Jean-Michel Ribes, à la tête du théâtre du Rond-Point, ne programme que des auteurs vivants. Amusant hasard, les seuls dialogues d’ « Open Space », la pièce de rentrée, sont des onomatopées. Ce spectacle de Mathilda May raconte une journée (la moins banale, sans doute) d’un service « international », dont les bureaux sont installés au 32e étage d’un immeuble quelconque.
La plupart des entreprises françaises est installée en open space. Alors pourquoi, après y avoir passé une journée, avoir envie d’y retourner en allant au théâtre ? Parce que Mathilda May montre tout ce qu’on ne voit pas, tous ces petits détails auxquels, habitués, on ne fait plus attention. Elle exclue les mots pour se concentrer sur les bruits, les gestes, les attitudes et les regards. Non, en sortant d’ « Open Space », vous ne verrez plus vos collègues de bureau de la même façon.
Chaque personnage est très marqué. Du jeune cadre dynamique séduisant au chef d’entreprise « hitlérique », en passant par le placardisé, oublié devant un Minitel. Le choix est fait d’un jeu clownesque, très corporel. Parfois, les individus coordonnent leurs bruits pour créer des orchestrations amusantes. On pense notamment à ce rictus de larmes lors de la mort d’un collègue qui vient faire l’instrumentation d’un gospel chanté pour l’occasion. De la machine à café trop bruyante aux chorégraphies synchronisées, en passant par la sonnerie de téléphone qui fait l’effet d’une flûte à six schtroumpfs, « Open Space » est plein de bonnes idées, drôles et surprenantes.
Mathilda May, dans un décor à mi-chemin entre « Le Père-Noël est une ordure » et un magasin d’exposition Alinéa, mélange bien réalisme cru de ces bureaux ennuyeux et onirisme dramatique lors de certains moments clés. Les lumières accompagnent à merveille ces changements de tons.
Un regret, peut-être, la longueur et la répétition de certains gags. On a parfois l’impression qu’il y a le désir de « faire durer » artificiellement le spectacle. Chaque spectateur se fera son idée sur ce qui aurait pu ne pas être ajouté, mais certaines idées perdent en force lorsqu’elles sont trop montrées.
Quoi qu’il en soit, « Open Space » est un spectacle déroutant, qui mérite que le public en fasse l’expérience.
« Open Space » de Mathilda May, au Théâtre du Rond-Point jusqu’au 19 octobre, 2 bis avenue Franklin-Roosevelt (8e arrondissement), du mardi au samedi à 21h. Dimanche à 15h (relache les 7, 16, 17 et 18 septembre). Durée : 1h30. Plus d’informations sur www.theatredurondpoint.fr/.
Pouvoir, sexe et trahison à l’Hébertot
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En mettant à l’affiche « Les Cartes du Pouvoir », le Théâtre Hébertot surfe sur l’engouement provoqué par la série « House of Cards ». La pièce est une adaptation de la pièce « Farragut North » de Beau Willimon. Pour elle, la production met le paquet : affiches dans Paris depuis le début de l’été et bande-annonce dans les cinémas de la capitale. Fort heureusement, toute cette stratégie médiatique sert un spectacle réussi.
Le public est invité à suivre la stratégie d’un candidat démocrate à la primaire de son parti depuis son cabinet de campagne. Un cabinet qui, de prime abord, paraît être un banc de requins squattant les hautes sphères du pouvoir, rassemblés pour dévorer le camp adverse : le directeur de campagne, l’attaché de presse, la stagiaire blogueuse, eux-mêmes entourés de journalistes prêts à tout avec lesquels la connivence est évidente. On assiste, au début, à un bal d’autosatisfaction puant où les ressorts de la victoire sont évoqués avec cynisme : le but n’est pas de convaincre les électeurs, mais de faire sombrer le candidat adverse. Pour cela, tous les moyens sont bons. Mais très vite, on comprend que l’on suit le mauvais camp, puisque les personnages principaux ont des idéaux et de la morale, et qu’ils croient aussi en la force de leurs propositions politiques.
Steven Bellamy : « Les gens n’entendent que le scandale »
Les échanges entre les personnages sont trépidants, jouant du champ lexical auquel nous, français profanes, sommes désormais habitués, « sénateur », « sondages dans les états clés », « gouverneur » et « whisky » : tous sont égrainés. On est pris dans le jeu comme dans un épisode de « House of Cards » ou « Scandal ». Les personnages principaux, bien qu’affichant des valeurs morales, ne manquent pas de cynisme, envers l’amour, ou le peuple qu’ils se targuent de vouloir servir. La dualité de propos rend les situations d’autant plus passionnante et ne manque pas de nous rappeler ces pièces anglo-saxonnes modernes qui traitent de problèmes actuels, comme « Race » de David Mamet.
« Les Cartes du Pouvoir » ne suit pas le rythme linéaire d’une campagne, se contentant de montrer comment un cabinet gère quelques crasses de la part de l’équipe adverse. C’est une vraie pièce, avec ses nombreux coups de théâtre. L’action se resserre rapidement autour du personnage de l’attaché de presse, Steven Bellamy (Raphaël Personnaz). Manipulateur manipulé, dont la chute est orchestrée par le camps opposé, on assiste finalement à sa descente aux enfers, le tout dans un laps de temps très bref (trois jours environ), belle démonstration de la vitesse à laquelle en politique américaine, les hommes se font et se défont.
Le drame est servi par une équipe d’acteurs justes. Dans le rôle de Paul Zara, Thierry Frémont est excellent, homme de conviction, politique idéaliste, il est aussi brut de décoffrage et très « américain » dans ses postures : parfois, on s’attend à entendre un accent texan jaillir de sa bouche. Aussi, Raphaël Personnaz se révèle comme un comédien de théâtre très convaincant, rongé par ses démons et la peur de n’être rien s’il est éloigné de l’adrénaline des campagnes. Notons aussi la très bonne performance de Roxane Duran, alias Molly, stagiaire espiègle, sensuelle et amatrice d’hommes murs.
L’action se déroule dans un décor moderne et froid, composé d’éléments amovibles glissant au gré des espaces comme des pièces sur un plateau d’échec : allégorie de la situation qui s’imbrique sous nos yeux. La mise en scène de Ladislas Chollat est pleine d’idée et utilise bien ce dispositif.
Concrètement, « Les Cartes du Pouvoir » ne parle pas de politique, mais des jeux qui l’entoure. Bien sur, cela questionne aussi nos rapport avec nos gouvernants, sur l’intérêt accru que chacun nourrit plus ou moins pour la forme au détriment du fond. On s’amuse aussi de voir comment aux USA, la moindre des « affaires » françaises ferait couler tout le pan de l’appareil en place, quand dans l’Hexagone elles passent chacune comme des faits divers.
