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Morne Yasmina Reza

commentvousracontez

Dans la nouvelle pièce de Yasmina Reza, « Comment vous racontez la partie », la salle Renaud-Barrault du théâtre du Rond-Point devient la salle polyvalente de Vilain-en-Volène, qui accueille l’un de ses « Samedi Littéraire ». Ce soir, Nathalie Oppenheim (Zabou Breitman), écrivaine à succès, va passer sur le grill de la journaliste Rosana Ertel-Keval (Dominique Reymond), « enfant du pays » de retour dans sa province natale. Quelques détails viennent parfaire l’ambiance. Du larsen au crépitement de la sono, en passant par les poivrots du village qui parlent fort en coulisses. L’entrevue publique est orchestrée par Roland Boulanger (Romain Cottard), jeune érudit et organisateur de l’événement, poète à ses heures.

La mise en scène de l’auteur est basée sur un théâtre diapositive (déjà utilisé dans Art, en 1994). Cela consiste à faire se succéder des scènes, des situations, en créant le noir entre chacune d’elles, évitant ainsi peut-être, de devoir trouver des idées pour faire bouger les personnages. Quoi qu’il en soit, ici, cela rend la mise en scène très statique.

La rencontre, qui fait l’objet du spectacle, reprend à l’entretien en public tout ce qu’il a de plus détestable. Yasmina Reza fait en ce sens, une critique du « monde littéraire », entourant les sorties d’ouvrages. Et du point de vue du public profane, il faut avouer qu’elle vise très juste.

A commencer par la définition du caractère même des personnages : la journaliste blonde inquisitoriale, qui fait sentir à ses invités que la star, c’est elle, nous fait penser à une journaliste bien connue du monde ici critiqué. Elle est spécialiste du name dropping et ne cherche pas à mettre en valeur l’humain qu’elle interroge, mais plutôt elle, sa vie et ses expériences, tombant parfois dans la psychanalyse naïve. Nathalie Oppenheim – l’écrivain face à elle – grande, brune et séduisante, victime de la journaliste vautour, nous fait songer à l’auteur de la pièce elle-même. Cette idée est confortée par le fait que le lien autobiographique est une question récurrente dans la bouche des personnages du drame. Enfin, les deux provinciaux, l’animateur littéraire efféminé et érudit, ainsi que le maire rustre et amateur de sangria (André Marcon) sont tous les deux des clichés purs et simples.

Cependant, les acteurs sont tous excellents et, pour le coup, très bien dirigés. Cela semble contradictoire, car l’auteur sauve ici son texte grâce à la direction et les nombreux temps de silence, drôles et parfois clownesques, qui ponctuent la mise en scène. On pense notamment à Romain Cottard, keatonien dans son utilisation des objets qui semblent toujours lui en vouloir, donnant ainsi lieu à des images burlesques très réussies.

Le tout est forcément bien écrit, sans être transcendant à l’aune du reste de l’œuvre de Yasmina Reza. Les dialogues donnent l’illusion d’êtres spontanés, et l’on est amusé par le mélange des écritures : directe et littéraire, puisque les personnages lisent à plusieurs reprises des extraits du roman de Nathalie Oppenheim et la poésie de Roland Boulanger. Malheureusement, quelques répliques cinglantes ne sauvent pas la pièce qui reste un drame bourgeois moyen. Parfois drôle, mais surtout où il ne se passe pas grand chose : il n’y a pas de nœud dramatique, pas de coup de théâtre. L’action est linéaire, désenchantée et pour ainsi dire assez morne.

« Comment vous racontez la partie » de Yasmina Reza, mise en scène de l’auteur, jusqu’au 6 décembre au Théâtre du Rond-Point, 2bis, avenue Franklin D. Roosvelt, du mardi au dimanche à 21h. Dimanche à 15h. Durée : 1h50. Plus d’informations et réservations sur www.theatredurondpoint.fr




Quand Hamlet vire Joker

Copyright : BM Palazon
Copyright : BM Palazon

Au théâtre de l’Epée de Bois, Daniel Mesguich met en scène Hamlet de Shakespeare, dans sa propre traduction. Le drame est entier, le public observe ainsi la descente vers la folie du prince du Danemark, après que son oncle a fait tuer son père et a épousé sa mère. Ce mythe, régulièrement adapté au théâtre, trouve ici toute son essence classique.

La mise en scène est construite en dualité. L’ambiance de départ est à la fois glaciale et envoûtante : les lumières, tantôt monochromes, tantôt multicolores, la scène coupée en deux par une diagonale composée d’un tapis rouge, la toile du fond de scène composée d’étoiles, contribuent à établir ces changements entre chaud et froid dans l’ambiance royalo-spectrale du drame. Entre chaque scène, le décor glisse, mené avec entrain par les acteurs.

La dualité existe aussi grâce aux corps des personnages, des paires d’acteurs jouent certains rôles importants. Ils permettent ainsi au spectateur de voir le corps du comédien et la manière dont celui-ci se perçoit. On pense notamment à Hamlet qui se voit en l’apparence d’un enfant lorsque ses désirs surgissent de son être. On pense aussi à une Ophélie double, tout aussi impressionnante. On oscille ainsi un peu plus dans la construction de la folie qui finira par habiter chacun des protagonistes. Mesguich revisite la dimension fantastique au profit d’une dimension clairement psychanalytique de la pièce. On retient particulièrement la scène où Hamlet fait venir les comédiens pour rejouer le fratricide devant son oncle coupable : les acteurs qui vont incarner ledit oncle et la reine sont les mêmes que les incriminés, mais non encore costumés.

Copyright : BM Palazon
Copyright : BM Palazon

La dualité ressort encore grâce au mélange du jeu des comédiens. Il peut être dramatique et burlesque, comme Polonius, coiffé d’une perruque orange et affublé d’un maquillage très prenant, faisant face à Claudius, grand et grave, sans fard.

Le prince Hamlet lui-même varie entre les deux possibilités. Joué par William Mesguich, il est à la fois adolescent espiègle – jonglant avec un ballon de foot – et Joker, ennemi juré de Batman-Claudius et de l’humanité entière. Parfois, il est dans une exagération telle qu’il en devient grandiloquent, mais la nuance arrive toujours à propos pour ajouter tout le talent nécessaire au personnage. On regrettera juste que le chemin de la folie soit parcouru trop vite, trop haut, presque dès son apparition en scène.

Pour orchestrer l’ensemble, Daniel Mesguich fait appel à quelques dispositifs cinématographiques : la musique est omniprésente. Un moment d’intensité dramatique sera accompagné d’une montée de violons ou d’une volée de trompettes. Les scènes longues sont soutenues par des plages sonores lancinantes, type « sons bineuronaux ». On remarque aussi certaines scènes, rejouées à partir de différents points de vues.

