Même si la liberté laissée aux metteurs en scène quand ils touchent à Beckett est restreinte – on est obligé d’appliquer les nombreuses didascalies –, Jean Lambert-Wild, Marcel Bozonnet et Lorenzo Malaguerra adoptent un parti-pris important à souligner dans cette création : Vladimir et Estragon sont joués par Michel Bohiri et Fargass Assandé, deux acteurs ivoiriens virtuoses. Ainsi, l’attente au milieu de nulle part de ces deux vagabonds, prend des airs de mauvais traitements infligés à des étrangers en transit par des locaux peu humanistes. Cet aspect social prend particulièrement corps lors de la rencontre avec Pozzo (Marcel Bozonnet), esclavagiste blanc maltraitant Lucky (Jean Lambert-Wild), son humain de compagnie.
Les deux vagabonds cherchent – et ce depuis 1952 – à passer le temps. Pour cela, ils se questionnent, oublient, pensent à se pendre histoire de s’occuper. Le mythe de « l’heure africaine » rend pour le public l’attente moins insupportable : on se dit que Godot a finalement juste du retard, comme la nuit tant attendue dans la pièce et qui finit toujours par arriver.
Dans le jeu de Vladimir et Estragon, il y a un aspect de conte oral. Les répliques phares sonnent comme des adages ivoiriens, « Voilà l’homme tout entier s’en prenant à sa chaussure alors que c’est son pied le coupable ». Ils sont drôles et touchants de sincérité naïve et amnésique ; leur union de plus de 60 ans – et probablement autant de temps à attendre Godot – nous semble évidente. Pozzo, dans sa solitude aveugle – avant même de le devenir complètement dans l’acte II – est un sociopathe heureux de rencontrer des gens avec qui il pourra parler tout seul. Dans ce rôle, Bozonnet est captivant et le duo avec son knouk (Jean Lambert-wild) fonctionne très bien.
Par la lecture qui en est faite ici, on entend un fatalisme sombre incarné par des héros désabusés. Le bitume et la désolation qui entourent le chemin de campagne où ils attendent est qualifié « d’endroit délicieux ». Le désespoir ne les a pas complètement gagné mais ils n’essayent pas de s’extraire de la poétique d’auto-déchéance dans laquelle ils sont embringués – Vladimir est battu chaque soir à l’endroit où il dort, mais il continue de s’y rendre. Chaque jour se répète et les héros attendent qu’un événement extérieur à leur vie les sorte de ce cycle infernal ; à la fin de la pièce, Estragon ne dit-il pas qu’ils seront « sauvés » lorsque Godot arrivera ? Et pourquoi cette situation ne serait-elle pas une faille spatio-temporelle à la Edge of Tomorrow ? Ils sont l’expression d’humains au bout du rouleau qui attendent que quelque chose d’extérieur les sauve, au lieu de réfléchir à comment se sauver eux-mêmes. Ils sont des dépressifs qui attendent que les autres les fassent rire, au lieu de réfléchir à ce qui les déprime.
« En attendant Godot » de Samuel Beckett, création de Jean Lambert-Wild, Marcel Bozonnet et Lorenzo Malaguerra, jusqu’au 29 mars 2015 au Théâtre de l’Aquarium, La Cartoucherie, route du Champs de Manoeuvre, 75012 Paris. Durée : 2h05. Plus d’informations et réservations sur www.theatredelaquarium.net
Dans la peau de Peter Handke
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Laurent Stocker, prêté pour l’occasion par la Comédie-Française, incarne dans la nouvelle mise en scène d’Alain Françon, le héros vivant d’une histoire de fantômes. Moi (c’est comme cela qu’il s’appelle), tente de reconstituer son passé familial. D’abord en arrière-plan ; puis, peu à peu, la frontière s’étiole jusqu’à la scène finale où Moi échange directement avec son oncle sur l’histoire telle qu’elle est vécue, et sur la façon dont elle est retenue.
La « tempête » du titre, c’est la zizanie puis la guerre. Ce sont les différents points de vue sur la perte du pays natal et de la langue propre à l’identité d’un peuple, ignorée puis interdite par l’envahisseur – le slovène. En 1936, la famille de Moi vit l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’armée allemande. Il y a les garçons (les oncles de Moi), qui seront d’abord engagés de force avant que deux d’entre eux ne meurent au front, Benjamin et Valentin. Le plus âgé, Gregor, rejoindra sa sœur dans la résistance, niché dans les forêts surplombant la Carinthie (actuel sud de l’Autriche). Les grands-parents se retrouvent seuls : leur dernière fille, mère de Moi, est partie avec son bébé dans ses bagages à la recherche de l’officier allemand qui l’a mise enceinte en 1942. On pense à tous les peuples dispersés par une géopolitique qui a choisi, au mieux, de les ignorer et au pire de les pourchasser comme les Kurdes ou les Arméniens.
L’histoire de Handke, largement autobiographique, met en avant une notion chère à l’auteur : l’importance de la multiplicité des points de vue dans la construction de la vérité historique. C’est lui qui avait fustigé les critiques à son encontre lorsqu’il était apparu à l’enterrement de Slobodan Milošević en 2006, arguant que « Le monde, le soi-disant monde, sait tout sur Milošević. Le soi-disant monde connaît la vérité » ; sous-entendant par l’ironie que l’on avait pas laissé à une autre vérité la possibilité d’émerger.
Cette confrontation entre un jeune et ses ancêtres – autrement plus profonde qu’une chanson des Enfoirés – donne lieu à ce qui s’apparente à du théâtre historique, où histoire vécue et histoire analysée sont exposées. A plusieurs reprises, les aïeuls clament pour justifier leurs actes honorables et courageux : « l’Histoire nous donnera raison ». Il y a une confiance solide en la mémoire à venir que ne partage pas Moi. Aussi, il est très intéressant pour nous, public français, de découvrir comment cette famille vit l’armistice du 8 mai 1945 et comment l’allégresse et la paix sont presque aussitôt sapées par la Guerre Froide qui débute.
Quelques touches d’ironie viennent alléger ce texte linéaire qui semble allongé de façon artificielle, notamment au début et à la fin. On entre dans le vif du sujet après une longue présentation de la famille et de ses habitudes – en beaucoup de mots pour dire peu de choses. Pénétrer aussi profondément dans leur intimité pour ensuite avoir une approche reculée de l’histoire, est-ce vraiment nécessaire pour le spectateur ? L’intellectualisation de ce qui pourrait être un banquet de famille, est-elle vraiment intéressante ? On pourrait aisément se passer des longues litanies sur les différentes variétés de pommes ou bien les menus complets avant que la famille ne passe à table. Et cela sans commenter le caractère discutable de la traduction (on pense à Gregor qui emploie l’expression erronée « au jour d’aujourd’hui », ou à cette phrase d’une qualité littéraire douteuse : « les hommes meurent et les t-shirts perdent leurs couleurs »).
Les acteurs relèvent le niveau. Laurent Stocker est bouleversant de justesse. On pense aussi à Dominique Reymond, qui prend ici les traits d’une jeune mère joviale et confiante. Dominique Valadié est étonnante et le couple de grands-parents, joués par Nada Strancar et Wladimir Yordanoff, est particulièrement touchant.
Comme l’auteur le désirait, Alain Françon met en scène la pièce de façon concrète et réaliste. Installés sur une scénographie en pente – qui nous rappelle étrangement celle réalisée pour Les Gens d’Edward Bond –, les personnages évoluent sur une steppe aride, sans que jamais la mise en espace ne nous surprenne. Tout le soin a du être apporté à la direction des acteurs, tellement Françon se fait ici le chantre d’un classicisme inassumé, signant ainsi une mise en scène terne, peu compréhensible quand on incarne un homme si important dans l’histoire du théâtre.
C’est donc mitigé que l’on sort des trois heures vingt que durent la représentation. Une idée intéressante, un point de vue novateur et de grands comédiens, dans un texte malheureusement long et gonflé, où l’ennui prend corps à de nombreuses reprises.