« Les Cartes du Pouvoir » d’après « Farragut North » de Beau Willimon , actuellement au Théâtre Hébertot, 78 bis boulevard des Batignolles (17e arrondissement), du mardi au samedi à 21h. Samedi à 15h30 et dimanche à 18h. Durée : 1h55. Plus d’informations sur http://theatrehebertot.com/
Honnêteté VS Envie
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Une nuit, dans la Russie communiste. Quatre élèves viennent sonner à la porte de leur enseignante de mathématiques, seule le soir de son anniversaire, des cadeaux à la main. Vivant une existence pauvre et difficile, Elena (Myriam Boyer) est touchée par cette attention et invite les jeunes gens à entrer. Ces derniers exploitent ainsi la gentillesse et le bon sentiment humain de leur professeur afin de s’introduire dans son intimité par malice. On pense immédiatement à « Orange Mécanique » de Kubrick où Alex et ses drouguies (néologisme construit sur le mot russe « droug »!) prétextent une panne d’essence afin de pénétrer chez leur victime.
Le but avoué est d’obtenir la clé du coffre où sont conservées les copies d’examen final, afin de corriger celles-ci pour avoir la meilleure note possible, et ainsi accéder à leurs rêves d’études. Les cajoleries et les gentillesses envers leur hôtesse ne suffisent pas. Très vite, on sent par des intonations et des phrases, les pensées horribles qui naissent dans l’esprit des visiteurs. De la douceur du champagne, on passe à l’horreur des menaces jusqu’aux violences les plus sombres.
On apprend aussi que le leader du groupe, Volodia (François Deblock), s’est mis en tête d’obtenir la clé uniquement par défi. Mais Elena est une Antigone moderne, et ce dernier l’a compris. Plus on essaye de l’atteindre, plus son héroïsme grandit : seule la torture d’un autre être sous ses yeux peut la faire ployer.
Volodia :« La morale est une notion humaine, donc relative ».
Tout au long de ce jeu malsain, on entend les regrets et les inquiétudes de chacun. Pour Lialia (Jeanne Ruff), le jeu va trop loin et n’en vaut pas la chandelle. De Pacha (Gauthier Battoue) et Vitia (Julien Crampon), on sent la gène qui les bride de commettre l’irréparable. Ils sont en fait les objets d’un François Deblock machiavélique. Ce dernier incarne ici un brillant manipulateur en herbe assoiffé de victoire.
Durant ce drame, Eléna est sincère, attachée à ses principes d’honnêteté. Une idéaliste qui croit en l’humanité et en l’URSS. Face à elle, la jeunesse russe rêve de richesse, de liberté et fustige les gens qui pensent mais n’agissent pas.
De ce huis-clos jaillissent tous les problèmes qui opposent l’ancienne et la nouvelle Russie. La situation extrême est propice à délier les langues. On échange sur les questions sociétales plus profondes, sur l’alcoolisme, le désir d’une vie plus légère. Ce texte est la critique d’un régime qui a beaucoup déçu, les jeunes rêvent de mettre l’honneur à mal au profit d’un monde plus rock and roll. On a l’impression de voir naître devant nous les oligarques Russe actuels : obsédés par l’argent et le pouvoir à tout prix. Sauf que les élèves d’Eléna, conscients d’être allés trop loin, quittent l’appartement en laissant la probabilité d’une reconstruction. Inquiétant.
Cependant, on regrettera un texte parfois un peu trop explicatif, reflet d’un monde et de préoccupations aujourd’hui éloignés. Essayer de transposer cette situation aux grandes questions sociales modernes, c’est commettre un solécisme théâtral : on comprend ce qu’elle nous raconte sur le monde actuel, mais la manière de le dire est un peu maladroite.
« Chère Eléna » de Ludmilla Razoumovskaïa, actuellement au Théâtre de Poche-Montparnasse, 75 boulevard du Montparnasse (6e arrondissement), du mardi au samedi à 21h. Dimanche à 15h. Durée : 1h40. Plus d’informations sur www.theatredepoche-montparnasse.com/.
Judith Magre, activiste anti-solitude
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« Les Combats d’une reine » sont, en fait, une pièce biographique mettant en scène la figure de Gisélidis Réal – écrivaine, peintre et prostituée activiste – à trois âges de sa vie : 30, 50 et 70 ans. Trois périodes où le corps, mais aussi les idées et les discours subissent l’assaut du temps.
Pour raconter cette histoire, les actrices ont chacune leur espace sur le plateau – cellule de prison, secrétaire, trottoir – on passe d’une période à l’autre grâce à l’éclairage. La mise en scène de Françoise Courvoisier est assez simple, statique, laissant toute sa place aux voix. Parfois, les époques se croisent, le temps d’une danse ou d’une phrase. Ainsi réunies, les comédiennes créent un portrait vivant de l’icône, explorant et montrant son âme à divers stades de son existence. Une image du temps qui passe…
Idéaliste, rebelle à 30 ans, elle est enfermée dans une cellule et crie au monde son désir de liberté. A 70 ans, elle est profondément cynique et pourtant plus que jamais amoureuse de la vie. Ce dernier aspect est interprété par une Judith Magre captivante, au sommet de son art, portant les 70 ans de Gisélidis comme un charme (bien que, dans la vie, elle en ait 15 de plus !).
« Nous, les putes, on ira directement au paradis, parce que l’enfer, on a déjà donné ! »
Les textes de Réal sont une analyse de l’humain sans concession. Il existe dans sa plume un plaisir à choquer au moyen d’un franc-parler cru et grossier. Une expression aussi appelée par la nécessité, semble-t-il, de nommer les choses comme elles sont, sans éponger les angoisses de l’auditeur tranquille. Ce phrasé très imagé parvient également à rendre drôle les pires horreurs de cette vie de prostituée, qui finira par mourir du cancer. Un discours, parfois sordide, est aussi porté par des valeurs humanistes et libertaires capitales pour vivre.
Activiste, combattante, c’est elle qui mène à Paris la « Révolution des Prostituées » en 1975, se battant pour que ce métier soit désormais reconnu. Sur scène, on la voit se désoler de l’effroyable retour en arrière voulu par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur au début des années 2000, et du délit inventé de « racolage passif ». Elle fustige ainsi l’hypocrisie des politiques : difficile de ne pas faire de lien avec les discours du pouvoir en place aujourd’hui. Ce spectacle « manifeste » questionne aussi par le biais de son héroïne : « que faut-il mieux prostituer, son corps ou son âme ? », en référence aux gens qui pratiquent des métiers qui ne sont pas en accord avec leur être.
