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« Les Trois Soeurs » : Moscou, mon amour

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« Les Trois Sœurs » est l’avant dernière pièce de Tchekhov, écrite en 1900, elle fait partie de ces textes paraissant toujours plus actuels, en résonance folle avec le temps présent. Dans cette pièce admirablement mise en scène par Victoria Sitjà sur le temps, l’amour et l’ennui – en somme la vie – Olga, Macha et Irina se retrouvent avec leur frère Andreï un an après la mort du Père, pour fêter l’anniversaire d’Irina. Fin du deuil, début d’une nouvelle vie ? Elles rêvent toutes de quitter leur demeure provinciale russe pour aller à Moscou, cet ailleurs, ce nulle part : l’autre nom du désir.

Dans un décor relativement dépouillé bien qu’extrêmement évocateur, les treize comédiens ont été dirigés avec dynamisme et une finesse appréciable. C’est autour de trois pans de tissu blanc que les éléments de décor ont été pensés, permettant d’incroyables tableaux vivants sublimés par la lumière et les ombres de ces vies que le théâtre perpétue. En fond de scène, une grande table sert de lieu d’échanges ininterrompus. Face au public, deux malles disposées sur un sol parsemé de livres interpellent par leur teneur symbolique. Posées de part et d’autre de la scène, du début à la fin, les personnages s’y attardent, les trois sœurs s’y asseyent pour fantasmer leur départ. Comme fatalement assises sur leur vie engluée là, dans ce présent qui retient, les remplissant de ces regrets qui alourdissent l’existence. Fuir vers Moscou devient alors le fantasme d’une vie vécue sans les détails, une vie faite d’amours transcendant le présent où l’attente n’existerait plus.

Dans cet espace émerge un jeu d’acteur d’une humanité bouleversante que la création sonore ponctue sobrement. Souvent accompagnés de musiques traditionnelles russes, les comédiens, vêtus tantôt comme au début du XXe, tantôt comme de nos jours, évoluent dans un présent trouble. Dans cet écrin sonore et habillé qui ancre la pièce dans un passé révolu, les personnages viennent pourtant heurter notre présent, celui des émotions d’aujourd’hui et de cette humanité qui ne change pas. Circulant au milieu du public, ils font tomber les frontières temporelles pour un résultat saisissant. C’est notamment le cas de Verchinine, incarné par Alexandre Risso, qui toise le public et philosophe sans retenue. Un pied dans chaque époque, c’est bien à la nôtre qu’il s’adresse lorsqu’il se demande de ce dont on se souviendra. Mais la vie ne change pas, elle est immuable et c’est à Macha, jouée par Ophélie Lehmann, d’une présence scénique effarante, qu’il revient accompagnée de ses sœurs, de vivre pour la vie dont elles ne seront pas. D’une certaine façon, croyant vivre pour un futur meilleur et plus éblouissant, les personnages tchekhoviens ainsi mis en scène nous déchargent nous spectateurs et futur fantasmé, de l’ennui de vivre. Bien présentes sans monopoliser le jeu, les trois sœurs sont renversantes. Olga jouée par Dorothée le Troadec a tout de l’aînée en deuil de sa vie, qui rêve d’un mariage et compile ses regrets dans un flot continu de larmes, elle renonce au départ, finissant comme ses sœurs tout de noir vêtu. Macha, présente même quand elle est absente, occupe les discussions, regrette son existence vide et son mariage ennuyeux. Décharnée, érotisée, alcoolisée, à bout de souffle, elle aime Verchinine le temps d’une danse, d’un baiser, de sa vie passée à s’égarer. Enfin Irina, portée avec beaucoup de fragilité et d’énergie par Mina Castelletta, n’en finit pas d’être touchante et sincère, croyant plus que les autres en Moscou et par extension, en la vie. Si chacun attire le regard par son talent, une phrase prononcée ou un geste esquissé, on pense à Natacha jouée par Elena Sukhanakova qui n’en finit pas de faire rire par ses attitudes détestables, c’est que la vie qu’ils restituent a tout de celle que nous vivons encore. Le jeu temporel marque jusque dans les détails, comme lorsqu’ils se photographient pour ne pas oublier ce moment qui les fixe et les englue. La vie est ainsi faite, à coup de solitude, d’années trop courtes faites de journées trop longues, elle a l’odeur du temps, de la misère de l’amour et de l’attente. À l’image du tableau final, elle passe et s’éprouve en un long soupir.

« Les trois soeurs », de Tchekhov, Cie Les Rivages, mise en scène de Victoria Sitjà, le 9 mai 2016 au Théâtre de Verre, 12, rue Henri Ribière, 75019 Paris. Durée : 2h15. Plus d’informations et réservations sur http://www.theatredeverre.fr/




Tchernobyl : le problème du monde

Anne-Charlotte Compan
Anne-Charlotte Compan

Le 26 avril 1986 à l’intérieur de la centrale Lénine dans l’ancienne URSS, durant la nuit aux alentours d’1h23, la plus grosse catastrophe nucléaire mondiale du XXe siècle a lieu : les réacteurs de la centrale explosent. 30 ans plus tard, sur des terres que la Seconde Guerre mondiale et les nazis avaient déjà détruites, une personne sur cinq vit encore dans des régions contaminées. Une nouvelle guerre a commencé, encore plus cauchemardesque pour la vie, une guerre nucléaire. Mais comment se protéger de ce que l’humanité ne connaît pas ? En ce sombre anniversaire de la catastrophe, Stéphanie Loïk adapte et met en scène sous le titre de « Tchernobyl Forever » le Carnet de Voyage de Alain-Gilles Bastide. Du théâtre documentaire pour ne pas oublier.

Comme dans ses précédentes mises en scène autour de Tchernobyl, ou du moins, des textes de Svetlana Alexievitch comme la « Supplication » dont le présent spectacle est marqué, Stéphanie Loïk propose un spectacle choral où trois comédiens se font la voix de l’enfer, pour préserver les faits. Vêtus de noir sur un plateau sans décor lourdement enfumé, plongé dans des lumières allant du vert au rouge vif en passant par un blanc éblouissant, les trois comédiens rejouent des témoignages, des reportages et des moments de vies irradiées. Comme dans « La fin de l’homme rouge » monté sur la même scène par Stéphanie Loïk l’an passé, le spectacle est admirablement chorégraphié. De même, les chants acappella du chœur de comédiens marquent l’esprit. A trois, et en canon, ils sont la voix d’un peuple et de ses victimes. Ils disent l’horreur de cette mort qu’on ne connaît pas, de l’air que l’on ne respire plus. Ils disent et jouent ce déchet atomique qu’est devenu l’homme de Tchernobyl, de ses environs et bien au-delà. Pour les irradiés, les 700 000 enfants nés après Tchernobyl et le déficit de natalité enregistré, impossible de vivre sans oublier la catastrophe. Plus que des corps malformés et des vies arrachées que les comédiens jouent avec force et beaucoup de sensibilité, Tchernobyl est devenu ce lieu d’abondance dont parle la Bible, où l’homme ne peut plus enfanter. Stéphanie Loïk propose une adaptation maîtrisée, très visuelle et malgré tout empreinte de beaucoup de poésie de ce qu’est encore Tchernobyl aujourd’hui.

Alors que l’homo sovieticus lui, est mort, que l’URSS est tombée, au tour de l’humain de mourir ? La faute de qui ? En guerre la mort est incompréhensible, encore plus quand cette guerre n’est pas comme toutes les guerres. Aveuglé par des lumières créant une ambiance maladive et forcé de respirer cette épaisse fumée diffusée sur le plateau, le spectateur ressort éprouvé par l’Histoire et ce que le théâtre peut encore en dire.

« Tchernobyl forever », d’après le Carnet de Voyage de Alain-Gilles Bastide, adaptation et mise en scène de Stéphanie Loïk, jusqu’au 30 avril 2016 au théâtre Le lieu de l’autre/Anis Gras, 55 Avenue Laplace, 94110 Arcueil. Durée : 1h30. Plus d’informations et réservations sur www.lelieudelautre.com




« Pierre. Ciseaux. Papier. » : banal ou absurde ?

Copyright : Philippe Bertheau
Copyright : Philippe Bertheau

Dans « Pierre, Papier, Ciseau », Clémence Weill dissèque la réalité, au premier abord banale, de trois personnages stéréotypés (le cadre quinqua, la jolie femme et le jeune séducteur). Elle montre ainsi que, finalement, personne n’est vraiment ce dont il a l’air. Cela grâce à des empilements d’approfondissements aux accents améliepouliniesques par lesquels ils se qualifient chacun leur tour (« cette femme adore les premières phrases », dit le quinquagénaire pour présenter sa voisine). Tout ce discours se déroule dans un univers robotisé, où une voix-off d’une neutralité toute informatique marque les temps de la pièce.

