[Théâtre] Une Mouette qui nous prend au vol et s’abat sur nous
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Le Théâtre de la Bastille accueille La Mouette, une pièce de Tchekhov mise en scène par Thibault Perrenoud, qui nous en offre une version décapante, saisissante de réalité et toujours en prise avec l’actualité.
Dans la pièce de Tchekhov, la mouette n’est autre que Nina, une jeune femme qui va périr d’amour. D’abord aimée de Constant qui lui écrit une pièce, la jeune actrice qu’elle est va s’enfouir avec l’amant de la mère de celui qui l’aime et qui lui abattra une mouette. Comme d’habitude chez Tchekhov, tous sont tourmentés, se cherchent, fuient mais reviennent confrontés à ce qu’ils sont. Dans la mise en scène signée par Thibault Perrenoud, les personnages sont ceux de Tchekhov mais comme actualisés, transposés à aujourd’hui et nos vies. Dès leur entrée sur un plateau où le public est installé dans un système en quadri-frontal, ils se révèlent proches de nous, ils jouent des sentiments que l’on connaît tous, ils sont assis parmi nous et dans une temporalité qui nous échappe tant cette pièce ainsi montée s’impose comme une évidence, on est balloté d’émotion en émotion, de la détresse de chacun à la mort annoncée de l’un d’eux.
Même s’il prend des risques avec le texte original, le metteur en scène crée un spectacle épuré, marqué par des fulgurances qui nous heurtent en plein vol si bien que l’âme de Tchekhov plane toujours au-dessus de nous, et ce malgré le choix d’un franc-parler déroutant au départ. Là où Thibault Perrenoud comme sa troupe d’acteurs excellent, c’est aussi dans ce qui n’est pas dit mais que l’on voit ou que l’on entend quand même. Car entre les répliques ou pendant, les situations semblent se vivre « pour de vrai », toujours il se passe des choses hors-scène, et toujours les frustrations de chacun – amoureuses ou artistiques – sont prégnantes.
En deux heures à peine, on éprouve les vies des personnages, leurs difficiles relations entre eux et avec le monde qu’il faut habiter. Par de multiples clins d’œil intelligents à notre actualité, le chômage, l’écologie, le terrorisme, le metteur en scène nous achève et montre qu’avec peu de choses il reconstitue tout un monde et un tissu social qui nous interpellent. Et plus le temps passe, plus comme cette mouette abattue, spectatrice constante abandonnée en bord de plateau, on y laisse quelques plumes.
[Opéra] Billy Budd au Teatro Real, éclatante plongée dans les abîmes du mâle
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À l’occasion de son bicentenaire, le Teatro Real de Madrid accueille une création événement coproduite par l’Opéra de Paris (qui devrait donc la présenter pour la saison 2018-2019) : Billy Budd. Cet opéra en deux actes composé par Benjamin Britten, dont le livret est de Edward Morgan Forster et Eric Crozier, est l’adaptation du roman homonyme d’Herman Melville, aujourd’hui mis en scène de façon monumentale par Deborah Warner.
Enrôlé de force sur le navire de guerre « L’Indomptable », contre la France à la fin du XVIIIe siècle, William Budd est un jeune marin qui fascine par sa beauté et son éclat, pourtant le capitaine d’armes John Claggart souhaite le voir disparaître. Accusé à tort de préparer une mutinerie à bord du vaisseau et d’incarner l’esprit révolutionnaire qui secoue la France, alors grande ennemie de l’Angleterre, Billy Budd est fatalement condamné, et pendu.
Si l’issue tragique de cet opéra est donnée dès la première scène, Deborah Warner parvient à créer une ambiance dignement grandiose où tout y est sombre et haletant. Du calme renforcé par le dépouillement de la scène aux tumultes des échanges entre William Budd et le maître d’armes : une vague inquiétante prend corps grâce aux nombreux choristes présents, se mouvant toujours en harmonie, déploiement visuel d’une mer capricieuse. Tels une seule onde tous les hommes de cet opéra, caractérisé par l’absence totale de femme, donnent des frissons, que ce soit par la force tranquille qu’ils représentent constamment ou par la grave puissance de leurs voix qui n’en est qu’une, celle de Billy.
Grâce à d’incroyables possibilités techniques, la metteure en scène crée un espace cerclé de cordes et de lignes d’eau, marqué par une structure en bois imposante qui bouge au gré des remous de la mer, et de la foule d’hommes qu’elle supporte – plus de 90 figurants et chanteurs. L’esthétique proposée par Deborah Warner donne finalement une lecture classique de cet opéra, dont elle parvient à saisir toutes les tensions, aussi admirablement portées par la distribution des rôles et soutenues par la direction musicale d’Ivor Bolton. On ressort notamment marqué par la prestation de Jacques Imbrailo (Billy Budd), mais surtout par celle de Brindley Sherratt, le maître d’armes à la voix de basse saisissante.
Deborah Warner offre un noble retour au Teatro Real, qui parvient à s’affirmer sur la scène européenne par cette coproduction, renforçant l’attente de sa création en mai prochain : Le Testament de Marie, de l’irlandais Colm Tóibín, avec Dominique Blanc au Théâtre de l’Odéon.
Billy Budd, de Benjamin Britten, livret d’Edward Morgan Forster et Eric Crozier, d’après Herman Melville, direction musicale Ivor Bolton, mise en scène Deborah Warner. Production du Teatro Real, coproduction avec l’Opéra National de Paris. Durée : 3h15 (avec entracte). Jusqu’au 28 février à Madrid. Plus d’informations ici : http://www.teatro-real.com/
[Critique-Théâtre] « Aigle à deux têtes » pour acteurs sans direction
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« L’Aigle à deux têtes » nous fait prendre le chemin du Théâtre Le Ranelagh d’abord pour l’affiche : Alexis Moncorgé y tient l’un des principaux rôles. Mais le lauréat 2016 du Molière de la Révélation masculine (justement remporté pour « Amok ») se retrouve fauché dans son envol, empêtré dans un spectacle où ni son talent, ni celui des autres acteurs, n’ont de place pour s’exprimer.
Quelle idée de ressortir ce drame médiévo-socialo-romantique de Jean Cocteau, monté sur mesure pour un Jean Marais au sommet de sa gloire (on est en 1949) ? Cette intrigue, très librement inspirée de la mort du roi Louis II de Bavière, montre la rencontre improbable entre la veuve du roi (Delphine Depardieu) et un poète anarchiste qui cherche à l’assassiner (Alexis Moncorgé). L’un comme l’autre se redonneront goût à la vie pour mourir en même temps, évidemment.
Pour ne rien arranger à l’ennui de cette histoire, les acteurs la jouent – on l’imagine ! – comme à sa création : dans un premier degré inouï de candeur dégoulinante. La mise en scène d’Issame Chayle ne permet aucune distance : l’histoire se déroulant dans un château du XIXe siècle, les costumes, les draperies, l’éclairage à la torche, tout est là « pour faire comme ». Aucune réflexion sur l’intériorité des personnages ne vient donner de corps à l’œuvre. Et pourtant, cet orage fracassant que l’on entend au début de la pièce, n’est-il pas une image des sentiments qui habitent la reine ? Rendu ici trop visible, il perd toute sa force, une évidence qui s’affirme tout au long du spectacle. L’étrangeté n’est qu’artifice lumineux, aucun personnage ne l’incarne.
N’oublions pas que deux personnes que tout sépare socialement, qui s’aiment à la folie et qui connaissent une histoire dramatique, cela peut donner « Roméo et Juliette » mais aussi « Titanic ». Malheureusement, sur le baromètre de la niaiserie, « L’Aigle à Deux têtes » ferait passer le film de James Cameron pour une réflexion complexe sur la relation homme-femme.