Terminant sur une touche d’espoir, cette déclaration universaliste nous rappelle enfin, qu’il n’est jamais trop tard pour vivre.
« Les Combats d’une reine », jusqu’au 18 octobre à la Manufacture des Abbesses, 7 rue Véron (18e arrondissement), du jeudi au samedi à 21h. Dimanche à 17h. Durée : 1h10. Plus d’informations sur www.manufacturedesabbesses.com/.
Marguerite à Belleville
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Au début du mois de février, la presse a parlé du Théâtre de Belleville en la personne de son directeur[1. « Cinq directeurs qui donnent tout pour leur théâtre » à lire sur LeFigaro.fr], Laurent Sroussi. Ancien trader, il a décidé de reprendre cette salle emblématique du quartier en 2011 et d’y établir une programmation dramatique[2. Depuis 1988, on y jouait surtout des opérettes]. Outre l’intérêt que peut susciter cette aventure humaine (le directeur déchire lui-même les billets), c’est le théâtre qu’on y propose qui doit être mis en avant pour que le public y prenne ses habitudes. Une programmation populaire, risquée et exigeante dont « Marguerite et moi » est une belle illustration.
Avant même le début de la représentation, de multiples objets jonchent la scène. Le bruit de la mer se fait entendre en fond, ce fond sonore que Duras aimait plus que tout. Sur ce tapis reposant, serein, Fatima Soualhia-Manet commence à dresser le portrait d’une femme de fer aux idées tranchées. On est dès les premiers instants, et jusqu’à la fin de la pièce, pris dans ce qu’on pourrait appeler un manichéisme durassien. La comédienne n’est pas Duras, elle ne l’incarne pas complètement, elle est simplement un vecteur de ses mots, elle laisse de la distance et l’on n’en entend que mieux la pensée. De cette voix posée, stricte, précise et garnie de silences, elle évoque des sujets aussi variés que son amour de la cuisine, l’alcoolisme ou l’absence de père. Elle esquisse un portrait dur, sévère et souvent contradictoire de l’écrivaine, faisant ressortir le désir anarchisant de cette femme qui, bien qu’aimant la vie, avait aussi le désir de tout détruire.
« On boit parce que dieu n’existe pas » – Marguerite Duras
La matière qui compose les paroles du personnage n’est pas littéraire, mais orale. Constituée à partir d’interviews qui prennent parfois la forme d’interrogatoires. Marguerite-Fatima répond, avec sa foi personnelle, avec ses mots graves, tristes ou drôles, ironiques. L’avantage pour le spectateur c’est qu’il entend tout. Il n’y a pas de recherche littéraire dans les réponses de Duras, elle dit ce qu’elle est et fait en sorte d’être comprise. Cela rend le spectacle didactique, car, bien qu’orienté vers des sujets précis, il donne une image différente de celle véhiculée par l’écriture souvent montrée sur scène. En fait, c’est un bon complément à toute l’actualité durassienne qui occupe les théâtres en cette saison-centenaire[3. On pense à « La Maladie de la Mort » jouée au Vieux-Colombier en janvier, ainsi qu’à la trilogie Duras (Savannah Bay, Le Square et Marguerite et le président) sur la scène de l’Atelier].
On remarquera peut-être une mise en scène un peu disparate, presque superflue. Quelques accessoires viennent compléter le jeu, telle la cigarette non allumée dans la main ou un fauteuil en formica et cela auraient peut-être suffi. Mais finalement, la quantité de matériel symbolique disposée sur le plateau n’empêche pas le personnage d’être libre et c’est là l’essentiel. Il y a quelques saisons, Coralie Seyrig a tenu l’affiche dans « Madame de… Vilmorin »[4. Il avait terminé sa course au Lurcernaire pendant la saison 2011-2012.], qui était aussi un spectacle constitué d’entretiens. Elle était simplement installée sur une méridienne et cela fonctionnait. Fatima Soualhia-Manet a une telle voix et une telle présence scénique, que ces deux attributs suffisent à remplir l’espace.
C’est un personnage froid, sec, à la nostalgie communicative que l’on voit s’exprimer pendant un peu plus d’une heure sur le plateau. Et sans être un recueil de citation, des phrases continuent à résonner dans notre esprit bien après la représentation. C’est la meilleure preuve d’un spectacle réussi.
Pratique :
Actuellement au Théâtre de Belleville (relâches exceptionnelles les 13, 14, 26 et 27 mars) Reprise du 24 septembre au 11 octobre 2014.
94 Rue du Faubourg du Temple, 75011 Paris
Du mardi au samedi à 19h15, le dimanche à 20h30
Durée : 1h05 Tarifs : 10, 15 ou 25 € Réservations au 01 48 06 72 34 ou sur http://www.theatredebelleville.com/
José Rodrigues dos Santos : du Big Bang au Big Crunch
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Souhaitant découvrir les secrets de l’univers mais n’ayant qu’un été pour le faire, pas que la fin du monde soit proche mais je ne consacre que peu de temps aux choses accessoires, je m’orientais vers l’auteur en vogue du moment et spécialiste du sujet : José Rodrigues dos Santos et son best-seller à 2 millions d’exemplaires : La formule de Dieu. Puis, pris par l’enthousiasme vers La clé de Salomon du même auteur.
Du Big Bang au Big Crunch. En effet, autant La formule de Dieu vous transporte littéralement mêlant espionnage, romantisme et physique quantique, autant La clé de Salomon vous laisse un goût amer comme lorsque vous vous êtes fait pigeonner au bonneteau sur le pont d’Iéna (toute ressemblance avec des faits réels est purement volontaire).
Grand 1 petit tas : La formule de Dieu donc, un professeur d’histoire spécialiste en cryptologie…, euh ? Hein ? Comment ? Que lis-je ? Oui, un professeur d’histoire spécialiste en cryptologie au Portugal. Ah !!! On a eu peur ! On a frôlé le plagiat avec l’autre là, mais si, le professeur d’histoire avec sa montre Mickey, spécialiste en symbologie mais à Harvard, lui (voir mon article sur Inferno) ! Bon, je reprends, Robert Langdon, oups pardon ! Tomàs Noronha est invité par le gouvernement iranien à décrypter un manuscrit dont l’auteur ne serait autre qu’Albert Einstein, il est très vite contacté par la CIA pour devenir un agent double (portugais !). D’aventure en aventure, de ville en ville, Tomàs fera une découverte fondamentale qui changera comme d’habitude la face du monde.
