,7 cm © Hong Kong Museum of Art.
Gao Jianfu (1879 – 1951), Poète du Sud, 1932 Encre et couleurs sur papier 211 x 94,7 cm © Hong Kong Museum of Art.

Puis, vient le temps véritable de l’action et de la guerre : « Faire et peindre l’histoire », tel est le mot d’ordre des maîtres de l’école de Lingnan. Tandis que Chen Shuren s’engage politiquement – et de manière officielle, Gao Jianfu et Gao Qifeng prennent part aux activités illégales et violentes de la société clandestine Tongmenghui, dont le but est de destituer l’empire Qing. Ainsi, la violence des évènements historiques et leurs prises de positions politiques, influencent fortement la production artistique des trois hommes : c’est là que se situe l’avènement d’un renouveau iconographique considérable et visible. Et si certains artistes très émus par les bouleversements passés continuent de s’y référer dans leurs œuvres, d’autres s’attèlent activement à la figuration du temps présent. Ainsi, Gao Jianfu, l’un des premiers artistes chinois à utiliser des motifs d’une grande modernité tels les avions de guerre, réalise en 1938 Les os des morts s’affligent depuis longtemps des malheurs de la nation. Cette encre sur papier, d’une forte puissance plastique, est une référence directe à ce grand drame de l’histoire contemporaine chinoise qu’est la guerre sino-japonaise de 1937 – 1945. Beaucoup de ses élèves le suivront dans cette voie qui conduit désormais, à l’évocation des problématiques et enjeux contemporains.

Gao Jianfu (1879 – 1951), Les os des morts pleurent sur les malheurs de la nation, 1938 Encre et couleurs sur papier 71,8 x 47,2 cm ©Hong Kong Museum of Art.
Gao Jianfu (1879 – 1951), Les os des morts pleurent sur les malheurs de la nation, 1938 Encre et couleurs sur papier 71,8 x 47,2 cm ©Hong Kong Museum of Art.

Au fond, il s’agit là d’une exposition pertinente dans son sujet, remarquable pour la beauté et la qualité des œuvres présentées, mais qui nous perd un peu parfois par le manque de clarté du propos. On regrettera notamment, un discours quelque peu hermétique pour un public non averti, et peu familier de l’histoire ou de la culture chinoise. En revanche, il nous faut souligner la qualité du catalogue d’exposition, qui par sa limpidité et sa concision, permet de combler ces lacunes. On déplorera en outre, que certaines explications arrivent trop tard dans le déroulement du parcours : en effet, si l’importance du nihonga – ce mouvement pictural japonais – est palpable dans les trois premières salles, il est dommage et peu judicieux d’attendre la quatrième pour en avoir une définition précise. Au final, on se laisse facilement porter par la beauté et la richesse des œuvres pour se rendre compte à la sortie, que l’on n’a pas forcément embrassé toute la complexité de l’exposition.

Pour autant, c’est indiscutablement un sentiment positif qui prédomine face à cet « Eveil de la Chine moderne » porté par le musée Cernuschi. Si la première partie de l’exposition nous fait ouvertement rêver, la seconde nous projette dans une modernité rude, où la guerre, la révolution et les enjeux politiques ne peuvent laisser indifférents. On entre fasciné par une beauté animale et bucolique, mais on ressort empli de gravité : un parcours où le charme fait place à la réflexion. Cela n’en est que plus estimable.

Thaïs Bihour

« L’école de Lingnan : l’éveil de la Chine moderne »  – L’exposition se tient jusqu’au 28 juin 2015 au musée Cernuschi, 7, avenue Vélasquez, 75008 Paris – Métro « Villiers » (ligne 2). Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h. Tarifs : 10/8€. Plus d’informations sur www.cernuschi.paris.fr




Un plaisir tout en désuetude

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La première minute est effrayante : au lever de rideau, on est plongé dans les tréfonds immémoriaux que représentent pour nous le milieu du XXe siècle : musique, décors en carton, paroles frivoles, difficile de faire plus désuet. Puis, dès la deuxième minute on est conquis : tout n’est en fait qu’humour et le côté vieillot complètement assumé ajoute une touche extrêmement drôle à un spectacle qui l’est déjà beaucoup.


C’est l’histoire de deux frères et une sœur de la campagne qui montent à Paris afin de trouver un parti. Pour cela, ils se rendent à ce qu’ils pensent être l’agence matrimoniale. Par un quiproquo, ils se retrouvent embauchés comme domestiques chez un riche docteur de la ville, pensant que ce dernier, sa fiancée et sa sœur sont leurs futurs époux.


Ce revival est orchestrée avec rythme, les acteurs sont mis en scène de façon élégante et dynamique, chacun doté d’une personnalité est d’une voix particulière ce les rend d’autant plus intéressant à voir comme à écouter. On observera particulièrement la sœur venue de Loche qui campe une provinciale illuminée d’un grotesque totalement assumé : c’est irrésistible, sans oublier le personnage de la maîtresse, extrêmement coloré qui ajoute parfaitement le piment nécessaire à cette comédie bourgeoise.


Ce spectacle musical sans prétention est une adaptation, mais qu’on se rassure : la construction et l’humour caractéristique de l’auteur sont respecté, et comme dirait une dame (d’un âge respectable!) du public un soir de générale : « Feydeau aurait adoré ».


Pratique : « Les fiancés de Loches », actuellement au théâtre du Palais-Royal (1e arrondissement). Horaires et réservations sur http://theatrepalaisroyal.com et par téléphone au 01 42 97 40 00. – Reprise pour l’été 2015, du mois de juin au mois d’août




« 20 Novembre », compte-à-rebours macabre

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Le 20 novembre 2006, après plusieurs années de préparation, Sebastian Bosse se rend dans son lycée et tire sur des personnes au hasard. Le jeune homme sera le seul à mourir. Avant de passer à l’acte, ce dernier aura pris soin de diffuser des vidéos ainsi que son journal intime sur internet. De la production mentale de Bosse, Lars Norèn a créé un monologue sobrement intitulé « 20 Novembre », mis en scène au Studio-Théâtre d’Alfortville par Alexandre Zeff.

Le spectateur est plongé dans un dispositif angoissant : lumière basse et bande son sourde à laquelle se mêle la voix amplifiée de l’actrice. Elle distille un discours sombre en mots comme en images. Sur scène, une étendue d’eau dans un bassin rouge. A plusieurs reprises, Sebastian Bosse joue avec cette flaque de sang pendant qu’il prépare le massacre à venir.

Brusquement, la salle s’éclaire. Bosse quitte la scène pour rejoindre le public dans un jeu désincarné et totalement naturel (formidable Camille de Sablet !), libérant de la camisole lancinante le public maintenu obsédé. En cet instant, Sebastian nous interroge alors sur nos propres contradictions, tente de nous convertir à son fatalisme sordide, à son regard sur un monde jugé ignoble. Nous sommes pris à parti, impliqués dans son projet ; mais comment pourrions-nous agir ?