Certes, il y a une écriture, un réel talent, sous la plume de Weill, on entend l’exception. La figure de l’autre est creusée, fouillée pour être élevée au niveau de la conscience du spectateur. Elle expose la pensée qui est, selon ses personnages « la vraie intimité, encore plus que la peau ». Le texte souligne la vérité sur la stupidité qui dicte nos commentaires sur les autres, à commencer par le premier venu. Seulement, l’auteure glisse presque jusqu’à la leçon.

Laurent Brethome se met au service de ce texte, finalement peu théâtral. La mise en scène est linéaire en matière d’occupation de l’espace et dans le jeu des personnages. Les trois acteurs sont assis la majeure partie de la pièce dans de grands fauteuils comme des candidats ou des témoins sur un plateau télévisé. Après s’être présentés les uns les autres pendant une heure, ils passent les trente dernières minutes à interagir et créer des situations qui sont ce qu’elles sont, mais auraient pu être différentes. Autrement dit, la dernière partie achève d’ôter tout intérêt dramatique à la pièce : le plaisirs des mots est sabré par ces situations absurdes. L’ennui final laisse un goût amer par le contenu et nauséabonde par l’odeur, tellement les fumées diverses s’échappant de la scène (cigarette électronique ou non, pipe et machine) ont asphixiés l’espace pendant chaque minute de la représentation.

« Pierre. Ciseaux. Papier »,de Clémence Weill, mise en scène de Laurent Brethome, jusqu’au 14 mai 2016 au Théâtre du Rond-Point, 2bis avenue Franklin D. Roosevelt, 75008 Paris. Durée : 1h30. Plus d’informations et réservations sur www.manufacturedesabbesses.com




Amour irradié : comment revivre ?

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La « Supplication, Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse » du prix Nobel de littérature Svetlana Alexievitch est de ces livres encore interdits en Biélorussie, l’un de ces livres d’où l’histoire irradie. Loin de relater ce que les médias se sont évertués à relater à propos de la catastrophe nucléaire du 26 avril 1986, Alexievitch s’est intéressée aux oubliés de la grande Histoire pour construire son ouvrage autour de centaines de témoignages de survivants. « Valentina-Tchernobyl, née pour l’amour » mis en scène par Laure Roussel est un spectacle qui a été pensé à partir de l’un de ces témoignages, adapté librement, que le temps ne doit peut oublier.

C’est sans nul décor et seule en scène que Coralie Emilion-Languille vêtue de noir et de rouge mène de bout en bout la représentation, et récite la supplication. Tout en sobriété et dans l’économie de mouvements. Dans le rôle de Valentina, la comédienne mise tout sur les mots pour heurter. Voix solitaire, ne pouvant trouver de réconfort dans son travail devenu si fade, Valentina est de ces survivants de l’ombre. Dans un pays où on ne songe pas, elle était de ceux qui, malgré tout, avaient des rêves. Mais c’était avant Tchernobyl. Sur scène, les yeux humides, comme débordant de souvenirs, elle raconte cet avant. Elle parle avec beaucoup d’émotion de son mari, né homme, mort tchernobylien. De cette génération où l’on pouvait encore naître exempté de radioactivité. De la gorge serrée, résonnent les mots si justement abandonnés à un silence que la comédienne se force à maintenir comme ponctuation, elle se fait témoin là où le théâtre devient lieu de mémoire. Le cancer de Tchernobyl ? Elle le décrit, sous nos yeux elle dessine l’horreur et l’agonie vécues par l’homme qu’elle épousa à la vie à la mort. Très proche du texte, la comédienne s’en est emparée avec beaucoup de sincérité mais surtout d’humanité, sans jamais verser dans le pathos ni même le froid témoignage de ce que la vie de Valentina à l’épreuve de la mort a pu être.

« Je ne sais pas de quoi parler, de la mort ou de l’amour ? Oui c’est égal… » écrit Alexievitch en ouverture de son ouvrage. Parce que l’Histoire qu’elle transmet dont le spectacle se fait écho, c’est celle des petits gens, de leurs vies aussi modestes soient elles, et de leurs amours, aussi grands fussent-ils. Si au départ l’intérêt théâtral de cette supplication n’était pas évident, la fin ne peut que susciter les applaudissements, ne serait-ce que pour contrer la censure et enfin briser un si long silence historique.

« Valentina-Tchernobyl », texte librement adapté de « La supplication » de Svetlana Alexievitch avec Coralie Emilion-Languille, mise en scène de Laure Roussel, jusqu’au 14 mai 2016 à la Manufacture des Abbesses, 7, rue Véron, 75018 Paris. Durée : 1h15. Plus d’informations et réservations sur www.manufacturedesabbesses.com




Amour, nm : passe-temps millénaire de l’humanité

Copyright : Pierre Sautelet
Copyright : Pierre Sautelet

Au Théâtre de la Colline, Julie Duclos et sa compagnie L’In-quarto reviennent avec « Nos Serments », créé en 2015 à partir du film « La Maman et la Putain » de Jean Eustache alors qu’il y a peu, sur les mêmes planches était joué « Scène de la vie conjugale » mis en scène par Nicolas Liautard là encore à partir d’un film, d’Ingmar Bergman. Tout se passe comme si le théâtre était devenu plus que jamais à la fois une voix et un lieu de réponse à Roland Barthes, qui voyait le discours amoureux parlé par des milliers de sujets mais solitaire, sans jamais n’être soutenu par personne. 

En s’emparant de ce film culte, Julie Duclos a monté son spectacle en grande partie sur des improvisations sur le plateau qui se ressentent tant les échanges des comédiens ont l’air vraisemblables. Au cœur de cette pièce : François. En couple avec Mathilde, il ne travaille pas, elle si. Un soir alors qu’elle rentre du travail, elle réalise qu’il ne l’attend plus, puisqu’aimer, c’est attendre l’autre pour le plaisir normal d’être ensemble ; elle se demande où est passée la personne dont elle était tombée amoureuse. Incarnée par Maëlia Gentil, Mathilde est saisissante le temps de vomir son cœur avant d’un jour aimer à nouveau, et se marier. De son côté, François, l’éternel amoureux qui n’aime jamais pour l’éternité, travaille à faire durer l’amour mais avec Esther, sa nouvelle relation. Joyeuse, ouverte d’esprit, apparemment désinvolte, de François elle accepte tout, à commencer par son passé et une « relation libre », tant qu’il la choisit toujours elle. Vient alors le jour – inattendu ? – où il tombe amoureux d’Oliwia, une infirmière polonaise qu’il suivra jusqu’à Lisieux, pour finir par revenir, et écrire. Et si l’amour durait ? Oui, mais jamais avec la même personne. Dans le rôle de François, David Houri est très juste, il est surtout le point d’entrée d’un questionnement sur le couple et de la dissection de cette entité tout autant décortiquée par Gilles, incarné par Yohan Lopez, l’ami artiste, philosophe et riche de François. De ces épisodes successifs de vie de couples, Gilles est assurément un des personnages que l’on retient, brillant de simplicité, déconcertant de tant de snobisme, se disant lui-même amoureux dans sa solitude ambiante. Dans un intérieur d’appartement laissant à vue l’arrière du décor ainsi qu’un écran géant qui diffuse des images filmées de scènes extérieures au plateau et au studio, certaines scènes sont d’une grande beauté. Lorsque François et Oliwia passent une nuit ensemble, les corps nus, derniers survivants de la journée, sculptés par la lumière chaude d’un moment passé à attendre plus et croire en l’unicité de cette rencontre, le temps s’arrête.

« Nos serments » s’impose alors comme une pièce qui, loin de prétendre apporter des réponses, se veut le miroir d’une génération qui se cherche. Un reflet peut-être à nuancer dans la mesure où les personnages tous jeunes trentenaires parisiens, et particulièrement François, semblent consacrer tout leur temps à l’amour, détachés de toute autre nécessité vitale ou contingence matérielle. Le discours amoureux qui parcourt ce spectacle doit sans doute beaucoup au fait que la troupe a déjà joué et adapté des textes de Barthes. Tous hallucinent l’être aimé, l’analysent, le regrettent, le façonnent ou l’attendent. François, entouré successivement de femmes en tous points différentes ayant toutes en commun de penser « Normalement je suis heureuse », est l’épicentre d’intenses moments d’un vécu qui heurte le public. Vaut-il mieux s’aimer moins mais s’aimer longtemps ou beaucoup s’aimer et accepter une fin ? Les personnages, à vouloir trouver leur jumeau et vivre chaque instant de rencontre comme découverte dans l’autre d’un morceau d’eux-mêmes, se retrouvent face à leur propre changement et leurs contradictions. Dès lors, le temps essuie les promesses, et l’avenir trahit forcément les serments.