Le bonus de ce livre par rapport au genre roman historique est l’interprétation des découvertes scientifiques, toutes fondées, et notamment sur la physique quantique. On en en sort plus instruit qu’on en est entré (merci de fermer la porte en sortant, ça fait courant d’air). Le récit est parfaitement équilibré et on se laisse docilement porté même si, parfois, quelques raccourcis trop audacieux nous replongent dans la réalité.
Grand Dieu, petit dé : La clé de Salomon est le cinquième livre de la série Tomàs Noronha et le troisième publié en France*. Fort de son succès, José (Rodrigues dos Santos) rebondit sur les mêmes ressorts (chtoing-chtoing) : meurtres, enquêtes, mystères, sciences. Sauf que, comme me l’avait enseigné un grand maître tibétain sur les contreforts de l’Hymala… des Vosges, vêtu de sa tunique orange (ou corail pour les fashionistas) : « Tu peux remplacer les lardons par du saumon fumé, une quiche reste une quiche ». Sûrement trop jeune à l’époque, je n’avais pas perçu la profondeur ou la portée d’une telle réflexion et voyant ma bouche grande ouverte et l’écume baveuse qui en sortait, mon maître en avait arrêté là de ses enseignements philosophico-culinaires. C’est donc pendant la lecture de ce livre, que, la révélation me caressa de sa douce chaleur et m’envahit de son halo bleuté, sauf que là, José, t’as oublié la crème fraîche !
Ça manque de liant, c’est fade, l’addition est salée. A trop vouloir nous resservir le même plat l’auteur a oublié la qualité du service. Quelques exemples : il ne m’arrive pas (ou rarement) d’être poursuivi par une bande de tueurs à la solde de la CIA mais il ne me viendrait pas à l’idée, dans de tels cas, de m’enfermer dans une université et de prendre 2 heures pour expliquer à ma copine le concept des ondes et des particules de lumière, tout ça pour impressionner la dame (et le lecteur qui n’en demandait pas tant) mais peut-être suis-je trop terre à terre ? Idem, alors que cette même copine n’a plus que 20 minutes avant de mourir dans d’atroces souffrances, d’expliquer aux directeurs de la CIA (ceux qui voulaient ma perte 24 heures plus tôt), la théorie du Tout, mais peut-être suis-je trop romantique ? Bref, il ne suffit pas de trouver un filon encore faut-il savoir l’exploiter (foi de chercheur d’or).
Au-delà d’une intrigue bâclée l’auteur s’inspire largement du Symbole perdu (titre original : « The Solomon Key », si si je n’invente rien !) qui est loin d’être mon préféré ayant déjà, à l’époque, reproché à Dan (Brown) d’avoir céder à la facilité littéraire et aux sirènes du mercantilisme après le succès du Da Vinci Code.
A bon détendeur, salut.
* La Clé Salomon est le troisième de la série paru en France après La formule de Dieu et L’ultime secret du Christ.
La formule de Dieu (José Rodrigues dos Santos)
HC Editions
ISBN : 2357201134
La clé de Salomon (José Rodrigues dos Santos)
HC Editions
ISBN : 2357201762
Au Mélo d’Amélie, un boulevard martien
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Malgré son nom, « Qui est Qui », ne voyez pas dans ce boulevard la moindre trace d’inspiration du jeu télévisé des années 1990. Ici, la confusion est semée par les petits hommes verts, qui prennent le contrôle des humains pour tenter de les kidnapper.
La petite salle du Mélo d’Amélie est, en ce moment, la résidence secondaire de François et sa compagne. Le couple est en crise depuis que François a eu une aventure extra-conjugale six mois auparavant. Problème : Cerise, celle qui l’a dénoncé a été invitée par Madame à passer le week-end avec eux. Pour parfaire cette situation déjà explosive, des extra-terrestres débarquent dans le champ du voisin, et ils sont bien décidés à repartir avec un spécimen humain à étudier.
Chaque personnage a son caractère bien trempé : le jeune mari désolé se fond dans un pathétique drôle pour tenter de reconquérir le cœur de celle qu’il aime, dotée de tendances nettement hystériques. On comprend vite que Cerise, institutrice psychorigide vierge de 45 ans, ne fait rien pour arranger la situation du couple car elle est complètement éprise de François. Le paysan voisin, rebouteux notoire, est une brute tendre qui s’oblige à squatter le salon de ses hôtes citadins, car il attend un coup de fil de la gendarmerie, mais aussi parce que ces gens sont probablement sa seule compagnie…
Tous sont tour à tour possédés par un Martien, ce qui a pour effet de les rendre muet et de leur faire faire des choses étranges aux yeux des autres. Les situations sont drôles, cocasses, bien que la ficelle de l’extra-terrestre prenant possession de chaque corps soit un peu grosse et répétitive néanmoins, la pièce est brève, on ne tombe donc pas dans l’ennui. Les dialogues sont efficaces sans révolutionner l’art du boulevard : quiproquos, ironie et grivoiserie sont de mises. Les situations sont simples, le dénouement est attendu, mais on rit facilement de bon cœur, et c’est là l’essentiel.
« Qui est Qui », actuellement au Mélo d’Amélie, 4 rue Marie-Stuart (2e arrondissement), du mardi au samedi à 20h. Plus d’informations sur www.lemelodamelie.com.
Les Nombrils – Voyage hilarant en égotisme
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Trop souvent ignoré, délaissé, voire pire, torturé, nous devrions tous avoir une pensée émue pour notre nombril, voilà pour moi c’est fait… Évidement le sujet de ce billet n’est pas notre petite cicatrice située sur l’abdomen, résultat de la coupe du cordon ombilical, mais de la pièce Les Nombrils actuellement au théâtre Michel.
Après s’être caressé le ventre, vient tout de suite en tête le syndrome de l’ego surdimensionné, dit le melon, et c’est bien le thème de cette pièce truculente et hilarante : une troupe de quatre comédiens égotiste au talent plus que discutable dirigée par un metteur en scène souhaitant interloquer le spectateur par une approche révolutionnaire du théâtre. cinq personnages donc, rejoints très vite par un sixième jouant tous les différents hôteliers rencontrés pendant leur tournée provinciale.
Le regard lointain, la main sur le cœur, la voix calée en mode vibrato, ces pseudos acteurs essaient tant bien que mal de jouer une pièce incompréhensible qu’un Shakespeare de boulevard sous LSD, promenant sa collerette dans les plaines de Kiev, aurait pu écrire dans un moment de grande détresse personnelle.