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« 20 Novembre » évoque la haine qui conduit à mettre son intelligence au service d’un projet meurtrier et amoral puisqu’il conduit au désir de tuer des innocents, devenus symboles de ceux que hait le héros. Pourquoi les déteste-t-il ? Pour les brimades et les violences incessantes qu’il a vécues en milieu scolaire depuis son enfance. Traumatisme contre traumatisme : tuer pour laver l’affront, une décision prise au comble du désespoir. Plus profondément dans son discours paranoïaque, le personnage s’insurge contre la « normalité » – ce que la société attend que nous soyons – et dans laquelle il n’a jamais réussi à se fondre.

Le texte est court et puissant, dit en rafale comme les balles d’une mitraillette. Sebastian Bosse est un rebelle désillusionné, victime d’intenses harcèlements scolaires. Il est « le pauvre mec débile » dans la cour ou dans la classe, victime de toute la méchanceté de ses camarades. Cependant, à aucun moment nous ne pouvons ressentir de l’empathie ou de la compréhension vis-à-vis du personnage ; Norèn se contente d’exposer toute la folie qui conduit du désir de vengeance au passage à l’acte.

La salle sera de nouveau allumée avant le départ de l’assassin : « avant que je parte, quelqu’un veut dire quelque chose ? ». Personne ne répond, la porte claque. Aurions-nous pu éviter cela ?

Avec l’alternance entre distance et proximité, le spectateur est sans cesse bousculé par la mise en scène. Ainsi forcé de prendre conscience de cet éloge à la différence qui invite à vivre le ressenti de celui qui évolue à nos côtés, être l’autre. « 20 Novembre », par son mélange entre esthétique et pédagogie est un spectacle salutaire, qu’il serait sage d’utiliser comme un outil d’éducation auprès du plus grand nombre.

« 20 Novembre » de Lars Norèn. Mise en scène de Alexandre Zeff, jusqu’au 18 avril à au Théâtre-Studio d’Alfortville, 16 rue Marcelin Berthelot, 94140 Alfortville. Durée : 50 minutes. Plus d’informations et réservations sur www.theatre-studio.com.




« La Révolte » ou la vie

Depuis son XIXe siècle natal, « La Révolte » d’Auguste Villiers de l’Isle-Adam nous crie toute sa modernité flamboyante au visage, grâce à la mise en scène toute en tension de Marc Paquien. De prime abord, rédigée comme une critique de la bourgeoisie financière de son époque, la pièce s’avère représenter le sursaut de vie d’une épouse, portée par Anouk Grinberg, femme brillante et puissante.

© Pascal Victor-Artcomart
© Pascal Victor-Artcomart

Celle-ci a subit un mariage par contrat et se retrouve ainsi prisonnière, « mariée, mais pas unie à son époux ». Consciencieuse, elle est soumise à la tenue des comptes de l’affaire familiale 10 heures par jour. Elle prépare secrètement son échappée du « monde réel » dans lequel elle est enfermée depuis plus de quatre ans. Lors de la rupture, elle adopte l’attitude d’une employée qui quitte un patron abasourdi, en présentant les comptes faits et les affaires en ordre.

Le mari (Hervé Briaux) est l’archétype du bourgeois de la Troisième République, la face la plus sombre d’un personnage échappé d’un Feydeau. Il est dur, opportuniste et catégorique ; ne laissant aucune chance de s’exprimer à ceux qui l’entourent par ses discours d’intentions réactionnaires. Il est l’obscène que l’on aime haïr. Quand elle le quitte, hurlant qu’elle « veut vivre », le mari tombe des nues. Pour lui, c’est impossible, elle doit juste avoir une poussée d’hormones ! Il est alors une sorte de Jacques-Henri Jacquard face à Jacquouille la Fripouille dans « Les Visiteurs », mais nous sommes ici dans un drame : le départ de sa femme lui causera une attaque. Non pas parce que cela lui déchire le cœur, mais parce qu’il y a une faille dans le « monde réel » où il vivait jusque-là.

Les « braves gens » sont les principales victimes de cette satire. Ces bourgeois qui se cachent derrière de bons principes pour commettre des actes ignobles – ici, déloger une famille d’un appartement insalubre dans le but de gagner 3000 francs. Plus la pièce avance, plus la tension augmente. La relation entre les protagonistes est tendue et ironique. Il semble qu’un courant d’air pourrait venir briser cette mise en scène d’une grande finesse faisant ressortir parfaitement les enjeux entre les personnages. La femme revendique avoir « payé sa dette sociale » en restant avec son mari, travaillant pour lui et lui donnant une descendance. Maintenant, ça suffit. Plus qu’un couple qui se déchire ici, on est dans une confrontation entre réactionnaires et novateurs épris d’une liberté somme toute humaine. Elle veut casser le monde qu’elle connaît bien. Choquante, la pièce se termine dans un cynisme glaçant : une fois cet univers brisé, où aller ? A peine partie, la femme reviendra pour reprendre cette vie qui ne peut rien lui offrir d’autre. Fanée, c’est le « monde réel » qui l’a détruite, non sans avoir fait germer une profonde empathie envers ce personnage dans le cœur et les consciences des spectateurs.

Outre un propos prenant, le travail de Paquien est splendide et dans un temps juste, laissant aux silences la place qu’il faut pour s’exprimer – et cela peut durer plusieurs minutes. Dans ce décor minimaliste – un bureau et trois fauteuils devant un immense rideau – la lumière toute en clair-obscur et la musique sont des composantes capitales à la beauté des images. Dans « La Révolte », l’ambiance est sombre et angoissante comme une promenade à travers une vieille bâtisse bourgeoise dans laquelle on ressent le poids des siècles et des traditions sur ses épaules : comment en sortir ? La femme, n’y parvient pas. Au spectateur alors, d’imaginer des solutions pour les vies futures.

« La Révolte » d’Auguste Villiers de L’Isle Adam. Mise en scène de Marc Paquien, jusqu’au 25 avril à au théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis boulevard de La Chapelle, 75010 Paris. Durée : 1h20. Plus d’informations et réservations sur www.bouffesdunord.com.




La vie en noir ou blanc d’Hinkemann

Copyright : Elisabeth Carecchio
Copyright : Elisabeth Carecchio

Hinkemann est une pièce d’Ernst Toller aux forts accents autobiographiques. Comme lui, le héros incarné par Stanislas Nordey est mutilé de la Grande Guerre. « Elle a fait de moi son ennemi », écrira l’auteur. Hinkemann aussi ne supporte plus la vision de la souffrance, la torture est devenue pire qu’un meurtre. Chez lui, dans une sorte de masure, il a retrouvé sa femme qui doit désormais vivre avec un mari déprimé et estropié de son sexe. Si cette situation peut porter à sourire par son exagération dramatique, Christine Letailleur et les comédiens arrivent à poser une émotion juste pour capter le spectateur dans un drame saisissant.