Enfin, comme l’exige le drame, tout au long du développement, l’histoire va s’accélérant. Dès la mort de Polonius, Ophélie, puis Laërte suivent très vite. Cependant, la fin, extrême, ne sombre pas dans la parodie d’elle-même et laisse tout l’intérêt au spectateur de réfléchir à cette situation bien rendue. Un moment horriblement classique, donc ô combien parlant à nos âmes ?

« Hamlet » de William Shakespeare, mise en scène de Daniel Mesguich, jusqu’au 30 novembre au Théâtre de l’Epée de Bois, La Cartoucherie de Vincennes, du mardi au samedi à 20h30. Dimanche à 16h. Durée : 3h (entracte compris). Plus d’informations et réservations sur www.epeedebois.com




Le Poche-Montparnasse à « Huis-Clos »

Huis Clos - Jean-Paul Sartre - Daniel Colas
Copyright : Brigitte Enguerand

Alors que Chère Elena occupe le rez-de-chaussée, le théâtre de Poche-Montparnasse accueille en sous-sol, Huis-Clos, œuvre dramatique la plus célèbre de Jean-Paul Sartre. De ce classique, le public retient souvent l’une des dernières phrases, « l’enfer, c’est les autres ». La formule reprise, débattue parfois, incomprise souvent, est ici remise dans son contexte, à savoir un huis-clos infernal pour trois personnages en un acte et cinq scènes, qui, ensemble, font de cette expression une évidence.

Joseph Garcin est accompagné en enfer par un garçon d’étage. Seul, il découvre le lieu où il va passer l’éternité. Un endroit démythifié, sans pals et sans entonnoirs de cuir ; un espace où sont installés trois canapés, un coupe-papier et un bronze de Barbedienne, peut-être Dante ou Aristote. Pas de miroir ou de brosse à dent : les accessoires de la vanité sont laissés aux vivants. Rapidement, l’homme est rejoint par deux femmes : Inès puis Estelle.

Chacun des personnages a une approche différente de son nouveau lieu de villégiature. Si Joseph, vieux-beau, est désabusé, Inès déjà mauvaise de son vivant, se sent dans son élément. Estelle, belle jeune femme narcissique est inquiète et angoissée. Ceux qui se sentent innocents se laissent peu à peu aller à la résignation et finissent par admettre leurs méfaits terrestres.

Huis Clos - Jean-Paul Sartre - Daniel Colas
Copyright : Brigitte Enguerand


Ensemble, ils forment une sorte de mariage forcé, composé de trois caractères très différents. Soumis aux jugements de chacun, ils sont les artisans de leur propre supplice et de celui des autres. Les pals et autres instruments de douleurs semblent bien doux comparés à l’idée de passer l’éternité en compagnie d’autres personnes détestables pour soi-même. Difficile d’imaginer plus cruel supplice. De plus, la vie qui continue sur terre hors de leur contrôle, est aussi une torture ; car ils accordent encore de l’importance à l’existence des vivants par rapport à eux-mêmes, bien qu’ils soient libres de n’y accorder aucune attention. Tout cela constitue un manifeste existentialiste important, d’une grande limpidité dans cette mise en scène de Daniel Colas.

On entend très bien le texte qui, à lui seul, mérite de voir ce spectacle. On assiste à une évolution du langage signifiante : d’abord très beau, poli et lisse au début (les morts sont appelés « les absents »), il finit dans un registre familier parfois violent dans la dernière partie.

L’espace étant restreint, le public est très rapidement pris dans l’angoisse et l’enfermement avec les acteurs. On subit l’huis-clos. Un décor sobre et familier contribue à la création de cette ambiance prenante. On y entre avec joie, on en sort avec soulagement et peut-être plus libre dans nos rapports avec « les autres ».

 

« Huis-Clos » de Jean-Paul Sartre, mise en scène de Daniel Colas, jusqu’au 11 janvier au Théâtre de Poche-Montparnasse, 75 boulevard du Montparnasse (6e arrondissement), du mardi au samedi à 21h. Dimanche à 15h. Durée : 1h30. Plus d’informations et réservations sur www.theatredepoche-montparnasse.com/.




« Le Bal des Vampires », rencontre glacée entre Dracula et Obispo

© VBW / BRINKHOFF/ M÷GENBURG
© VBW / BRINKHOFF/ M÷GENBURG

Depuis quelques années, la direction du Théâtre Mogador importe à Paris ce genre si apprécié de nos voisins anglo-saxons : le « musical ».  Mamma Mia !, Le Roi Lion, Sister Act ou encore Cendrillon : des titres connus de Broadway au Victoria Palace. La production 2014-2015, Le Bal des Vampires, est une création de la fin des années 90 reprenant la trame du film éponyme de 1967 réalisé par Roman Polanski, dans une mise en scène signée de lui-même.

On retrouve les principaux personnages du film : le professeur Abronsius, Shagal, l’aubergiste juif, futur vampire insensible de part sa religion au crucifix. On retrouve Sarah, sa fille qui sera enlevée par le comte Von Krolock et Alfred, l’assistant du professeur qui en est amoureux. Le spectacle, divisé en deux parties, se déroule entre l’auberge de Shagal et le château du comte noctambule.

L’humour et le burlesque de l’histoire (qui s’attache à faire ressortir l’aspect bassement humain des vampires) sont ici mis en valeur par une mise en scène précise. Les maquillages et les costumes magnifiés par la lumière sont très esthétiques et donnent au spectacle un aspect onirique souvent enchanteur. Quelques très belles images défilent sous nos yeux, soutenues par une machinerie importante. On remarque aussi de belles chorégraphies de masse, notamment celle de la deuxième partie où des monstres virevoltent autour du lit que le professeur et son assistant occupent dans le château hanté. On est aussi effrayé positivement par une scène fantastique où les cercueils d’un cimetière vomissent des vampires en continu, avant que ces derniers ne se rendent au bal. Tout cela sans oublier un final épuré et réussi.

L’utilisation de la vidéo est un avantage qu’exploite bien le metteur en scène : course en forêt, chute de neige, apparition du château dans la brume, tout cela contribue à la beauté du spectacle.

Malheureusement, tout cet étalage de technique est fortement atténué par la pauvreté du livret. Du transport fantastique on sombre régulièrement dans la mièvrerie : la potentielle histoire d’amour entre Alfred et Sarah est l’histoire directrice et les chansons suivent ce parti pris. On se surprend à penser que Gérard Presgurvic, à l’origine de la comédie musicale Roméo et Juliette aurait proposé des paroles moins niaises ; au Mogador, c’est plus Twilight que Le Bal des Vampires. Pour noircir le tableau, c’est comme si le comte Von Krolock se transformait en Pascal Obispo dès qu’il ouvre la bouche.