« L’Aigle à deux têtes », de Jean Cocteau, mise en scène d’Issame Chayle, avec Delphine Depardieu et Alexis Moncorgé (Molière de la Révélation Masculine 2016), François Nambot, Julien Urrutia, Salomé Villiers, actuellement au Théâtre Le Ranelagh, 5 rue des Vignes, 75016 Paris. Durée : 1h40. Plus d’informations ici : www.theatre-ranelagh.com
[Théâtre] Irina Brook veut faire « voyager ceux qui ne bougent pas »
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À la tête du Théâtre National de Nice depuis 2014, menant des projets tel que « Réveillons-nous », festival écologiste depuis 2015, dirigeant des mises en scène de textes comme « Terre Noire » ou « ? » de Stefano Massini, « Lampedusa Beach » de Lina Prosa, Irina Brook est l’une des femmes de théâtre à placer très ouvertement le mot « écologie » au cœur de ses projets. Le terme est pris dans sons sens large : humanité, programme social, respect de la nature et donc des êtres. La franchise de son projet va avec l’urgence d’une prise de conscience globale à l’échelle de la planète, un travail au quotidien à sa hauteur.
Irina Brook a régulièrement assumé une conscience écologiste arrivée sur le tard, au fil de lectures. En parallèle de la Cop21, durant la saison 2015-2016, elle lançait « Réveillons-nous », ce festival aux formes multiples qui fait du théâtre un lieu où construire une pensée plus verte, plus à l’écoute du monde qui l’entoure. Durant cette première édition, elle avait accueilli la créations « Les Glaciers grondants », fable de David Lescot, mais aussi l’avant-première du film qui a depuis créé l’événement, « Demain », pour un public curieux et néanmoins nombreux.
Les questions sur les rapports nord/sud transparaissent évidemment dans son travail de metteure en scène, avec « Lampedusa Beach », pièce sur l’émigration tragique d’une africaine pour l’Italie, mais surtout avec « Terre Noire ». Cette pièce de Stefano Massini montre le combat de petits paysans contre la « Earth Corporation » – avatar transparent de Monsanto – afin de pouvoir reprendre le droit de cultiver durablement leurs terres. Dans un très beau décor, où le jeu sur la transparence laisse entrevoir en fond de scène quelques carcasses de machines jonchant des terres souillées, la sagesse simple mais essentielle se laisse entendre. A la question d’un paysan à son fils, « qui travaille le plus à nous nourrir ? », la réponse est l’évidence même : « la terre », et pourtant, on ne la respecte pas. Le couple de paysans est porté par un duo très touchant incarné par Babetida Sadjo et Pitcho Womba Konga, et le combat entre les avocats Romane Bohringer et Hippolyte Girardot ne manque pas de cynisme. Sur des questions capitales, « Terre Noire » est un drame haletant, intense. Certains y verront de la naïveté, nous préférons y voir une fibre positive, un cri d’espoir frontal qu’il faut faire entendre jusqu’à ce que les choses changent.
La metteure en scène a coupé dans le texte de Massini pour donner à la pièce un aspect universel, « cette histoire une parmi des milliers d’histoires similaires ». Afin d’en assumer l’horreur, Irina Brook projette en début de représentation des images des conséquences de la vente des graines stériles de Monsanto aux paysans indiens. 250 000 d’entre eux se sont suicidés quand ils ont pris conscience du piège qui s’était refermé sur eux. On voit les familles, les morts, les bûchers qui les consument….
Brook rêve de voir davantage de spectacles sur cette thématique. En tant que directrice de théâtre, elle dit « recevoir beaucoup de pièces contemporaines et porter de l’intérêt à certaines », tout en regrettant qu’un grand nombre ne parle que de choses qui ne l’intéressent pas : « je ne compte plus le nombre de textes reçus qui parlent, par exemple, de la vie de Modigliani », en d’autres termes, déconnectées de l’actualité.
Car si le théâtre est toujours le miroir de l’humanité, peu de pièces montrent frontalement l’agonie de la nature, selon Irina Brook. Elle dit en « avoir peu trouvées, malgré de nombreuses recherches ». Alors elle attend, espère, qu’un auteur vienne travailler au plateau avec les comédiens et elle sur des idées qu’elle conçoit : « j’aimerais qu’un auteur soit prêt à se lancer dans cette expérience commune ».
Des projets, Irina Brook en a donc quelques-uns, malgré un poste de directrice qui lui paraît parfois éreintant : « il y a quelque mois, j’ai eu envie de tout envoyer balader, mais aujourd’hui, je pense que ce serait vraiment dommage de partir du TNN avant de voir grandir toutes les graines que j’ai semées ». Elle affirme donc vouloir accomplir « au moins » son deuxième mandat, afin de continuer à « faire voyager les gens qui ne bougent pas ».
Hadrien Volle
« Terre Noire » en tournée 2017 :
Théâtre des Célestins (Lyon), du 31 janvier au 4 février,
Théâtre le Forum (Fréjus), 7 février,
Plan les Ouates, 10 février,
Théâtre CO2 (Bulle), 17 février,
Wolubilis (Bruxelles), 22 février,
Théâtre des Sablons (Neuilly sur Seine), 25 février,
Théâtre Jacques Coeur (Lattes), 3 mars,
La Criée (Marseille), 9 au 11 mars,
CC Yzeurespace (Yzeure), 14 mars,
Théâtre la Colonne (Miramas), 17 mars,
Il Funaro (Pistoia), 23 et 24 mars.
[Exposition] « Herero et Nama : le premier génocide du XXème siècle » : une exposition salutaire
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De 1904 à 1908, près de 80% du peuple herero et 50% du peuple nama furent exterminés sur les terres Namibiennes, ancienne colonie du Sud-Ouest africain allemand. Douloureuses prémices, ce génocide sera passé sous silence, foulé aux pieds pour préserver les intérêts des colons et des Blancs. Ainsi reléguée au second plan par les affres d’une Histoire marquée par deux guerres mondiales, la parole des victimes et de leurs descendants peine à rompre l’oubli. Si les années 1990 amorcent une première reconnaissance du génocide, il faudra attendre le rapatriement de crânes Herero et Nama en 2011, pour que les gouvernements namibien et allemand libèrent enfin le passé de son carcan. Pour la première fois en France, à travers un parcours riche et sensible, le Mémorial de la Shoah lève le voile sur ces événements poignants, encore méconnus du grand public.
Consacrées à la genèse du processus génocidaire, les premières salles explorent la situation complexe de la Namibie du milieu du XIXème siècle, alors qu’un climat de tensions règne entre les peuples Herero et Nama qui se partagent le centre du pays. Lorsque les missionnaires luthériens arrivent dans la colonie en 1840, le capitaine herero Oorlam Jonker Afrikaner – secondé par ses alliés Kahitjene et Tjamuaha, est parvenu à s’imposer après des années de conflits. Ainsi, cherchant à s’assurer la protection des Allemands, certains chefs herero concluent des alliances avec les missionnaires sous forme d’échanges commerciaux et diplomatiques. Mais en 1861, la mort du capitaine Afrikaner ébauche le retour progressif de la discorde avec le clan nama, porté par leur chef nommé Witbooi. C’est dans ce contexte instable qu’est proclamé le 7 août 1884, le protectorat du Sud-Ouest africain allemand.
Mais la colonisation n’apporte pas les ressources financières tant espérées par l’Allemagne, et les relations avec la population semblent se dégrader ; en effet, conscients du péril que représentent les colons, les clans jadis ennemis décident de s’unir. Les échanges épistolaires conservés par les Archives nationales de Namibie et ici exposés, traduisent ce sentiment d’insécurité devant la menace grandissante. Face à ce soulèvement imprévu, les troupes allemandes massacrent les femmes et les enfants du camp nama, alors dirigé par Witbooi : au terme d’un impitoyable bras de fer, ce dernier est obligé de céder face aux Allemands qui l’ayant soumis, le forcent à combattre à leurs côtés pour assujettir les dernières « tribus rebelles » de Namibie. La bataille achevée, les terres et le bétail deviennent la propriété exclusive des colons et les quelques survivants seront voués aux travaux forcés. La fin de l’indépendance Herero est actée, le début des exactions a sonné : les soldats allemands violent, tuent et torturent la population sans qu’aucune sanction ne soit prononcée. En 1904, tandis que les Nama tentent toujours de mener une rébellion parallèle, les Herero, lassés de ces violences, se retournent contre les infrastructures coloniales : la réplique de l’Allemagne ne se fera pas attendre.