Direct et franc, le texte de Toller est dénué d’allégories. L’homme est ici pris dans une vie sombre et désespérée. Avant que Primo Levi n’écrive qu’« il ne peut il y avoir de Dieu car il y a eu Auschwitz », le héros de Toller a perdu la foi à la vue des premières batailles mécaniques ; alors que sa femme, restée loin du front continue d’être une fervente croyante.

La pièce, écrite en captivité, est la démonstration d’une Allemagne immonde de l’entre-deux-guerres, prise entre ses bas instincts et la montée de l’antisémitisme. Hinkemann participe à des réunions de communistes, conscient que « l’usine avale la vie » et de la nécessité d’inventer une société nouvelle. Un pays où les travers de la bourgeoisie, symbolisée dans la pièce par le contrat qui lie Hinkemann à son forain de patron, seraient remis en cause.

Copyright : Elisabeth Carecchio
Copyright : Elisabeth Carecchio

Ce dernier a engagé le héros pour effectuer un travail qui est à l’exact opposé de ce que la guerre à fait de lui. Chaque soir, enfermé dans une cage, Hinkemann tue, avec ses dents, des petits animaux devant un parterre excité. En présence du forain, la scénographie noire laisse place au rouge du spectacle sanglant. Le saltimbanque incarne le capitalisme au paroxysme du cynisme : « ce que veut voir le peuple, c’est du sang », il qualifie la morale de « virus ». Ce Machiavel caricaturé est un violent contraste au personnage d’Hinkemann : il est tout ce que ce dernier déteste mais, dans cette Allemagne en proie au chômage, il dépend de lui pour pouvoir manger.

Stanislas Nordey, main en avant et par son goût du texte bien dit, transcende le personnage d’Hinkemann en un homme qui n’en est plus vraiment un. Il est spectral et angoissant par un jeu que certains qualifieront d’aride mais auquel nous préfèrerons le terme d’essentiel. Dans sa relation avec les autres personnages, notamment son ami Paul – jovial et on ne peut plus humain, la différence est frappante.

Que ce soit dans la rue, au cirque ou chez Hinkemann, la scénographie est la même. Christine Letailleur arrive à créer une ambiance incroyable, aussi sinistre qu’un parc d’attraction abandonné. Les scènes sont variées, lentes ou rapides, tristes ou cyniques… L’onirisme remplace l’onanisme devenu impossible. Ce monde glauque est magnifié par la splendide lumière de Stéphane Colin dont la création, à elle seule, mérite de se déplacer à La Colline. Composé de jeux d’ombres, de faibles clartés et de contrejours, l’éclairage participe activement à la composition de ce monde sinistre et esthétique.

Derrière cette pièce très intellectuelle, le débat d’idées pourrait parfois sembler peu évident. Mais il faut se laisser porter par le cours de l’histoire. « Hinkemann » semble nous dire, presque cent ans après son écriture : voilà le monde tel qu’il est, assumons-le ! Un exercice forcément difficile pour le spectateur, mais que la qualité du spectacle mérite amplement.

« Hinkemann » d’Ernst Toller. Mise en scène de Christine Letailleur, jusqu’au 19 avril à au théâtre de La Colline (Grande Salle), 15 rue Malte-Brun, 75020 Paris. Durée : 2h10. Plus d’informations et réservations sur www.colline.fr.




« Innocence », un non sens

© Christophe Raynaud de Lage / coll. Comédie-Française.
© Christophe Raynaud de Lage / coll. Comédie-Française.

Dans « Innocence », de multiples histoires s’intercalent. Fadoul (Bakary Sangaré) et Elisio (Nâzim Boudjenah) sont immigrés clandestins. Quand ils regardent la mer, ils voient leur avenir, jusqu’au jour où celui-ci est perturbé par une femme en train de se noyer. Ils n’osent pas la secourir, ni même l’emmener à l’hôpital : si on leur pose des questions, ils risquent de se faire expulser. Leur conscience ne s’en remettra pas, « la lâcheté [les à] fait rester au sec », se disent-ils. Les clandestins finiront par trouver 200 000 euros dans un sac et, pour tenter de laver leur culpabilité, ils payeront avec cette somme l’opération oculaire d’Absolue (Georgia Scalliet), une strip-teaseuse aveugle qui adore que les hommes la regarde. Frau Habersatt (Claude Mathieu) se fait passer, auprès de parents de victimes, pour la mère de meurtriers. Frau Zucker (Danièle Lebrun), une autre mère – véritable, cette fois-ci –, maltraite sa dernière fille Rosa (Pauline Méreuze), mariée à un croquemort abstinent et qui ramène chez eux, les urnes abandonnées du crematorium… Cette galerie de personnages est bien portée par des acteurs habités, installés en permanence sur scène. C’est la lumière changeante qui déclenche les actions comme une succession de diapositives.

Les dialogues sont soutenus par un décor vidéo étonnant de Felix Dufour-Laperrière, dessinateur d’animation Québécois. Les trois murs de la scène permettent ainsi de projeter ce à quoi assistent les personnages tout au long du drame : femme noyée, téléviseur, candidat au suicide sur un pont. La touche de naïveté – d’innocence – allège et assoupli le propos de la pièce.

Le texte de Dea Loher accentue les contrastes et compose un double discours : les personnages se racontent eux-mêmes, mais narrent aussi l’histoire des autres. « Innocence » parle de l’espérance et de la fatalité. Les personnages sont des exclus qui s’adressent à ceux qui les ignorent. Une bande de destins brisés par des vies injustes auxquelles ils ne peuvent rien. Plus généralement, le texte est une réflexion sur le sens de la vie et le suicide comme issue. C’est une vision du monde moderne, considéré comme « non fiable », où, dans les pays riches les suicides sont bien plus nombreux que dans les pays du tiers-monde, pourtant démunis. Le suicide comme une maladie de riche pressé ? Ou, à l’ère des écrans, un moyen d’attirer l’attention sur soi.

Malheureusement, partant de ces idées intéressantes, le propos est lent, décousu et peu prenant. A l’image du monde actuel, le spectacle manque de vie en étant à la fois fouillis et hiératique. La réflexion amorcée par l’auteur n’est que très peu poussée. On est ennuyé par la répétition des scènes qui, avec des mots légèrement différents, racontent finalement toujours la même chose. L’expression qui ressort le plus de la bouche du public au sortir de la salle Richelieu est « interminable ». Rendons-nous à l’évidence, il n’y a pas de meilleur terme pour qualifier « Innocence ».

« Innocence » de Dea Loher. Mise en scène de Denis Marleau, jusqu’au 1er juillet à la Comédie-Française (Salle Richelieu), Place Colette, 75001 Paris. Durée : 2h20. Plus d’informations et réservations sur www.comedie-francaise.fr.