Hadrien Volle
hadrien (a) arkult.fr
« Toujours la tempête » de Peter Handke, mise en scène d’Alain Françon, jusqu’au 2 avril 2015 au Théâtre de l’Odéon (Ateliers Berthier), 1, rue André Suares, 75017 Paris. Durée : 3h20 (avec entracte). Plus d’informations et réservations sur www.theatre-odeon.eu
« Andromaque » inégale au TNB
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Prenant la guerre de Troie comme un exemple général de toutes les guerres, Frédéric Constant a monté Andromaque de Racine comme le troisième volet d’une tétralogie thématique étirée sur plusieurs années. Après deux créations contemporaines, le metteur en scène s’empare d’une tragédie classique Française, premier succès de Racine en son temps. Créé à Bourges en janvier 2014, le spectacle termine la saison au Théâtre National de Bretagne (à Rennes), avant de reprendre l’année prochaine.
Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus, qui lui, aime Andromaque ; mais cette dernière chérit encore son mari Hector tué pendant la guerre de Troie. Chez Racine, cette intrigue évidente à résumer sert de prétexte au développement des sentiments qui constituent la palette émotionnelle de l’âme humaine.
Pour rafraîchir la mémoire du spectateur, Constant fait précéder le drame d’un prologue splendide. Comme un clair-obscur à la De La Tour, des conteurs placés à cours narrent distinctement des passages de l’Illiade et l’Eneide, éclairant leurs visages à la bougie. Côté jardin, dans la pénombre totale, quatre acteurs sont pris dans une chorégraphie lancinante rythmée de bruits sourds, symboles peut-être, des épreuves passées de ces héros mythiques.
Puis, le drame débute. Au fil de l’histoire, quelques acteurs se distingueront plus que les autres dans cette distribution inégale. Le metteur en scène lui-même, jouant le rôle de Pyrrhus, ainsi qu’Hermione (Catherine Pietri) sont ceux qui s’émancipent le mieux des alexandrins pour parler aussi humainement qu’en prose. Oreste (Franck Manzoni) et Andromaque (Anne Sée) sont aussi justes, mais ils manquent parfois de vécu, notamment dans les monologues de conclusion, étirant artificiellement la pièce. Lorsqu’ils échangent entre eux, ils ont néanmoins toute notre attention. Malheureusement, on n’est pas certain que le reste de la distribution comprenne bien ce qu’il raconte : les jeunes sont scolaires et les plus âgés manquent de nuance. On pense notamment à Cléone (Cyrille Gaudin), confidente d’Hermione qui, lorsqu’elle parle, prend l’apparence d’une gargouille gothique : arquée vers l’avant, hurlant de façon linéaire – avec une diction allant volontiers vers une Marie-Anne Chazel façon Le Père Noël est une Ordure – et dont les yeux écarquillés menacent de sortir des orbites à chaque réplique.
La mise en scène semble étouffée dans une scénographie étriquée, absente à plusieurs reprises – les acteurs passent parfois de longs moments en avant-scène avec le rideau comme seul décor ; mais pourquoi ? Cette intrigue qui se déroule, à l’origine, dans une salle du palais de Pyrrhus, se passe ici dans ce qui ressemble à un salon bourgeois : fauteuil en velours, grandes baies, bar à whisky, rien ne manque. Si fortement identifiée, marquée, elle en devient monolithique. Les costumes prolongent ce défaut. Oreste est habillé en Tunique bleue de la bande-dessinée éponyme. On est plus dans la Guerre de Sécession que dans l’entre-deux-guerres revendiqué par le metteur en scène. Tout cela donne un sentiment confus.
Cependant, il faut souligner quelques bonnes idées, notamment dans l’utilisation de la vidéo : mais on aurait aimé en voir plus. Comme ce suicide de Céphise fuyant le palais pour se jeter du balcon intérieur d’un bâtiment en ruine sous les yeux d’Andromaque restée sur scène.
On ne sort pas conquis par ce spectacle, mais pas ennuyé non plus : quelques beaux passages nous font néanmoins ressentir toute la force du texte racinien dont Constant arrive à en souligner, à plusieurs reprises, toute la modernité.
Hadrien Volle
hadrien (a) arkult.fr
« Andromaque », de Racine, mise en scène de Fréderic Constant, jusqu’au samedi 7 mars 2015 au Théâtre National de Bretagne, 1 rue Saint-Hélier (35000, Rennes). Durée : 3h (entracte compris). Plus d’informations et réservations sur www.t-n-b.fr
De l’ablution publique à l’invention d’un rituel secret et familier
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« On a remarqué que de tous les animaux, les femmes, les mouches et les chats sont ceux qui passent le plus de temps à leur toilette », écrivait Charles Nodier dans ses Maximes et Pensées. Toute misogyne qu’elle soit et d’un humour piquant, elle ne semble pas moins vraie au regard de l’étonnante exposition du Musée Marmottan « La toilette. Naissance de l’intime ». Car vous ne trouverez pas ici d’hommes affairés à leurs ablutions ; cependant ne nous y trompons pas, ce n’est pas un parti-pris sexiste qui l’a emporté, mais bien la réalité matérielle : la toilette masculine, d’un point de vue pictural, reste encore à inventer.
Sous cet aspect plutôt trivial voire commun à première vue que pourrait révéler la thématique de la toilette, il n’en est rien : nous ressortons du musée, ravis de s’être immiscé au sein de cette sphère privée. Car c’est là tout l’intérêt de cette exposition : par son parcours chronologique et son propos à la fois esthétique et sociologique, les commissaires – Georges Vigarello et Nadeije Laneyrie-Dagen – parviennent à montrer habilement, la singulière évolution d’un rituel aujourd’hui si familier.
La première salle s’ouvre sur une tapisserie du musée de Cluny : Le bain, tenture de la vie seigneuriale (Fig. 1), datée vers 1500. Il ne faut pas y chercher un témoignage de pratiques hygiéniques, bien au contraire : la finalité désirée n’est pas la réalité d’une gestuelle précise, mais plutôt la mise en valeur d’un idéal féminin. L’érotisme d’ailleurs, est perceptible : la baigneuse est bercée par les notes de musique, parée de bijoux et de voiles transparents au milieu d’une nature foisonnante. La toilette en public n’est pas encore devenue ce moment de l’intime. Aussi, n’oublions pas de citer cette très belle toile attribuée à l’Ecole de Fontainebleau, Portrait présumé de Gabrielle d’Estrées et la duchesse de Villars au bain (Fig. 2), à même d’aiguiser la curiosité du visiteur : cachées derrières de lourds rideaux, ces deux femmes se baignent sous les yeux d’une nourrice allaitante ; vêtues de chemises couleur chair et joliment apprêtées, avec leurs corps qui se confondent dans la même eau du bain, elles expriment pourtant une pudeur certaine qui ne nous laisse pas indifférents.
La deuxième salle opère une rupture nette dans le temps et les rituels de propreté : au XVIIème siècle, il n’est plus question de se laver en public, ni même de se laver d’ailleurs…avec de l’eau, porteuse à cette époque de nombreuses maladies. On parle alors de « toilette sèche », on se frotte la peau avec des chiffons, mais surtout, il n’est plus temps de ritualiser la propreté de manière collective. Là commence véritablement l’intimité de la toilette, où les individus les plus pauvres chassent les parasites religieusement – à l’instar de l’admirable tableau La Femme à la puce (Fig. 4) de Georges de La Tour, et où les plus riches s’ornent de leurs plus somptueuses parures, symboles d’une beauté illusoire – telle cette Vanité ou Jeune Femme à sa toilette de Nicolas Régnier (Fig. 3).
Le parcours se prolonge par la découverte singulière de quatre petits tableaux de François Boucher, mis en valeur par une muséographie très réussie. Quatre œuvres fonctionnant par paire, dont l’histoire ne manquera pas d’étonner tout en nous instruisant sur leur fonction première ; car ces petites toiles, sont en fait de grandes cachottières. Leur forme ovale, tout d’abord, n’est pas due au hasard ; elle nous suggère que nous entrons dans la sphère de l’intime, et même au-delà, elle nous place dans la peau du voyeur : l’ovale métaphoriserait alors, selon notre imagination, deux trous de serrures ou deux paires d’yeux indiscrets. Puis, nous découvrons le stratagème derrière les chastes apparences : les deux portraits de femmes jouant avec un bambin pour l’une et un petit chien pour l’autre, cachent lorsqu’on les soulève, des scènes grivoises, où ces mêmes femmes s’affairent à leurs besoins quotidiens dans des positions équivoques. Ces tableaux libertins, réservés aux cabinets privés de ces messieurs au XVIIIème siècle, ne se font toutefois pas remarquer uniquement pour leur caractère licencieux : le modelé des chairs, la beauté des parures et l’éclat des couleurs, font de cet ensemble une des pièces maîtresses de l’exposition (Fig. 5 et 6).