Le général allemand Lothar von Trotha est alors envoyé dans la colonie pour rétablir l’ordre par la répression, avec pour consigne de ne faire aucun prisonnier : ainsi, les quelques Herero qui échappent aux massacres sont pourchassés dans le désert jusqu’à leur épuisement. Alors que le 3 octobre 1904, von Trotha ordonne la destruction systématique des Herero, les troupes allemandes sont elles aussi éreintées par les combats : poussés par la peur et l’aversion raciale, les soldats se livrent à l’extermination des civils. Poursuivant son entreprise génocidaire, von Trotha menace de réserver le même sort au peuple nama : dès lors, le mois de mars 1906 signe l’abandon forcé des derniers combattants et amorce les déportations au camp de concentration Shark Island.
Femmes et jeunes filles y sont continuellement violées, l’état sanitaire est déplorable, maltraitance et malnutrition sont le lot quotidien des prisonniers qui succombent à une vitesse foudroyante. Si les photographies présentées par l’exposition mettent en lumière l’organisation des camps et le traitement réservé aux prisonniers, elles dévoilent un aspect plus sombre encore : mis en place par les Allemands, le système concentrationnaire leur permet de collecter des crânes à des fins anthropologiques et de se livrer à des comparaisons raciales, où l’excuse scientifique cautionne les dérives racistes.
Enfin, la guerre s’achève en mars 1907, mais les camps resteront opérationnels jusqu’en 1908. Pourtant, lors de leur fermeture, les autorités coloniales appréhendent les représailles des rescapés et décident de ne pas les libérer : déportés au Cameroun dans une autre colonie allemande, ils finiront par mourir d’infections ou d’épuisement.
Portée par de nombreux documents d’archives, des médiums variés et une muséographie sobre, cette exposition salutaire éclaire doublement l’histoire passée et présente d’une Namibie, dont l’indépendance s’est construire sur le souvenir des disparus et l’espoir de réparations. La limpidité du propos et la dureté du constat qui s’impose, agissent comme un coup de poignard. Incisif, percutant, le parcours interroge les responsabilités multiples : celle des persécuteurs d’abord, alors que le gouvernement allemand s’apprête à formuler des excuses officielles ; la nôtre ensuite, quant à l’importance d’un devoir mémoriel, comme pour conjurer ces paroles de Roland Dorgelès : « On oubliera. […] Et tous les morts mourront pour la deuxième fois. »
Alors, ces quelques mots de visiteurs inscrits dans le livre d’or, concluent peut-être mieux qu’un long discours : « Pour cette exposition nécessaire, merci. »
Thaïs Bihour
« Le premier génocide du XXème siècle : Herero et Nama dans le Sud-Ouest africain allemand, 1904-1908 » – L’exposition se tient jusqu’au 12 mars 2017 au Mémorial de la Shoah. Plus d’informations sur http://www.memorialdelashoah.org/
[Exposition] « Arnold Schönberg. Peindre l’âme » à la lumière de la musique
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A l’aube du XXe siècle, alors que souffle sur Vienne un vent de renouveau artistique, Arnold Schönberg, autodidacte en tout, complète son métier de compositeur d’une autre pratique artistique : la peinture. Composée principalement d’autoportraits, c’est cette production picturale qui fait aujourd’hui l’objet d’une exposition au MahJ. Pour accompagner ces autoportraits, Jean-Louis Andral et Fanny Schulmann proposent une sélection de plus de deux cent cinquante œuvres de toute sorte qui illustrent la grande diversité de la production de ce créateur juif-protestant.
Suite à une première salle tapissée de portraits de Schönberg et de son entourage, le visiteur pénètre dans l’univers de l’artiste où sont juxtaposés affiches de concerts, croquis du compositeur, autoportraits et coupures de presse. L’espace ouvert laisse apercevoir de grandes toiles de Kandinsky dont on comprend par la suite le lien avec les travaux du compositeur. En effet, quel meilleur pendant à l’atonalité musicale que l’abstraction picturale. Cette analogie est relevée par Kandinsky qui écrira le 18 janvier 1911 à Schönberg : « […] nos aspirations et notre façon de penser et de sentir ont tant en commun que je me permets de vous exprimer ma sympathie. ».
Alors commence une relation de travail mise en lumière tout au long de l’exposition. A la recherche perpétuelle d’un art total, les deux artistes, l’un compositeur, l’autre peintre, s’essayent au médium de l’un et de l’autre. C’est dans ses opéras que Schönberg réalise au mieux cette fusion des arts intelligemment mise en valeur au cœur de l’exposition par une présentation complète des carnets de travail du compositeur, ponctuée de croquis, flanquée des partitions et surmontée de petites aquarelles prévoyant la mise en scène.
L’étalage des différents éléments de travail est particulièrement intéressant pour saisir la pensée du créateur, d’autant que ces travaux préliminaires sont augmentés de la projection d’extraits de ces mêmes opéras. Créateur jusque dans les loisirs, il applique son imagination à décorer des jeux de cartes et va jusqu’à inventer un « jeu d’échecs » qui, par ses règles, rappelle le fonctionnement de la dodécaphonie dont il est le théoricien. Les autoportraits qui clôturent l’exposition sont attendus depuis le début, annoncés par le titre autant que par l’affiche, ils constituent le dernier pan de l’Œuvre de Schönberg. Psychanalyse imagée, ces visages, ces yeux, ces profils saisissent par leur nombre et leurs regards, peut-être qu’ils auraient pu être présentés d’emblée, afin de mieux saisir la profondeur du personnage.
A travers cette rétrospective au parcours dédalique, sans chronologie affirmée, le visiteur découvre un homme brillant aux compétences multiples, qui, bien que l’on connaisse le visage de par les nombreux autoportraits, garde une aura de mystère.
« Arnold Schönberg. Peindre l’âme » jusqu’au 29 janvier 2017 au musée d’art et d’histoire du Judaïsme, Hôtel de Saint-Aignan, 71, rue du Temple, 75003 Paris. Plus d’informations : https://www.mahj.org/
[Exposition] « MMM. Matthieu Chedid rencontre Martin Parr » : les images prennent du son
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Lors de l’édition 2015 des Rencontres d’Arles, Sam Stourdzé, directeur du festival, invite le photographe britannique Martin Parr à intervenir. Plutôt que d’organiser une rétrospective au sens classique du terme, le directeur et le photographe décident de proposer un projet sur lequel ils travaillent depuis plus de deux ans avec un autre artiste, le chanteur Matthieu Chedid. C’est de ce projet longuement muri qu’est née l’exposition « MMM », présentée pour la première fois dans l’église des Frères Prêcheurs à Arles, et aujourd’hui visible à la Cité de la musique à Paris.