Danser contre l’oubli, « Dancefloor Memories »

© Cosimo Mirco Magliocca / coll. Comédie-Française
© Cosimo Mirco Magliocca / coll. Comédie-Française

De nos jours, Pierre et Marguerite Delorme fêtent leurs noces de camélias, soit 51 ans de mariage. Les souvenirs, des familles brisées par les guerres du XXe siècle, pour Pierre, la leçon principale de cette longévité est qu’il est plus facile de se souvenir du lointain passé que du proche présent.

Pierre a une maladie dégénérative, il oublie tout, de plus en plus. Par des post-it, sa femme lui rappelle qu’elle l’aime et que les toilettes se situent troisième porte à gauche. Afin de continuer à vivre, elle va danser avec Garry, son futur amant octogénaire. Pendant ce temps, Pierre est émoustillé quand l’aide à domicile antillaise lui fait sa toilette. Comme cette dernière, Garry finira par s’installer à domicile, dans la chambre d’ami. Marguerite devient une mère pour son époux, bien que son amant ne souhaite pas avoir d’enfant. Cette histoire est baignée de danse et de musique, de la biguine au tango en passant par le swing, l’émotion est à la nostalgie.

Le texte de Lucie Depauw a été le coup de cœur des spectateurs de la Comédie-Française en 2012 lors d’une mise en lecture. L’écriture de la jeune auteur est hachée. Elle oscille entre poésie et narration, passé et présent, élégance et trivialité – on pense notamment à Garry qui, pendant qu’il danse avec Marguerite, hurle à qui veut l’entendre qu’il « bande ». Les idées grivoises modernes viennent nourrir cette romance pour public mûr (« sucer n’est pas tromper », dira Garry à Marguerite qui, par jeu, l’écoute). Ces réflexions nous questionnent : comment ceux qui se souviennent vivent avec ceux qui s’oublient ? Comment faire quand le désir est plus fort que la mémoire, plus intense que la fidélité jurée il y a des décennies à une personne qui n’est plus vraiment la même ? Lucie Depauw raconte une histoire d’amour, une seconde vie pour personnes du troisième âge qui, comme les adolescents, peuvent avoir des petits problèmes auxquels il y a forcément des solutions.

Elsa Lepoivre porte les mots avec classe et prestance, habilement épaulée par Christian Gonon (Garry) et Hervé Pierre (Pierre). La scénographie apporte une belle touche esthétique : trois miroirs entourent une piste de danse qui change de couleur en fonction des lumières. Hervé Van der Meulen signe ainsi une mise en scène un peu surannée, en décalage avec notre époque ; mais le résultat est élégant et le questionnement très moderne : les âges passent, mais le désir de danser subsiste.

 « Dancefloor Memories » de Lucie Depauw. Mise en scène d’Hervé Van der Meulen, jusqu’au 10 mai au Studio-Théâtre de la Comédie Française, Carrousel du Louvre, 75001 Paris. Durée : 1h10. Plus d’informations et réservations sur www.comedie-francaise.fr/.




Les clandestins : naufrage au cœur de l’horreur humaine

 

© The Jokers / Le Pacte
© The Jokers / Le Pacte

Le cinéma sud-coréen jouit ces dernières années d’un coup de projecteur, lui valant aujourd’hui d’être connu et reconnu à travers le monde. Tenant le pari d’être à la fois exigeant et ambitieux tout en restant populaire, à l’instar du dernier film de Shim Sung-Bo : Les Clandestins.

Les Clandestins, candidat à l’oscar du meilleur film en Corée du Sud, est le premier long-métrage de Shim-Sung Bo en tant que réalisateur. Son travail de scénariste avec Bong Joon Ho pour le film Memories of Murder était déjà un succès. Nous retrouvons ici le duo gagnant, qui confirme avec ce film une œuvre saisissante. Celui-ci raconte l’histoire d’un capitaine, Mr Kang, infortuné mais épris de passion pour son bateau : le Junjin, qu’il refuse d’abandonner. Pour le sauver lui et ses hommes, il acceptera alors de basculer dans l’illégalité en transportant des clandestins lors d’un voyage qui vire au chaos. Le récit, inspiré de faits réels, est avant tout un drame social à la croisée des genres : entre thriller et film d’horreur, basculant parfois dans la comédie grâce à la palette de personnages tous plus déments les uns que les autres.

Pourtant, c’est bien une tragédie qui se joue dès les premières minutes de film, au travers d’un paysage déjà assombri et d’un capitaine au visage fermé, qui ne nous laissera jamais l’occasion de le voir sourire. Se refermant tout au long de l’histoire dans l’agressivité et la fureur. Se transformant petit à petit en une créature monstrueuse capable des pires atrocités pour sauver son bien le plus précieux. Interprété par le brillant Kim Yun-Sesk, adepte des rôles de méchant, celui-ci réussi avec brio à susciter chez le spectateur autant de haine que d’empathie dans ce rôle de capitaine abandonné.

© The Jokers / Le Pacte
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Ce banal transport de clandestin bascule dans le cauchemar lorsqu’on découvre la vingtaine d’hommes et de femmes enfermés dans la cale, sans vie. Se montre alors à nous un nouveau visage de l’horreur humaine quand vient le moment pour l’équipage de se débarrasser des corps à coups de haches. Tournant essentiel du film, qui revelèra alors les vrais personnalités et la véritable nature de chaque membre de l’équipage pour qui, jusque là, un sentiment de sollicitude régnait. Shim-Sung Bo, réussit très bien ce retournement de situation apportant au film un nouvel élan essentiel. L’enfermement dans une sorte de huit à clos à ciel ouvert sur un pont nous permet de vivre tous les évènements comme si nous y étions : le débarquement des clandestins pendant la nuit de tempête, le contrôle de la police sur la bateau, l’histoire d’amour entre un marin et une clandestine. Histoire d’amour qui aura d’ailleurs une place importante tout au long de l’histoire, déclenchant jalousies et animosités qui feront perdre la tête et bien plus à certains membres de l’équipage. La romance s’entrelaçant avec l’horreur apporte un contraste qui vient intensifier les émotions. Là est bien la force de Shim Sung Bo : jongler entre les genres avec adresse et apporter une dynamique qui ne s’essouffle jamais.

Peu de surprise quand à la chute de l’histoire : alors que sombre au loin le capitaine et son bateau, les deux amoureux s’enfuient à la nage. Une fin vendue très vite au cours du film, où l’on comprend un peu naïvement que l’amour triomphera de toute la méchanceté du monde. Mais c’est sans compter sur le brillant réalisateur sud coréen qui ne laissera pas le film s’achever sur un commun happy end et qui réservera un dernier rebondissement. Les Clandestins est un savant mélange de genre, qui ne nous laisse pas une minute de répit, nous plongeant progressivement dans une horreur de plus en plus effrayante. Faisant basculer chaque personnage dans leurs travers les plus sombres, amenant même les plus innocents à devenir des bêtes. Nous dévoilant les plus noirs facettes de l’être humain et son instinct d’animal, nous laissant dubitatif quand à ce que notre voisin de fauteuil serait capable de faire dans une situation pareille.