Avec la salle suivante consacrée au XIXème siècle, une césure esthétique s’installe progressivement. Nous sommes plongés avec tendresse au cœur d’une intimité féminine où les corps sont certes moins idéalisés, mais où ils gagnent assurément en humanité, en simplicité ; une simplicité pourtant, qui ne perd rien de sa sensualité. Les peintres, à l’instar d’Edouard Manet et de sa Femme nue se coiffant – ou de Berthe Morisotavec Devant la psyché (Fig. 7), marquent les courbes sensuelles, les plis de la chair ; ils soulignent les dessous des bras de traits rougeoyants pour figurer qu’à cet endroit, la peau est plus détendue. Et dans cette peau imparfaite qui pend subtilement, il y a la vie. Les mots de Nadeije Laneyrie-Dagen à ce propos sont touchants : « ces femmes sont tendrement érotiques », explique-t-elle. En effet, ces imperfections les humanisent avec douceur et bienveillance. Les sujets grivois n’ont plus leur place au milieu de ces toiles impressionnistes, où la finalité du dévoilement corporel se fait plus délicate ; seuls les derniers instants de la toilette sont esquissés. Mais il n’y a pas que ce changement esthétique qui mérite d’être souligné : la clarté chronologique du parcours imaginé par les commissaires d’exposition, permet aisément de comprendre l’évolution des rituels de propreté. Dès le XIXème siècle en effet, l’eau est intégrée au quotidien, son usage devient plus accessible ; et d’un sujet que l’on pensait somme toute ordinaire, émerge une complexité captivante et insoupçonnée.
Un peu en retrait, pris à la fois dans le flot de l’exposition et dans l’intimité de son alcôve, se trouve une toile qui ne manquera pas de nous interpeller. Prêtée par le Musée départemental de l’Oise, laJeune femme à sa toilette d’Eugène Lomont se révèle inclassable : sa beauté mystérieuse et son charme ténébreux, légitiment assurément l’accrochage spécifique qui lui est réservé. Puis, avec Pierre Bonnard, la toilette devient le moment privilégié où l’on peut s’extraire de la foule et du bruit de la ville ; les corps changent à mesure que les salles de bains gagnent en confort : si l’artiste peint sa femme Marthe au tub en 1903, les corps qu’il figure vers 1940, finissent par se mêler aux reflets de l’eau dont les vertus ne sont plus simplement hygiéniques, mais apaisantes pour le corps et l’esprit.
Au tournant du XXème siècle, les avant-gardes se questionnent sur le corps féminin et les modalités de sa représentation. Les enjeux dépassent la simple mimesis : c’est le temps de l’exploration, de la déconstruction, où les artistes s’évertuent à explorer toutes les facettes de ce cérémonial privé de la propreté et de l’apprêt. La toilette sert ici de prétexte alors que la forme prévaut sur l’objet – osons l’expression, du désir : le spectateur a quitté son statut de voyeur pour céder à la délicatesse humanisée de corps tendrement familiers pour observer, enfin, la vitalité extraordinaire des Femmesà la toilette de Fernand Léger (Fig. 8). Au fond, à l’épreuve de la Grande Guerre, succède l’envie de retrouver la simplicité des gestes forgés par le quotidien. Il semble dès lors que la toilette se prête de manière évidente à cet exercice de réappropriation du corps, tant psychologique que picturale.
Enfin, vient le temps de faire face à notre propre époque ; à nos mœurs engoncées dans une quête perpétuelle de perfection esthétique, où la publicité se fait l’écho de nos passions nombrilistes et quasi prophylactiques. Devant ces photographies de femmes-objets, on se surprend à repenser affectueusement à celle peinte par de La Tour, chassant religieusement ses puces à la lueur tamisée d’une bougie. Pour autant, fidèle à sa volonté de dévoiler une évolution sensible des usages liés au corps, le propos véhiculé par cette dernière salle n’est pas figé ; tout ne tourne pas autour de ces simulacres de la beauté. Et même si les artistes féminines qui se sont emparées du sujet, ne semblent pas vouloir s’émanciper du motif de la femme, les enjeux ici sont sensiblement différents. Les femmes sont à présent observatrices, parfois cruelles, se jouant ironiquement du regard posé sur elles par les hommes – à l’image du mannequin Karen Mulder photographiée par Bettina Rheims (Fig. 9). Ici, le malaise est palpable, mais surtout, il est voulu : le propos n’est pas érotique comme nous pourrions le penser à première vue ; il est moqueur, effronté, rejetant les individus masculins aux portes de la salle de bain. Elle est à présent le sanctuaire des femmes dont elles seules connaissent les secrets de beauté.
Assurément, cette exposition est probante tant dans l’originalité de son sujet que dans sa réalisation. La muséographie est véritablement au service des œuvres parmi lesquelles se trouvent de très beaux prêts : l’atmosphère y est de circonstance, intime et feutrée, mais sans jamais sombrer dans l’excès ; l’éclairage, très abouti, participe à la mise en valeur des toiles et des quelques sculptures exposées. Finalement, comme un écho à la toile Portrait présumé de Gabrielle d’Estrées et la duchesse de Villars au bain (Fig. 10), répond une photographie d’Alain Jacquet intitulée Gaby d’Estrées : deux femmes dans leur bain qui selon les commissaires d’exposition, seraient prêtes à se jeter avidement sur cet intrus voyeur ; mais pourquoi ne voudraient-elles pas plutôt, le laisser entrer au sein de leurs rituels intimes ? Puisqu’après tout, à travers cette captivante exposition, c’est bien de cela qu’il s’agit.
Thaïs Bihour
« La toilette. Naissance de l’intime » – L’exposition se tient jusqu’au 5 juillet 2015 au musée Marmottan-Monet, 2, rue Louis-Boilly, 75016 Paris – Métro « La Muette » (ligne 9) / RER « Boulainvilliers » (Ligne C). Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h. Nocturne le jeudi jusqu’à 21h. Tarifs : 11/6,50€. Plus d’informations sur www.marmottan.fr
« La Bête dans la jungle » : Duras K.O. face à Durex
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Célie Pauthe ne se contente pas de monter La Bête dans la jungle, nouvelle d’Henry James adaptée par Marguerite Duras. Elle est suivie de La Maladie de la mort, roman original de cette dernière, souvent adapté au théâtre ces dernières années. La metteur en scène construit ainsi un spectacle où les textes sont les deux versants d’une histoire d’amour qui n’aura pas lieu.
La scénographie et la lumière sont particulièrement réussies. Dans les deux histoires, elles accompagnent l’action comme un prolongement aux textes, marquant le temps qui défile lentement. Dans la première partie, l’espace est un château Anglais au début du XXe siècle. Le spectateur ne voit que des murs nus et une décoration minimaliste. Rien de ce qui n’est pas essentiel n’est montré : à plusieurs reprises, Catherine et John regardent un portrait de Van Dyck accroché dans un coin que le spectateur ne peut pas voir. Pour la seconde partie, les profonds volumes s’assombrissent et un lit est poussé à l’avant-scène. Mélodie Richard viendra s’y offrir à un couple fantomatique, décomposé, qui n’a pas réussi à exister dans la première histoire.
Dans celle-ci, Catherine et John se retrouvent après s’être rencontrés dix ans plus tôt. La première fois, il lui avait confié qu’il était persuadé d’être promis à un incroyable destin. John est certain qu’il lui arrivera, au cours de sa vie, un événement particulièrement important et qui le transformera à jamais. De fait, il attendra que quelque chose se passe jusqu’au crépuscule de son existence, sans imaginer une seule fois que cela puisse être sa rencontre avec Catherine. Cette histoire plonge le spectateur dans une frustration totale, assistant ainsi à un gâchis inconscient des personnages, propre à Henry James. Le public d’aujourd’hui que nous sommes, habitué aux loves stories hollywoodiennes, a envie tout au long du déroulement de leur hurler de s’embrasser. La frustration n’en est que plus grande.
Dans le jeu d’acteur, cela se traduit par une confrontation entre la brillante Valérie Dréville et John Arnold. Les premières années, pleines d’espoirs, laissent peu à peu Catherine sombrer dans une mort résignée de n’avoir jamais été aimée d’amour par celui qui est devenu son meilleur ami. Ce dernier étant aveuglé par le fantasme d’une vie à venir qui ne sera jamais la sienne.