Il y a tout d’abord la grande actrice à la carrière longue comme le bras d’un bébé Hobbit qui a connu son heure de gloire dans une pub pour de la farine, le comédien à l’haleine douteuse qui ne cesse de dépiler son CV empli de films que personne n’a jamais vus, le jeune apprenti de 40 ans dont le talent n’a été repéré que par sa maman, et l’ingénue qui hésite entre le théâtre, le doublage de films pornos et le pole dance. Leurs égos sont mis à mal par l’abandon de leur producteur qui devait financer cette tragédie russe jusqu’au graal ultime : le festival d’Avignon !, mais également par les réceptionnistes des hôtels de seconde zone notamment par un Corse qui imposera sa vision de la pièce à la sauce indépendantiste. Le metteur en scène, dépassé par autant de talent concentré, se démène dans tout cela pour imposer sa vision myope d’un théâtre du futur.
En plus d’un pitch original qu’est-ce qui fait que la pièce Les Nombrils soit si réussit ? Tout d’abord le texte, en effet, l’écriture est ciselée et précise, les répliques fusent et font mouches :
« Il y a tellement de noms d’oiseaux qui volent au-dessus de ma tête qu’il y en a bien un qui va me chier dessus ! » du Audiard en somme !
Ensuite, l’interprétation, il faut beaucoup de talent pour se faire ainsi maltraité dans cette autodérision permanente et chaque personnage, pris individuellement, peut même émouvoir.
Assurément un des succès de cette seconde partie d’année et alors que la pièce fictive n’attire qu’une vingtaine de spectateurs au début des représentations (beaucoup moins à la fin), cette parodie allèche le badauds tant les fous rires sont nombreux et bruyants.
Un conseil, ne vous couvrez pas trop, il fait très vite chaud.
« Les Nombrils », actuellement au théâtre Michel (8e arrondissement), du mardi au samedi à 21h et en matinée le samedi à 17 h 30. Plus d’informations sur http://lesnombrils-lapiece.fr.
Les idées lumineuses de José Parrondo
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Vous est-il déjà arrivé d’écouter un enfant se parler à lui-même ? Mi-fou, mi-génie, il fait preuve d’une imagination incontrôlable où se mêle la naïveté, la clairvoyance et l’originalité. Le bon sens des enfants bouscule généralement le nôtre (Cette nuit j’ai rêvé que je dormais. Etait-ce bien utile ?), ils nous prêtent souvent des motivations saugrenues (Le sous-marin a été inventé par un marin qui n’aimait pas la pluie) et se construisent un réel où il ferait bon vivre de temps en temps (Je me suis débarrassé de mes dictionnaires et de mes encyclopédies pour garder la part de mystère des choses.)
Par miracle, José Parrondo est resté un des leurs. Cet auteur-illustrateur belge est toujours un être précieux perdu dans ses pensées lumineuses et ses livres sont des petits bijoux qu’on collectionne pour nos vieux jours. Dans Parfois les ennuis mettent un chapeau publié chez L’Association, il nous scotche devant des évidences en une phrase et trois coups de crayon : « Une valise emportée par la tempête voyage sans voyageur », « Quand on est deux à ne rien faire comme les autres, on ne peut plus dire qu’on ne fait rien comme les autres ». Drôle comme un Martin Page et percutant comme un Jules Renard, José Parrondo prête des intentions aux animaux « Je serais très déçu si on me disait que la mouche qui se frotte les pattes ne vient pas de réaliser une bonne affaire. », s’amuse avec les corps de métiers « N’espérez pas qu’un horloger vous donne l’heure. Il la vend » et nous éclaire de ses pensées: « Je ne me souviens pas de la chose la plus incroyable qui me soit jamais arrivée. »
Avec des illustrations justes et fortes, il donne une lecture différente du monde qui nous entoure, le rendant plus poétique et plus censé. Minimalistes et beaux, ces textes ont la fraicheur de l’enfance sans être départis d’une certaine sagesse, qu’on attriburait volontiers à de vieux conteurs. Grâce à lui, on sait que la fantaisie et le talent n’ont pas d’âge. « Quand je parle tout seul je m’écoute attentivement car j’ai peut-être des choses importantes à dire. » Ouvrez grands vos oreilles.
Parfois les ennuis mettent un chapeau (éd. L’Association, 2012) vient d’être réédité à l’occasion de la sortie d’ Histoires à emporter (éd. L’Association, 2014). José Parrondo publie également au Rouergue, chez Delcourt, Milan Presse (Capsule Cosmique), Bréal Jeunesse, etc.
L’impression de l’instant : Caillebotte à Yerres
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Il y a eu aux yeux du grand public du XXe siècle, Manet, Monet, Renoir… Un peu Degas, puis les autres impressionnistes, parmi lesquels Sisley, Pissaro, Morisot… Depuis les années 1970, Gustave Caillebotte remonte dans l’estime des historiens de l’art ainsi que des amateurs pour s’approcher un peu plus de la place qui lui est due. Mécène, il a aussi contribué artistiquement au mouvement impressionniste avec de nombreuses peintures et pastels, dont une partie a été réalisée dans la propriété familiale d’Yerres, au sud de Paris.
De cet homme, l’Histoire retient surtout le rocambolesque « legs Caillebotte ». La première grande collection impressionniste, constituée par ce dernier a été donnée à l’État à la fin du XIXe siècle. Les instances dirigeantes en avaient alors refusé une partie. Gustave Caillebotte possédait de nombreuses œuvres réalisées par ses amis, les mêmes Manet, Monet, Renoir ou Morisot. Certaines toiles ont ainsi pu être gardées par la famille et d’autres achetées par la suite par des musées, notamment américains.
Le domaine d’Yerres, dans lequel le peintre s’est en partie construit a été acheté par son père, Martial Caillebotte, riche industriel ayant fait fortune en vendant de la toile militaire. Nous sommes en 1860, Gustave a alors 12 ans. En 1879, après la mort du patriarche et de son épouse, les frères Caillebotte revendent la propriété. La municipalité la rachète dans les années 70, et la restaure pour l’ouvrir au public 30 ans plus tard, en 1998.
La ferme ornée des lieux a depuis été transformée en un bel espace pour accueillir des œuvres. L’exposition qui s’y déroule jusqu’au 20 juillet a comme principale ambition de faire découvrir au public la concordance entre les toiles du peintre et le domaine yerrois. La visite des lieux suivie d’une promenade dans le parc fait ressortir tout l’intérêt d’un tel projet. Celui-ci a été entièrement réaménagé par le paysagiste Louis Bénech, afin de lui rendre l’apparence qu’il avait à la fin du XIXe siècle. Une tablette tactile permet même aux visiteurs les plus technologiquement aguerris de superposer certaines œuvres au paysage grâce à la réalité augmentée, participant encore un peu plus à la mise en lien du champ visuel de l’artiste retranscrit dans son travail.