 « SEA FOG : Les Clandestins », de Sung Bo Shim, sortie au cinéma le 1er avril 2015.




Comment sortir de cette Schitz ?

Comme la famille Schitz pourrait être n’importe quelle famille, la scénographie représente n’importe quel endroit : est-ce un appartement ? Un chantier ? Une salle de mariage ou de conférence ? Tout cela à la fois : c’est une place publique pour des émotions atroces distillées en dialogue, danse ou chanson façon cabaret glouton.

La famille, ce sont deux obèses qui ne savent pas quoi faire de la fille qu’ils ont créée à leur image. Ils la cèderont à celui qui voudra bien d’elle. Le texte d’Hanoch Levin décrit une situation plus que cynique, sombre et dérangeante. La fille est d’abord tâtée, pesée et comparée au cours de la viande de bœuf, bien plus coûteuse. Dépitée dans sa solitude, elle n’est pourtant pas dénuée de rêves, pas même triste de cette situation. Elle a confiance en la vie : un jour son prince viendra et l’enlèvera à ses parents qui, décidément, ne sont pas décidés à crever aussi vite qu’elle le souhaite.

Un jour, enfin, le premier venu arrive. Un maigre officier réserviste qui séduit la fille, en lui disant qu’il n’attend d’elle qu’une femme qui sache tricoter. Après ces deux minutes de séduction intense, le masque tombe : il ne l’a séduite que pour profiter de la fortune du père. Mais ce n’est pas grave : tout le monde s’en fiche, tant qu’elle se marie et qu’elle se fait ensemencer ; personne ne s’en offusquera.

Le mariage est négocié comme un tas de fripes, à la troisième personne, ouvertement, devant la fille. « Le gendre veut l’entreprise et l’argent du père ». La fille est d’accord, prête à tout pour fuir le foyer familial et pour le dupliquer dans un nouvel appartement trois pièces que son mari a négocié dans la dot. D’ailleurs, le futur époux dit « oui » le jour du mariage, seulement quand Papa a signé le chèque de 200 000 lires.

On n’a aucune empathie pour les personnages. La fille est toute aussi monstrueuse que son mari. On se délecte du passage de la séduction où elle roule des pelles à son homme, lui demandant entre chacune s’il peut reconnaître ce qu’elle a mangé la veille. De son propre aveu, c’est la possibilité de manger du saucisson qui tient le père en vie. Il se voit « marié à une imposture », puisque la femme qu’il a épousée n’est plus la même que lorsqu’ils avaient vingt ans. Pourquoi ces gens passeraient leur temps à s’empiffrer s’ils étaient heureux ? Au milieu de cette vie que l’on imagine sans cesse répétée, l’angoisse prend le pas sur le rire qui, jusque-là, rassurait le spectateur.

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Tout cela est effrayant. Levin est un virulent critique de la société Israélienne qu’il a vue grandir. Cette pièce « politique », écrite en 1975, n’a pas pris une ride quant à sa force de dénonciation d’une société fascinée par la consommation, notamment des produits d’Outre-Atlantique : « Je vais à Los Angeles, tout est merveilleux là-bas, ne serait-ce parce que tout est américain », dira la mère. Levin dénonce aussi le militarisme forcené de l’état. La jeune fille fait un enfant surtout dans le but qu’il parte à la guerre (une guerre qui, au cours de la pièce, éclatera deux fois à l’heure du repas). Le mari, après après avoir fait fortune en creusant des tranchées pouvant être utilisées comme tombe à la fin de la guerre, finit par mourir. Son beau père dont il attendait la mort ardemment hérite de ses affaires. Ironie du sort, cet événement plonge cette tragi-comédie au sommet de l’horreur : cette femme à la « vie peu reluisante » s’est fait prendre son homme par la patrie qu’il exploitait pour s’enrichir.

La mise en scène de David Strosberg et le jeu des acteurs, souvent face au public, semblent d’abord brouillons et imprécis dans l’utilisation de l’espace. Le texte est déclamé et non incarné. Mais que pourrions-nous attendre d’esthétique de la part de ces monstres qui ne se rendent même pas compte que leurs plus grandes victimes, ce sont eux-mêmes ? Bruno Vanden Broecke et Jean-Baptiste Szezot, respectivement père et beau-fils, font preuve d’une distanciation glaçante propre au jeu flamand. Ils nous disent quelle est la réalité brute et froide dénoncée par Hanoch Levin. Si d’abord les membres de cette famille prêtent à rire, avec ces corps devenus des fardeaux, on sombre vite dans le drame de vies ratées, utilisées pour un destin auquel la vie du peuple n’a que peu d’incidence : les guerres.

Schitz, dans son agonie qui ne vient jamais, semble nous dire : c’est donc ça la vie ?

« Schitz » d’Hanoch Levin. Mise en scène de David Strosberg, actuellement au Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette, 75011 Paris, 75014 Paris. Durée : 1h35. Plus d’informations et réservations sur www.theatre-bastille.com.




Grandes filles et blagues grasses

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Dans Les Grandes Filles, Edith, Claire, Judith et Geneviève commencent par se présenter, un peu comme dans Amélie Poulain de Jean-Pierre Genet. Chacune confesse ses petits travers et comment elle se voit. Le public passe avec elles un an de leur vie, de mois en mois. Au fil de l’année, elles se raconteront un peu plus et auront même droit à leur moment de gloire fugace – sous la forme d’un monologue –, où l’on se rendra compte que leurs vies ont été, à chacune, plus compliquées que la première impression faite à celui qui les observe pour la première fois. 

Dès le mois de janvier, la bonne année souhaitée, le quatuor cherche à tromper l’ennui comme la bande de veuves délaissées qu’elles sont. Dans la veine de Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ?, elles sont amies mais sont chacune d’une confession différente : juive, musulmane, catholique et témoin de Jéhovah. La dernière est jouée par une Edith Scob particulièrement à côté de ses pompes : on n’en aurait pas moins attendu de la fidèle d’une secte. Claire Nadeau, la catholique, est lesbienne mais pratiquante et Geneviève Fontanel raconte comment, durant son adolescence, elle a été victime du racisme à son arrivée en France depuis le Maghreb. Ensemble, elles rigolent de tout et tentent – gentiment – de bousculer les codes de la société arrêtée dans laquelle elles ont grandi, en faisant preuve d’autodérision sur leurs croyances respectives.

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De cette tendre idée, Stéphane Guérin n’arrive pas à construire une pièce. Il n’y a pas d’histoire, seulement du temps qui passe, même pas une suite de sketchs. Les mois se suivent, indiqués sur un écran du décor, et se ressemblent. Les enchaînements sont abrupts et il semble que la seule motivation du dramaturge soit de faire se succéder les bons mots. Le leitmotiv ? Faire dire des grossièretés à de vieilles dames pour plonger la salle dans l’hilarité générale. Mais avouons-le, quand on a moins de 60 ans, on se sent gêné de cet humour à la Bigard : lorsque l’une demande à l’autre si elle a lu « Marcel Prout », ou lorsque quelques mois plus tard Edith est prise d’incontinence dans un cimetière alors que Judith lui propose un post-it pour boucher son orifice.