« Nos serments », par la compagnie L’In-quarto, mise en scène de Julie Duclos, jusqu’au 22 avril 2016 au Théâtre de la Colline, 15, rue Malte-Brun, 75020 Paris. Durée : 2h45 avec entracte. Plus d’informations et réservations sur www.colline.fr




« Louise elle est folle » : avoir le cafard, et le manger

Christian Berthelot
Copyright : Christian Berthelot

En clôture d’Itinéraire Bis, le Théâtre des Quartiers d’Ivry présente le diptyque « Louise, elle est folle » et « Déplace le ciel » mis en scène et joué par Frédérique Loliée ainsi qu’Elise Vigier à partir des œuvres de Leslie Kaplan. D’entrée de jeu les deux femmes débattent, l’une accusant l’autre de lui avoir pris ses mots, l’autre ne comprenant pas cette remarque. Le point commun entre ces deux adaptations ? Un combat livré aux mots qui nous enferment, à ce qu’ils ont à dire sur nous presque malgré nous, et notre société.

Dans « Louise, elle est folle » les deux femmes évoluent dans une structure métallique fermée de panneaux de tulle blanc coulissants extrêmement imposante. C’est à la fois en lieu réel, un bar, et lieu fictif servant d’écran à un défilé de nuages où dansent les ombres, que la scénographie a été pensée, très élevée comme pour dynamiser le propos tenu par les deux actrices loufoques, au charisme fou. Dans cette partie, elles débattent quant à la folie de Louise qui n’est pas là, tout en s’accusant d’avoir pris les mots de l’autre. Louise ? Elle est folle, victime manifeste de la société de consommation, Louise c’est la bêtise même. Pour dire la folie de Louise, il ne reste que des mots qui au goût du duo, ont déjà trop servi à dire des choses, à tel point par exemple, qu’on ne pourrait plus utiliser le mot lavabo sans avoir de pensée pornographique.

Au delà du débat sur la folie de Louise, c’est une critique acide, acerbe mais pleine d’humour qui nous est livrée sur notre société, et de notre terre surpeuplée. La bêtise ce n’est pas Louise, mais c’est de passer une semaine à s’acheter à un maillot de bain, de ne pas pouvoir manger une vache qu’on connaît, de ne manger que du poulet français… Toutes ces questions sont marquées par une interprétation touchante, en parallèle de ces jeux de mots, elles n’ont de cesse d’accomplir des tâches quotidiennes décontextualisées avec beaucoup de drôlerie, comme bronzer le visage blanc de crème solaire. Malgré la teneur de leur propos, elles esquissent des petits tableaux de vie qui confrontent le spectateur à ses propres habitudes et clichés. Toute leur réflexion est marquée par Dieu, est-il d’origine française ? Pourquoi n’a-t-il pas de femme ? A quoi ressemble Dieu ? Dieu c’est la nature soutient l’une des deux pour convaincre l’autre, qui mange des cafards pour se sentir héroïque, plus réelle, plus proche de lui, transcendée. Terriblement d’actualité mais traitées sur un ton aux airs naïvement réjouissants, ces interrogations plongent le public dans la construction d’un discours dogmatique. Les mots, bien choisis, employés avec conviction ont un pouvoir performatif que les deux femmes se plaisent à rendre absurde.

Dans « Déplace le ciel », le duo féminin affublé de lunettes de soleil et boots à paillettes n’en finit plus de faire sourire par des attitudes lascives et improbables, en évolution dans une structure blanche horizontale et plus lointaine, avec un téléviseur comme décor et fond sonore. En écho avec la pièce précédente, elles jouent avec les mots et leurs corps pour comprendre l’amour. L’amour c’est la catastrophe, la sensation du maximum. Elle rêvent beaucoup, se demandent si le français est supérieur à l’anglais et plus encore. Alors que l’une des deux comédiennes attend Léonard, celui qu’elle aime mais qui ne vient pas, l’autre, le nez collé à son téléphone parle de ses ruptures. Le potentiel comique du duo semble infini.

En quête d’une vérité qui nous échappe après avoir même débattu sur le mot vérité, les deux héroïnes de ce diptyque refont le monde et nous en peignent un tableau aussi absurdement génial que grave, parce que si on pense seulement à la réalité, on dépérit.

« Louise, elle est folle & Déplace le ciel », de Leslie Kaplan, conception et jeu de Frédérique Loliée et Elise Vigier, jusqu’au 17 avril 2016 au Studio Casanova, 69, avenue Danielle Casanova, 94200 Ivry-sur-Seine. Durée : 2h20 avec entracte. Plus d’informations et réservations sur http://www.theatre-quartiers-ivry.com/




François Kollar : une esthétique distante, et pourtant si sensible

François Kollar, Tour Eiffel, vers 1930, tirage gélatino-argentique d‘époque, MNAM/CCI, Centre Pompidou, Paris, inv. AM 2012-3429. Achat grâce au mécénat d’Yves Rocher, 2011. Ancienne collection Christian Bouqueret.
François Kollar, Tour Eiffel, vers 1930, tirage gélatino-argentique d‘époque, MNAM/CCI, Centre Pompidou, Paris, inv. AM 2012-3429. Achat grâce au mécénat d’Yves Rocher, 2011. Ancienne collection Christian Bouqueret.

« Un ouvrier du regard », tel est le titre de cette première rétrospective dédiée au photographe d’origine hongroise, François Kollar. Un intitulé pertinent et ingénieux, laissant transparaître la duplicité du langage esthétique propre à cet artiste : un ouvrier, il l’est en effet dans tous les sens du terme. Tourneur sur métaux au sein d’une usine Renault, c’est de son expérience manuelle qu’il tire sa force plastique : cette réalité du travail, ce face à face avec la machine, l’artisan devenu photographe la connaît bien. Reconnu comme l’un des plus grands reporters industriels français du XXème siècle, Kollar se dévoile ici à travers 130 clichés, dont la confrontation stylistique étonne : la manufacture côtoie en effet sur les cimaises, les plus célèbres noms de la Haute Couture – dont il était un photographe très apprécié.

A l’image de l’artiste qu’elle met en lumière, la muséographie traduit une élégante sobriété : cette douceur qui émane des murs aux tonalités grises, permet aux œuvres d’exister pour elles-mêmes, sans artifice et sans emphase. Clair et cohérent, ce parcours à la fois chronologique et thématique, dessine le cheminement créatif de Kollar jusqu’à son ascension.

Tout commence en 1930, alors qu’il établit son premier studio à Paris l’année de son mariage. Ses expérimentations photographiques, emplies de complicité avec sa femme Fernande – qui se prête au jeu du modèle, ouvrent l’exposition : essais pour des campagnes publicitaires et autoportraits se succèdent, dont les effets de transparence, jeux de lumières et compositions travaillées, expriment un perfectionnement assidu de sa technique. Ses premiers clichés trahissent son désir d’inviter la vie-même et l’expressivité au cœur de son œuvre : étudiant attentivement les émotions de ses sujets, il confère à ses portraits et ses photographies de mode, une sensibilité unique, une humanité sincère.

François Kollar, La trieuse reste coquette. Société des mines de Lens (Pas-deCalais), 1931-1934, épreuve gélatino-argentique d'époque, 18 x 24 cm, coll. Paris, Bibliothèque Forney, © François Kollar / Bibliothèque Forney / Roger-Viollet.
François Kollar, La trieuse reste coquette. Société des mines de Lens (Pas-deCalais), 1931-1934, épreuve gélatino-argentique d’époque, 18 x 24 cm, coll. Paris, Bibliothèque Forney, © François Kollar / Bibliothèque Forney / Roger-Viollet.

Dès l’année suivante, en 1931, les éditions des Horizons de France lui commandent une grande enquête sur le monde du travail. Fort de son expérience passée, il produira plus de 2000 photographies témoignant de l’activité rurale et industrielle du pays. Cette série intitulée « La France Travaille », porte le poids et la fébrilité d’une production en pleine métamorphose, tant sur le plan économique que social. Tels des instants privilégiés d’un âge révolu, ces clichés constituent le souvenir d’un univers où les hommes et les femmes, s’effaceront bientôt devant la puissance mécanique. Certes, l’approche de Kollar paraît empathique par le caractère humain qu’elle met en avant ; mais cette sensibilité première est tempérée par une distance certaine, une neutralité silencieuse quant aux mouvements sociaux qui agitent son époque. Nulle dénonciation ne passera le seuil de son objectif.