La musique semble résulter d’une rencontre fortuite du titre « Final Countdown » d’Europe et un Hans Zimmer ivre. Très peu d’éléments nous plongent dans une quelconque ambiance hantée comme on pourrait s’y attendre. Les instrumentations sont d’une désuétude incroyable : on est en droit de se demander si aucun progrès n’a été fait dans ce domaine depuis Starmania en 1978. Et c’est bien dommage, la version muette du spectacle aurait été sans doute plus réussie.

« Le Bal des Vampires », mise en scène Roman Polanski,  actuellement au Théâtre Mogador, mardi au samedi à 20h, le samedi et le dimanche à 15h. Durée : 2h30 (entracte compris). Plus d’informations sur www.lebaldesvampires.fr.




Un Grand Hôtel de l’Europe délabré

Copyright : Pauline Le Goff
Copyright : Pauline Le Goff

Sur la petite scène du théâtre de Belleville sont installés un comptoir d’hôtel avec sa sonnette et son pendant : un fauteuil pour permettre à qui en aura besoin de patienter dans le hall de ce qu’on comprend très vite être un palace sur le déclin, le Grand Hôtel de l’Europe.

C’est le jour de l’arrivée d’un nouveau directeur. Cet événement exceptionnel est prétexte à montrer au spectateur une galerie de personnages peuplant l’hôtel : réceptionniste, bagagiste, femme de ménage, client, homme politique corrompu… Trois acteurs passent d’un rôle à l’autre en fonction des scénettes.

Des scènes sont ponctuées de chansons qui ouvrent les portes sur l’intime des personnages qui les interprètent. On découvre l’onirisme et les rêves qui habitent chacun d’eux, de la quête de pouvoir à la celle de plus de RTT.

Malheureusement, le spectacle semble bâclé et le résultat est souvent plus ennuyeux que l’observation d’un vrai hall d’hôtel. Les personnages, peut-être trop nombreux, sont très inégaux dans l’interprétation. On pense notamment à la réceptionniste, madame « Pinjohn » à l’accent sensé être britannique mais virant volontiers vers l’africain caricaturé.

Il y a une piste burlesque, presque cartoonesque qui est esquissée, mais les personnages ne vont pas au bout. Les acteurs semblent être comme des comédiens amateurs, obsédés par l’idée de faire rire le public au moyen de gags et autre « trucs », mais cela ne fait pas mouche puisque le fond des caractères des personnages est mal dessiné. Une grande partie des actions est déshumanisée. Rien ne paraît naturel et finalement rien ne nous touche.

Ce manque de travail est d’autant plus visible que les lumières sont aussi réfléchies que pour l’éclairage d’un hôpital, à l’exception des passages chantés où le noir se fait et laisse place à l’imagination. Une imagination néanmoins sapée par la justesse harmonique très approximative des interprètes.

Malgré quelques bonnes idées, ces nombreux défauts et une fin affligeante peignent un hall d’hôtel factice où la folie manque cruellement pour nous emporter.

« Grand Hôtel de l’Europe » un spectacle de la compagnie Tàbola Rassa,  actuellement au Théâtre de Belleville, mardi à 21h15, du mercredi au samedi à 19h15, dimanche à 17h. Durée : 1h15. Plus d’informations sur www.theatredebelleville.com.




« King Kong Théorie », plus humaniste que féministe

KING KONG THEORIE Photo Barbara Schulz (photo libre(c)Francois Berthier)
Copyright : François Berthier

L’historique du droit des femmes prend une large place dans le programme. Avant même le lever de rideau, le décor est planté dans l’esprit du spectateur. Dans « King Kong Théorie », on va assister à un spectacle qui fait du texte éponyme de Virgine Despentes un fer de lance destiné à construire l’édifice de l’égalité homme-femme.

Elles sont trois actrices (Anne Azoulay, Valérie de Dietrich, Barbara Schulz) pour jouer ce texte largement autobiographique. Ici, elles ne sont pas de ces femmes qui séduisent, se marient, attendent leurs enfants amoureusement un gâteau Alsa à la main quand ils rentrent de l’école. Ce n’est pas parce qu’elles ne sont pas de ce monde qu’elles le méprisent, non. Elles sont justes différentes et attendent d’être respectées pour ce qu’elles sont, à savoir elles-mêmes. Et elles sont prêtes à se battre pour ça, nous rappelant en filigrane les héroïnes de Baise-moi, premier roman de l’auteur, adapté au cinéma en 2000. Sauf que, si dans Baise-moi l’exorcisation de la violence des hommes faite aux femmes passe par la violence physique, dans « King Kong Théorie », les armes sont les mots.

Viol, prostitution, pornographie. Trois mots qui définissent les axes de la pièce. Trois mots qui sont le terrain de jouissance des hommes au détriment du corps des femmes. Trois mots qui reflètent chacun une part de la construction psychique, du vécu de Virginie Despentes. Trois mots qui, du point de vue de l’auteur, prennent un sens neuf et sont autant de balises vers l’égalité.

Le viol a été commis à la fin des années quatre-vingt, lors d’un retour de Londres en stop. A cette époque, la société par un nombre incroyable d’artifices rhétoriques fait comprendre aux victimes que le viol n’en est jamais tout à fait un, qu’une femme vraiment digne aurait préféré mourir plutôt que d’accepter. Les comédiennes relatent ici le regard difficilement soutenable que la société française porte sur les victimes. Elles font ressortir la dualité entre loi des hommes et loi des femmes, qui conduit ces dernières à devoir se construire avec un traumatisme que beaucoup ne nomment pas.

Copyright : François Berthier
Copyright : François Berthier

La question est posée : comment se reconstruire dans une société qui accepte toutes sortes de stigmates psychiques, mais pas le viol ? Comment ces femmes qui désormais sont psychiquement scarifiée (Despentes parle de la peur de la nuit, de la violence contre elle-même) continuent à vivre ? Dans « King Kong Théorie », la réponse est simple : « j’ai fait du stop, je me suis faite violée, j’ai refait du stop ». On assiste ici à une ode à la persistance, un refus de se laisser sombrer. Ces femmes sont justement violentes, elles répondent par la violence des sentiments à cette agression : « le viol est fondateur, parce que c’est ce qui me défigure et me constitue », disent-elles.