Malgré quelques phrases cinglantes dont Guérin a le secret, la grande partie du texte est vulgaire. Sans doute la mise en scène linéaire de Jean-Paul Muel y est aussi pour beaucoup. Il est difficile de se dire que l’auteur est celui de Kalachnikov, qui avait tant enchanté dans une mise en scène de Pierre Notte au Théâtre du Rond-Point en 2013. Pour son entrée dans le privé, on a l’impression que Guérin fait du théâtre de digestion. Il a bradé son talent et vendu son âme à une bande de vieilles dames aux cheveux teints en orange ; malheureusement pour nous, c’est celles de la salle qui ont fait la meilleure offre.

« Les Grandes Filles » de Stéphane Guérin. Mise en scène de Jean-Paul Muel, actuellement au Théâtre Montparnasse, 31 rue de la Gaité, 75014 Paris. Durée : 1h35. Plus d’informations et réservations sur theatremontparnasse.com.




Dear White People : des noirs dans un monde de blanc

© Happiness Distribution
© Happiness Distribution

Grinçant, railleur, cynique, la nouvelle et toute première réalisation de Justin Simien, interpelle tant sur la forme que dans le fond. Une comédie américaine satirique qui ne manque pas de surprendre, décriant les relations entre noirs et blancs sur un campus d’université.

Des films autour du racisme aux Etats-Unis, il y en a eu et il y en aura encore. Dear White People s’attache à suivre la marche tout en restant de l’autre côté de la rampe, demeurant ainsi un véritable ovni dans le paysage cinématographique. Justin Simien nous emmène dans les coulisses des plus prestigieuses universités américaines, au cœur des rapports blancs-noirs où se mêlent questions d’appartenances et de dominations.

Le début du film nous projette directement sur le campus de l’université de Winchester où se côtoient différents clans, aux personnalités ou couleurs bien distinctes : le groupe des afro-américains, la bande des intellos à lunettes, celle des fils à papa ou encore des bimbos en plastique. On suit le quotidien de quatre jeunes noirs, lâchés dans le milieu hostile d’une université majoritairement blanche dans laquelle il faut choisir entre lutter ou rejoindre le troupeau. Quatre personnages et autant de perceptions et de manières de s’intégrer ou non, à une communauté au teint plus pâle. De la charmante mais agaçante Sam, désinvolte et rebelle qui n’a de cesse de moquer ouvertement les blancs à travers son émission de radio ; de l’affriolante et extravertie Coco, qui n’a de noire que sa couleur de peau et qui se rêve en star du net ; en passant par Tony l’athlète et élève modèle, aux ambitions de futur président de l’université.

Dès la présentation des personnages, l’overdose de clichés nous submerge, venant rajouter à ces personnages d’autres encore plus caricaturaux que les premiers : le vice-président noir aigri de la place qu’il occupe au sein de l’université devancé par un blanc moins méritant ou encore le brut et insolant élève américain, fils du directeur de l’école. Mais très vite, on sent derrière cette accumulation l’envie d’aller plus loin qu’une simple comédie stéréotypée bas de gamme. C’est une vraie réflexion qui s’installe à travers cette surenchère toujours plus excessive de ces personnages en quête d’identité et de reconnaissance. Qui sommes-nous et quelle est notre place ?

© Happiness Distribution
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Les noirs veulent devenir blancs et les blancs se déguisent en noirs : paradoxe et questionnement sur la race à l’ère post-Obama. Et puis le rythme du film finit par nous emporter avec des scènes drôles et des dialogues incisifs qui ne manquent pas de faire rire la salle aux éclats. Même si on regrette le côté parfois excluant pour la communauté « blanche » qui passera surement à côté de quelques bonnes vannes ou jeux de mots bien trouvés propre à la culture afro-américaine.

Il y a quelque chose d’audacieux et d’arrogant à la fois dans la réalisation de Simien, en jouant la satire sur un sujet polémique et encore très controversé aux USA, il prend tout le monde à contre-pied et déstabilise totalement son spectateur. On ne sait plus quoi penser des personnages ; les moquer, les aimer ou bien les haïr. Prendre parti pour les blancs ou bien les noirs. Tout s’entremêle si brillamment que nous perdons la tête à chercher un sens, peut être inexistant. On se moque, on s’attache, on cogite mais surtout on se marre face à des situations cocasses et des répliques tordantes : « le nombre d’amis noirs désormais requis pour ne pas apparaître raciste vient de passer à deux. Et désolé, cela n’inclut pas Tyrone, votre dealer de shit… » Rajouter à cela une véritable esthétique des couleurs et des décors à la hauteur de l’affiche du film : brillante et haute en contrastes ; des acteurs talentueux et le prix du jury spécial au festival de Sundance 2014 et le tour est joué. Un message transmis et des spectateurs conquis, un bon début pour un premier long métrage.

 « Dear White People », de Justin Simien, sortie au cinéma le 24 mars 2015.




« Les guêpes de l’été », OVNI textuel déroutant au Rond-Point

Copyright : Giovanni Cittadini Cesi
Copyright : Giovanni Cittadini Cesi

Après l’expérience du Nouveau Ciné Club et Shakespeare is dead get over it !, le collectif « ildi, eldi » débarque non pas d’un, mais avec un nouvel OVNI – Sibérien, cette fois – Les guêpes de l’été nous piquent encore en novembre, d’Ivan Viripaev.

L’action se déroule dans une salle de repos d’un palais des sports quelconque. Derrière la scène, dans les coulisses communes. Sur un téléviseur installé au-dessus de la porte, on voit le concours de danse qui se déroule dans l’enceinte, on entend la musique sourde. Donald est là et attend, Sarah et Robert arrivent transpirants : ils viennent de sortir de scène.

Mariés depuis 10 ans, ils sont en pleine dispute. Robert veut savoir : « qui était chez nous lundi dernier alors que je n’y étais pas ? ». Sarah est catégorique : « c’était Markus, ton frère ». Markus confirme, mais Donald, soutenu au téléphone par sa femme et la voisine, est catégorique : Markus a passé ce dernier lundi chez lui. Qui a tort et qui a raison ? Cette question qui d’abord nous fait rire, les personnages vont s’y tenir jusqu’à plonger dans le drame psychologique. A travers cette partie de poker menteur, il peut se passer n’importe quoi ; des héros au bord du gouffre s’avouent tout et on en revient toujours au même point : « qui était là lundi ? ». Donald raconte qu’il a mangé le doigt de sa femme, qu’il a refusé de coucher avec elle le soir de sa nuit de noce car ils n’avaient pas de préservatif. Sarah explique qu’elle a un amant depuis trois ans, mais Robert subit sans déroger à la question principale.