Au fil de la Bête dans la jungle, le décor évolue d’un objet ou d’un meuble. Ces changements, qui se déroulent dans une quasi pénombre, sont particulièrement réussis. Agissant comme un voile apaisant qui nimbe le spectateur, accompagnés d’une musique sourde, des personnages vêtus de noir prennent le temps de placer chaque élément. Tous ont de l’importance. Ce ballet semble travaillé et précis comme des cérémonies du thé. La dernière transition, qui nous conduit à la Maladie de la mort, est particulièrement splendide.
Dans la deuxième situation, John Arnold est l’homme du roman de Duras, payant une femme pour qu’elle vienne chaque soir afin d’essayer de l’aimer. Valérie Dréville partage le texte et agit comme un fantôme aigri de l’histoire précédente. Le troisième personnage, joué par une Mélodie Richard ingénue, existe surtout par son corps nu. Ce trio constitue un huis-clos où le langage cru masque un manque d’amour de cet homme pris par « la maladie de la mort ».
Le jeu prostitué-client imaginé par Duras devient, dans la mise en scène de Pauthe, une sorte d’Orgie de Pasolini où le couple imagine de nouveaux jeux sexuels sans jamais se toucher. Les personnages vivent leur sexualité sans contact, tendant à créer une punition cruelle pour l’homme à cause de sa vie précédente, où il a laissé Catherine mourir sans accepter l’amour qu’il aurait pu avoir pour elle.
Malheureusement, cette deuxième partie est – disons le – d’un ennui mortel. Peut-être le texte est-il en cause. A l’heure de la pornographie à outrance, les mots de Duras sonnent édulcorés face à ceux de Durex. Aussi, on imagine quelle serait la réception de ce texte s’il avait été écrit par un homme ; probablement serait-il décrié. A la fois soporifique et vulgaire, on s’interroge sur la pertinence de l’avoir fait succéder à celui de James. Les idées visuelles de mises en scène sont bien plus intéressantes que l’enchaînement, et si la première partie est réussie, il faut fuir la seconde.
Hadrien Volle
hadrien (a) arkult.fr
« La Bête dans la jungle » d’Henry James, adaptation de Marguerite Duras, mise en scène de Célie Pauthe, jusqu’au 22 mars 2015 au Théâtre de la Colline, 15 rue Malte Brun (75020, Paris), du mercredi au samedi à 20h30, le mardi à 19h30 et le dimanche à 15h30. Durée : 2h20. Plus d’informations et réservations sur www.colline.fr/
« Les Estivants » dans la torpeur des vacances
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Qui sont les Estivants ? Ces centaines de visages dessinés en surimpression sur le rideau de scène et les troncs d’arbres qui jalonnent la scène ? Deux gardiens les définissent dès les premières répliques : ils sont nécessaires à l’économie locale, mais ils ne sont pas pour autant les bienvenus. Ce sont ces gens qui font multiplier par 10 la population des petits villages côtiers et des stations de montagne. Ils ne respectent rien. Si les locaux ne s’intéressent pas à eux, l’inverse est aussi vrai.
Une fois installés dans leurs locations habituelles, les Estivants de Gorki ressemblent aux parisiens dans le Morbihan. Les conventions sociales conduisent les citadins à prendre des vacances, et par habitude ou par manque d’imagination plus que par plaisir, ils se retrouvent au même endroit chaque année. Toute la bande est là, sur scène à s’ennuyer. Une torpeur qui les pousse à lire le journal en entier jusqu’aux brèves. Mais voilà : l’oisiveté est mère de tous les vices. Les épouses deviennent méchantes et les maris maltraitent leurs femmes. Tout cela dans un concert d’ombrelles et de bruits d’oiseaux incessants. Ces Estivants ont beau essayer d’inventer quelques intrigues d’amour, toujours pour s’occuper, comme la paille appelle le sexe dans les campagnes reculées où il ne se passe pas grand chose. Untelle papillonne sur sa balancelle, l’autre sous son parasol. Promiscuité oblige, c’est un temps qui annihile tous les fantasmes que l’on peut encore entretenir sur ses fréquentations. On vit cette désillusion, comme celle de Warwara Mikhaïlovna (Sylvia Bergé), admiratrice de Yakov Petrovitch Chalimov (Samuel Labarthe), et qui se rend compte finalement, qu’il n’est qu’un homme comme les autres.
Dans la salle, les spectateurs murmurent : bien que de la même génération, Gorki n’est pas Tchekhov. Forcément, lorsqu’on parle d’ennui, de province russe, tout cela dans une ambiance collégiale, difficile de ne pas faire le rapprochement. Chez Gorki, les personnages se sentent supérieurs au reste du pays, quand chez Tchekhov, ils ne vivent que dans leur monde. On retrouve les personnages idéalistes comme Maria Lwovna (Clotilde de Bayser) qui attendrait des écrivains qu’ils s’engagent plus. Face à elle, des passéistes, des réactionnaires, des gens qui se plaignent que rien ne change mais qui n’ont jamais rien fait pour. Heureusement, il y a aussi l’esclave qui se libère, Vlas Tchernov (Loïc Corbery) écorché vif qui met de la vie et de la désinvolture dans ce monde propre en apparence mais où tout le monde a quelque chose à cacher. Quelques belles tirades finissent de donner son importance au texte, notamment de la bouche de Labarthe, écrivain qui cherche le visage de son lecteur et Calérie (Anne Kessler) qui profite d’une certaine folie pour mettre sans cesse les pieds dans le plat : « la vie de tout homme qui réfléchit est une catastrophe », dira-t-elle.
Ce rassemblement laisse place à des situations très amusantes, très bien jouées. On pense notamment à Bruno Raffaelli en bon capitaliste et exploiteur assumé qui finira par dépenser sa fortune dans des constructions d’écoles, dépité que son neveu, Piotr Ivanovitch Souslov (Thierry Hancisse), puisse un jour hériter de sa fortune. Mention également pour Alexandre Pavloff qui campe un Pavel Sergueïevitch Rioumine bégayant, dramatiquement drôle – et qui ratera son suicide en se tirant dans le bras.
Malheureusement, la mise en scène de Gérard Desarthe est ronflante. Les acteurs sont tous sur scène, et l’on passe d’une conversation comme d’un groupe à l’autre, sur une grande toile peinte avec costumes d’époque. Chaque groupe attend que l’autre ait fini pour commencer sa conversation. Au piano, c’est forcément les saisons de Tchaïkovsky qu’on entend. Rien n’est étonnant, et trois heures sans surprise, c’est long. On dirait Desarthe inspiré par Lelouch, Deauville en moins.
Le public finit par s’ennuyer avec les personnages. Sur scène, les acteurs baillent et une douce léthargie ne peut que nous envahir, tant nous ne sommes jamais brusqués. On assiste à une sorte de crise de la quarantaine collective que rien ne motive (pourquoi cet été-là plus qu’un autre ?). La phrase terminale résume finalement bien cette pièce mi-drame, mi-comédie : « tout cela est insignifiant, tout cela est dérisoire ». Et on sort de là engourdi, de corps et d’esprit.
« Les Estivants » de Maxime Gorki, mise en scène Gérard desarthe, jusqu’au 25 mai 2015 à la Comédie-Française, 2 place Colette (75001, Paris), en alternance. Durée : 3h (avec entracte). Plus d’informations et réservations sur www.comedie-francaise.fr
L’amour rend aveugle
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Le mythe du rêve Américain ne s’applique pas à l’amour. Ce n’est sans doute pas ce que pensait Vincent, en traversant le Pacifique pour rejoindre sa belle : Barbara.
Dans un New York grisonnant, bien loin des posters de salon à la mode, le temps semble figé. Vincent (Vincent Macaigne) est venu rejoindre la femme qu’il aime pour tenter de la reconquérir. Une démarche perdue d’avance pour Barbara (Kate Moran), qui dès le début du film, lui avoue que leur histoire est bel et bien terminée. Sourd à ces paroles, Vincent n’entend pas la laisser filer et ruse de toutes les situations pour la retrouver et la séduire à nouveau. Tombant dans un cercle obsessionnel de plus en plus inquiétant. Il l’a retrouve dans des vernissages, la suit lors de ses balades au parc, ne cesse de parler d’elle aux inconnus dans la rue… Hypnotisé et incapable de voir la beauté du monde en dehors de l’être aimé, il s’enferme dans une routine noir et cafardeuse, trainant chaque soir sa solitude dans les bars de la ville. Il relate son chagrin à qui veut bien l’écouter. Et même quand une jeune femme souriante s’attache à lui et tente de lui redonner le sourire en joignant sa solitude à la sienne, Vincent demeure toujours aveuglé.