Gustave Caillebotte porte un regard novateur sur son propre mouvement, le commissaire de l’exposition, Serge Lemoine, l’explique en ces termes : « sa peinture ne ressemble pas à celle de Monet, de Pissaro ou de Renoir [elle] se trouve souvent davantage inscrite dans la filiation du réalisme ». Aussi, de par le cadrage et l’instant qu’il représente, Caillebotte contribue à une peinture qui préfigure la photographie. Cette dernière qui commence alors à connaître un certain essor à l’époque.
Elles n’y sont pas toutes (il en manque quatre ou cinq), mais la majorité des œuvres composées au domaine d’Yerres avant 1879 est rassemblée ici. Dès la première pièce, on est plongé dans les loisirs bourgeois de la fin du XIXe : promenade sur le canal, baignade, pêche à la ligne. Caillebotte dépeint une ambiance perçue, d’un point de vuenouveau pour l’époque. La sensation prend le pas sur le sujet. Serge Lemoine souligne, toujours dans le catalogue, que nous voyons ici un « quotidien dans toute sa banalité ». Sur les murs, ces toiles emblématiques dégagent verdure, insouciance et légèreté.
Deux œuvres méritent alors particulièrement l’attention du visiteur. D’abord, un très bel assemblage de panneaux décoratifs, destinés à l’origine à être encastrés dans les boiseries d’un intérieur cossu, en temps normal séparé. L’exposition d’Yerres les montre ensemble, avec un encadrement nouveau faisant ressortir toute leur unité. En face, un petit pastel qui était en dépôt à Agen depuis 1947, mais qui va revenir à Orsay après son passage à Yerres, montre un jeune plongeur toujours d’un point de vue très singulier baigné dans une sorte d’embrumement avec des couleurs saisissantes.
Dans la pièce suivante, on observe des représentations de la ferme et du jardin. Il est amusant d’imaginer la vie d’alors, avec une certaine nostalgie, mais vue par le prisme impressionniste. Une palette portative vient compléter cette plongée dans le travail de Caillebotte d’après la nature environnante, toujours très verdoyante.
Une certaine mélancolie se dégage également des toiles. Yerres, effet de pluie est particulièrement touchante et ne manque pas de nous rappeler, Rue de Paris, Temps de pluie, toile maîtresse du Art Institute of Chicago. À proximité sont également montrés des crépuscules, de formats plus réduits, plus intimes. Dans le cadrage, le lien avec la photographie continue de faire sens, notamment de par certains points de vue où la perspective semble être le sujet principal de l’étude, c’est le cas avec une très moderne vue de la maison depuis la propriété.
Avec la dernière pièce, l’exposition fait quitter l’insouciance dans laquelle le visiteur était plongé pour le faire retourner dans l’univers parisien de l’artiste, avec notamment un très impressionnant Boulevard vu d’en haut qui nous fait quitter la luxuriance végétale de l’Essonne. Un contraste évident existe aussi par les saisons ainsi montrées : la famille Caillebotte se rend dans sa propriété aux beaux jours, et passe alors l’hiver à Paris. Avec la peinture urbaine, la grisaille reprend l’importance qu’elle a au jour le jour dans le regard de l’artiste. Cependant, une belle toile de régate constitue une ouverture à la suite de la vie de Gustave, qui, plus tard dans sa vie et bien après sa période yerroise, se passionnera pour la navigation sportive.
Caillebotte à Yerres au temps de l’impressionnisme – L’exposition se tient jusqu’au 20 juillet 2014 au domaine Caillebotte, 8 rue de Concy, 91330 Yerres Paris – RER « Yerres » (Ligne D). Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h. Nocturne le dimanche jusqu’à 19h. Tarifs : 8/6€. Site internet : proprietecaillebotte.com/
Le catalogue d’exposition sous la direction de Serge Lemoine est disponible chez Flammarion. Broché, 168 pages au prix de 25,9 €.
« Perdues dans Stockholm » : épopée burlesque et folle magie
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Sur scène défilent un mobile home, une gare, un casino… Tant de lieux construits avec le même décor à tiroirs : trois caisses de bois montées sur roue. Des boites accompagnées de trois acteurs auxquels Pierre Notte a insufflé son jeu, sa musique et sa folle magie. Tout fonctionne pour emporter le spectateur dans une épopée burlesque, allant de surprise en surprise, faisant mouche dans nos esprits toujours au moment où on l’attend le moins.
Avant que la lumière ne s’éteigne, Lulu (Brice Hillairet) bondit sur scène, se change pour ne pas qu’on le reconnaisse, tel un malfaiteur qui a fait une énorme bêtise… Et c’est le cas : il vient d’enlever la présidente du Festival du film américain de Deauville (Juliette Coulon), croisée par hasard au rayon primeur du Monoprix ! Grâce à la rançon qu’il va en tirer, il va pouvoir enfin se payer son opération de transformation et devenir la femme qu’il est vraiment. Très vite, il s’avère que l’actrice n’est qu’une comédienne mineure ressemblant vaguement à la présidente en question, elle qui passait par là dans l’espoir de plaire à un directeur de casting américain. Tata Yoyo (Silvie Laguna), rentrant du casino complètement ruinée vient compléter le groupe de personnages qui, bien que nichés dans le plus profond désespoir Trouvillais, n’ont pas abandonné l’espoir de réaliser leurs rêves.
Le syndrome de Stockholm agit alors sur la kidnappée, bien décidée à rester avec les deux tendres loosers pour qu’ensemble, ils s’offrent la vie qu’ils méritent : ouvrir la première école de Geisha en Haute-Normandie.
Toutes les situations, les actions et les gestes – notamment ceux de Brice Hillairait qui se lâche complètement et nous montre ainsi toute l’étendue de son talent – sont tirés vers l’absurde comme deux aimants. Notte ne suit que ses codes, il est un roi en matière de quiproquo entre ses acteurs et le public : durant les premières minutes de la pièce, le personnage de Lulu, bien que transsexuelle, a tout d’une bigote hystérique sortie tout droit de Saint-Nicolas du Chardonnay : en enlevant la présidente d’un festival de film, on pense assister à l’obscurantisme qui kidnappe la culture. Métaphorique ! Et bien sûr, la situation s’avère ne pas être ce qu’elle semble. Ce procédé revenant de manière incessante est mené de main de maître.
Le texte est cinglant, rapide, truffé de gags. Les clins d’œil à la société moderne abondent et l’on retrouve les citations qui font la marque de fabrique de Notte : la référence aux grandes actrices, notamment Catherine Deneuve.