Au début des années 90 vient la prostitution. Travaillant dans un magasin de photo en grande surface, l’héroïne découvre le minitel. Elle se déclare libre, louant la prostitution indépendante et volontaire où chaque centime va dans la poche de celle qui se donne. Provocatrices, « les femmes qui trouvent la prostitution dégradante ont juste peur de la concurrence », affirment-elles. On entend le besoin d’écouter, de se sentir vivre, d’éponger la solitude des hommes en profitant de son pouvoir de séduction. Difficile ici de ne pas penser aux textes de Grisélidis Réal joués jusqu’à la fin du mois d’octobre, par un autre trio d’actrices, Judith Magre en tête, à la Manufacture des Abbesses.

Comme le viol, dans « King Kong Théorie », la prostitution est élevée au rang de vaste hypocrisie sociétale, une tartufferie. « Séduire est une bonne chose, à condition qu’on y gagne », un point de vue radical, comme toute pensée qu’on est obligé d’affirmer avec violence si on veut avoir une chance d’être entendu. Elle fustige celles qui condamnent les passes mais se marient avec des hommes fortunés qu’elles ne supportent pas.

Puis, on s’attaque à la pornographie. Ce type d’aventure qui « ne laisse pas le choix, passe la barrière du fantasme » qui serait destiné aux seuls hommes. Despentes le refuse et se bat pour pouvoir, comme tout le monde, être acceptée comme femme et consommatrice de films X. Ce n’est pas contradictoire. C’est aussi l’occasion de parler du plaisir solitaire féminin, ici totalement assumé.

Enfin, le spectacle fait ressortir de ce cri de liberté volontaire, la « King Kong Théorie » en tant que telle. Prenant l’exemple de la relation entre l’héroïne du film éponyme et du primate géant, cette théorie est l’exposition d’une sexualité d’avant la distinction des genres. Montrant de cet être sensible que la force n’impose pas la domination.

Les actrices de cette adaptation sont excellentes. Parfois évoluant à l’intérieur de la scène dans leur monde, parfois en avant-scène, arguant directement le public, sans mièvrerie, sans hargne, mais avec force, respect et conviction. D’un ton qui ne se laisse pas démonter, d’une voix libre, posée, virile aussi : parlant librement de masturbation et buvant des cannettes de bières.

Tout cela se passe dans un vestiaire à armoires métalliques, probablement celui d’une grande surface. En tenue de caissières les premières minutes, elles se libèrent peu à peu du carcan dans lequel la société les enferme, se changeant à vue, libres toujours, passant du short en jean à la robe longue. Ces casiers renferment le temps qui passe, et c’est de ces derniers que partent les souvenirs.

Copyright : François Berthier
Copyright : François Berthier

Ce spectacle nous met le « nez dans la merde ». Derrière tant de vulgarité, le texte de Despentes est d’une grande intelligence. La violence des idées en fait des propos clairs et limpides, très bien audibles au théâtre où on les entend régulièrement (de la première version de King Kong Théorie il y a quelques saisons au « Modèles » de Pauline Bureau en 2012). Par celles-ci, c’est une remise en question générale de la société qui se dégage. Une réflexion en cours qui mérite d’être répétée, rabâchée, jusqu’à ce que tout ce que contient ce texte nous semble dépassé, ce qui aujourd’hui est loin d’être le cas. Et plus qu’un pamphlet qui serait une défense des femmes en opposition aux hommes, « King Kong Théorie » encourage le sexe masculin, à qui l’on pardonne tout, à se réconcilier avec sa part de féminité.

Ici, pas de condescendance. Ces femmes veulent juste faire ce qu’elles veulent, comme n’importe quel individu libre. Ce théâtre est féministe, oui. Féministe parce qu’il faut des mots pour qualifier un immense besoin d’humanité.

« King Kong Théorie » de Virginie Despentes, mise en scène de Vanessa Larré,  actuellement au Théâtre de la Pépinière, du mardi au samedi à 19h. Durée : 1h15. Plus d’informations sur www.theatrelapepiniere.com.




Manifeste pour un hasard libre et non faussé

sardou

Dans un décor réaliste et avec une mise en scène de Steve Suissa qui partage cette même volonté, le spectateur est invité dans une « maison au fond d’un parc », à assister au nouveau drame d’Eric-Emmanuel Schmitt, « Et si on recommençait ? »

Une pièce qui vient s’ajouter à celles que l’on voit depuis quelques années dans son Théâtre Rive-Gauche et dans lesquelles on est habitué à voir Francis Huster et un autre Sardou : Davy. Cette fois-ci, la plume se met au service du père, Michel.

Le chanteur est de retour sur les planches dans la peau d’Alexandre, un médecin reconnu de retour sur les terres de sa jeunesse. En visite dans l’ancienne demeure de sa grand-mère, il est assommé par une horloge. Il se retrouve projeté 40 ans en arrière dans la même pièce, un jour d’août dramatique où sa vie a basculé.

Le voilà face à lui-même, à 25 ans. Son jeune double (Félix Beaupérin), habillé d’un jean « pattes d’eph », est en train de batifoler avec Betty (Dounia Coesens). Très vite, son « lui jeune », va se rendre compte de la présence de son futur. Il est par ailleurs, normalement le seul à le voir – même si sa grand-mère parle avec lui lors d’une scène ; mais ce ne serait pas là, la première incohérence de ce texte.

Car ce dernier n’est pas un grand texte, on est assez vite agacés par sa naïveté et ses incohérences. La question principale, qui revient à chaque histoire où le temps est défié, est de savoir si la modification de son passé aura un effet sur son propre présent. Cet aspect est complètement balayé. On est loin ici d’un quelconque effet Papillon. Michel Sardou rêve-t-il ?

Néanmoins, la pièce fait ressortir une certaine tendresse dans la relation entre les personnages. Elle est une réflexion sur l’avenir. Que ferions-nous si nous pouvions « tout recommencer » ? Alexandre fait ici le point sur ce qui lui a permis de se construire. Entre l’ancien et le jeune, on assiste à un échange entre la vocation et l’expérience, plus efficace qu’une simple crise de la soixantaine.

L’histoire est servie par un Michel Sardou qui donne un aspect humain un peu désabusé à son personnage, mais qui ne veut pas non plus gâcher le plaisir de découvrir les surprises de la vie à son « lui-jeune ». Son jeu fin, simple, effacé quand il faut, fait de cette pièce un très bon moment pour le spectateur.

L’icône est entourée d’un groupe de jeunes acteurs aussi talentueux dans leurs personnages respectifs. On pense notamment, outre le jeune couple, à Katia Miran (découverte par nous l’an passé au Petit Montparnasse) qui est aussi très juste dans son rôle évolutif pendant la dernière partie de la pièce.