En contournant une paroi sur laquelle figurent les diverses informations relatives à l’exposition, on pénètre dans un espace sombre où se fait entendre une mélodie inconnue qui emplie la pièce au fur et à mesure que l’on s’y aventure. Sur les murs noirs jaillissent des images qui défilent rapidement, laissant voir des foules qui se pressent à la plage, au musée, dans la rue, pour toujours plus de divertissement. Face à ce diaporama, des chaises longues sur lesquelles sont imprimées des images de baigneurs qui se prélassent au soleil invitent le visiteur à les imiter pour mieux profiter des photographies projetées. Associant le Synthétiseur de Matthieu Chedid et la série « Busy – Plein » de Martin Parr, cette première installation annonce d’emblée la nature de l’exposition qui suit. L’immersion y est totale, dans cet espace sombre où seuls le son et les images nous guident. Sans ordre, sans cartels, le lieu est pensé pour donner une liberté absolue au spectateur qui se laisse surprendre par les œuvres qui l’entourent. Les images de Martin Parr sont présentées sous de nombreuses formes, du diaporama thématique à la série de photographies argentiques, en passant par un papier-peint fait de cadavres exquis ou encore les transats « humains » aux airs surréalistes. Chaque ensemble est enrichi d’une piste sonore qui lui est propre, signalée par un néon qui s’intitule Célesta, Voix, Guitare électrique imitant l’écriture du chanteur.
Née de la rencontre incongrue entre un photographe britannique reconnu sur la scène internationale et un chanteur français de renom, cette exposition est une réussite. Elle permet de redécouvrir les clichés acerbes de Martin Parr qui prennent vie sous les « mélodies » de Matthieu Chedid. Certains regretteront une exposition trop petite, mais c’est qu’il faut prendre le temps de s’imprégner de chacune des installations toutes plus riches les unes que les autres.
« MMM. Matthieu Chedid rencontre Martin Parr », jusqu’au 29 janvier 2017 à la Cité de la musique, 221, avenue Jean-Jaurès 75019 Paris. Tarif : 5,50€ tarif réduit, 7€ plein tarif. Plus d’informations ici : http://philharmoniedeparis.fr
[Théâtre] Juste la fin du monde au Théâtre de Verre
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En avril dernier, Victoria Sitjà nous avait éblouis pour sa mise en scène des « Trois Sœurs » de Tchekhov, et sa capacité remarquable à créer, sans moyens, de très belles images. Elle nous a marqué également par son idée d’aborder les questions de l’héritage et de la nostalgie à travers une trilogie composée à partir d’auteurs et de messages différents. Pour continuer ce travail, elle a mis en scène « Juste la fin du monde », de Jean-Luc Lagarce, s’inscrivant ainsi autant qu’elle se détache de l’actualité autour de cette pièce.
« Je décidais de retourner les voir, revenir sur mes pas, aller sur mes traces et faire le voyage », dès les premiers mots de Louis, la question de l’héritage chère à Victoria Sitjà est palpable. On ne cesse jamais de découvrir sa propre famille. À chaque retour chez soi, qui ne se rend pas compte que ces personnes qui nous élèvent ne nous connaissent finalement que peu ?
Le dispositif bifrontal, qui place toute l’action sur la longueur, bien que nous offrant l’excitante position de voyeur, ne porte pas toujours ses fruits dans les effets attendus par le spectateur. Parfois, la famille autour de Louis apparaît telle une brochette, figée, comme tenue par un pique. Une lecture carnassière de l’origine de Louis ? Ce parti pris souligne néanmoins la solitude évidente d’un héros isolé de par le regard de sa propre famille. À plusieurs reprises, le rythme des scènes le laisse à l’écart, en quelques échanges, il se retrouve seul si bien que les glissements vers les monologues se font avec fluidité. Autour de lui, les mots fusent, ils sont coupés, mâchés, débités, le dire des autres personnages crée une musique qui assaille, surcharge les épaules de Louis qui est le seul à parler posément. La mise en scène concoure toujours à renforcer cet effet. Dès que Louis est en famille, les lumières clignotent, les scènes s’enchaînent de même que le choix des musiques effectués par Victoria Sitjà qui nous donne à voir des images spectaculaires allant directement contraster avec les moments de solitude du héros qui, pour autant, sont particulièrement esthétiques. On se souvient par exemple de la famille qui, d’une marche synchronisée, soulève l’estrade depuis laquelle Louis déclame ses souffrances, annonçant le cortège funèbre prochain. À plusieurs reprises, la jeune metteure en scène réussit à nous saisir par ses tableaux devançant le texte et défiant l’action à venir.
On est marqué par le jeu classique d’Alexandre Risso (Louis), il contraste avec une Suzanne touchante, sincère, dont le rôle nous rappelle celui de Macha dans les « Trois Sœurs » où la comédienne s’était déjà illustrée. Mais la plus marquante, celle qui le mieux « cherche la vérité de son personnage, et arpente la réalité onirique de la représentation qu’elle crée », pour reprendre les mots de Krystian Lupa, reste la mère, vécue plus qu’incarnée par Dorothée Le Troadec, si jeune mais évoquant pourtant tant d’expérience, elle marque l’ensemble de la troupe par la puissance de son talent.
Par les contrastes dans le jeu et la plus grande simplicité de la mise en scène « Juste la fin du monde » marque une étape, certes moins aboutie que « Les Trois Sœurs », mais qui trouve une logique dans le travail en cours de Victoria Sitjà. Une étape qui accroit notre désir de découvrir cette trilogie dans son ensemble.
« Juste la fin du monde », de Jean-Luc Lagarce, mise en scène Victoria Sitjà, au Théâtre de Verre en décembre 2016.
[Exposition] « L’enfer selon Rodin », ou l’antre de la liberté créatrice
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Au cœur des jardins du musée Rodin, trône une sculpture aussi énigmatique que grandiose : la Porte de l’Enfer, ce chef-d’œuvre à l’histoire mouvementée, révélant la vitalité artistique de son créateur, son talent et son savoir. D’une esthétique à la fois sensible et brutale, elle dévoile aussi les angoisses d’un artiste qui ne se résoudra jamais à terminer ses œuvres. Cette exposition retrace avec force le processus créatif d’une célèbre porte vouée à rester close, et nous plonge au cœur de la damnation : un enfer dont on ressort subjugué.
Tout débute sur un doux parfum de scandale. Nous sommes en 1877, lorsque Rodin expose sa sculpture de l’Age d’Airain. A sa vue, c’est l’esclandre : l’artiste aurait moulé son œuvre sur le motif, ou pire encore selon la rumeur, sur un cadavre. Et de polémiques en justifications pour rétablir la vérité, s’amorce la carrière de Rodin.
En 1880, le sous-secrétaire d’Etat aux Beaux-arts – Edmond Turquet, commande à l’artiste pour le futur musée des Arts décoratifs de Paris, une porte ornementale inspirée de la Divine Comédie de Dante Alighieri. Rodin s’implique avec passion dans ce projet, s’adonne à une lecture rigoureuse du texte dantesque et matérialise ses idées par le biais de dessins et de modelages préparatoires. L’exposition met bien en lumière cette exaltation, en présentant une belle diversité de maquettes et d’études ; autant de pièces situées à la genèse de l’œuvre et qui permettent de saisir la complexité de son évolution.
En effet, à l’ébauche du projet, Rodin souhaite structurer sa composition autour des figures du Penseur, d’Ugolin et de Paolo et Francesca ; pourtant, pris dans un mouvement perpétuel de création, il porte son attention sur le travail du sculpteur Jean-Baptiste Carpeaux. L’inspiration est palpable, l’évolution est saisissante : Rodin modifie totalement l’aspect initial du groupe sculpté d’Ugolin et ses enfants. Reprenant l’un des épisodes les plus sombres de la Divine Comédie, il mue cet homme en une bête rampante qui, torturée par la faim, dévorera la chair de ses propres fils. Ces modifications déstabilisent l’harmonie de la Porte de l’Enfer, et poussent sans cesse l’artiste à la réinterprétation : Rodin est un artiste du vivant, dont la sensibilité touche profondément quiconque se confronte à son œuvre.
La scénographie renforce ce parti pris empathique : dès la deuxième salle, une alcôve est aménagée ; cerné par ces esquisses de personnages damnés, on est au cœur des cercles de l’Enfer. Pourtant, les péchés et châtiments qui s’animent sous les crayons de Rodin, restent une variation libre de la Divine Comédie : le texte de Dante est ici prétexte à l’acte créateur.
