« Encore une histoire d’amour » dont on se serait bien passé
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« Encore une histoire d’amour », derrière une fausse volonté de banalité, n’a rien d’une romance lambda. Les deux héros sont des accidentés de la vie, malades, handicapés, en lutte contre eux-mêmes et les fléaux qui les tourmentent chaque jour pour pouvoir exister. Il est boulimique et agoraphobe, elle est atteinte d’une maladie qui lui paralyse les jambes. Le premier est auteur, la seconde est comédienne. Après 7 ans loin des planches, désirant monter l’une de ses pièces où une handicapée est la personnification de l’impossibilité de l’auteur à mener une vie normale, elle le contacte. Après de longs mois de conversation téléphonique, ils finiront par se rencontrer, et malgré l’océan culturel qui les sépare, à s’aimer.
Malheureusement, le spectacle n’est pas à la hauteur de ses promesses amoureuses. Il semble avant tout souffrir d’un manque de moyens manifeste. Le décor est composé de deux écrans sur lesquels sont projetées des images des espaces de vie respectifs des personnages. Techniquement, ce qui aurait été à la pointe en février 1997 ne l’est plus en 2016, et cette ambiance qui donne des airs de pubs Orange d’un autre siècle met mal à l’aise quant à l’évolution des personnages dans ces appartements que l’on ne nous laisse même pas imaginer. La multiplication des espaces de chacun dans une scénographie commune peut malgré tout être totalement réussie. On se souvient des « Heures souterraines » qui réunissaient Anne Loiret et Thierry Frémont au Théâtre de Paris au mois de mai 2015.
Encore, si le jeu des comédiens rattrapait le décor raté… Mais la douce Elodie Navarre est au téléphone (pour ne pas dire face) à un Thierry Godard aux réactions brutes mais trop excessives. Cela ne semble pas naturel, on voit la colère sans ressentir l’agacement. On a l’impression que quelqu’un lui dicte derrière l’oreille : « sois violent ! Vas-y, crie !», forcément, cela manque d’intériorité. Quant à elle, elle se découvre une flamme sexuelle torride causée par la voix de l’auteur boulimique qui pourtant n’a rien de reluisant. Tout cela manque de naturel et de sincérité. On pense à « Elixir d’Amour » qui mettait en scène Eric-Emmanuel Schmitt et Marie-Claude Pietragalla au Théâtre Rive-Gauche en janvier 2015 où les deux personnes qui vivent une relation à distance se sentent presque obligées de ressentir des sentiments l’un pour l’autre.
Et globalement, c’est le pathos à outrance qui déborde de toute la mise en scène. Ladislas Chollat nous a pourtant habitués à des créations plus habiles ces dernières années, notamment pour « Momo » de Sébastien Thiéry, qui a ouvert la saison 2015-2016 avec succès au Théâtre de Paris. Ici, lorsque l’héroïne connaît une rechute, les violons retentissent : on se dit alors qu’il n’y a plus de doute, on assiste en fait à un téléfilm avec sa quantité de grosses larmes et de morve qui coulent le long du visage des personnages. Conscient de cet amalgame, on se rend compte qu’il s’agit de la production télévisuelle la plus ratée pour Thierry Godard, d’habitude excellent dans les séries que sont « Un Village Français » ou bien « Engrenages ».
Une scène est réussie, mais ne sauve pas le spectacle : la première rencontre « en vrai » réunissant l’actrice et l’écrivain. Enfin, la gêne, la légèreté et la gravité semblent spontanées. On est à la fois amusé et touché. Quel dommage que la majeure partie de la pièce se déroule au téléphone…
« Encore une histoire d’amour », de Tom Kempinski, mise en scène de Ladislas Chollat, actuellement au Studio des Champs-Elysées, 15 avenue Montaigne, 75008 Paris. Durée : 1h30. Plus d’informations et réservations sur www.comediedeschampselysees.com.
Kafka, es-tu là ?