« Si on recommençait ? » d’Eric-Emmanuel Schmitt, mise en scène de Steve Suissa, actuellement à la Comédie des Champs-Elysées, du mardi au samedi à 20h30. Dimanche à 16h. Durée : 1h20. Plus d’informations sur www.comediedeschampselysees.com




« Les Nègres », Wilson, oui ; Genet, non !

lesnegres

Il serait difficile de ne pas apprécier positivement une mise en scène de Robert Wilson. Depuis les années 70, l’anglais fait un parcours sans faute. Avec « Les Nègres », son premier travail sur un texte en français, le metteur en scène reste fidèle à son succès.

Le public est accueilli au son d’un funk festif et chaud, dans le genre de Maceo Parker, composé par Dickie Landry. Pas d’annonce pour éteindre son téléphone, pas de lumière qui se baisse : le signal est donné quand la musique monte crescendo. Immédiatement, on est projeté dans le spectacle.

Projetés, comme ces acteurs qui entrent un à un au son des mitraillettes pendant une longue introduction. Durant celle-ci, la scène est alors réduite par un immense mur transformé en volutes de fumées au moyen d’une projection vidéo. Chaque corps ainsi mis à la vue du spectateur, passe du trouble au calme. Entre chaque rafale, une musique onirique conduit à un changement de posture qui permet à chacun de rentrer dans son personnage. De sa condition de « nègre » maltraité, à celle d’acteur du « simulacre ».

Des acteurs qui prennent des postures pointues, nous faisant penser à la pose des balletistes du XVIIIe siècle, attendant que la musique démarre pour être dans leur rôle. C’est cette posture qui, tout au long de la pièce, différencie les personnages entre les temps de « simulacre » et les temps « d’humanité » ; la dualité de chacun étant au cœur de la pièce : brutalité et onirisme, passage de la guerre au drame, de la considération de bête sauvage à celle d’être humain aux yeux des « blancs ».

Le décor idéologique ainsi posé, Robert Wilson fait se lever le premier mur pour laisser apparaître l’incroyable scénographie dont il est l’auteur. On se retrouve, au son de Dickie Landry, dans une discothèque digne d’accueillir Scarface lui-même : MC, chanteuses, podiums, palmiers en néons, rien ne manque. Genet, dans ses didascalies, impose une estrade où les « blancs » seront installés pour assister au « simulacre » des « nègres ». Wilson sublime cette idée à merveille.

La troupe des « nègres », menée par Archibald (Charles Wattara) promet au public qu’il va montrer un drame, en veillant à ce que la compréhension en soit « impossible » pour ne pas trop nous « déranger ».

Et c’est dans cette ambiance que se déroule le drame macabre voulu par Genet. La musique glisse du funk au free jazz, en passant par des intonations à la Jan Garbarek jouées en live. La lumière termine de rendre cette ambiance hypnotique. Du public, on est fasciné, la scène éclatante de couleurs peut sombrer en un clin d’œil dans des nuances de noir et blanc, contribuant ainsi activement à la création et au maintien du « simulacre » où les « nègres » prennent enfin leur revanche sur les « blancs ».

En somme, tous les ingrédients sont réunis pour un grand spectacle, à défaut du texte lui-même. Genet est prétexte à la mise en scène, mais (sans le vouloir, certainement), Wilson montre ici à quel point ces mots sont datés. L’exagération raciste et la narration morcelée, déroutante, absolument nécessaire dans le contexte historique de décolonisation (la pièce a été créée en 1959) ne sont plus d’actualité. Le langage brut laisse place à n’importe quelle interprétation et aujourd’hui, nombreux y verront une ode à la différence. Sur les questions touchant l’Afrique, « Une nuit à la présidence » de Martinelli, spectacle sans envergure créé la saison dernière à Nanterre, est bien plus pertinent.

En sortant, on se retrouve pris dans la dualité wilsonienne rapportée à notre personne : on a vu une grande mise en scène, sapée par un texte désormais dépassé.

« Les Nègres » de Jean Genet, mise en scène de Robert Wilson, au Théâtre de l’Odéon, jusqu’au 21 novembre, du mardi au samedi à 20h. Dimanche à 15h. Durée : 1h50. Plus d’informations sur www.theatre-odeon.eu.




Devenez machiavélique en 10 leçons

Copyright : Pierre Grosbois
Copyright : Pierre Grosbois

Trois princes en devenir viennent pour un stage, animé par le coach Machiavel et son assistante, sur la thématique « comment conquérir le pouvoir, et comment le garder ». Sur scène, tout a l’apparence d’un séminaire d’entreprise : lumières en plafonnier, cloisons amovibles, café et matériel de jeu. Dans la salle, un peuple qui ne demande qu’à être gouverné : le public.

Une suite d’exercices pratiques permettra à chacun des participants de conquérir le pouvoir, et immanquablement de le perdre. Les attributs de ces princes-stagiaires sont aussi contemporains que grotesques : une couronne d’Epiphanie, un carrosse qui est une Peugeot 607 coupée en deux… Les armes sont des pistolets de Laser Game et chacun porte une cible qui permet au détenteur du pistolet de les éliminer (et de passer 5 minutes dans le couloir). A chaque échec, coach Nicolas souffle dans son sifflet en or pour « débriefer » sur la scénette qui vient de se dérouler.

Les participants, timides d’abord, prennent peu à peu goût au principe et laissent jaillir la part de noirceur qui les habite de façon de plus en plus naturelle et spontanée. Nous, public, nous laissons mener dans le tumulte comme une sorte de jeu dont on serait le héros et l’on encourage telle ou telle action de la part des personnages en fonction de l’empathie qu’il inspire. Les passions se déchaînent et donnent lieu à des passages délirants ; on pense notamment au moment où la princesse Myriam décide de « faire la teuf » et se retrouve à fesser Max sur le dancefloor au son endiablé d’un madrigal.

Le texte originel de Machiavel, on ose à peine le présenter. Daté de 500 ans, il aurait tout aussi bien pu être écrit hier. Empreint d’un fort cynisme (d’autres diraient réalisme), il égraine les bons conseils pour un accaparement du pouvoir réussi. C’est tellement fin que la recette semble encore être la bonne aujourd’hui. L’homme est sombre, et Machiavel ne s’embarrasse pas d’humanisme pour tenter de l’en excuser.

Laurent Gutmann a fait un grand travail d’adaptation, partant de la forme d’un traité, il réussi très bien à le transformer en conseils avisés de pédagogue moderne. Seul le personnage de Nicolas porte la bonne parole, parfois un peu aidé par Karine, son assistante. Les personnages, eux, dialoguent d’une façon qui semble être la plus spontanée qui soit. Oui, cette pièce mérite bien son sous-titre : « tous les hommes sont méchants » !