Le discours scientifique porté par cette exposition – didactique et bien documenté, révèle d’ailleurs cette capacité de l’artiste à dépasser les frontières littéraires pour donner à ses œuvres, une individualité certaine. Les maudits de Rodin, prisonniers de leur supplice, tendent à l’universalité des émotions humaines.
A leur vue, comment ne pas penser au brillant ouvrage de David Le Breton sur l’Anthropologie de la douleur, lorsqu’il écrit : « La douleur est un moment de l’existence où se scelle pour l’individu l’impression que son corps est autre que lui. Une dualité insurmontable et intolérable l’enferme dans une chair rebelle qui le contraint à une souffrance dont il est le propre creuset. Si la joie est expansion, élargissement de la relation au monde, la douleur est accaparement, intériorité, fermeture, détachement de tout ce qui n’est pas elle.**» Et dans ces damnés combattant des serpents, dans ces fautifs accablés par le poids des sentiments, c’est nous-mêmes que nous voyons.
Et plus la Porte de l’Enfer évolue sous les mains du sculpteur, plus elle s’émancipe de son sujet originel : les Fleurs du Mal de Baudelaire deviennent une source d’inspiration nouvelle, imposant une dimension érotique de plus en plus palpable. Dans un jeu de miroir et d’influence, Rodin illustrera à la demande de Paul Gallimard, un exemplaire du recueil baudelairien. Pourtant, il n’orne pas la totalité des poèmes et ne cherche pas la parfaite concordance entre texte et dessin : il choisit simplement le vers qui lui provoquera l’émoi le plus fort.
Rodin, c’est l’incarnation même de la liberté créatrice, rarement là où on pourrait l’attendre ; et cela se ressent tout au long du parcours. Ainsi, quinze années se sont écoulées depuis le projet initial pour les Arts décoratifs : la Porte de l’Enfer est devenue par la force des choses, une œuvre autonome qui manifeste en filigrane, l’angoisse perpétuelle de l’artiste à considérer ses œuvres comme achevées.
En pleine gloire, Rodin souhaite dévoiler sa sculpture au public lors de l’exposition universelle de 1900 ; mais ce qu’il expose est une Porte de l’Enfer mise à nue, dont la plupart des éléments décoratifs ont été ôtés. Beaucoup d’interrogations se posent encore sur les raisons de ce choix ; et si l’exposition n’apporte pas de réponse, elle opère une mise au point nécessaire : cette version de la porte fut souvent qualifiée d’œuvre préfigurant l’abstraction, mais il n’en est rien. Rodin est l’artiste même du corps, il s’attaque à la chair et à la corporalité de l’âme ; lui conférer une dimension abstraite serait un malheureux contresens.
Et quittant l’exposition comme on s’échapperait de l’enfer, on en ressort haletant, avec l’envie d’y plonger à nouveau.
** Le Breton David, Anthropologie de la douleur, Paris, Métailié, 1995, p. 24.
Thaïs Bihour
« L’enfer selon Rodin » – L’exposition se tient jusqu’au 22 janvier 2017 au Musée Rodin. Plus d’informations sur http://www.musee-rodin.fr/
[Critique-Théâtre] Letter to a Man : Nijinski incarné par Baryshnikov, deux légendes de la danse en une
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À l’espace Pierre Cardin (occupé par le Théâtre de la Ville), Bob Wilson met en scène le Journal de Vaslav Nijinski (1889-1950). Danseur légendaire incarné par lafigure mythique de la danse : Mikhail Baryshnikov. Une interprétation onirique autant jouée que dansée, véritable immersion dans le génie et la folie d’un artiste hors norme.
Dans une ambiance propre à Bob Wilson, à savoir un visage peint en blanc pour Baryshnikov et une esthétique élégante, froide, où les lumières rythment les scènes et sculptent l’espace, le journal intime de Vaslav Nijinski se dit, se danse et se mime. Derrière une rampe de cabaret, Baryshnikov n’applique pas une chorégraphie stricto sensu. Il est souvent assis ou une chaise à la main pour rappeler cette fameuse chaise que Nijinski détruisit en public de son vivant alors qu’il plongeait dans la souffrance et la folie. Sa silhouette fascine… Baryshnikov a des gestes fluides et précis, ceux d’un corps qui ne semble pas vieillir. Le danseur, âgé de 68 ans, nous hypnotise d’autant plus que le fond sonore incessant qui l’accompagne crée une ambiance étrange et magique.
Dans son journal écrit en à peine deux mois, Nijinski dialogue avec son moi intérieur traversé par des questions sur la guerre, le pacifisme, Dieu ou la paternité, et toutes ces tensions sont menées d’un pas de maître par Baryshnikov. Touchant et tout à la fois angoissant, Nijinski est aussi esquissé par des moments de danse qui l’ont rendu célèbre pour une performance impeccable où la folie et l’isolement du danseur trouvent un écrin sonore inépuisable.
Jusqu’au dernier instant Baryshnikov est saisissant par son charme qui laisse, certes, peu de place au confort, et qui nous ferait presque oublier le texte tant le monde visuel recréé par Wilson nous captive.
Letter to a man, d’après le Journal de Nijinski, mise en scène Robert Wilson, avec Mikhail Baryshnikov, jusqu’au 21 janvier 2017 au Théâtre de la Ville – Espace Cardin, 1, avenue Gabriel, 75008 Paris. Durée : 1h10. Plus d’informations ici : http://www.theatredelaville-paris.com/
Une histoire des illuminations publiques et privées de 1790 à 2016
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« Paris entier brille d’une nouvelle illumination (…) et la ville est encore magnifiquement illuminée », cette remarque si actuelle est pourtant du député Cabet, qui en 1845 évoque une fête de 1790. Devenu ordinaire, garanti par la ville, en 2016 à Paris, l’éclairage public ne nous surprend plus sinon pendant les périodes de fêtes, où l’on admire les façades des Grands Magasins et où l’on arpente les Champs-Élysées que l’on ne fréquente pourtant guère le reste de l’année…
Associée à la célébration, l’illumination, d’usage public ou privé, est désormais liée à Noël et plus généralement à décembre sans que l’on ne sache vraiment pourquoi. D’un autre côté, peut-on dater Noël tel que nous le fêtons aujourd’hui ? Alain Cabantous et François Walter dans leur ouvrage Noël : une si longue histoire (2016) esquissent des pistes pour répondre à cette question.
Les débuts de l’électricité
Aujourd’hui devenu rituel obligé, le sapin et les décorations (notamment en Europe et aux Etats-Unis depuis la fin du XIXème siècle), marquent Noël, une fête qui date pourtant de l’antiquité romaine ! Depuis quand ? Le sapin serait entré dans l’espace public dès le XVème siècle, et dans l’espace privé à la fin du XVIIIème. En cette même fin de siècle, Paris devient la « ville-lumière » : le temps de grandes fêtes, des rues entières se parent de décorations lumineuses qui ressemblent davantage aux décorations des siècles à venir qu’à celles du siècle passé, notamment de celles des fêtes royales de Versailles. Avant de parler de Noël, il faut faire un détour par la lumière…
Une gravure d’un dessin d’Armand Parfait Prieur montre par exemple des fêtes et lumières aux Champs-Élysées le 18 juillet 1790, date où le roi Louis XVI prête serment et accepte la Constitution, un jour particulier « où l’on se réunit spontanément au milieu d’une illumination spontanée et générale ».
La fin du XVIIIème siècle, qui correspond aussi à l’arrivée de l’éclairage dans des lieux très fréquentés comme les jardins ou les promenades publiques marque un tournant vers la démocratie. En effet, la lumière adopte des fonctions symboliques particulières : on ne saurait s’intéresser à l’histoire des illuminations de Noël sans évoquer la place que l’éclairage et l’électricité vont progressivement prendre dans les espaces de vie de chacun.