Copyright : Giovanni Cittadini Cesi
Copyright : Giovanni Cittadini Cesi

La discorde est parfois entrecoupée d’instants poético-nihilistes sur la perception du monde et du sentiment envers le divin qui nous habite. Quand ils s’affirment, les personnages parlent dans un micro ; quand ils sont immobiles, la lumière s’éteint. D’un drame téléphoné, on passe aux questions personnelles de chacun sur la vie – sans que cela n’aille très loin. Chez Viripaev, l’amour justifie tout et le monde est absurde depuis le temps où les humains pensent pouvoir choisir par eux-mêmes, ce qu’il y a de mieux pour eux.

Pour représenter cela, pas de recherche esthétique. On est dans un ultra réalisme déglingué où, parfois, des actions absurdes nous surprennent – pourquoi Robert monte-t-il un lit de camp ? L’abus des postures de danseurs donne un aspect encore plus dingue : dans un monde qui s’écroule, eux, restent droit.

Et si tout cela, c’était à cause de la pluie qui tombe depuis trois jours ? Oui, c’est ça ! Alors il n’y a plus qu’à se dire qu’on s’aime et qu’on est heureux d’être là, à pouvoir ensemble, manger des gaufres.

« Les guêpes de l’été nous piquent encore en novembre » d’Ivan Viripaev. Mise en scène, jeu et scénographie de Sophie Cattani, Antoine Oppenheim, Michael Pas, jusqu’au 18 avril 2015 au Théâtre du Rond-Point, 2bis avenue Franklin-Roosevelt, 75008 Paris. Durée : 1h15. Plus d’informations et réservations sur www.theatredurondpoint.fr.




Primo Levi, à la vie dans la mort

Copyright : Philippe Lacombe
Copyright : Philippe Lacombe

20 ans après la création du spectacle, Gérard Cherqui et Eric Cénat incarnent encore Primo Levi, chimiste, écrivain, survivant d’Auschwitz et Ferdinando Camon, journaliste italien. Les conversations des deux hommes qui ont eu lieu entre 1982 et 1986 à divers endroits de Turin, sont adaptées à la scène sous la forme d’une interview à bâtons rompus. Assis sur des chaises, face au public, la mise en scène épurée de Dominique Lurcel concentre notre attention sur les propos et les émotions des personnages.

De quoi parlent-ils ? 40 ans après l’holocauste, Primo Levi revient sur sa capture dans le Val d’Aoste, sur son arrivée tardive dans les camps sans doute à l’origine de son salut, sur les souvenirs récurrents dans lesdits camps et la distance qu’il prend sur ses traumatismes. Ferdinando Camon l’interroge sur le consentement massif du peuple allemand à l’époque du nazisme, au fait qu’il n’y ait pas eu de forte résistance dans le pays. Mais Levi a pardonné et refuse tout amalgame. Dans ces confrontations régulières avec les Allemands, bien après la guerre, il est en paix, s’abstenant de tout jugement car il est le témoin et non pas le juge. Les hommes échangent aussi sur la croyance ; Primo Levi n’a jamais eu la foi : « il y a eu Auschwitz, il ne peut donc pas il y a voir de Dieu », précise-t-il.

Le récit est précis et fluide, il se fait sur un ton détendu. Primo Levi pourrait parler de la vie, comme de la pluie et du beau temps. Il a le sourire, une sorte d’apaisement vis-à-vis de son vécu. L’ironie et un cynisme bienveillant complètent son caractère. Ferdinando Camon est davantage passionné ; il interroge à la façon d’un journaliste incisif et incarne la vox populi par rapport à l’expérience concentrationnaire, semblant plus marqué par les horreurs que par l’homme qui les a vécues. Ce dernier lui fait la réflexion : « ce devrait être à moi d’être véhément ».

Mais, dans son jeu, Gérard Cherqui fait ressortir une telle sérénité du personnage qu’il incarne que, si Primo Levi parlait comme cela à notre époque, on le penserait sorti d’un ashram. Ses manières de Gandhi, son choix de la paix et l’humour fin nous concentrent sur les faits, sur la vie et non pas sur les seuls sentiments qu’elle nous procure. Ce jeu naturel, simple et fort pour dire la gravité du monde. Un spectacle qui sert pleinement la volonté du survivant qui, selon Fernando Camon, « ne criait pas, car il voulait faire crier ».

« Primo Levi et Ferdinando Camon : Conversations ou Le Voyage d’Ulysse » de Primo Levi et Ferdinando Camon, mise en scène de Dominique Lurcel, les lundis et mardis au Théâtre Essaïon. Durée : 1h20. Plus d’informations et réservations sur essaion-theatre.com.




D’un Labiche, Marthaler fait un vaudeville flottant

Copyright : Simon Hallström
Copyright : Simon Hallström

A l’origine, Eugène Labiche écrit « La Poudre aux yeux ». L’histoire de deux familles vaguement nanties ayant chacune un enfant à marier : Frederic et Emmeline. Ils se fréquentent déjà, mais parce que le vaudeville gonfle artificiellement des situations simples dans le but de provoquer le rire, ici, les familles bientôt réunies veulent d’abord se faire passer pour ce qu’elles ne sont pas en exagérant fallacieusement leurs CV. Ce qui donne lieu à des situations inextricables mais drôles, magistralement utilisées par Christoph Marthaler pour créer une mise en scène d’un burlesque extrême.

Il y a les codes vestimentaires bourgeois. Costumes pour messieurs et robes pour mesdames. Le vieil intérieur cossu qui constitue la scénographie est l’appartement qui servira aux deux familles : quel intérêt de les différencier ? Il y aura la même vaisselle, les mêmes massacres aux murs en compagnie des portraits pesants de membres de la famille aujourd’hui inconnus. Les bibelots dans un coin et un serviteur dans l’autre : tout est en place, rien ne doit bouger.

Ce cadre immobile est avant tout symbole d’ennui et de torpeur. Après un bref prologue, Marthaler fait débuter le drame à la scène 2. Si, déclamé normalement, le dialogue entre monsieur et madame Malingear ne doit pas prendre plus de cinq minutes, c’est désormais un long quart d’heure qui s’écoule. « C’est moi… Bonjour ma femme », dit mécaniquement monsieur. Quelques minutes passent avant que madame réponde : « Tiens… Tu étais sorti ?… D’où viens-tu ?… ». Ce dialogue imitant la diction informatique nous plonge dans un monde où l’on étend artificiellement les actions simples pour tenter de trouver une justification à son existence. A côté de nous, pendant le spectacle, une spectatrice sort un livre de son sac, elle espère peut-être que l’action prenne le rythme que nous attendrions d’un Labiche. Comme un certain nombre de spectateurs, elle finira par quitter la salle : Marthaler laisse, entretient toute cette lenteur et en fait ressortir un schéma social pesant, lourd de petites choses.