 « Le Prince » de Machiavel, adaptation et mise en scène de Laurent Gutmann, au Théâtre Paris-Villette jusqu’au 8 octobre, du mardi au samedi à 20h. Dimanche à 16h. Durée : 1h35. Plus d’informations sur www.theatre-paris-villette.fr.




Tartuffe et son délirant entourage

© Christophe Raynaud de Lage
© Christophe Raynaud de Lage

« Tartuffe ou l’imposteur », probablement l’une des pièces les plus jouées de Molière ces dernières années en France. Peut-être au même titre que « L’Avare » : il y en a au moins une version par an. C’est toujours l’histoire de cette riche famille qui accueille en son sein l’ignoble Tartuffe. Un voleur et menteur aux airs de dévot, dont le père a été séduit par le zèle apparent de ses prières malgré les mises en garde de son entourage. L’histoire se répète, mais sa forme change et Tartuffe reste l’une des comédies qui expose le mieux les noirceurs de l’âme.

Au lever du rideau, Galin Stoev veut faire croire au public qu’il va assister à un spectacle classique : mur bleu, grands volumes et costumes pastel. Mais dès les premières minutes, on se rend compte que tout cela n’est que tartufferie et si le rôle-titre apparaît seulement au troisième acte, le décor tout entier est une allégorie de sa personne. Cela se remarque au moyen de nombreux détails : Marianne (Anna Cervinka) fume une cigarette électronique, Damis (Christophe Montenez) est débraillé, presque provocant dans sa tenue comme dans sa coiffure. Ces petites choses nous mettent la puce à l’oreille, mais tout devient clair lors des changements de décors, quand la lumière s’éteint et qu’apparaissent des pages qui fouillent la maison et changent les meubles de place, alors qu’en fond de scène, d’autres membres de l’équipe apparaissent écoutant chaque fait et geste de la maison derrière une glace sans tain. Tout converge pour conduire le public à tenter de voir ce qui ne semble pas visible au premier abord. Aussi, Galin Stoev se moque des codes classiques du théâtre français, pour en faire ressortir toute la préciosité et la fausseté supposée : aujourd’hui, on en rigole de bon cœur.

Dans cet étrange univers, le jeu des acteurs est particulièrement appuyé par le caractère des personnages. Ici non plus, aucune préciosité, même chez Serge Bagdassarian (Cléante) qui habituellement en joue avec brio. Didier Sandre est un Orgon superbe, mêlant avec virtuosité les aspects doux et intransigeants du personnage. Son inquiétude vis-à-vis de la santé de Tartuffe fait immédiatement penser à de l’amour aveugle. Quant à Tartuffe (Michel Vuillermoz), il délaisse complètement l’aspect inquiétant du personnage pour lui donner un visage de libidineux un peu sot : aucun sentiment de crainte ne nous vient à son contact. Etonnant. Mais le parti pris est juste dans la mise en scène de Galin Stoev. Un détail gêne plus, c’est le costume de Dorine (Cécile Brune) ; elle campe le rôle à la perfection, mais ses habits ne précisent pas quelle est sa condition. Habillée comme ses maîtres, elle n’a plus rien d’une servante : Molière ne lui en avait pas donné le comportement, Galin Stoev lui en retire l’apparence. Le personnage perd donc sa part de comique qui réside en partie dans ce contraste. Cela est d’autant plus dommage que Dorine est puissante et occupe ici, l’un des rôles principaux de la pièce. Sans doute cet aspect déroutera le spectateur qui n’a jamais vu la pièce – et il y en aura forcément dans le public du Français dans les semaines à venir.

Outre le décor et le jeu des acteurs, Stoev joue et s’amuse, insistant dans les instants critiques (ou plutôt christiques pour le coup), sur l’aspect aveuglant de la religion interprétée de façon littérale. Les personnages sont poussés jusqu’au délire, la folie générale monte sans jamais s’arrêter, jusqu’à donner une fin onirique aux allures d’hallucination collective.

La comparaison avec le « Tartuffe » monté la saison passée dans une autre grande maison, l’Odéon, surgit forcément pour le public amateur. Là où Luc Bondy donnait une lecture extrêmement sombre, Stoev en fait un manifeste de la vie face à la religion qui coupe l’homme de son intelligence. On guérit de la tartufferie par le rire et de catholicisme revendiqué, c’est à toutes les religions (faussement) pratiquées dans leur sens littéral que Stoev questionne. Et c’est bien salutaire.

« Tartuffe » de Molière, mise en scène de Galin Stoev, à la Comédie-Française, salle Richelieu, en alternance jusqu’au 16 février 2015, Durée : 2h15. Plus d’informations sur www.comedie-francaise.fr/




« Trahisons » en marche-arrière

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© Cosimo Mirco Magliocca

Avec « Trahison », le « théâtre de la menace » d’Harold Pinter suit le chemin inverse de la logique chronologique : allant de la sentence au crime. Des retrouvailles après une rupture lointaine à la naissance des sentiments dans l’interdit d’une liaison.

Tout commence (ou plutôt, se termine) en 1978, par une scène de retrouvailles. Emma et Jerry, d’anciens amants, s’attablent dans un café et parlent de leur vieilles amours, rompues il y a deux ans. Par les gestes et les regards, on sent une flamme qui a existé et qui, écrémée des souvenirs douloureux, pourrait se trouver rapidement ravivée, peut-être le temps d’une nuit sauvage.

Tout commence, donc, bien après la trahison. Celle-ci a été consommée, ingérée, les personnages lésés ou trompés ont eu le temps de se faire à l’idée que ce n’était finalement, pas bien grave. Sauf Jerry.

De 1978, on passe à 1975, puis 1973. Venise : Emma est en voyage avec son mari, Robert, le meilleur ami de Jerry. C’est pour les amants la période de la passion. Une lettre, laissée pour elle au guichet de l’hôtel met la puce à l’oreille de l’époux. On assiste à la compréhension, douloureuse mais résignée de Robert.

Puis, le temps ne cesse de remonter jusqu’en 1968, au soir du premier baisé volé lors d’une soirée chez Emma et Robert, où les deux futurs amoureux se vouvoient encore.

Chaque scène est aussi intéressante dans les mots que dans ce qui les englobe. L’infra-verbal et le non-dit caractérisés par de longs silences, font partie intégrante des dialogues et en disent long sur les relations du couple, ou plus généralement d’un couple. Le drame se déroule dans un milieu bourgeois : ils sont éditeurs, agents littéraires ou dirigent une galerie. Mais leur histoire, à première vue banale, a quelque chose d’universel : la douleur et la trahison transcendent les classes.