Simone Delattre, dans Les Douze Heures noires : La nuit à Paris au XIXème siècle, explique ainsi que l’éclairage et l’illumination des rues vont aller de pair avec l’idée « de civilisation, de souveraineté, de démocratie, de réjouissance, de luxe, de sécurité, de salubrité, de modernité », alors que l’obscurité est associée à la subversion. Alain Cabantous, à l’origine d’ouvrages sur Noël et l’Histoire de la nuit, mais aussi Daniel Roche dans l’Histoire des choses banales, rappellent que, dès 1763, le royaume de France lance un concours auquel participe notamment Lavoisier, afin de repenser l’éclairage public. Cette initiative donnera naissance au réverbère. Gage de sûreté, la lumière évolue donc rapidement : en 1766, 7000 lanternes à bougies éclairent la ville et dès 1830, 6000 lampadaires au gaz sont installés.
Cette arrivée de l’éclairage dans l’espace urbain est suivie de près par son usage privé. Dès le XVIIIème, un goût plus affirmé de la part des parisiens pour la lumière au sein même de leur logis, et l’éclairage à gaz, « fixe et régulier », va rapidement constituer un premier pas vers les grandes avancées que va connaîtra le XIXème dans l’investissement du lieu privé.
Le glissement se fait sentir lorsqu’on regarde des peintures comme Après le bal, de Jean-François de Troy où, en 1735, la bougie est encore présente dans l’espace privé, face à l’huile sur toile de 1840 de Prosper Lafaye représentant le pianiste Zimmermann dans son intérieur au Square d’Orléans, où la bougie a disparu de l’intérieur, remplacée par un lustre de lampes à huile suspendu au milieu de la pièce.
Car avant la seconde moitié du XIXe, l’utilisation quotidienne de la lumière est encore l’apanage des bourgeois et aristocrates qui illuminent leurs hôtels particuliers, ce qui opère un premier pas entre lieu public et lieu privé puisque l’intérieur est un lieu de représentations sociales.
La lumière est une fête
C’est le quartier de l’Odéon et le Passage des Panoramas qui, en 1830, sont les premiers lieux publics à être éclairés, sortant ainsi la lumière de son luxe. La ville s’embellit et c’est par ce lent contexte d’avènement de la lumière, dont s’emparent et profitent les lieux de commerce, que l’on peut comprendre le goût pour les illuminations au moment de Noël. Pour les boutiques, la lumière est un objet de publicité efficace : elle permet d’attirer le regard, le premier appât commercial ! Elle orne les vitrines et annonce bientôt les devantures des Grands Magasins. Sous le Second Empire, sur l’actuel Boulevard Haussman, s’imposent les fêtes de nuits rendues possibles par la lumière qui leurs sont alors associées.
En 1840, la place de la Concorde et les Champs-Élysées sont embellis, les contre-allées sont enfin éclairées et Victor Mabille, célèbre pour ses bals et le bal qui porte son nom, investit dans près de cinq mille becs de gaz : la lumière devient résolument festive.
L’exposition Internationale d’électricité
Pour autant, Noël et les illuminations n’est pas encore une association évidente avant la fin du XIXème siècle. Il faut attendre l’exposition internationale d’électricité de 1881, soit deux ans après que Thomas Edison a déposé le brevet de l’ampoule électrique, pour que l’électricité devienne un vrai service universel et que celle-ci bénéficie d’un réel tremplin. Lors de l’exposition et la mise en lumière du Palais de l’électricité, plus de 800 000 personnes se pressent pour venir admirer le spectacle, pendant que près de 1000 lampes sont installées par Edison en plein Paris. Inventeur de l’ampoule, en 1880 Thomas Edison mettait au point la guirlande électrique de Noël en 1882. La première guirlande de Noël est commercialisée en 1884, et les illuminations de Noël entrent dans l’histoire pour devenir une tradition. Si la guirlande illuminée se popularise d’abord aux États-Unis, qu’en est-il du sapin ?
Le sapin, cet illuminé
Martin Luther (1483-1546) aurait eu l’idée de décorer un sapin, l’arbre qui symbolise la vie éternelle parce qu’il est toujours vert, avec des bougies. Ce qui symbolisait alors la lumière du Christ avec au sommet, une étoile rappelant l’étoile de Bethléem qui avait conduit les rois mages jusqu’au lieu de la naissance de Jésus. Et avant les bougies, les dictionnaires du XIXème siècle évoquent le fait que l’on décorait les maisons avec des branches, et les sapins avec des bonbons ou des petits jouets pour les enfants.
Ensuite, on raconte qu’en 1738, Marie Leszczynska, mariée à Louis XV, aurait fait installer un sapin à Versailles. Il faut attendre près de 100 ans pour en entendre de nouveau parler : en 1837, la duchesse d’Orléans aurait fait décorer un sapin aux Tuileries. Le conifère le plus connu reste celui du prince Albert et de la reine Victoria qui, en 1841, l’auraient fait dresser au château de Windsor en Angleterre. L’ère victorienne aurait donc marqué un tournant dans l’histoire du sapin de Noël. Encore exceptionnels les sapins, jusqu’en 1880 sont rares ou du moins rarement représentés, et seules des bougies les illuminent.
Mais rapidement, grâce aux avancées électriques et au fait que les bougies deviennent dangereuses (elles sont à l’origine de nombreux accidents) l’Edison’s Illumination Compagny est créée afin de promouvoir l’industrialisation des décorations lumineuses aux Etats-Unis. Une démocratisation encore toute relative jusque dans les années 1920, puisqu’une seule guirlande lumineuse coûtait l’équivalent de 300 dollars, soit 2000 dollars en 2016 !
On comprend que l’un des premiers à acquérir ces guirlandes ait été le président américain Grover Cleveland qui, en 1895, installe le premier sapin de Noël illuminé à la Maison Blanche, avec de surcroît, des éclairages multicolores.
Dans les années 1920, la famille Sadacca décide de créer une entreprise de guirlandes lumineuses et domine le marché jusque dans les années 60. Elle est à l’origine de la vraie popularisation de ces décorations, à un moment où aux Etats-Unis, la tradition du sapin se pérennise à cause du « sapin national », éclairé de près de 3000 petites ampoules.
Et la France dans tout ça ?
Du côté français, l’influence américaine retentit en un rien de temps. À l’image des vitrines des magasins Macy’s à New York qui, en 1884, animent pour la première fois leurs vitrines pour Noël et dont la parade de Noël est encore l’un des plus attendues qui soit, les Grands Magasins français s’illuminent à leur tour. En 1883, c’est Le Printemps qui est le premier à être uniquement éclairé à l’électricité. Déjà, en 1860, Émile Zola s’émerveille des vitrines des ces immenses boutiques et de la fée électricité : dans Au Bonheur des Dames il évoque sa « la clarté blanche ».
Puis, les photographies de Léon Gimpel, qui travaille à l’invention de la photographie en couleurs avec les Frères Lumières dès 1904, donnent à voir les illuminations de Noël de Paris des années 1925-1930. Une série de clichés exceptionnelle à plus d’un titre : non seulement les décorations des Grands Magasins (Galeries Lafayettes, BHV Marais, Samaritaine, Le Bon Marché) impressionnent, mais après l’éclairage public et privé, les illuminations de Noël correspondent à nouveau à une avancée technique d’envergure, à savoir ici, l’autochrome !
Face aux Grands Magasins qui profitent des innovations pour se faire de la publicité et attirer le public, les monuments de la capitale ne sont pas en reste, on pense notamment à la Tour Eiffel. Construite en 1889 (en plein essor de l’électricité!) dès son inauguration elle est illuminée par 10 000 becs de gaz. En 1900 elle est ornée de 5000 ampoules, puis en 1978, à l’occasion de Noël, elle est décorée d’un sapin lumineux de 30 000 ampoules !