Dans son deuxième long métrage, Armel Hostiou nous dépeint une comédie d’amour bien loin des standards habituels dans laquelle le personnage principal est, pour une fois, un être ordinaire, quoiqu’un peu dérangé, bancal. Les dialogues sont absurdes, parfois même déconcertants. Interprété par un Vincent Macaigne bien moins bon que dans « Eden », mais qui, une fois passé le mauvais jeu d’acteur parvient à nous emporter par sa tendresse. Le film nous entraine alors dans un univers mélancolique ou l’amour est à la fois salvateur et destructeur. Vincent y perd petit à petit pied.
On regrette toutefois de nombreuses longueurs. Armel Hostiou peine à garder le spectateur éveillé tant le scénario manque en force et d’attraction. Les personnages peu captivants, les scènes répétitives… Un film dont on ressort vide, sans grande émotion. Un film qui passera certainement inaperçu dans les salles, et c’est peut être mieux ainsi.
« Une histoire américaine », d’Armel Hostiou, sortie au cinéma le 11 février 2015.
« The Servant » au Poche-Montparnasse
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Après 6 ans de souffrance dans la brousse africaine, Tony rentre à Londres en homme riche. Son ami Richard l’accueille dans une maison anglaise louée pour lui, dans laquelle il ne manque rien, pas même un Chesterfield et le chariot à whisky. Celle qui était amoureuse de lui avant son voyage, Sally, l’attend aussi. Toute cette histoire pourrait n’être qu’une banale histoire de retrouvailles joyeuses. Mais le recrutement de Barrett, domestique zélé et inquiétant, vient bouleverser ce happy ending pourtant si bien commencé.
Rapidement, la place entre le domestique et le maître s’inverse. On assiste à des situations entre eux qui tiennent plus de celles que l’on s’attendrait à voir entre deux amants : petites disputes, vexations et réconciliations sont quotidiennes. Le matin, ils s’installent pour faire les mots croisés du Times ensemble. Ce changement de paradigme marque peu à peu chaque personnage en profondeur. Comme l’entourage d’un toxicomane est forcément touché par sa dépendance. L’héroïne de Tony, c’est Barrett. Pour lui, il se coupe de ses amis et perdra sa copine – ou comment Tony ne rencontrera jamais Sally. Pour le domestique, tous les moyens sont bons pour étendre son emprise. Il ira même jusqu’à faire embaucher sa petite amie, Vera, avant de la faire sombrer dans le lit de son maître pour que la camisole de sentiments lui soit prégnante au possible. Barrett est un excellent cuisinier, dévoué serviteur, et Vera une amante hors-pair qui contrôle son maître à coup de reins. Cette ambiance ainsi dépeinte est très excitante et effrayante à la fois. Tony est totalement soumis par ses vices, ceux de tout homme : la nourriture, le sexe et l’attention portée à sa personne.
Les deux tourtereaux que rien ne semble motiver, si ce n’est le contrôle total d’un homme, se feront voir au grand jour lorsque Tony rentrera à l’improviste d’un week-end à la campagne. L’intrigue ne s’arrête pas là, un nouveau rebondissement fait se terminer la pièce dans une apothéose glauque et obscène où l’homme s’abandonne complètement à ses pulsions, sans se soucier de quoi sera fait demain. Fantasme masochiste où le maître se retrouve esclave total du domestique.
Thierry Harcourt signe une mise en scène discrète, au service du drame génial de Robin Maugham, quintessence du théâtre anglais du XXe siècle. Le texte est loin d’être linéaire, et s’il ne cesse jamais d’être drôle, il creuse au fil des répliques dans la profondeur de l’âme de Tony, son personnage principal. Finalement, la pièce est inattendue – si l’on n’a pas vu le film de Joseph Losey adapté par Harold Pinter – de par son déroulement et sa chute.
Une jeune distribution virtuose vient s’épanouir dans ces méandres sombres. Chacun campe un rôle précis et justement british (l’expérience d’Harcourt outre-manche est ici bien mise à profit). On est impressionné par le naturel de Roxane Bret, qui a fait sa première fois sur les planches le 3 février dernier. A la fois juvénile et très sûre d’elle, elle est une domestique qui ne peut laisser de glace. Maxime d’Aboville est un Barrett directement échappé du vivarium dans lequel on conserverait les personnages les plus dingues de la famille Adams. Arrivant sur scène comme un diable sortant de sa boîte, il est un psychopathe précis, son regard laisse aisément voir que, s’il ne s’était mis au service d’autrui, il aurait tout aussi bien pu tuer des gens pour passer le temps. Tony (Xavier Lafitte) est amoureux de son domestique (champ lexical à l’appui), et ses deux amis, joués par Alexie Ribes, désespérée, et Adrien Melin, ironique, complètent ce tableau étrange.
Du public, on assiste à l’évolution des personnages que l’expérience ne semble pas laisser indemne. Ils sont Dorian Gray et les spectateurs jouent le rôle du portrait. S’amusant avant de tomber dans une déchéance volontaire, nos rides se creusent au fil du drame. Du drôle on vire au glauque, et de la surprise, on vire à la conviction. Tellement qu’à la fin, on en redemande. Si d’habitude le metteur en scène est au service du public, ici, les rôles s’inversent.
Hadrien Volle
hadrien (a) arkult.fr
« The Servant » de Robin Maugham, mise en scène de Thierry Harcourt, actuellement au Théâtre de Poche-Montparnasse, 75 boulevard du Montparnasse, 75006, Paris. Durée : 1 h 30. Plus d’informations et réservations sur theatredepoche-montparnasse.com/
L’amour impossible de Felix et Meira
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L’histoire d’amour impossible : un thème récurrent au cinéma. De « Autant on emporte le vent » à « Love Story » ; de l’américaine « Titanic » à la française « Pas son genre » ; de la plus classique « Roméo+Juliette » à la plus moderne « Une éducation ». De celle qui se termine bien « N’oublie jamais » à la plus tragique « La princesse de Montpensier » … le genre ne cesse d’être exploité. Mais alors que l’on pourrait croire le sujet épuisé, certains films réussissent encore la prouesse d’apporter un regard original et singulier autour de la rencontre de deux êtres que rien ne prédestinaient à se rencontrer et s’aimer.« Felix et Meira » est l’un d’entre eux.
Félix et Meira c’est l’histoire d’une rencontre improbable, d’une attirance interdite, de deux êtres que le malin hasard décide de rassembler ; au détour d’une ruelle, d’un restaurant, d’un hall d’escalier. Elle, femme juive orthodoxe, mère au foyer prisonnière d’une communauté dont elle ne partage pas les valeurs. Lui, homme indépendant, sentimentalement instable, qui n’a d’autre activité que de dilapider l’argent familial. Meira, jouée par la talentueuse Hadas Yaron (Meilleure interprète féminine à la Mostra de Venise 2012 pour son rôle dans « Le cœur à ses raisons »), n’est pas heureuse dans sa vie de femme au foyer. Elle s’échappe en dessinant des objets, des meubles, dans son petit carnet secret. Mais le dessin, c’est interdit au sein de sa communauté. Comme bien d’autre plaisir de la vie telle que la musique, qu’elle écoute aussi en cachette. Les femmes ne sont à leur place qu’à la maison, à s’occuper des enfants, coiffées d’une immonde perruque brune en carré et toutes vêtues d’une même robe noire. Il leur est interdit de parler aux gens extérieurs à la communauté ou encore de croiser le regard d’autres hommes. Une prison invisible de laquelle Meira cherche doucement à s’extirper et accélérée par sa rencontre avec Félix (Martin Dubreuil).