« Trahison » est servie par un trio d’acteurs aux caractères marqués. Laurent Stocker incarne l’amant poltron, égoïste et préoccupé par le seul fait que sa femme ne soit pas mise au courant de son incartade. Face à lui, un Podalydès brillant, clown triste et désabusé, fait ressortir tout le cynisme d’un rôle de mari trompé qui jouit de sa position de victime. Au fil de la pièce, les comportements s’expliquent, se comprennent : on se rend compte que Jerry – qui pensait que nul n’était au courant de sa liaison avec Emma – a été abusé par la confiance excessive qu’il avait en lui. Il pensait tromper son monde, mais c’est lui qui se retrouve trahi par son meilleur ami, et probablement par sa femme.

La mise en scène assez sage de Frédéric Bélier-Garcia, souligne la poétique de l’ensemble par des lieux épurés – bureau, café, terrain de squash – qui glissent sur la scène comme une bande cinématographique qui défile. De cette pièce, pas évidente à monter de par la multiplicité des temps, il fait un conte au long cours où l’on suit le fil des âmes, pour remonter jusqu’à leur péché originel.

« Trahisons » d’Harold Pinter, mise en scène de Frédéric Bélier-Garcia, à la Comédie-Française, Théâtre du Vieux Colombier, jusqu’au 26 octobre, le mardi à 19h, du mercredi au samedi à 20h. Dimanche à 16h. Durée : 1h30. Plus d’informations sur www.comedie-francaise.fr/




Perdus par Gérard Watkins

Copyright : Giovanni Cittadini-Cesi
Copyright : Giovanni Cittadini-Cesi

Antoine D. est historien. A son réveil il souffre d’amnésie sélective : oubliant « seulement » sa vie intime : son nom, ses proches… S’il est ici, dans un lieu indéfini mi-chambre d’hôpital mi-salle d’interrogatoire, c’est parce qu’il était habillé en pyjama dans la rue, ce qui est interdit.

Cet espace, on le comprend rapidement, est mental : on est à l’intérieur du personnage. Un endroit vierge où des panneaux translucides accueillent les images de la pensée : vides quand il est éveillé et pense à son entourage, pleins quand, assoupi, il rêve d’histoire contemporaine.

Deux infirmiers (qui seront aussi coach, comédiens, fils et petite-fille, entre autres) complètent l’ensemble. Ce large éventail qu’ils incarnent dans l’esprit d’Antoine est très riche, puisque leur personnalité évolue au fil des souvenirs. On remarque surtout Cécile Brest, interprétée par une Géraldine Martineau déchaînée. En fille délurée et gouailleuse, elle est une figure bordeline très réussie. Le contraste de gabarit entre son corps enfantin et la grande taille de Philippe Morier-Genoud (Antoine D.) ajoute encore à la force du caractère de son personnage.

Malheureusement, la pièce pèche par le texte. Le dialogue dramatique démarre bien, on navigue entre l’absurde et le drame avec plaisir, une touche de science-fiction donne de l’originalité à l’ensemble. L’écriture est vive, pleine de cynisme et de digressions, quelques gags ponctuent des répliques graves. Mais plus on s’enfonce dans la tête du personnage, plus il se souvient de son intimité. Les pensées se font donc moins claires, moins définies, plongeant par la même occasion le spectateur dans une confusion de plus en plus grande.

Antoine D. ne semble pas avoir vraiment envie de se souvenir. Le spectateur public est maintenu dans un entre-deux confus où les personnages annexes se transforment peu à peu comme par intermittence. C’est poétique mais vague, on arrive à saisir le principal, mais ce ne sont que de brefs moments au milieu d’un magma métaphysique mal contenu, trop dense, trop décousu.

Où cela nous mène ? La pièce questionne indirectement le rapport de chacun à son histoire personnelle, quelle importance celle-ci prend dans notre vie. Quelques scènes nous renvoient à l’absence volontaire de l’autre, la reproduction du schéma paternel, ici composé d’oubli. Dans « Je ne me souviens plus très bien » Antoine est confronté à l’abandon qu’il inflige aux autres : de lui, de ses proches, et malheureusement du public.

 « Je ne me souviens plus très bien » de Gérard Watkins, au Théâtre du Rond-Point jusqu’au 5 octobre, le mardi à 19h30, du mardi au samedi à 20h30. Dimanche à 15h30. Durée : 1h30. Plus d’informations sur www.theatredurondpoint.fr/.




Le chant du tigre Clémenceau

Copyright : J. Stey
Copyright : J. Stey

Au théâtre Montparnasse, Claude Brasseur et Michel Aumont sont réunis pour jouer un épisode de la vie de Georges Clémenceau et Claude Monet sur les plages de Vendée. L’histoire est centrée autour d’une dispute récurrente entre les deux amis : le report incessant voulu par le peintre de l’ouverture de l’Orangerie, que l’homme politique a pourtant obtenu pour exposer les œuvres majeures de celui-ci. De ce postulat historique, naissent d’autres histoires annexes qui questionnent les relations humaines et intimes entre deux grands personnages et leur entourage.

Ce sont deux hommes en fin de vie : le premier est désabusé par la politique, l’autre par la peinture, pourtant les deux moteurs de leurs existences respectives. Pour Clémenceau, les idéaux se sont estompés au profit d’un regard cynique ; pour Monet, ce sont ses yeux qui lui jouent des tours : il ne voit plus les couleurs comme autrefois. La relation entre les deux hommes est pagnolesque : sincère, humaine et teintée de la profondeur créée par des vies difficiles.

Les liens noués avec les autres personnages accentuent la note altruiste de la pièce. On pense notamment à la figure de la bonne, symbole de l’esprit terre-à-terre, préoccupée par le prix du chou-fleur et prenant Monet pour un obsessionnel de l’eau. On observe aussi Clémenceau nourrissant un amour de jeune homme pour son éditrice, Marguerite Baldensperger. On assiste finalement à l’intimité qui se crée entre ces personnages.

Le texte, bien qu’assez peu surprenant, est plein de bonnes phrases et autres traits d’humour historiques. Tout l’intérêt du spectacle réside dans la présence des deux immenses acteurs. Aumont et Brasseur sont d’une incroyable justesse, se confondant avec l’idée qu’on se fait aujourd’hui de ces deux personnages. On oublie vite « Mon beau père est une princesse » pour le premier et « Le Tartuffe » pour le second, deux mauvaises expériences dans lesquelles les acteurs se sont illustrés les saisons précédentes.

La mise en scène de Christophe Lidon est à la fois classique mais aussi créative et poétique, comme à son habitude. L’action baigne dans Les Nymphéas de Monet projetés sur différents éléments de décors composés d’écrans. L’ambiance en devient aérienne et liquide. Le discours est parfois accompagné de quelques notes de piano ou de violon, point d’orgue d’un spectacle où la puissance de deux personnalités immenses est contrebalancée par un décor léger et apaisant.