Paris, comme New York, est alors réputée au moment des fêtes pour ses Grands Magasins. La « ville-lumière », associée au luxe, utilise l’éclaire comme publicité, comme un signe d’opulence et de finesse.
Revenons-en au sapin : en somme, durant l’ère victorienne et pendant tout le XXème siècle jusqu’à nos jours, le sapin et ses illuminations ont investis l’espace public et privé au rythme du progrès électrique. Depuis l’intérieur cossu de la Maison Blanche et de l’Angleterre bourgeoise des années 1880 qui marquent le début d’un Noël commercial, les illuminations sont devenues un temps fort de nombreuses grandes villes.
Le sapin illuminé est devenu un tel symbole de Noël qu’on ne compte plus les photographies des années 40 et de guerre qui montrent des soldats fêtant Noël et parvenant, malgré tout, à se procurer un sapin et bénéficier pour un temps de répit, d’un peu de lumière.
De la même manière, les années 50, le baby boom, les trente glorieuses et l’avènement du capitalisme font monter en flèche les ventes de guirlandes de Noël et autres accessoires de décorations pour les fêtes. Comme en témoignent ces photographies d’époque mettant en scène des familles, on est bien loin des illuminations des premiers Grands Magasins du XIXème siècle, l’effet escompté par le rôle de celles-ci a atteint son paroxysme et les sociétés de vente de décorations font fortune. On ne spécule plus seulement sur le passage du Père Noël la nuit du 24 au 25 décembre. Plus qu’une fête : Noël est un business.
À l’échelle de la capitale française, la tradition s’est bien installée au cours du XXème siècle. Les rues se décorent et des lieux, comme les Champs-Élysées, font l’objet d’innovations perpétuelles pour séduire les parisiens et renouveler l’écrin lumineux des fêtes de fin d’année.
L’engouement est tel que des concours, plus répandus aux Etats-Unis qu’en Europe, sont organisés et font triompher ceux qui auront le mieux, et le plus décoré leur demeure. Certains vont jusqu’à illuminer leur maison pour qu’elle soit vue de l’espace. Il existe même une ville, en Virginie, où Noël est fêté comme au XIXème siècle.
D’Amiens au Creusot, du Théâtre de la Ville à La Colline, la dernière semaine de théâtre de l’année (avant la trêve de Noël et son lot d’autres « spectacles ») a été riche en poésie.
Poésie shakespearienne avec Louise Moaty qui met en scène, à Amiens, une nouvelle version des « Sonnets ». Bien moins rock n roll que ceux de Norah Krief la saison dernière, cette version donne à voir une poésie picturale et lyrique agréable. Moaty, perchée sur une montagne de terre et accompagnée d’un luth, chante et déclame éclairée du minimum de lumière. Les mots résonnent comme les notes pour nous plonger dans un monde envoûtant d’amour et de tendresse.
Poésie technique avec le « Gulliver » conçu par Karim Bel Kacem, qui ouvre la programmation « Jeune public » de la Colline. Si l’histoire et la construction dramatique laissent à désirer, l’expérience « technique » mérite d’être vécue. Le public n’est pas face à une scène où se déroulerait le conte de Jonathan Swift, mais placé autour d’un cube de bois, la maison de Gulliver, de retour chez lui après 9 mois de retard. On assiste aux retrouvailles en espionnant par autant de fenêtres que de spectateurs et on entend grâce à des casques audio. La conception sonore est particulièrement travaillée : on a l’impression d’être dans les oreilles, pour ne pas dire la tête, du héros. Karim Bel Kacem s’illustre ici en utilisant des techniques du cinéma à la scène, et le résultat mérite d’être connu.
Poésie économique avec les Tréteaux de France où l’on (re)découvre Xavier Gallais dans un grand rôle. Avec « L’Avaleur », il est un trader cynique dans une esthétique « bande-dessinée » imaginée par Robin Rennucci. Cette adaptation d’un texte de Jerry Sterner est éloquente de vérité sur le monde moderne, elle raconte avec humour et gravité le démantèlement d’une entreprise saine pour le profit immédiat des actionnaires. On ne manquera pas de revoir le spectacle lors de son passage à la Maison des Métallos en février. Un seul regret : on ne pourra pas dîner après le spectacle Chez Shao, le « meilleur buffet asiatique de Saône-et-Loire » qui se trouve justement au Creusot et qui a aussi marqué ma soirée.
Enfin, poésie chorégraphique avec Bob Wilson et Mikhail Baryshnikov qui transforment l’Espace Pierre Cardin en scène off-Brodway. Ils y montrent « Letter to a man », d’après le Journal du danseur Nijinski. On regrette un peu l’esthétique désormais classique de Wilson qui rend le spectacle moins surprenant qu’il ne pourrait l’être. Mais Baryshnikov, a presque 70 ans, est encore un immense danseur et ce texte qui est écrit par un homme en train de devenir fou, est bouleversant.
Hadrien Volle
« Sonnets », du 27 au 29 janvier au Théâtre de Caen
« Gulliver », jusqu’au 30 décembre au Théâtre de La Colline
« L’Avaleur », du 31 janvier au 18 février à la Maison des Métallos
« Letter to a man », juqu’au 21 janvier à Théâtre de la Ville – Espace Cardin
[Livre] Aucun de nous ne reviendra – Charlotte Delbo
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Plongée au cœur de l’enfer. Dans le premier opus de son triptyque « Auschwitz et après », la rescapée du camp nous plonge au plus profond de l’ignominie.
L’horreur est livrée à son état brut. Et paradoxalement, on sent la douleur comme contenue, oubliée. Il n’est plus question de souffrance physique. Il est question de mort, de jour, de nuit, de travail, de froid, de mort, de mort. Et de vie.
Cette vie que le système concentrationnaire avait comme finalité d’anéantir, et au travers de cette vie, de ces vies, l’espoir tout entier de familles, de communautés, de peuples. Cette vie qui s’est prolongée, qui a tenu coûte que coûte durant les appels, durant les journées de travail, durant les nuits de cauchemars et d’agonies. Cette vie qui a permis de revenir de l’enfer. Au moins physiquement, car au travers du récit, il est clair qu’une part de l’auteure a disparu dans l’infinie cruauté imposée par ses tortionnaires.
Dans cet ouvrage se mêlent ainsi des descriptions du quotidien. Si tant est que l’on puisse imaginer un quotidien dans de telles conditions de mort. Des scènes de mort. Des scènes d’une violence sourde, froide, banale, expéditive. L’hiver dans le cœur des hommes. Et puis, entrecoupant ces témoignages, ces souvenirs, naissent des poèmes. Cet enchaînement, cette succession prend le lecteur aux tripes. Le rythme des récits, le rythme de la parole, l’écriture, tout traduit la souffrance, l’espoir disparu, l’espoir plus jamais espéré.
Ainsi, la ponctuation s’accommode du rythme des marches des colonnes de déportées. Les répétitions sont le martèlement des ordres, ou plutôt des aboiements des kapos, des stubhovas, des SS. Les mots sont précis, les phrases concises et définitives. Comme en est décidé le sort des plus faibles. Ou juste de celui qui s’est laissé prendre par l’épuisement et a fait un pas de côté. A laissé dépasser une main. A fermé l’œil au mauvais moment.
Faible sentiment que d’être bouleversé à la lecture de ce témoignage.
Dégoût.
Terreur.
Et terrible force du récit qui nous immerge au plus profond de la boue des sentiments humains. De cette boue n’aurait pas dû naître une tulipe.
Aucun de nous ne reviendra. Aucun de nous n’aurait dû revenir.
Stéphane Mourlane, Maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université d’Aix-Marseille
Isabelle Renard, Responsable de la collection d’art contemporain au Musée national de l’histoire de l’immigration
Avec Ciao Italia, exposition présentée à partir du 28 mars 2017, le Musée national de l’histoire de l’immigration rend compte pour la première fois à l’échelle nationale, de l’histoire de l’immigration italienne en France, qui reste à ce jour la plus importante de l’histoire française.