S’imposant comme une figure incontournable, Kollar est rapidement sollicité par l’univers du luxe et de la mode pour de prestigieuses collaborations : alors que des journaux tels le Figaro illustré ou Harper’s Bazaar feront appel à son talent, Coco Chanel elle-même, posera pour le photographe. Mais la Seconde Guerre mondiale amorce une rupture tant artistique qu’idéologique : refusant de collaborer avec le régime de Vichy, Kollar se retire en Poitou-Charentes.

François Kollar, Alsthom : assemblage des volants alternateurs de Kembs. Société Alsthom. Belfort (Territoire de Belfort), 1931-1934, plaque de verre, 18 x 13 cm, coll. Paris, Bibliothèque Forney © François Kollar / Bibliothèque Forney / Roger-Viollet
François Kollar, Alsthom : assemblage des volants alternateurs de Kembs. Société Alsthom. Belfort (Territoire de Belfort), 1931-1934, plaque de verre, 18 x 13 cm, coll. Paris, Bibliothèque Forney © François Kollar / Bibliothèque Forney / Roger-Viollet

Puis viennent les années 1950, où la France tend à développer des infrastructures en Afrique-Occidentale Française. L’Etat lui commande alors une série de photographies documentaires à la visée bien précise : celle de véhiculer une image conventionnelle et positive des relations avec les colonies du Burkina Faso, de la Côte d’Ivoire, du Mali et du Sénégal. Mais sous cette apparente fabrique de la représentation, et derrière le conformisme officiel, ces clichés donnent à voir deux temporalités qui s’affrontent : sur la pellicule, cette modernité que la France prône tant, n’apparaît pas si franche et si totale. Alors, une question se dessine : et si le regard de Kollar n’était pas si distancié qu’on ne le pense ?

Généreux tout autant que réservé, son travail se révèle plus complexe qu’il n’y paraît. Fruits de demandes officielles, ses photographies doivent se conformer aux attentes de leurs commanditaires, d’où la créativité et la sensibilité semblent exclues. Pourtant, il possède un véritable talent, une intention artistique qu’on ne peut lui dénier ; et de ses tirages, se dégage une étrange intensité. Sans cesse, cette ambigüité plane durant l’exposition, où l’on oscille dans un équilibre délicat d’empathie et de détachement. Au fond, toute la force de François Kollar réside peut-être en cela : conférer aux froides apparences, une chaleur aussi sincère qu’inattendue.

Thaïs Bihour

« François Kollar. Un ouvrier du regard » – L’exposition se tient jusqu’au 22 mai 2016 au Musée du Jeu de Paume. Plus d’informations sur http://www.jeudepaume.org/




« Constellations » : l’amour en univers parallèle

Copyright : Pascal Victor/ArtComArt
Copyright : Pascal Victor/ArtComArt

« Constellations », est un entremêlement entre univers parallèles et histoires d’amour. Marianne (Marie Gilain) et Roland (Christophe Paou) se rencontrent lors d’un barbecue, couchent ensemble (ou finalement pas), vivent ensemble et affrontent des épreuves qui, en fonction de l’univers où elles se déroulent et leurs situations respectives, connaîtront une issue différente.

Pour le spectateur, cela donne des scènes qui recommencent plusieurs fois et dont l’issue est imprévisible. La variation est infime, comme si toutes les histoires étaient empilées les unes sur les autres sur ce plateau (un splendide trou noir), symbolisant la porte qui permet de passer d’un possible à l’autre.

Les acteurs opèrent ainsi à d’infimes (mais palpables) changements de jeu d’une situation à l’autre. On observe la gêne d’une rencontre, le premier rendez-vous, l’adultère, la mort comme une épée de Damoclès. Pas de ligne chronologique mais une succession d’émotions diverses, des plus drôles aux plus dramatiques. Spectateurs, on rêverait de pouvoir jongler d’un univers à l’autre, savoir qu’il suffit d’un mot, d’un geste pour construire ou détruire des émotions mutuelles. Comprendre les sentiments devient dans « Constellations » un défi bien plus colossal que d’étudier les rayonnements cosmiques – le métier de Marianne.

Comme avec Ring de Léonore Confino dans le même théâtre, il y a deux saisons, c’est un plaisir de voir une plume moderne, celle de Nick Payne, parler d’amour quotidien avec un regard à la fois ironique et brûlant de profondeur. Pourquoi vit-on si ce n’est pour cela ?

« Constellations », de Nick Payne, mise en scène de Marc Paquien, actuellement au Théâtre du Petit Saint-Martin, 17 rue René Boulanger, 75010 Paris. Durée : 1h20. Plus d’informations et réservations sur www.petitstmartin.com




Moreau – Rouault : de l’atelier à la communion des âmes

Georges Rouault, Le Modèle, souvenir d’atelier, huile, encre, gouache sur toile, H. 81,3 ; L. 65,1 cm, Collection particulière. © JL Losi © ADAGP Paris 2015
Georges Rouault, Le Modèle, souvenir d’atelier, huile, encre, gouache sur toile, H. 81,3 ; L. 65,1 cm, Collection particulière. © JL Losi © ADAGP Paris 2015

Initialement présentée au Japon en 2013, « Gustave Moreau – Georges Rouault, souvenirs d’atelier » est bien plus qu’une exposition comparative, vouée à la confrontation de deux grands artistes. Ici, le Musée Gustave Moreau invite à un dialogue esthétique, une communion des âmes. Certes, l’histoire qui nous est contée est celle d’un enseignement artistique empli d’émulation ; mais c’est surtout un héritage sensible entre les deux hommes qui se dessine en filigrane. Ainsi, ces « souvenirs d’atelier » reconstituent dans une émouvante sincérité, ce lien privilégié entre un maître et son élève : un sentiment quasi filial.

Devenu conservateur du musée en 1902, Rouault commentera peu les œuvres de son professeur ; il exprimera en revanche sa profonde admiration pour l’homme qu’il était, dévoilant une amitié véritable. C’est ce que traduisent leurs échanges épistolaires ici exposés : Rouault, au détour d’une lettre, avoue à son maître qu’il avait été pour son art, « […] le guide, le meilleur et le Père » ; et Moreau de lui répondre qu’il plaçait en son cher élève, « la plus extrême confiance dans [son] bel avenir ».

Georges Rouault, Le Christ mort pleuré par les saintes femmes, 1895-1897, fusain, pierre noire, rehauts de craie blanche sur papier vergé, marouflé sur toile, S. D. b. d. : G. Rouault 1897, H. 112 ; L. 143 cm, Paris, Fondation Georges Rouault. © JL Losi © ADAGP Paris 2015
Georges Rouault, Le Christ mort pleuré par les saintes femmes, 1895-1897, fusain, pierre noire, rehauts de craie blanche sur papier vergé, marouflé sur toile, S. D. b. d. : G. Rouault 1897, H. 112 ; L. 143 cm, Paris, Fondation Georges Rouault. © JL Losi © ADAGP Paris 2015

De cette osmose, l’exposition met en lumière quatre thématiques iconographiques – communes ou dissonantes : paysages, représentations de la femme, visions du sacré et matérialité de l’œuvre, prendront place au fil des salles.

Mais au commencement, se situe l’atelier d’artiste et sa cohorte d’élèves ; nous sommes en 1892, et Moreau succède à Elie de Delaunay comme professeur à l’Académie des Beaux-arts. Son enseignement artistique qui se veut libre de tout carcan, émancipateur et imaginatif, lui vaut d’être jugé trop subversif par ses collègues. Hors des sentiers battus et réfractaire aux dogmes académiques, il encourage ses élèves à se démarquer. Et dans les œuvres de Rouault, transparaît cette richesse : certes l’inspiration qu’il puise chez son maître est palpable, mais sa créativité transperce la toile. Cela, Moreau le perçoit rapidement. Il décèle chez son élève, un réel talent pour la couleur et la matière, ainsi qu’une grande maîtrise picturale du clair-obscur inspiré de Rembrandt – déjà visible dans Christ mort pleuré par les saintes femmes.