« La Colère du tigre » de Philippe Madral, actuellement au Théâtre Montparnasse, 31 rue de la Gaîté (14e arrondissement), le mardi à 19h30, du mardi au samedi à 20h30. Samedi à 17h30 et dimanche à 15h30. Durée : 1h10. Plus d’informations sur www.theatremontparnasse.com.




Pommerat : la beauté jaillit du sordide

Copyright : Elizabeth Carecchio
Copyright : Elizabeth Carecchio

Comme l’Odéon en 2013, le Théâtre des Bouffes du Nord ouvre sa saison avec un spectacle de Joël Pommerat, désormais fidèle des lieux. Créé en 2006, « Cet enfant » est une commande de la CAF du Calvados. Il a été bâti à partir de témoignages récoltés auprès de familles.

Le dispositif auquel nous a habitué le metteur en scène est bien là et toujours efficace : scènes oppressantes, sombres, qui se succèdent comme des diapositives. Voix rendues irréelles au moyen de micros. La lumière comme unique décor.

Dans « Cet enfant », on voit des tableaux de la vie populaire actuelle : Pommerat agit comme une sorte de Jean-François Millet moderne. Dans ce théâtre, il y a un rapport permanent à la peinture à travers le geste, la posture et la psychologie des personnages qui jaillit avant même les prises de parole.

De ces témoignages ressortent des dialogues entre une mère et sa fille (ou son fils), des retrouvailles sinistres entre une fille et son père supposé violent. On voit aussi une mère combative et qui voit l’arrivée de son enfant comme une raison de vivre, un père qui se sent réduit vis-à-vis de son fils depuis qu’il ne peut plus travailler…

Ce spectacle interroge la relation parents-enfants et en fait ressortir les plus grandes absurdités à travers les situations les plus extrêmes. On voit toute la détresse familiale intime des personnages qui défilent. Le spectateur est plongé dans les démons et les traumatismes d’éducations violentes.

Les textes sont cyniques. On assiste à une dispute incestueuse entre une mère et son fils : la première fait une scène de ménage à son enfant qui la délaisse pour l’école ; cette scène d’un humour particulièrement grinçant se termine par un « va, va rejoindre ta maîtresse d’école » !

Comme à son habitude, Joël Pommerat fait ressortir toute la théâtralité du monde moderne. Et il est l’un de ceux qui le fait le mieux.

« Cet enfant » de Joël Pommerat, au Théâtre des Bouffes du Nord jusqu’au 27 septembre, 37bis boulevard de La Chapelle (10e arrondissement), le mardi à 19h30, du mercredi au samedi à 20h30. Durée : 1h10. Plus d’informations sur www.bouffesdunord.com/.




« Le Capital et son singe » : leçon théâtrale d’économie

Masque

On retrouve pour « Le Capital et son singe », le même dispositif scénique utilisé dans « Notre Terreur » : le public est installé sur deux gradins latéraux, autour d’un espace central où se déroule l’action, de part et d’autre d’une table autour de laquelle dialoguent des personnages historiques.

« Notre Terreur » nous transposait en 1793. « Le Capital et son singe » traverse trois époques : la Révolution française de 1848, la création de la République de Weimar, et un temps indéfini où de grandes figures se rencontrent.

C’est dans l’un de ces moment imprécis que débute le spectacle. Le même acteur incarne Brecht, Freud et Foucault dans une performance multiple de haut vol. Il est, à lui seul, un manifeste du « Verfremdungseffekt » de Brecht. Par ce dispositif, l’homme de théâtre – en marxiste convaincu – remet en question la représentation bourgeoise qui découle selon lui du jeu aristotélicien. Ce début en aparté plante le décor idéologique du spectacle : de la distance, le spectateur va être invité à en voir partout : dans le jeu comme dans les idées.

L’action dramatique débute, elle, à la veille de la manifestation du 15 mai 1848. La réunion fictionnelle qui occupe l’espace scénique réunit Auguste Blanqui, Friedrich Engels, François-Vincent Raspail, Armand Barbès, l’ouvrier Albert ou encore Louis Blanc. Ces hommes (et quelques femmes), sont plongés dans une dispute imaginée qui est prétexte à une mise en opposition des idées de chacun, parfois jusqu’à la caricature.

Puis, le temps d’un repas de noce, le public est transporté à Berlin en juin 1919. A table, on parle de la mort de Rosa Luxemburg, de son héritage, de la nécessité de descendre manifester dans la rue. Prenant des airs un peu fantastiques, apparaissent tour à tour Spartacus, puis Ophélie de Shakespeare. L’effet du schnaps qui coule abondamment à table, peut-être…

Enfin, on revient en 1849 au procès de Bourges où l’ouvrier Albert se transforme en Lacan face à Freud, pendant que Lamartine est à la table du jury. Toutes ces rencontres présentent un mélange historique anachronique comme seul le théâtre sait le rendre aussi captivant.

Durant les 2h30 que dure le spectacle, on assiste à une tentative de vulgarisation de concepts principalement économiques. Des mots, difficiles au premier abord, sont suffisamment bien amenés pour que chacun les comprenne. Et quand l’hermétisme pointe son nez, cela en devient presque drôle.

Par l’utilisation d’un langage moderne et populaire (pour « Notre Terreur », certains ont reproché à Sylvain Creuzevault des fautes de français que ces personnages historiques n’auraient jamais commises), il y a un humour certain, reposant surtout sur l’anachronisme et l’exagération des idées et des protagonistes. On pense notamment au chimiste Daniel Borme, joué par Léo-Antonin Lutinier, qui est ici un personnage new-age, candide de la Révolution et ballerine à ses heures perdues.

« Le Capital et son singe » est un théâtre distancé à la mise en scène astucieuse, où sous l’apparence de conversations à huis-clos, se tiennent en fait des scènes hautement pédagogiques, créant un questionnement vrai sur le monde d’aujourd’hui : le travail d’Etat n’occupe-t-il pas des gens à ne rien faire ? L’homme n’est-il pas réduit à l’état de simple marchandise ? Ne sommes nous pas chosifiés ? Quelle différence y a-t-il entre prix et valeur ? Quelle place prend l’objet au détriment de la relation humaine ? Ou comment sont conditionnées lesdites relations par des rapports sociaux et sociétaux ? Malgré le « foutoir » apparent, ce « Capital » porte un propos bien défini et passionnant.

« Le Capital et son singe » d’après Karl Marx, au Théâtre de La Colline jusqu’au 12 octobre, 15 rue Malte-Brun (20e arrondissement), le mardi à 19h30, du mercredi au samedi à 20h. Dimanche à 15h. Durée : 2h30. Plus d’informations sur www.festival-automne.com/.