Dès la seconde moitié du 19e siècle et jusque dans les années 1960, les Italiens furent les étrangers les plus nombreux dans l’Hexagone à venir occuper les emplois créés par la croissance économique.
Aujourd’hui célébrée, leur intégration ne se fit pourtant pas sans heurts. Entre préjugés dévalorisants et regards bienveillants, l’image de l’Italien en France se dessina sur un mode paradoxal et leurs conditions d’accueil furent difficiles.
Entre méfiance et désir, violences et passions, rejet et intégration l’exposition traduit les contradictions spécifiques de l’histoire de cette immigration tout en mettant en lumière l’apport des Italiens à la société et à la culture françaises.
Jouant des clichés et préjugés de l’époque et rappelant la xénophobie dont ils étaient victimes, l’exposition s’attache à retracer le parcours géographique, socio-économique et culturel des immigrés italiens en France du Risorgimento des années 1860 à la Dolce Vita célébrée par Fellini en 1960.
Abordant tout à la fois la religion, la presse, l’éducation, les arts, la musique et le cinéma, les jeux et le sport, ou encore la gastronomie, elle donne à voir tous ces Italiens, ouvriers, mineurs, maçons, agriculteurs, artisans commerçants ou encore entrepreneurs qui ont fait la France tout en rendant hommage aux plus connus d’entre-eux à l’instar d’Yves Montant, de Serge Reggiani, de Lino Ventura ou encore des familles Bugatti et Ponticelli.
Dans un dialogue original et fécond ce sont près de 400 objets de mémoire, extraits de films, cartes géographiques et œuvres d’art qui sont présentés au travers d’un parcours à la fois sensible et pédagogique où figurent les artistes Giovanni Boldini, Giuseppe de Nittis, Gino Severini, Renato Paresce, Filippo De Pisis, Massimo Campigli, Mario Tozzi, Alberto Magnelli, Leonardo Cremonini, Amedeo Modigliani et Alberto Martini.
PALAIS DE LAPORTE DORÉE
MUSÉE NATIONAL DE L’HISTOIRE DE L’IMMIGRATION PALAIS DE LA PORTE DORÉE. 293, avenue Daumesnil – 75012 Paris
[Exposition] « Précieux vélins » au Muséum d’Histoire Naturelle : un Éden en fleur au milieu de l’hiver
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À l’occasion de la parution de l’ouvrage « Les vélins du Muséum national d’histoire naturelle », sous la direction de Pascale Heurtel et Michèle, aux éditions Citadelle et Mazenod, le cabinet d’histoire du Jardin des Plantes expose une sélection de près de 150 vélins parmi les 7000 réalisés du XVIIème au XXème siècle. Une occasion unique d’admirer des œuvres fragiles très rarement sorties, porteuses de l’histoire riche de ce lieu mythique qu’est devenu le Jardin des Plantes.
« Préparez-vous à faire avec moi le tour du globe. C’est peut-être le tour de Paris ; mais n’importe. Là nous embarquâmes pour traverser la Seine et aborder au Jardin des Plantes », écrivait L.F. Jauffret à la fin du XVIIIème siècle dans son Voyage au Jardin des Plantes. Pascale Heurtel, conservatrice à la bibliothèque centrale du Muséum, est parvenue à proposer un véritable voyage au cœur des collections dont elle est en charge, et nous embarque à son tour dans une immersion qui embrasse près de trois siècles. Cela en dépit d’une contrainte de poids, à savoir le manque d’espace dont dispose le Muséum d’Histoire Naturelle pour proposer une exposition d’envergure.
Au milieu du Jardin des plantes, l’histoire se sème depuis 1635. Ici se trouve le cabinet d’histoire, où se tient l’exposition qui, d’une certaine manière, a déjà commencé dès lors que l’on a franchi l’enceinte par la rue Cuvier : pour tout visiteur sensible à l’histoire du lieu, c’est là que logeaient les artistes pensionnés par le Muséum sous l’Ancien Régime. Dès les premiers pas dans le cabinet, une généalogie de ceux qui ont participé à l’entreprise d’inventaire de la nature nous accueille, placée directement face au livre prétexte à l’exposition et à de nombreux cartels qui mettent en lumière le vélin comme matériau : peau de veau mort-né, et pour cela support d’exception.
Le « Raphaël des fleurs »
À l’origine de la collection des vélins, le frère de Louis XIII, Gaston d’Orléans (1608-1660). D’après le botaniste Antoine de Jussieu, celui-ci « ne se contenta plus dans son jardin de voir croître les plantes rares […], il voulut encore que son cabinet fut orné des dessins et des peintures qu’il faisait faire d’après le naturel ». Nicolas Robert fut alors le premier peintre à réaliser des vélins de ce qui allait bientôt devenir une grande collection à la croisée des arts et des sciences. Après lui se sont succédés Jean Joubert, Claude Aubriet, Madeleine Basseporte (qui « conservait la nature des plantes » dans ses dessins, selon Jean-Jacques Rousseau), Gérard Van Spaendonck, ou encore Pierre-Joseph Redouté (aussi appelé le « Raphaël des fleurs »). Ces artistes était tenu de fournir régulièrement des vélins. D’abord destinés à servir les arts décoratifs et la broderie, ces dessins tendaient en même temps à devenir de réels outil pour les naturalistes, notamment lorsque le Jardin du Roi est remanié en 1793 en Muséum d’histoire naturelle et que les vélins sont entreposés à la bibliothèque à la vue du public.
Dans deux petites salles d’exposition tapissées de rouge, comme pour subtilement rappeler le cuir des portefeuilles gardant depuis des siècles ces vélins, s’organise un dialogue intelligent entre la faune et la flore. Suivant un cheminement chronologique, les dessins sont exposés sous vitrines et ne restent accrochés que peu de temps, de sorte que l’exposition aura changé trois fois en quelques mois pour éviter d’abîmer les œuvres.
Sur les murs, des fleurs et plantes rares ayant été naturalisées au Jardin, mais aussi oiseaux, chevaux et autres animaux de la main de Robert à Redouté. S’il fallait retenir une seule chose de cette collection, c’est l’esthétique commune à toutes les œuvres.
Enfin, aux images se greffent des écrits, car pour ne citer que Les Liliacées de Redouté, de nombreux vélins firent l’objet de gravures et de publications. Il ne faut pas perdre de vue que, pour le savant, ces représentations venaient compléter des observations et des écrits que les commissaires de l’exposition nous montrent également. Bien que l’ordre chronologique ordonne la visite, les nombreuses indications tendent à reconstituer l’usage des vélins suivant les siècles. Une place particulière est donnée au caractère éminemment scientifique des œuvres, qui au premier coup d’œil, ravissent surtout pour leur beauté incontestable.
Face aux contraintes techniques pesant lourdement sur l’organisation d’une telle exposition, il faut saluer l’effort de construction d’un discours commun à des œuvres contraintes à la rotation. Toute l’intelligence de ce voyage réside dans ce fascinant effort d’inventaire de la nature ayant traversé les siècles et tient finalement dans le titre de l’exposition « Précieux vélins ». Ainsi, jusqu’au 13 janvier et pour la première fois depuis 1793, au Cabinet d’Histoire du Jardin des plantes : un Éden en fleur déjoue l’hiver et le cour de ses heures.
« Précieux vélins. Trois siècles d’illustrations naturalistes », sous la direction de Pascale Heurtel, au Cabinet d’Histoire du Jardin des Plantes, Muséum National d’Histoire Naturelle, entrée par le 57, rue Cuvier, 75005 Paris. Tarifs : 1€ tarif réduit, 3€ plein tarif. Prolongation jusqu’au 13 janvier 2017. Plus d’informations ici : http://www.mnhn.fr/fr/