Gustave Moreau, Jupiter et Sémélé. Variante, huile sur toile, H. 149 ; L. 110 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Cat. 73. © RMN-Grand Palais/Philippe Fuzeau
Gustave Moreau, Jupiter et Sémélé. Variante, huile sur toile, H. 149 ; L. 110 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Cat. 73. © RMN-Grand Palais/Philippe Fuzeau

Dès lors, il le pousse à participer aux concours, à exposer au Salon des artistes français ou de la Rose+Croix. Grâce à la confiance qu’il place en lui, Rouault obtient sa première commande concernant deux peintures allégoriques, destinées à orner l’escalier d’honneur d’un hôtel particulier. Ces décors baptisés Stella Matutina et Stella Vespertina, sont mis en  parallèle avec une variante de la toile Jupiter et Sémélé de Moreau : ici, la fascination que Rouault éprouvait pour la palette chromatique de son maître est saisissante.

Cette influence mutuelle, entre onirisme, mythologie et réalité, est tout aussi manifeste dans les paysages qu’ils peignent. Mais osera-t-on parler de « peinture de paysage », pour un artiste comme Moreau ? Lui qui ne considérait ces décors naturels que comme des cadres, des toiles de fond destinées à abriter des sujets bibliques ou mythologiques. A l’inverse de ses contemporains,  il ne s’essaye guère à la peinture en plein air ou sur le motif : la nature qu’il esquisse n’est qu’imaginaire, et fruit d’habiles reconstitutions. Sous nos yeux, l’huile sur toile Thomyris et Cyrus – dont le sujet est emprunté à Hérodote, illustre ce cruel désenchantement du paysage entre rêve et matérialité : dans un panorama fugitif et inquiétant, comme rongé par une beauté chimérique, se déroule une scène aussi sanglante qu’inéluctable. En regard, Le Bon Samaritain de Rouault, dévoile une obscurité redoutable, funeste linceul d’un homme battu et laissé pour mort par des voleurs. Et chez le maître comme chez l’élève, l’évanescence de la scène confère à la poétique de l’œuvre, l’empreinte de l’illusion.

Gustave Moreau, Thomyris et Cyrus dit aussi La Reine Thomyris,hHuile sur toile, S.b.d - Gustave Moreau - H. 57,5 ; L. 87 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Inv. 13978. © RMN-Grand Palais/Gérard Blot
Gustave Moreau, Thomyris et Cyrus dit aussi La Reine Thomyris,huile sur toile, S.b.d – Gustave Moreau – H. 57,5 ; L. 87 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Inv. 13978. © RMN-Grand Palais/Gérard Blot

 Pour autant, l’œuvre de Rouault n’est pas exempte de tout réalisme, notamment lorsqu’il peint des figures féminines. C’est probablement à travers cette section dédiée à la « Pécheresse, la courtisane, et la fille », que la rupture picturale avec son maître est la plus manifeste.

Georges Rouault, Fille dit aussi Nu aux jarretières rouges, 1906, aquarelle et pastel sur papier, M. D. h. d : GR 1906, H. 71 ; L. 55 cm, Paris, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, AMD 143, Legs Girardin 1953. © Musée d’Art Moderne/Roger Viollet © ADAGP Paris 2015
Georges Rouault, Fille dit aussi Nu aux jarretières rouges, 1906, aquarelle et pastel sur papier, M. D. h. d : GR 1906, H. 71 ; L. 55 cm, Paris, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, AMD 143, Legs Girardin 1953. © Musée d’Art Moderne/Roger Viollet © ADAGP Paris 2015

Si les femmes ébauchées par Moreau, se confondent dans l’inébranlable archétype d’une silhouette lisse et idéalisée, les modèles de son élève en appellent à la vie-même et à la rue. Sous ses pinceaux, les « filles de joie » aux corps lourds retrouvent cette part d’humanité que des artistes comme Toulouse-Lautrec ou Degas, leur ont sarcastiquement déniée : chez Rouault, l’empathie  se lit dans leurs traits disgracieux ; et dans sa palette de couleurs, se déploie une beauté dissonante qui érafle les canons esthétiques si bien-pensants. Chrétien, il ne condamne pas la pécheresse, mais les hommes qui l’ont réduite à cette condition, ainsi que le péché lui-même : « Au fond des yeux de la créature la plus hostile, ingrate ou impure Jésus demeure », dira-t-il.

Courbatue et souffrante, mais capable d’un indicible éclat, voilà l’Humanité telle que Rouault la perçoit. De son iconographie religieuse, affleure une infinie compassion, teintée cependant d’une honnêteté sans fard : quand les âmes sont mises à nu, la beauté physique n’est plus qu’un masque dissimulant la laideur morale ; les figures qu’il peint deviennent alors grotesques, véritables caricatures de l’hypocrisie de ses contemporains. En miroir, l’art sacré de Moreau s’apparente davantage à une spiritualité cérébrale, une manière de combler ses angoisses métaphysiques.

Gustave Moreau, Sainte Cécile, huile sur toile, H. 86 ; L. 68 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Inv. 13972. © RMN-Grand Palais/Philippe Fuzeau
Gustave Moreau, Sainte Cécile, huile sur toile, H. 86 ; L. 68 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Inv. 13972. © RMN-Grand Palais/Philippe Fuzeau

En effet, si son vocabulaire pictural emprunte au christianisme, il puise aussi dans le registre déiste ou syncrétique, tout en s’inspirant des écrits de Blaise Pascal et des philosophes jansénistes de Port-Royal. Une angoisse théologique qui transparaît d’ailleurs, dans sa toile Sainte Cécile : plongée dans l’obscurité, cette dernière semble faire face à une vision spectrale bien plus qu’au traditionnel ange. L’exposition esquisse d’ailleurs un parallèle pertinent avec l’aquarelle L’Apparition, où la tête coupée de Jean-Baptiste apparaît en halo devant Salomé ; une subtile évocation de ces séductrices bibliques qui avaient bien souvent les faveurs de l’artiste.

De Moreau et Rouault, de cette amitié, de leur passion de la matière et de la couleur, « Souvenirs d’atelier » dresse un portrait touchant et habilement maîtrisé : jamais le talent de l’un n’obscurcit le génie de l’autre. Et comme si le maître veillait encore sur son précieux élève, on trouvera ici un peu plus d’œuvres de Rouault ; mais que l’on se retourne, et l’atelier de Moreau prend vie sous nos yeux.

De ce parcours, émerge enfin une envie singulière : celle d’en savoir plus sur ces deux artistes qui leur vie durant, partagèrent à travers l’amour de l’art, un respect des plus sincères.

Thaïs Bihour

« Gustave Moreau – Georges Rouault, souvenirs d’atelier » – L’exposition se tient jusqu’au 25 avril 2016 au Musée Gustave Moreau. Plus d’informations sur http://musee-moreau.fr/




Eichmann : la banalité systématique du mal

Pascal Victor/ArtcomArt
Pascal Victor/ArtcomArt

Lorsqu’en mai 1960, Eichmann est capturé à Buenos Aires en Argentine, puis transporté en Israël à Jérusalem, c’est dans un théâtre transformé en tribunal que son jugement a lieu. Il est ainsi donné en spectacle aux caméras du monde entier. En ce moment, le théâtre Majâz rejoue le procès de l’homme – pour ne pas dire monstre – à l’origine de la « solution finale ». En revendiquant un théâtre engagé, la compagnie a utilisé les retranscriptions d’époque du procès ainsi que de nombreux fonds d’archives pour dire le réel.

Le projet a vu le jour avec non pas l’idée de jouer un Eichmann bourreau, mais de le dépasser pour donner la parole au responsable logistique qu’il a été, d’utiliser ses propres mots, lui qui n’eut d’autre ligne de défense que de prétendre avoir répondu aux ordres ou servi le système et fut condamné à mort en 1961. Toute la mise en scène de Ido Shaked et la scénographie concourent à l’interrogation du système, à travers la parole collective d’Eichmann et du potentiel dramatique de son procès. Au nombre de sept, les comédiens qui forment une troupe éclectique se répartissent la parole fragmentée d’un Eichmann jamais vraiment incarné, ce qui rend son système davantage intelligible et ne provoque ni empathie ni détestation à l’égard de l’homme. À de multiples reprises d’ailleurs, les comédiens devenus juges ou témoins adressent sèchement au public « Je vous interdis toute manifestation de sentiments ». Un jeu saisissant dans leur tentative de faire dire au « spécialiste » ce qu’il savait.