C’est à travers son deuxième long-métrage, que le réalisateur Maxime Giroux, a choisi de nous conter cette histoire d’amour contemporaine et originale, en dehors des codes des comédies romantiques classiques. Avec douceur et sans trop en faire, il parvient à filmer la passion, l’amour, sans jamais recourir à la facilité. Ainsi, on ne voit jamais les deux amants s’embrasser, c’est tout au plus si ils s’enlacent. L’amour est subtil, suggéré plus que donné en spectacle. Pas de long discours, aux oubliettes les « Ô Roméo! Roméo! pourquoi es-tu Roméo? », place au silence et au jeu de regard.
Maxime Giroux réalise un travail quasi-documentaire, doublé d’une critique acerbe de la communauté juive orthodoxe. Leurs coutumes, leurs habitudes, la condition et la place de la femme … tout y est abordé avec justesse. L’un des acteurs principaux du film, Luzer Twersky, jouant le rôle de Shulem (le mari de Meira) étant lui même un ancien membre de la communauté. Il retrace avec authenticité un quotidien, une philosophie de vie, des valeurs : le sens de la famille, le respect… Et les difficultés auxquelles se heurtent ceux qui veulent s’en détacher. Le départ de la communauté étant irrémédiable et entrainant une rupture totale avec ses amis et le reste de sa famille. Meira emportée par son amour pour Félix, se délivrera peu à peu de sa condition, pour se révéler en tant que Femme. Elle fera l’amusante découverte du pantalon jean qui empêche de respirer, de la danse dans les bars de nuit, de la liberté d’être ce qu’elle est. Chaque minute du film nous réjouit de découvrir un bonheur retrouvé, des joies quotidiennes que l’on fera nous même plus attention à apprécier.
Mais alors que la fin du film nous paraissait déjà tracée, sous fond de « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfant », Maxime Giroux y dérègle une nouvelle fois. Achevant son récit, sur un plan des des deux personnages dans une gondole à Venise, sans que l’on puisse réellement savoir ce qu’il adviendra d’eux et de leur amour. Agaçante, frustrante, trop facile diront certain ; je dirai plutôt déroutante ou authentique, à l’image du film. A croire que les histoires d’amours impossibles restent un sujet inépuisable aux mains de talentueux réalisateurs.
« Felix et Meira », de Maxime Giroux, sortie au cinéma le 4 février 2015. Durée, 1h45.
« Anna Christie » ou la tempête de l’ennui
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New York, un vieux troquet proche de la mer. La tenancière somnole quand Chris Christopherson débarque de son rafiot pour se saouler. Alors surgit un imprévu en robe rouge : dans ce bar dont c’est la seule adresse connue du briscard, sa fille qu’il n’a pas vue depuis 15 ans, arrive pour le retrouver. Elle vient de quitter son bordel du Minnesota, éreintée par la violence des hommes. Le père ignore tout de sa vie : il la pense honnête gouvernante. L’ignorance est mutuelle : pour elle, son père est concierge. L’homme a fait croire qu’il avait abandonné la mer depuis longtemps, cette mer qui a pris toute sa vie et sa famille.
Les retrouvailles sont justes. Aujourd’hui, ils ne sont plus que deux étrangers avec la volonté de soigner l’abandon. Tout au long de la pièce, le jeu de Mélanie Thierry augmente en profondeur et en justesse, jusqu’à une sorte d’acmé où elle fondra en larmes de honte, confessant le passé à son entourage. On retiendra aussi quelques belles images de la mise en scène de Jean-Louis Martinelli, notamment quand il fait apparaître le pont d’un navire dans le brouillard ou quand il dispose les personnages, formant des tableaux à la fin de la pièce. Mais c’est tout. Et malheureusement, ces éléments ne rattrapent pas la futilité et l’insignifiance de la pièce.
D’abord, il y a une inadéquation entre le décor « propret » et la réalité que l’on essaye de faire passer dans celui-ci : le troquet a l’air d’un salon D&Co, avec son papier peint Leroy Merlin sur les murs ; cela ne colle pas avec ce lieu où les cuites s’enchaînent. Aussi, d’une manière globale, les personnages sont beaucoup trop propres sur eux pour être crédibles : installés dans la salle, on ne les imagine pas sentir le whisky et le tabac. Ils peuvent montrer qu’ils fument et qu’ils boivent tant qu’ils veulent – et ils le font –, mais leurs peaux restent lisses et leurs cheveux soyeux. Ils manquent de background.
Le drame est trop brutal et évident pour nous surprendre. On pense notamment au moment où un jeune homme est repêché sur la barge du père. Le coup de foudre entre les jeunes gens est instantané. Malheureusement, le rescapé n’est qu’un cliché de dur à cuire. Il n’est doué d’aucune profondeur dramatique, plat comme une mer d’huile. Dans ces conditions, difficile de croire à un naufrage des cœurs. Avec Mélanie Thierry, ils forment un couple aussi niais qu’Orane Demazis et Pierre Fresnay dans Marius et Fanny.
La relation va jusqu’à sombrer dans une platitude consternante. Le bellâtre musclé vient manger sa pitance de jolie jeune fille. Bien évidemment, elle tombe amoureuse de ce beau macho. Cela dans un bain de dialogues qui ont dû inspirer le mouvement des « kékés dragueurs de plage ». On s’attend à entendre « tes parents sont des voleurs car ils ont pris les plus belles étoiles du ciel pour les mettre dans tes yeux » ;mais on s’attend aussi à « moi et mes muscles on va bien te baiser », tellement la pièce sombre dans le vulgaire : quand les personnages ne s’échangent pas des banalités, ils s’insultent violemment. N’a-t-on pas appris à marquer son désarroi de façon moins premier degré au théâtre ? Les hommes sont faussement virils et grossiers pour un rien : « t’es de ce genre de femme qui ne se décide que quand on les force, alors je te force (…) », dira l’amant pour convaincre Anna de l’épouser, avant de menacer de la tuer quand il apprendra qu’elle n’est qu’une « pute [qui] a volé [son] cœur ».
A côté, le père semble divaguer tout seul, répétant inlassablement à qui veut l’entendre que « tout ça c’est la faute de la mer, cette salope ». Des mots qui, au fil de la pièce, perdent tout intérêt dramatique et conduiront le public à rire dans la dernière partie, tellement l’affirmation qui jalonne son texte vire au running gag.
« Anna Christie » n’est finalement qu’une histoire de marin toute bonne à servir de source à un scénario de téléfilm. Pendant la représentation, on en viendrait presque à espérer qu’un décor à coulisse se décroche pour qu’il se passe quelque chose de trépidant sur scène, mais finalement, n’est-ce pas « la faute à cette putain de mer » ? [Rires]
« Anna Christie » d’après Eugene O’Neill, adaptation de Jean-Claude Carrière, mise en scène de Jean-Louis Martinelli, actuellement au Théâtre de l’Atelier, place Charles Dullin, Paris 18e. Durée : 1 h 40. Plus d’informations et réservations sur www.theatre-atelier.com
Que ne ferait-on pas pour la liberté ?
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Prenons l’action à son commencement. Quatre hommes (en fait le même : Henry), style gentlemen au chapeau melon, se saluent. Un wagon en fond de scène et quelques chaises font office de décor. Les fauteuils se transformeront au gré de l’action en sièges de voiture ou de train. Ces quatre visages pris dans ce décor mouvant, racontent comment leur vie a changé du rien au tout.
Le chamboulement débute le jour de l’enterrement de la mère d’Henry. C’est à cette occasion qu’il rencontre tante Augusta, ex-effeuilleuse à la grande gueule revendiquant sa liberté face à toute morale. Le neveu, jeune retraité d’une banque, est casanier et angoissé en la présence de ce drôle d’oiseau. Il s’empresse d’écourter la rencontre car il craint d’avoir laissé sa tondeuse à gazon en proie à l’humidité. L’histoire de sa vie ordinaire prend un tour drôle grâce au regard qu’il y porte. Face à cette globe-trotteuse décidant de le prendre sous son aile, il est comme Bilbo le Hobbit face à Gandalf et les nains qui viennent le chercher pour partir à l’aventure : très frileux.
Elle lui propose de la suivre à Istanbul, il la convaincra de choisir Brighton. Finalement, après la rencontre avec une voyante, il cède pour l’Orient. Le voyage initiatique prend des airs d’épopée familiale jonchée de rebondissements burlesques et de la Turquie, ils se retrouvent au Paraguay afin de rejoindre l’amour d’Augusta (qui lui a déjà plusieurs fois volé ses économies). L’intrigue est presque aussi trépidante que le Tour du Monde en 80 Jours et aussi riche que Candide : plus que sa tante, c’est lui-même qu’il rencontre et son jardin qu’il cultive.