Entre les personnages, le cloisonnement délie les langues, en filigrane, chaque protagoniste se questionne sur son identité, ce qui fait qu’elle est unique, sur l’ignorance des autres de leur personne puisque ce ne sont pas des gens connus… Et finalement, malgré tout le rire découlant de ces situations d’un comique certain, on ne peut s’empêcher d’être touché, parfois ému et évidemment conquis par ces trois femmes formidables.
Pratique : « Perdues dans Stockholm », jusqu’au 29 juin au théâtre du Rond-Point (8e arrondissement). Horaires et réservations sur www.theatredurondpoint.fr et par téléphone au 01 44 95 98 21.
Un Goya décousu, fou et faux au théâtre de l’Atalante
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Peu à peu, le festival de Caves, qui se tient au mois de mai dans la région de Besançon, tente de s’exporter à Paris. Pour l’occasion, le petit théâtre de l’Atalante accueille un spectacle créé sur un texte contemporain de José Drevon, lui-même écrit d’après l’œuvre du peintre espagnol Francisco de Goya (1746 — 1828).
C’est en fait une interprétation émotionnelle des célèbres gravures (Los Caprichos) qui nous est montrée ici. Devant le spectateur, très proche, Francesco de Goya (Maxime Kerzanet) est allongé sur une table, sorte d’espace de dissection mentale. Il est en pleine crise d’angoisse. Jamais il ne quittera ce territoire délimité. L’homme souffle, se parle, tente de contrôler sa douleur psychique en ce lieu extrêmement prégnant. À l’abri des regards, il rejette en bloc la société espagnole du roi Charles IV : le clergé, les femmes, les manières aristocratiques, avec une grande force. Les images qu’il emploie dans ce but sont claires. Nous voyons alors un peintre seul face à sa feuille, exorcisant, par le dessin, ses démons.
Malheureusement, malgré une performance d’acteur notable, une belle lumière (de Christophe Forey) et une mise en scène fine (de Guillaume Dujardin), le spectacle ne nous saisit pas. En cause ? La partition, le texte, assurément. L’auteure fantasme Goya comme s’il était Baudelaire écrivant Spleen IV, or, bien que reconnu en tant que peintre de l’horreur, de la violence et d’une certaine folie, Goya n’est pas celui du délire. Ses Caprices sont en fait bien réfléchis, pesés, et font l’objet de nombreuses études dont l’une d’entre elles a montré dernièrement que tout était calculé : même la date de sortie dans le commerce des Caprices est prévue au moment précis de la dernière pleine lune d’un cycle astronomique important de la fin du XVIIIe siècle. Alors qu’ici sur scène, le texte montre un Goya fou, à moitié nu, prisonnier d’une cave afin d’expurger sa folie dans la solitude, mais ses Caprices avaient pour but d’être diffusés à un public très large, rien n’était enfoui, rien n’indique que c’est le résultat d’un délire nocturne du peintre.
Bien sûr, José Drevon fait ici un choix extrêmement libre, et sa vision n’est pas mauvaise, puisque c’est celle d’une artiste, son cri. Mais cela ne suffit pas à lui donner la contenance nécessaire à susciter un intérêt : il est décousu, passant du coq à l’âne sans logique, sauf celle de la démence, encore. Mais le délire, s’il ne mène nulle part, à quoi bon l’exhiber ? L’acteur termine dans la même position que celle par laquelle il nous est apparu, montrant ainsi qu’il est cloisonné dans une crise répétitive, ce qui est en plus en contradiction avec la sortie de ses démons sur le papier montrée quelques minutes avant. Tous ces mots ne semblent que style au détriment d’un véritable fond.
Du coup, le beau dispositif scénique et l’écrin particulier dans lequel on essaye de plonger le spectateur ne fonctionnent pas. À quel public s’adresse-t-on ? Le spécialiste ne verra pas Goya, l’amateur en aura une image saugrenue, et si la destination n’est pas d’apporter un témoignage biographique, ce qui semble être le cas ici, l’ennui guette et surgit plus vite que les brûlantes angoisses vécues par le personnage évoluant sur scène.
Pratique : « Caprices », jusqu’au 24 juin au théâtre de l’Atalante (18e arrondissement). Horaires et réservations sur www.theatre-latalante.com et par téléphone au 01 42 23 17 29.
À la recherche du Soi perdu
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Sélectionné aux festivals de Sundance et de Venise de 2013, May in the summer est le deuxième film de Cherien Dabis et s’inscrit dans la continuité d’Amerrika (2009). Si celui-ci traitait de la place des Arabes dans la société américaine, celui-là s’attelle à son pendant : comment se vivre femme américanisée dans la société arabe.
May Brennan (interprétée avec brio par la réalisatrice elle-même) revient dans sa famille en Jordanie après quelques années de fuite et d’exil avec son livre publié en poche. La raison de ce retour réside dans l’organisation de son mariage. On découvre alors que ce jour censé être le plus beau de sa vie n’est au final que source de problèmes et d’angoisses. May est la fille d’un diplomate américain et d’une palestinienne chrétienne alors que son fiancé Ziad, brillant universitaire, est musulman. La mère de May (grandiose Hiam Abbas, hilarante en mère folle de Dieu) ne voit pas cette union d’un très bon œil et ne s’en cache pas. Mais ce n’est pas son seul souci, pilier de la famille elle-même perdue, May doit affronter ses craintes et ses faiblesses dans une milieu en perte de repères. Malgré tout, May vit une relation presque fusionnelle avec ses deux sœurs cadettes, Dalia et Yasmine, aux mœurs très modernes. Ce film montre ainsi des histoires de famille comme nous en vivons tou-te-s, et dresse le portraits de femmes libérées ou souhaitant l’être envers et contre tout.
La réalisatrice parvient à capter au travers de sa caméra la beauté de la Jordanie, aussi bien Amman que le désert de Wadi Rom et filme avec le même talent, la société jordanienne. On découvre les contradictions d’une jeunesse désillusionnée, en quête de liberté la nuit en discothèque ou la journée au bord de la mer Noire, et on jubile face aux regards tantôt méprisants, tantôt libidineux, souvent choqués des Jordaniens, face à May faisant son jogging tel qu’elle le ferait à New-York. Si l’on peut reprocher à Cherien Dabis un film parfois trop travaillé, à l’écriture trop poussée et manquant un peu de naturel, concédons-lui le mérite de ne pas tomber dans le travers d’un « Roméo et Juliette » à la sauce des mille et une nuits, le mariage mixte devenant au final un thème très secondaire.