La scénographie dans laquelle le procès a lieu est sombre, tout est noir excepté la photographie d’Eichmann émergeant symboliquement d’un papier blanc. Avec seulement une table, quelques chaises et un rétroprojecteur qui accentuent l’effet administratif de la démarche, l’explication de la politique d’extermination se dessine littéralement sur le sol. C’est sur un plateau monté sur rivets qui de fait est complètement instable et bouge suivant un système de balancier que les comédiens dessinent à la craie blanche des organigrammes, recréent des tableaux d’archives avec rigueur et méthode avant de tout effacer, comme on laverait l’histoire de ses plaies. Pour autant, dans cette atmosphère désincarnée, aucune violence n’est montrée, si bien que les photographies à la vue insoutenables qui furent projetées par le passé et que le monde voyait pour la première fois ne sont plus qu’un écran vide comme frappé des claquements du projecteur. Face à ces plans de camps, de chemins de fer, de bombardements, les acteurs portent le texte avec force comme étant eux-mêmes devenus des rouages de la machine. Tous sont poignants alors que leur parole nous assomme de vérité et de possibilités interprétatives.

Sans en dire plus que l’histoire, ses plaies et ses silences, la troupe parvient à une adaptation saisissante du procès d’un homme normal englué dans la banalité du mal, qui a prétendu ne pas savoir et « ne pas être apte à décider » concernant les déportations. Recomposés de la sorte et joués avec autant de finesse et solidité, les faits parlent d’eux-mêmes. Le caractère administratif de la situation suffit à dire la violence de ce que l’on sait de la déportation.

Après la Maison du peuple qui fut le théâtre du procès, le théâtre Gérard Philipe se transforme à son tour en tribunal pour une grande leçon d’Histoire mais surtout, un grand moment de théâtre.

« Eichmann à Jérusalem ou les hommes normaux ne savent pas que tout est possible », Théâtre Majâz, texte de Lauren Houda Hussein, mise en scène de Ido Shaked, jusqu’au 1er avril 2016 au Théâtre Gérard Philipe, Centre dramatique de Saint-Denis, 59, boulevard Jules-Guesde, 93207 Saint-Denis. Durée : 1h15. Plus d’informations et réservations sur www.theatregerardphilipe.com




Liaisons Dangereuses : des rires sans les larmes

Copyright : Brigitte Enguerand
Copyright : Brigitte Enguerand

Dès le lever de rideau, Cécile Volange bondit sur scène telle une gamine écervelée. Le ton du parti pris de Christine Letailleur est ainsi donné : Choderlos de Laclos, mis ainsi en dialogues, ressemblera davantage à du Marivaux qu’à du Machiavel. La metteure en scène ira jusqu’à faire « claquer les portes » lorsque le Chevalier Danceny court après Cécile. Des lettres reformulées en sentences dans le but de faire rire le public. « Les Liaisons dangereuses » deviennent drôles, et seulement drôles, dénuées de perversité. Le paroxysme du non-sens est atteint lorsque Valmont, pénétrant Cécile de force, dira à celle qui le repousse « mais ce n’est pas ma main qui est en vous, c’est moi-même ! », devant des spectateurs hilares.

Merteuil et Valmont semblent être deux nobles dont la vengeance est prétexte à l’amusement et à la rigolade. La dimension perverse est occultée, tout ne paraît que futilité dans leur univers où, pourtant, la question du rapport au monde est capital – on l’entend dans la référence incessante faite aux fameuses « réputations » que les deux méchants héros entretiennent.

Vincent Perez ressemble à un jet-setter snob et amusé de rien, rendu ridicule par son costume. Aucune finesse dans son jeu, chacune de ses apparitions sur scène s’accompagne de postures exagérées et d’une voix guturale, cliché du dragueur arrogant en ruth. Cela jusque dans la dernière demi-heure de la pièce où de graves violons viennent soutenir sa chute inévitable de la façon la plus pathétique qui soit. Était-il incapable de jouer sa déchéance sans cet artifice sonore ringard ? À vouloir faire des personnages détachés de leurs émotions, Christine Letailleur en fait des grotesques, il ne manque que les masques pour faire de la (mauvaise) comedia.

Seule Dominique Blanc parvient, malgré des enjeux dramatiques si réduits, à utiliser son immense talent pour faire naître les fêlures dans l’âme de Merteuil, notamment par la lettre où elle explique ses choix de femme forte et libre. Madame Tourvel aussi joue juste, elle est la seule qui semble ressentir des émotions réelles et non pas mondaines.

Bien sûr, Christine Letailleur reste une incroyable créatrice d’images, notamment au moyen de la lumière. Le spectacle est forcément esthétique et fait ressortir des contrastes splendides entre la couleur des costumes et le sombre de la scénographie, support parfait aux jeux d’ombres et lumières. Mais l’esthétique ne vient pas au secours de l’approche superficielle de l’histoire.

Ces « Liaisons dangereuses » ne franchissent pas la barrière du rire et nous font grâce des larmes, mais n’est-ce pas un équilibre entre les émotions que devrait nous produire une histoire si profonde ? En voulant casser les codes et déconnecter l’œuvre de sa morale, Letailleur compose un spectacle attendu et finalement assez classique. Ce n’est pas ennuyeux, mais déplorable de voir un roman ainsi vidé de sa substance. Dépoussiérer ou adapter un texte n’a jamais été synonyme de destruction.

« Les Liaisons Dangereuses », adaptation et mise en scène de Christine Letailleur, d’après Choderlos de Laclos, jusqu’au 18 mars au Théâtre de la Ville, 2 place du Châtelet, 75004 Paris. Durée : 2h50. Plus d’informations et réservations sur www.theatredelaville-paris.com




L’explosif Gilles Ostrowsky hache menue les Atrides

Copyright : Ronan Thenadey
Copyright : Ronan Thenadey

Meurtres, parricides, incestes, infanticides, matricides, viols, guerres… Qui dit mieux ? À eux seuls, les Atrides cumulent. Si les dieux s’acharnent sur eux sur des générations, la faute vient d’Atrée, qui a fait manger à Thyeste, son frère jumeau, ses deux enfants cuits en morceaux. Sur scène, à en croire Gilles Ostrowsky qui incarne à tour de rôle une foule de personnages, ce fut un régal.

Seul sur le plateau, dès les premières secondes, le comédien déjanté aux mimiques inépuisables nous fait rire aux éclats. Enfermé dans une cage, casque de centurion sur la tête et tongs aux pieds, c’est tout naturellement en pleine élaboration de son ragoût nécessitant deux bébés frais et de la feta que l’acteur lance son spectacle loufoque. Pas facile de découper des bébés ? À l’époque non seulement ça se fait, mais ça se digère plutôt bien. Surtout entre jumeaux consanguins. Arborant des tenues délurées, modulant l’environnement à sa guise, se travestissant sans limites, Gilles Ostrowsky est fou, son hystérie est communicative. Bien orchestré, le spectacle ne souffre d’aucun temps mort, la création sonore est efficace et le décor ne cesse de surprendre. Entre moments d’incarnation des personnages mythologiques et considérations hilarantes bien que réfléchies sur cette famille. La réussite tient surtout au fait que l’on comprend finalement assez bien l’histoire, recomposée à un rythme frénétique dans nos esprits. Et quelle histoire !

Pour se venger de son frère, Thyeste, en plein doute, va voir l’Oracle qui lui conseille de faire un enfant à sa fille, celui-ci le vengera. Logique ! Se dit Thyeste. Pélopia, sa fille enceinte et à son tour en plein doute, se marie alors à son oncle qui élève le fils qui le tuera, Egisthe, aussi meurtrier d’Agamemnon. Survolté, Gilles Ostrowsky invoque les dieux et saute les générations sans difficultés alors que le sang déferle sur scène. Si le spectacle qui couvre aussi la Guerre de Troie jusqu’au jugement d’Oreste accusé de matricide est aussi jubilatoire, c’est que le comédien parvient admirablement à faire de cette histoire tragique un moment extrêmement comique notamment par des jeux de mots habilement placés. On pense notamment à la berceuse que chante Pélopia à son fils intitulée l’air de rien « Moussaka et Tzatziki », ou aux moments d’extrême simplification du mythe dont on se ne lasse pas conduisant à ce genre de dialogue entre Oreste et Clytemnestre : « Tu vas me tuer ? – Oui Maman ».

Avec une grande économie de moyens, Gilles Ostrowsky a misé sur un jeu clownesque très bien mené laissant voir qu’il n’y a rien de pire qu’un grec en plein doute désespéré au point d’écouter l’Oracle. Qu’à cela ne tienne, voilà un spectacle délirant qui se digère bien, on en veut encore !