La prise de conscience se fait dans avec une vision caustique sur la vie écoulée. Henry a un sursaut brutal, sa tante lui a transmis son goût d’une liberté gardée à tout prix. Il abandonne sa vie Londonienne bordée de gazon millimétré pour devenir contrebandier dans la pampa.
Sur scène : Claude Aufaure, Jean-Paul Bordes, Dominique Daguier et Pierre-Alain Leleu. Pas de stars, mais des comédiens au sommet de leur talent. Chaque action est mimée, ils sont Henry mais aussi tous les autres : de la fille de 16 ans au perroquet moqueur, la vieille voyante et le gorille-amant de la tante. Ils sont aussi les détails (surtout Leleu) : l’horloge et le bruit de la sonnette. Ce sont quatre gueules, quatre élocutions marquées et placées dans le tourbillon de la mise en scène dynamique de Nicolas Briançon, qui fait se succéder les situations comme autant de mondes.
« Voyage avec ma tante » d’après Graham Greene, mise en scène de Nicolas Briançon, actuellement au Théâtre de la Pépinière, rue Louis-le-Grand, Paris. Durée : 1 h 40. Plus d’informations et réservations sur theatrelapepiniere.com
Elixir d’amour ? Sérum physiologique !
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Louise et Adam viennent de se séparer : elle est partie à Montréal, lui est resté à Paris. Débute alors une correspondance jalonnée d’embuches. C’est l’échange d’un ancien couple bourgeois – un psychanalyste et une avocate –, trouvant un nouveau souffle dans la rupture. D’abord ordinaire, la conversation mute en un échange sur l’amour et le désir. Ils se questionnent : existe-t-il un élixir d’amour ? Une technique imparable pour qu’une personne s’éprenne d’une autre ? Pour Adam, la réponse est oui : il s’agit du transfert psychanalytique. D’ailleurs, il va éprouver cela sur une collègue de Louise récemment mutée à Paris. Débute alors un jeu de manipulation où quelques coups bas sont permis. Mais la fin est courue d’avance : c’est exactement celle que vous imaginez.
La richesse réside-t-elle dans le texte ? Non, pas plus que dans les enjeux de ces Liaisons dangereuses édulcorées dans une époque où plus rien ne choque. Les dialogues enchaînent les poncifs sur le cynisme en amour : « sexe et amour sont deux territoires », « n’as-tu jamais pensé à te marier ? – On n’entre pas en prison de son plein gré ! », ou encore « les femmes aiment l’amour, les hommes le font ». Ambiance grinçante mais formules désuètes (« as-tu pris, un amant ? », insistons sur la pause avant le mot « amant » dans la réplique lorsqu’elle est dite sur scène, qui n’en fait que mieux ressortir la platitude). On ne peut pas nier la présence de quelques formules élégantes, comme « il y a des choses qu’il faut éprouver pour en avoir le goût, le café, la cigarette ou la solitude ».
Eric-Emmanuel Schmitt incarne un satyre libidineux sympathique. Il s’appelle Adam, c’est dire si l’auteur a voulu que le personnage – aujourd’hui incarné par lui – se prenne pour le centre du monde. Il est pourtant un misogyne ordinaire accepté comme tel par son interlocutrice, et c’est là que c’est dérangeant. Elle lui pardonne à la fin car il quitte sa carrière pour la rejoindre ; mais renie-t-il pour autant ce qu’il est ?
Ce n’est pas dans le jeu d’acteur que nous trouverons les réponses. Lorsque Schmitt écrit sur sa tablette tactile, nul n’aimerait être la place de cette dernière, tant il n’écrit pas mais montre plutôt qu’il écrit, fracassant l’écran. Cela donne un aspect caricatural à la manière d’écrire, comme si tout résidait dans le geste et non pas dans l’action qu’il opère. Une métaphore intéressante lorsqu’on connaît le premier métier de celui qui évolue devant nous. Lorsque Louise communique avec lui, là aussi il n’écoute pas. Il se mime en train d’écouter. Malgré tout, il faut avouer qu’il est parfois captivant car charismatique, il connaît son texte et doit avoir une certaine idée de ce que doivent être ses personnages.
Marie-Claude Pietragalla n’est pas plus à l’aise dans son corps. Les gestes qu’elle effectue semblent dictés comme une chorégraphie. Prise ainsi dans une incarnation automatique, elle est froide et manque d’humanité : rien ne la touche mais cela ne la rend pas effrayante.
On regrette aussi que rien ne soit laissé à l’imagination du public : les silences sont ponctués par les sons Apple à chaque envoi ou réception d’un message. Les échanges sont trop brefs, l’attente n’est pas laissée au désespoir ou à l’inquiétude, mais à l’énervement et la jalousie : « oh, pourquoi ne me réponds-tu pas ? ». Encore une fois, cela manque de ressenti, c’est frontal : tout est montré, rien n’est vécu.
Ce n’est pas non plus le décor qui nous subjugue : deux tables, un banc et une photo de Montréal en fond de scène. Cela pourrait tout aussi bien le décor de Inconnu à cette adresse.
On n’ira pas voir « Elixir d’Amour » pour rêver, ni pour être surpris, encore moins pour voir une vision progressiste de la relation homme-femme. Alors finalement, pourquoi y va-t-on ? Pour voir Eric-Emmanuel Schmitt et Marie-Claude Pietragalla dans un jeu plat et linéaire. Si l’on passe, dans les jours qui viennent, devant le théâtre Rive-Gauche comme un spectateur esseulé et que quelqu’un vous donne une place, alors allez-y… Mais la représentation est trop pleine de ficèles grossières où l’émotion tente d’être provoquée par la force, alors que nos âmes n’aiment pas la contrainte. Cette promesse d’un « Elixir d’Amour » n’est finalement, qu’un banal sérum physiologique.
Hadrien Volle
hadrien (a) arkult.fr
« L’Elixir d’Amour » de Eric-Emmanuel Schmitt, mise en scène de Steve Suissa, avec Eric-Emmanuel Schmitt et Marie-Claude Pietragalla, jusqu’au 15 mars au Théâtre Rive-Gauche, 6 rue de la Gaité, 75014, Paris. Durée : 1 h 15. Plus d’informations et réservations sur www.theatre-rive-gauche.com
Les « Caramels fous » gardent le cap du succès
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La troupe des Caramels fous est composée d’amateurs. Mais après plus de 20 ans d’amateurisme revendiqué, ils n’en gardent que le label : la qualité, elle, est largement supérieure à ce que l’on attendrait d’un groupe de bénévoles. Aguerris à la scène, ils se produisent chaque année dans une salle parisienne (puis en tournée !) qu’ils remplissent, semble-t-il, sans trop d’efforts et c’est normal : leur nouvelle création « Il était une fois complètement à l’ouest » n’a rien à envier à celle que le Théâtre Mogador ose présenter au public sans rougir depuis le début de la saison, pourtant montée par des pros… C’est dire si ce qualificatif discriminant entre ceux qui pratiquent un loisir et ceux qui en font leur métier est dépassé.
On est à la fin du XIXe siècle, la revue se déroule dans un saloon dont les danseuses de french cancan arrondissent leurs fins de soirée en tripotant les clients. Fidèle à son leitmotiv originel de chorale gay, la troupe qui se produit est 100% masculine, mais aussi 100% live et sans playback. Les reprises se succèdent dans une intrigue bien construite : deux enfants abandonnés se retrouvent et se mettent à la recherche de leur histoire qui est tout sauf celle à laquelle on s’attend. Dans cette aventure, Thriller devient C’est l’heure et Femmes des années 80 se transforme en Femme d’1m80. Les correspondances entre les 40 chansons qui composent le spectacle sont indiquées dans le programme, pour les amateurs du public qui auraient laissé le titre d’une mélodie sur le bout de leur langue.
Parfois pas complètement dans le rythme (mais c’est rare !), globalement très bonnes, certaines voix se démarquent – on pense notamment au jeune barbier ou au shérif doté d’un beau timbre de basse. Les costumes et l’humour des situations absurdes et des postures est réussi : les danseuses sont plus vraies que nature et les virils cow-boys se déplacent en trottinette, au pire, la maladresse est touchante. C’est à la fois grotesque et poétique, détaché, léger et toujours drôle, jusqu’à l’ultra-délirant dosé comme il faut.