Ce film est un cheminement intellectuel sur la recherche et la connaissance de soi, une réflexion philosophique sur la foi, le doute (religieux ou non) et les certitudes. Mais c’est aussi une chronique sociologique qui s’attache à la famille et à notre interaction avec les autres, identitaire bien sûr et politique aussi avec, en filigrane, le conflit outre-frontière et la question du statut du réfugié palestinien.
Film (Jordanie, USA, Qatar) de Cherien Dabis avec Cherien Dabis, Alia Shawkat, Nadine Malouf, Hiam Abbas, Bill Pullman et Alexander Siddig
Durée, 1 h 39.
Cyrano : il est tout, avec trois fois rien
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Rarement, une création fait autant parler d’elle. Fin 2012, en pleine « affaire Depardieu », Philippe Torreton prend parti et assaille le premier dans une longue tribune dans Libération. Un texte truffé de références à Cyrano de Bergerac. Quelques semaines plus tard, Torreton incarne lui-même Cyrano, ce rôle qui colle tant à la peau du grand Gérard. La comparaison se fera forcément. Heureusement, les premiers commentaires seront unanimes : Torreton ne se ridiculise pas, il est Cyrano, un personnage puissant, solitaire et brutal incarné à merveille. Un Cyrano enfermé dans un hôpital psychiatrique construit sur la scène de l’Odéon jusqu’à la fin du mois de juin.
Une pièce commune glauque, éclairée au néon. Des tables et des chaises de-ci de-là parsèment l’espace. Torreton est déjà sur scène, dos au public. Un défilé de malades délirant s’opère pendant qu’un juke-box crache de la musique. Rien dans les premières minutes ne laisse présager que nous allons assister à une représentation de Cyrano. Les plus sceptiques se poseront la question de savoir si, comme au cinéma, ils ne se sont pas trompés de salle. Puis, peu à peu, on se surprend à imaginer les salles d’asiles auxquelles chacun a pu être confronté. On se questionne alors : peut-être que ceux qui nous semblent fous habitent un monde parallèle dans lequel ils jouent les plus grands drames de la langue française ? Doucement, l’imaginaire se créé.
Enfin, la pièce débute. Montfleury (Jean-François Lapalus) monte sur une scène faite de tables en formica. Tous autour s’amusent et parient pour savoir si Cyrano viendra interrompre la représentation, ce qu’il fait. Torreton une fois debout efface les autres tant il rayonne, tant son incarnation est pleine de force et de justesse. La transposition dans ce monde en blouse blanche où lui est habillé dans un vieux survêtement Sergio Tachini n’empêche pas le texte d’être limpide et particulièrement bien dit. Rostand est l’un des ancêtres de Pagnol et Audiard en matière de textes imagés.
Bien que l’épée soit remplacée par un fer à repasser et que la scène du balcon devienne une conversation Skype, la dramaturgie est très respectueuse des situations rostandiennes : toutes existent et aucune ne perd en force. Celles-ci sont soutenues dans une mise en scène volontairement déséquilibrée qui met particulièrement en valeur le héros et son nez, au détriment des personnages secondaires. L’organe de Cyrano parle, il est le prolongement parfait de l’acteur. De profil, il accuse, de face, il touche, de dos, il nous manque. Seule Roxanne (Maud Wyler) trouve sa place au-devant de la scène. C’est elle qui rend le Gascon tout chose, plus faible, en un mot amoureux. Monde moderne et monde baroque se confondent lorsqu’on vit cette situation douloureuse d’un amour par procuration.
L’enfermement dans le monde psychiatrique renforce d’autant plus le climat de tristesse de la situation dans laquelle se trouve Cyrano. Cet homme seul, bon et courageux cloisonné dans sa laideur avec ce nez qui « d’un quart d’heure pourtant [le] précède », vit dans un monde imaginaire. Le drame gagne en noirceur et la vie de cet homme fou en devient profondément désespérante, après une scène finale grandiose, on sort du spectacle bouleversé.
Pratique : Cyrano de Bergerac, jusqu’au 28 juin au théâtre de l’Odéon (6e arrondissement). Horaires et réservations sur www.theatre-odeon.eu et par téléphone au 01 44 85 40 40.
Un Macbeth total
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Suivant le succès unanime des Naufragés du fol espoir, d’après Jules Verne, Ariane Mnouchkine revient à un immense classique : Macbeth de Shakespeare. En ce 450e anniversaire de la mort du dramaturge anglais, elle fait de ce monument de l’art dramatique ce qu’il est : un grand spectacle, presque « total ».
L’immense foyer du théâtre du Soleil est orné d’une multitude d’images reprenant l’iconographie que cette pièce a connue dans le monde depuis sa création. Sur les murs sont peints des affiches de films, des frontispices d’éditions originales, des annonces de spectacles en anglais, russe ou arabe… Un immense portrait de Shakespeare décore le fond du hangar. Le son des rossignols et quelques notes de musique baroque complètent cette ambiance enchanteresse dans laquelle est immédiatement plongé le spectateur.
Une magie se créé lorsqu’on se rend dans ce lieu mythique du théâtre contemporain. Comme à son habitude, Ariane Mnouchkine contrôle les tickets, veille sur chacun, les acteurs et le public, elle est le liant qui créé l’unité nécessaire pour entrer pleinement dans le monde qu’elle dessine pour tous. Le temps d’une soirée, le visiteur se sent, lui aussi, intégré à la troupe.
Enfin, on finit par s’installer sur les gradins, face à l’immense plateau. Prêt pour un voyage de quatre heures dans les profondeurs de l’âme humaine. Un parcours mouvementé, dense, rythmé par les changements de décor (des acteurs à part entière !) et les effets de foules permanents, mais virtuose : Mnouchkine fait ce qu’elle veut du temps, il est long quand l’action le demande, bref lorsque cela est nécessaire. Il difficile d’en décrire les sensations ressenties. Il faudrait tout raconter ou bien se taire. On saluera la beauté de la scénographie, l’intelligence de la musique et l’incarnation presque surnaturelle des acteurs.
Il suffit de savoir que tous les éléments qui composent le spectacle convergent pour la création d’un immense conte. Allégorie de nos êtres, à travers Macbeth chacun visite son côté sombre. Les questions du drame restent universelles. On est ce couple fou mais admirable qui s’enfonce dans la folie la plus noire.
La chute, cette longue chute dans laquelle on sombre est effrayante. Mais pour y tomber, on a la chance d’être accompagné par le Soleil lui-même, et après l’atterrissage, on ne demande qu’à redécoller.
Pratique : Macbeth de Shakespeare, actuellement au théâtre du Soleil (Cartoucherie de Vincennes, 12e). Horaires et réservations sur www.theatre-du-soleil.fr et par téléphone au 01 43 74 24 08.