« Les fureurs d’Ostrowsky, Délire mythologique », un spectacle de Gilles Ostrowsky, d’après (très très lointainement) la terrible histoire des Atrides, jusqu’au 24 avril au  Théâtre de Belleville, 94 rue du Faubourg du Temple, 75011 Paris. Durée : 1h15. Plus d’informations et réservations sur www.theatredebelleville.com

Reprise au Festival OFF d’Avignon 2016 – du 7 au 30 juillet à 16h10 au Gilgamesh




Musée d’Art Moderne : nouveaux accrochages dans les collections permanentes

Le 12 février dernier, le Musée d’Art Moderne de la ville de Paris présentait ses nouveaux accrochages au sein des collections permanentes. Soucieux de présenter toute la richesse et la vitalité de la création artistique contemporaine, ce dernier dévoile un parcours où l’éclectisme est au rendez-vous : entre acquisitions du Comité pour la photographie, art vidéo, et œuvres picturales, le cheminement esthétique s’annonce riche, de la réalité la plus crue à l’onirisme fabuleux.

Charlotte von Poehl The Notepiece, 2004. © ADAGP, Paris 2016
Charlotte von Poehl, The Notepiece, 2004. © ADAGP, Paris 2016

Charlotte von Poehl ouvre la voie : ses œuvres, axées sur le jeu sériel de la répétition, offrent une vision privilégiée de son travail où citations et réflexions forment un journal de bord illustré. L’attention dédiée à la temporalité est ici primordiale, presque vitale ; elle est la trace sensible ébauchée sur le papier, de la pratique artistique quotidienne. Harmonieuse, sa démarche se fonde sur une cohérence créatrice, où aucune pièce ne peut être isolée : la série The Notepiece, à travers cent dix dessins formant un même projet, témoigne de ce mécanisme singulier en constante évolution. De même, ses Arrow Drawings où de multiples flèches identiques s’entremêlent, semblent  esquisser la caractéristique d’un monde, où règnent le semblable et le conforme.

Puis, fidèle au travail de l’artiste Tacita Dean – déjà exposée dans les collections, le Musée d’Art Moderne présente JG, une vidéographie acquise en 2014. Sous nos yeux, les douces ondulations aquatiques de lacs gelés apparaissent, presque figées sur la pellicule argentique. Filmées par prises de vue en temps réel et entrecoupées de plans fixes, les séquences défilent lentement. Tacita Dean se joue de la perception et prolonge l’instantanéité dans le temps, troublant le rapport du spectateur à l’image. Cette valeur accordée à la temporalité est redoublée par la référence à la composition de Robert Smithson, Spiral Jetty : œuvre de Land art, elle fait elle-même écho à l’ouvrage de science-fiction La Voix du Temps, écrit par J.G Ballard en 1960. Tout ici n’est qu’enchevêtrements où passé, présent et futur s’unissent dans une spirale temporelle, tant symbolique que matérielle.

Tacita Dean, JG, 2013, Film 35 mm, couleur et noir et blanc avec son optique 26 minutes et 30 secondes.
Tacita Dean, JG, 2013, Film 35 mm, couleur et noir et blanc avec son optique 26 minutes et 30 secondes.

A l’art vidéo de Tacita Dean succèdent les sculptures et toiles peintes d’Alain Séchas, dont l’accrochage met en dialogue deux œuvres de l’artiste déjà présentes dans les collections du Musée, avec ses créations récentes.

Alain Séchas, Côte-d'Or, 2015, Huile sur toile 130 x 97 cm. © ADAGP, Paris 2016
Alain Séchas, Côte-d’Or, 2015, Huile sur toile, 130 x 97 cm. © ADAGP, Paris 2016

La figure sculptée Le Chat écrivain et la composition abstraite Untitled 49 forment ainsi la trame créatrice de l’artiste, la clef pour appréhender son travail. Ses nouvelles peintures mettent encore en scène ce personnage mi-homme mi-chat auquel il est attaché : s’il en reprend la figure, elle se fait plus evanescente, comme absorbée par le décor. Avec retenue, Alain Séchas donne à ses chats une posture d’intermédiaire entre le spectateur, l’environnement et les œuvres. Une réflexion picturale, humoristique parfois, bienveillante souvent.

Hugh Weiss, Charon me tend la main, 2007, 100 x 100 cm, Collection Musée d’Art moderne de la Ville de Paris. © Hugh Weiss
Hugh Weiss, Charon me tend la main, 2007,
100 x 100 cm, Collection Musée d’Art moderne de la Ville de Paris. © Hugh Weiss

Six toiles du peintre américain Hugh Weiss données au Musée d’Art Moderne par sa femme, Sabine Weiss, s’exposent aussi. Présentées aux côtés de photographies, carnets de l’artiste et dessins de Niki de Saint Phalle – avec qui il entretenait une amitié, elles retracent les dernières années d’un artiste heurté par la maladie, mais dont la force et la créativité ne se démentiront pas. Certes inspiré par le mouvement Cobra ou l’abstraction lyrique entre autres, Hugh Weiss fera toujours preuve d’une grande autonomie, s’émancipant des carcans stylistiques pour forger sa liberté. Parfois associé à la figuration narrative – notamment pour sa participation à l’exposition « Mythologies quotidiennes II » en 1977, il élabore cependant un langage pictural qui lui est propre, où références mythiques, récit personnel et humour se mêlent et se répondent. Ses dernières compositions réinterprètent ces thématiques récurrentes où des monstres étranges et chamarrés se pressent à la surface de la toile : des couleurs vives, de l’onirisme et une ultime légèreté, devant l’imminence de la mort.

J.D. ‘Okhai Ojeikere, Abebe (1975) Courtesy Galerie MAGNIN-A, Paris. © J.D. ‘Okhai Ojeikere
J.D. ‘Okhai Ojeikere, Abebe, 1975, 
Courtesy Galerie MAGNIN-A, Paris. © J.D. ‘Okhai Ojeikere

Enfin, les derniers accrochages sont consacrés aux acquisitions du Comité pour la photographie 2015, et complètent les fonds du Musée : une œuvre de Malick Sidibé présentant le personnage de Ballo, styliste pour les soirées culturelles de Bamako dans les années 1960 ; et deux ensembles de J.D.’ Okhai Ojeikere et Kaveh Golestan. Le premier artiste – J.D.’ Okhai Ojeikere, dévoile à travers ses clichés en noir et blanc, un tableau de la culture nigériane. Contrairement à ses contemporains photographes travaillant en studios, cet artiste – mort en 2014, souhaitait se confronter à la richesse du Nigéria et à sa population ; un travail esthétique qui sublime le quotidien et les modèles qu’il met en avant. Ici, cinq photographies issues de la célèbre série Hair Style sont présentées : collectées dans les années 1960, ces coiffures vues de dos ou de profil offrent un panel de parures féminines qui par leur complexité, s’apparentent parfois à des sculptures. Enfin, dix clichés du photo-reporter iranien Kaveh Golestan sont exposés. Héritage précieux par leur caractère unique, ils sont issus de la série pratiquement détruite lors de la Révolution iranienne de 1979, nommée Les prostituées du quartier rouge de Shahr-e No à Téhéran. Des photographies fortes et émouvantes sur la vie de ces femmes vendant leur corps ; des fragments de vie capturés sur la pellicule, avec élégance et sans aucun jugement.

De ces récentes acquisitions où les médiums se confondent, affleure un parcours où la variété des œuvres incite à la réflexion autant qu’à la contemplation. Un témoignage sur une histoire esthétique et culturelle qui ne cesse de se réinventer.

Thaïs Bihour

Nouveaux accrochages se présentant sous la forme de plusieurs expositions indépendantes, au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. Plus d’informations sur http://www.mam.paris.fr/




Au Théâtre des Béliers Parisiens, quel accident que de songer à quelqu’un !

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L’Épreuve et Les Sincères, deux pièces de Marivaux en un acte, jouées l’une à la suite de l’autre par la Cie Raymond Acquaviva, et mises en scène dans un décor des années 30 par Philippe Uchan.

La première raconte l’histoire de Lucidor, un riche bourgeois tombé amoureux d’Angélique, une jeune femme de la campagne qui l’aime follement en retour. Amour pour lui ou amour pour son argent ? À cette éternelle question, une réponse originale : une mise à l’épreuve de ses sentiments. Dans la seconde pièce, un valet et une soubrette nommés Frontin et Lisette décident de brouiller leurs maîtres, Ergaste et la Marquise, persuadés d’être faits l’un pour l’autre du fait de leur caractère commun. Pourquoi réunir ces deux pièces ? Pour le discours sur le comportement amoureux et l’amour qu’elles permettent de mettre à jour.