Copyright  : Simon Hallstrom
Copyright  : Simon Hallstrom

Alors où est la modernité ? De partout, évidemment. A commencer par le mélange des langues : français, allemand et anglais nous plongent dans une sorte de tour de Babel familiale où les parents ne sont pas fichus de comprendre leur propre fille. Du moderne dans la suite de gags, aussi. Le serviteur qui vient poser un hérisson empaillé sur la table reviendra tellement souvent poser de nouveaux animaux, qu’il finira par créer un zoo miniature dans l’appartement. L’ambiance est étrange, en tension. Le spectateur est à l’affut de la surprise suivante. Parfois, il ne se passe rien pendant plusieurs minutes puis, une mouette traverse la scène au bras du domestique ou les amants se retrouvent les fesses par terre après que leurs chaises se sont brisées. Le metteur en scène insiste beaucoup sur ce qui ne se dit pas. Les personnages ont donc un comportement absurde. Ils sont névrosés et plein de tocs, des gestes démultipliés du domestique au jeune premier, bossu et qui frétille comme un dauphin lorsque le père lui accorde la main de sa fille Emmeline. Pendant cinq minutes, on regarde ronfler – ou péter – le maître de maison. Les actions s’étendent et c’est ce qui les rend drôles. Les dialogues deviennent des prétextes au travail de Christoph Marthaler, comme c’est souvent le cas chez les metteurs en scène de langue allemande (Thomas Ostermeier ou Frank Castorf). C’est par cette magie et ses artifices qu’un Labiche en deux actes dure 2h20.

C’est donc amusé que l’on assiste à cette histoire sans intérêt d’une bande de bourgeois occupée à d’absurdes actions pour tromper l’ennui. D’ailleurs, ils en sont conscients puisque, à la fin de la pièce, ils rangent le contenu de l’appartement dans des cartons, comme pour déménager. A la fois grivois et répétitif, c’est finalement un moment très surprenant.

« Das Weisse vom Ei (Une île flottante) » d’Eugène Labiche, Christophe Marthaler, Anna Viebrock, Malte Ubenauf et les acteurs. Mise en scène deChristophe Marthaler, jusqu’au 29 mars 2015 au Théâtre de l’Odéon, place de l’Odéon, 75006 Paris. Durée : 2h20. Plus d’informations et réservations sur www.theatre-odeon.eu/.




Au Banquet d’Auteuil, Besset joue à « qui aura la plus folle ? »

Photo Lot
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En mai 1670, à Auteuil, c’est l’événement dans la maison de campagne de Molière. Chapelle, son vieil ami l’écoute encore une fois se lamenter sur les humiliations que lui fait subir Armande, son infidèle de femme… Mais ce matin-là, il se passe quelque chose de différent. Les angoisses de Molière ne sont pas seulement motivées par sa mésaventure maritale, car on apprend vite que Michel Baron est de retour après trois ans d’absence et qu’il a passé la nuit dans le lit du maître. Molière est donc pris entre les deux feux d’une tempête sentimentale, jurant sur sa femme et s’inquiétant que Baron ne parte de nouveau en quête d’une gloire qu’il ne pourrait pas lui donner ou pire encore : dans les bras d’un autre homme.

Avec « Le Banquet d’Auteuil », l’auteur ne suppose pas, il dépeint Molière comme étant homosexuel – ce qu’aucun élément historique n’étaye sérieusement. Jouissant de sa liberté d’artiste, Jean-Marie Besset dessine ainsi un pédéraste anxieux, fou amoureux de son jeune prodige. Michel Baron est un peu pétasse, à la fois muse et sirène, à la fois source d’inspiration et de destruction. Et parce qu’un homme seul dans ses angoisses ne suffit pas à faire une pièce, Chapelle a pris la liberté d’inviter quelques amis illustres (parmi lesquels Lully et Dassoucy), à dîner afin de deviser de façon plus ou moins discrète sur leurs mœurs coupables, avant de décider de mourir en groupe en se jetant dans la Seine. En monument d’érudition, Besset donne ainsi son interprétation des mœurs du Grand Siècle où tous les hommes de talent seraient des suiveurs – sexuels plus que littéraires – de Théophile de Viau.

Sur scène, dans un premier temps, on assiste à l’arrivée d’une bande de folles où chaque vieux pervers est accompagné de son mignon. Ils portent des noms illustres mais pourraient tout aussi bien être des inconnus libidineux. Ils semblent clairement là pour baiser tout ce qui bouge. Pour bien insister sur le plaisir d’être entre hommes, on les voit sombrer dans une misogynie omniprésente par le dialogue (« nos femmes, ces monstres », obsédées « par le désir de plaire »…), qui achève de placer ces légendes dans le rang des hommes comme les autres. Heureusement que le spectre de Cyrano de Bergerac vient apporter un peu de poésie.

Photo Lot
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Cette pièce est-elle un manifeste ? Très peu probable : les situations sont si grotesques et les répliques parfois si scabreuses, qu’il ne fait nul doute que nous sommes dans la farce ; et de ce point de vue, c’est très réussi. On pense notamment au disciple de Dassoucy qui confesse avoir été non seulement formé mais aussi « déformé » par son maître, devant une salle hilare.

On relève cependant de beaux moments de finesse, notamment dans le caractère de Molière que toute cette comédie excède : il voudrait juste être seul et tranquille avec Baron. Jean-Baptiste Marcenac qui tient le rôle titre est brillant de sensibilité et incarne avec talent, une personnalité austère et meurtrie, amoureux et jaloux que d’autres que lui puissent désirer Baron. La distribution est juste et bien dirigée. Soulignons cependant les prestations d’Hervé Lassince incarnant un Chapelle nihiliste aux faux-airs de vieille tante alcoolique et Alain Marcel, un Cyrano de Bergerac à la prestance de Dalida non dénuée d’une touchante finesse.

Mais la véritable révélation de cette pièce, c’est le talent de metteur en scène de Régis de Martrin-Donos qui fait ressortir toute la drôlerie du « Banquet » en ménageant de belles images poétiques aux moments clés du drame, soutenu par des lumières élégantes allant du clair obscur à l’ambiance spectrale d’un film de Tim Burton. Chaque scène est composée comme un tableau dynamique et la dizaine d’hommes ne paraît jamais de trop – exceptée pendant la scène d’arrivée, où ils semblent placés en rang d’oignions.

Alors, ne voyons pas le « Banquet » comme un drame d’une grande finesse, mais plutôt comme un moment burlesque bien mené où, pour une fois, ce sont les hommes que l’on dénude ! Aussi, et c’est l’élément le plus important, les personnages sacrifiés sur l’autel de la folie nous parlent à tous : « Le Banquet d’Auteuil » est, en somme, une forme de caricature, et on sait à quel point, de nos jours, il est important qu’elle continue à exister.

« Le Banquet d’Auteuil » de Jean-Marie Besset, mise en scène de Régis de Martin-Donos, jusqu’au 25 avril 2015 au Théâtre 14, 20 avenue Marc Sangnier, 75014 Paris. Durée : 1h50. Plus d’informations et réservations sur theatre14.fr.