La mise en scène et les chorégraphies sont dynamiques. Encore ici, il n’y a pas moins de bonnes trouvailles que dans un autre spectacle aux dents longues mais aux idées courtes du Mogador. L’espace scénique est bien occupé, souvent en tension, et les cow-boys et autres zombies envahissent la salle à plusieurs reprises, cherchant un fuyard ou de la chair fraîche pendant que les plumes virevoltent sur scène. Tout cela tient sur la durée (1h45 sans les rappels !), et on se surprend, entre deux rires, à rêver…
Sous ses airs légers, il y a aussi la volonté de transmettre des valeurs nécessaires. Deux hommes qui ne demandent qu’à s’aimer mais pour qui cela est difficile à cause du milieu social dans lequel ils évoluent ; la patronne du saloon, cheyenne, milite pour avoir les mêmes droits que les autres américains. « Il jouait du piano debout » devient « Car on ne fait pas pipi debout », manifeste féministe où le refrain est lancé : « parce qu’une claque sur les fesses n’est jamais tendre ». Cela sans oublier des phrases – comme un parallèle à l’actualité réactionnaire ayant marqué 2013 – telle que « la vie ce n’est pas un papa, une maman, c’est parfois plus compliqué que ça ! ». Ces mots contribuent à construire de la profondeur dans le drame qui est, finalement, une revue hilarante pour plus de tolérance. En l’absence d’une concurrence sérieuse, les Caramels fous signent le musical parisien de la saison.
Hadrien Volle
hadrien (a) arkult.fr
« Il était une fois complètement à l’ouest » des Caramels fous, mise en scène de Nicolas Kern, chorégraphies d’Alma de Villalobos, livret d’Antony Puiraveaud, jusqu’au 14 février au Théâtre Déjazet, 41 boulevard du Temple, 75003, Paris, les jeudis, vendredis et samedis à 20h30. Durée : 2 h. Plus d’informations et réservations sur lescaramelsfous.com– Face au succès, le spectacle sera repris du 21 au 30 mai, toujours au théâtre Déjazet
Des jambes d’azur pour une vie en rose
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Cette – très – courte pièce d’Eugène Labiche n’en est en fait pas une. Avant-même le lever du rideau, Arnal, l’auteur (Gilles David) se confond en excuses face au public : les acteurs ne sont pas prêts, mais ils vont répéter toute la nuit pour nous jouer le spectacle demain. Ceux qui, dans l’assemblée se sont levés, croyant à la bonne foi du narrateur, sont cependant invités à rester : ils vont pouvoir assister à ce work in progress du XIXe siècle, après tout, nous ne nous sommes pas déplacés pour rien. Se montre alors devant nous, une vraie farce sur le drame d’une pièce qui ne commence jamais…
Néanmoins, le rideau se lève pour laisser place à une série de gags ininterrompue pendant une cinquantaine de minutes. Tout est absurde : le décor est une forêt de Venise (!), dans celle-ci, Arnal est rejoint par Ravel (Pierre Louis-Calixte), qui n’a rien à faire là mais qui vient lui tenir compagnie pendant la répétition. Les catastrophes en amènent d’autres : le souffleur est souffrant, un machiniste analphabète le remplace, les comédiens ne connaissent pas leurs textes, et tiennent leurs chiens en laisse sur scène pour éviter que les mâtins ne se battent en coulisse. L’un des acteurs a oublié qu’il déménageait aujourd’hui à midi (Gérard Giroudon) : il quitte donc la scène précipitamment avant de revenir pour déclamer son texte de doge de Venise, un parapluie trempé sur le bras.
L’absurdité commence dès le titre, car on apprend que l’héroïne de la pièce vient d’épouser un prince qui tient le bleu en horreur. Mais la malheureuse, crapahutant dans l’atelier d’un teinturier – qui n’est autre que le Tintoret lui même -, se retrouve les pieds teints couleur azur. Elle ne peut donc plus reparaître devant son mari.
Jean-Pierre Vincent fait ressortir tout le comique de situation cumulé au comique de gestes. Les personnages sont très marqués dans leurs corps comme dans leurs caractères, Arnal le premier. On rigole de ce faux érudit autoproclamé auteur de théâtre et qui transforme les « lagunes » en « lacunes » au moyen de prétextes pompeux. Il est sûr de tout de qu’il dit, et plus c’est bête, plus il défend son génie. Après tout, comme il le rappelle à plusieurs reprises, il a écrit les 129 pages de sa pièce en 12 jours, et sans une rature ! Il est un dottore de comedia dell’arte face à l’arlecchino Ravel qui ne rate pas une occasion de lui montrer l’étendue de sa stupidité. Il dirige une bande de saltimbanques plus amusés par l’idée de leurs métiers que de le pratiquer vraiment. On pense notamment à la princesse truculente et joyeuse campée par une Julie Sicard déchaînée aux airs de Sarah Bernhardt des faubourgs, chanteuse de cabaret trop à l’étroit dans son personnage. Elle ne monte pas sur scène avant d’avoir fini sa saucisse et bu une choppe. Quant à celui qui lui fera lâcher, pendant qu’elle déclame, ses aiguilles de tricot, il n’est pas encore né ! Tout comme celui qui ne rira pas en allant voir cette bande de joyeux drilles déchaînés, d’ailleurs…
Hadrien Volle
hadrien (a) arkult.fr
« La Dame aux jambes d’Azur » d’Eugène Labiche, mise en scène Jean-Pierre Vincent, jusqu’au 8 mars au Studio-Théâtre de la Comédie-Française,au Studio-Théâtre de la Comédie-Française, Carrousel du Louvre, du mercredi au dimanche à 18h30.. Durée : 55 minutes. Plus d’informations et réservations sur www.comedie-francaise.fr
Stephen Hawking ou l’optimisme
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« Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir », tels sont les mots retenus à la fin de la projection du dernier film de James Marsh. L’histoire d’un des génies du XXe siècle : Stephen Hawking, brillant mathématicien et physicien britannique, qui révolutionnera le champ de la cosmologie. Un film biographique donc ; de ses années universitaires à son grand amour en passant par le combat contre sa maladie.
Dans les années 60 à l’université de Cambridge se balade un jeune homme qui marquera son siècle. Doué, il résout à lui seul des énigmes dont personne n’est capable. Pourtant ce jeune étudiant à qui tout promet, apprend qu’il souffre d’une malade dégénérative : appelé maladie de Charcot. Il ne lui reste plus que deux ans à vivre avant d’être totalement privé de son corps, perdant l’usage de chacun de ses membres ainsi que la parole.
Une merveilleuse histoire du temps, c’est le récit de ce prodige : condamné à vivre dans un corps qui ne lui appartient plus et de se battre pour faire entendre des idées qui peuvent changer la perception de l’univers. Le récit d’une bataille contre le temps, la perte de contrôle et la mort, leçon d’espérance et d’optimisme, qui n’est pas sans rappeler le très beau film de Julian Schnabel « Le scaphandre et le papillon ». Mais c’est aussi et surtout, le récit d’une femme, Jane Wilde. Qui fut sa compagne pendant des années et la mère de ses trois enfants. Et qui « sacrifia » sa vie pour qu’il puisse continuer à vivre la sienne.
Témoignage de vie et d’amour ; bouleversant de réalisme grâce au jeu irréprochable des deux acteurs principaux Eddie Redmayne et Felicity Jones, tout deux nommés comme meilleurs comédiens aux oscars cette année. Felicity Jones nous offrant une somptueuse palette d’émotion d’une incroyable justesse : tantôt fragile puis forte, souriante puis sombre. Mais c’est vraisemblablement la performance d’Eddie Redmayne qui donne à ce film toute sa profondeur : dégradation physique impressionnante, expression du visage… Il incarne ici la véritable relève du cinéma britannique.
À la réalisation, James Marsh, nous berce du début à la fin ; nous entrainant avec la douceur de la bande originale de Jóhann Jóhannsson et nous emportant avec la beauté des images et des couleurs. Cela sans jamais tomber dans le côté larmoyant, que peut susciter un sujet aussi fort que la maladie. Il ne tire que les beaux côtés de vie avec simplicité et nous rappelle à quel point la vie vaut d’être vécue.
« Une merveilleuse histoire du temps », de James Marsh, sortie au cinéma le 21 janvier 2015. Durée, 2h33.