Une toile de fond qui suggère un intérieur d’une riche demeure, du mobilier et des costumes. L’ambiance créée déçoit d’abord par le manque de moyens qu’elle manifeste au vue de l’ambition scénographique, avant de surprendre par la qualité du jeu d’acteurs qui s’emparent des lieux. Que ce soit dans leurs mimiques, leur investissement dans leur rôle ou leur capacité à danser le swing en couple en plein « micmac », tous sont incroyablement drôles et touchants dans leurs affaires de cœurs.

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Pour Philippe Uchan l’intérêt de cette réunion de pièces réside dans l’observation au plus près du cœur, et de l’esprit de ces hommes et ces femmes songeant les uns aux autres. Non seulement c’est une réussite, mais on ne peut s’empêcher – comme souvent d’ailleurs en voyant une pièce de Marivaux – de constater à quel point les propos semblent actuels. En effet, l’époque et les mœurs ont certes changés, mais le comportement du sujet amoureux lui, est resté le même, pour le meilleur et pour le pire.

Face à l’incertitude des sentiments de quelqu’un, que répondre ? Lucidor rationalise « je l’aime toujours sans le lui dire. Elle m’aime aussi sans m’en parler ». Angélique s’égare « Plus je rêve plus je m’y perds » répètera-t-elle en aparté. Et enfin la marquise clame « Qu’est ce que votre amour car je veux être véritablement aimée », tenant la sincérité comme idéal. Plus que deux pièces distinctes, ce sont d’intenses micro-scènes concentrant un discours sur l’amour qui sont montées. Tout est juste, rafraichissant, bien chorégraphié, les jeux de lumières sont éloquents : l’obscurité tombant chaque brouille venue, la luminosité primant à chaque vérité entendue.

Quel éternel quiproquo que l’amour, quelle « sotte chose que l’humanité » dira la Marquise après autant de détours, pour finalement voir le rideau tomber sur cet air qui résonne « Qu’est ce qu’on attend pour être heureux ? ».

« L’Épreuve et Les Sincères », de Marivaux, mise en scène de Philippe Uchan assisté de Laura Mottet, jusqu’au 26 mars 2016 au Théâtre des Béliers Parisiens, 14 bis, rue Ste Isaure, 75018 Paris. Durée : 1h45. Plus d’informations et réservations sur theatredesbeliersparisiens.com/.




Jean-Baptiste Huet, ou l’exaltation perpétuelle de la nature

Au cœur d’un espace intimiste, le musée Cognacq-Jay offre à l’artiste Jean-Baptiste Huet, sa première grande exposition monographique. A travers plus de 72 œuvres, ce parcours esquisse toute la richesse iconographique de cette figure du XVIIIème siècle, aujourd’hui méconnue. Pourtant, de ses compositions animalières et végétales, ou de ses décors pour toiles de Jouy, émane une indéniable délicatesse, une élégance emplie de légèreté.  

Huet Jean-Baptiste, Un dogue se jetant sur des oies, vers 1768-1769, huile sur toile, Paris, musée du Louvre, département des Peintures © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Stéphane Maréchalle
Un dogue se jetant sur des oies, vers 1768-1769, huile sur toile, Paris, musée du Louvre, département des Peintures © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Stéphane Maréchalle.

Dès l’entrée, la toile Un dogue se jetant sur des oies attire le regard : affolés mais courageux, les volatiles se dressent pour protéger leurs petits de l’animal revêche. Présentée au Salon de 1769, l’œuvre puise son inspiration dans les thèmes animaliers traditionnels du Siècle d’or hollandais, tout en renouvelant le motif : imposante, cette œuvre surprend par sa vraisemblance où chaque détail est magnifié, révélant ainsi l’habileté et les qualités d’observateur de Jean-Baptiste Huet face à la nature. Peintre du roi, il se confronte directement à la faune de la ménagerie royale, sans délaisser les régions plus rurales de l’Île-de-France. Ce sont en effet les animaux de la ferme et de la campagne qui remportent ses faveurs : chiens, moutons, coqs et poules composent l’essentiel de ses productions. Un vocabulaire a priori restreint que l’artiste parvient sans cesse à exalter, dans une ode éternelle au monde sensible.

Bergère assise près d’un arbre avec son troupeau de moutons et un chien, vers 1770, pierre noire et rehauts de blanc sur papier beige, Vienne, Albertina © Albertina Museum, Vienne
Bergère assise près d’un arbre avec son troupeau de moutons et un chien, vers 1770, pierre noire et rehauts de blanc sur papier beige, Vienne, Albertina © Albertina Museum, Vienne.

Plus loin, quelques études botaniques émergent ; issues d’un recueil découvert en 1986, elles forment la part encore méconnue de son abondante production. Courges, orties ou mauvaises herbes, aussi prosaïques que soient ces motifs, Huet leur concède une majesté saisissante, ainsi qu’une rare finesse dans le trait.

Fidèle à son amour de la nature, il cède à l’iconographie de la flânerie bucolique et des doux plaisirs amoureux, très en vogue au XVIIIème siècle. Inspirées de la peinture italienne et flamande de la Renaissance, mais aussi des œuvres de François Boucher, les scènes poétisant la vie de campagne se multiplient. Les artistes occultent alors l’amère réalité de la vie rurale pour prêter aux bergers qu’ils dépeignent, une allégresse et des amusements idéalisés. Cette Bergère assise près d’un arbre avec son troupeau de moutons et un chien, reflète cet idéal de simplicité que Huet et ses contemporains recherchaient dans la nature : une quiétude fondamentale, loin de la société qui altère la bonté naturelle de l’homme.

Un loup percé D'une lance, 1771, © David Rase.
Un loup percé D’une lance, 1771, © David Rase.

Un homme qui parfois, se meut en redoutable prédateur pour le monde animal. Ainsi, comment dénier l’intensité que l’artiste place dans sa toile représentant Un loup percé d’une lance ? Rarement un artiste du XVIIIème siècle n’avait figuré la souffrance animale avec une telle force ; et comme toujours chez Huet, il faut prendre le temps d’observer les détails et l’expressivité qui se cachent dans le regard de ces bêtes. Ici, le loup blessé n’est pas un trophée glorifiant son chasseur : il symbolise au contraire le tragique de la scène. Et si la touche picturale peut constituer un frein à l’émotion, la puissance de la composition se charge de toucher l’âme.

Bergère avec chèvre, mouton et lapin, Paris, Mobilier national © Benjamin Couilleaux.
Bergère avec chèvre, mouton et lapin, Paris, Mobilier national © Benjamin Couilleaux.

La salle finale est consacrée à la production décorative de Huet, amorcée dans les dernières décennies du XVIIIème siècle. Empruntant à un art rocaille sur le déclin, autant qu’au répertoire antique en plein essor, ses projets ornementaux témoignent de sa productivité et de l’attention qu’il porte aux goûts de son époque. Dans ce domaine, les commandes qu’il honore pour des acheteurs privés remplacent désormais celles du roi, et lui pourvoient un revenu constant. L’exposition présente d’ailleurs quelques exemples décoratifs de l’artiste, à l’instar de ce charmant carton pour dossier de fauteuil – intitulé Bergère avec moutons et lapin.

Fontaine et animaux (modèle de toile de Jouy), vers 1803-1806, plume et encre brune, lavis brun et gris, rehauts de gouache sur papier, Paris, musée des Arts décoratifs, département des Arts graphiques © Les Arts décoratifs, Paris / Jean Tholance.
Fontaine et animaux (modèle de toile de Jouy), vers 1803-1806, plume et encre brune, lavis brun et gris, rehauts de gouache sur papier, Paris, musée des Arts décoratifs, département des Arts graphiques © Les Arts décoratifs, Paris / Jean Tholance.

Mais si Huet intensifie son rythme de création, notamment en s’associant à la Manufacture de Jouy, ça n’est pas seulement pour l’argent : les tissus figuratifs lui permettent d’exprimer son imaginaire dans des compositions novatrices et d’une étonnante complexité. Très organisés et géométriques par leur référence à l’antique, ces décors de tapisseries révèlent en filigrane de subtils détails pittoresques, si chers à cet homme épris de nature.

Succincte, cette exposition atteint néanmoins sa finalité avec grâce : redonner ses lettres de noblesse à un illustre inconnu que l’Histoire de l’art avait dérobé aux regards, et dont le musée Cognacq-Jay, ressuscite les charmes avec raison.

Thaïs Bihour

« Jean-Baptiste Huet. Le plaisir de la nature (1745 – 1811) » – L’exposition se tient jusqu’au 5 juin 2016 au Musée Cognacq-Jay. Plus d’informations sur http://museecognacqjay.paris.fr/