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Faire revivre la vie et l’œuvre de Milena Jesenskà, tel est le projet de la création de Filip Fargeau. Journaliste, traductrice et écrivaine résistante tchèque morte en 1944 à Ravensbrück, Milena Jesenskà est restée connue comme un témoin lucide de son temps mais aussi pour sa correspondance avec Franz Kafka, au début des années 20. Avec un sujet aussi grave et Daniel Mesguich prêtant sa voix pour jouer Kafka qui répond perpétuellement à Milena jouée par Soizic Gourvil, l’adaptation avait tout pour être touchante, elle s’avère toutefois décevante.
Sur scène, Milena ne sort jamais vraiment de sa chambre, cette fenêtre sur le monde, ce lieu qui appelle aux souvenirs et aux apparitions. C’est d’ailleurs comme une somnambule ou un spectre que l’actrice fait son entrée sur scène avec un effet magique très maîtrisé mais fatigant, en particulier à cause de l’écho constant de sa voix. Le décor lui, est assez sobre et donne à voir Milena dans toute son intimité. Au centre se trouve un lit aux draps rouges entouré de livres posés ça-et-là, que des œuvres de Kafka. Efficace et chaleureux, ce décor aurait gagné à être plus travaillé, plus esthétique. Dès le départ, les propositions sont touchantes, néanmoins on a le sentiment qu’il manque quelque chose. Par exemple, l’idée d’avoir comme un quai de gare en fond de scène est très parlant, très symbolique, malgré tout le reste de l’espace est occupé de manière assez décousue.
Si le texte est très poétique, là encore des éléments troublent l’émotion que l’on voudrait en avoir. On pense notamment au jeu de l’actrice qui sonne souvent faux à cause de l’intonation naïve de la voix qu’elle essaye de tenir en invoquant Kafka, et qui nous laisse souvent à la limite de l’inconfort. Paradoxalement, à ce jeu candide d’une femme qui passa pourtant sa vie droguée à la morphine, se confronte la voix très érotisée de Daniel Mesguich dans le rôle de Kafka que l’on ne voit jamais, à qui Milena s’adresse constamment comme dans un délire amoureux. Cette intention de correspondance lue à voix haute, qui aurait pu être très attachante, finit malheureusement par faire sourire. On regrette d’entendre un Kafka séducteur aux airs d’une voix off de publicité Meetic prêt à lâcher « toi… encore ! » à une Milena en transe sur son lit. En dehors de l’impression constamment mitigée que procure le spectacle, les dernières minutes – hélas il faut attendre – de la pièce laissent entrevoir quelques réussites. Lorsque Milena va mourir, debout sur son quai de gare, une valise pleine de livre à la main, à attendre un train dont on connaît la destination, le plateau se vide et l’univers sonore et lumineux qui a été pensé est percutant. Le public se retrouve emmené dans la vie de cette femme, à sa triste fin et aux seuls 150 mots par an qu’elle avait le droit d’écrire en camp, avant de mourir en laissant une petite fille derrière elle.
L’adaptation de la vie de Milena Jesenskà par Filip Fargeau, oscillant entre rêve et réalité, déçoit. Elle déçoit d’autant plus que la fin laisse entrevoir un vrai potentiel. Certes, des propositions scéniques sont séduisantes, comme l’idée du quai de gare, ce couloir terrifiant au fond de la chambre de Milena, témoin extrêmement lucide et malmené par son temps. Dommage que la mise en scène reste à quai.
« La chambre de Milena », texte et mise en scène de Filip Fargeau, jusqu’au 22 février 2016 au Théâtre de l’Atalante, 10, place Charles Dullin, 75018 Paris. Durée : 1h20. Plus d’informations et réservations sur www.theatre-latalante.com
Big Freeze : histoires d’amour physico-sentimentales
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A vouloir sans cesse parler d’amour, le théâtre est bien obligé de trouver de nouveaux sentiers. Dans « Big Freeze », de Thomas Poitevin, on ose l’amalgame entre relations sentimentales et thermodynamique – l’étude des phénomènes thermiques et mécaniques qui expliquent, par exemple, le fonctionnement de la locomotive à vapeur ou du réchauffement climatique.
Plateau de casting, laboratoire, lieu de débat télévisuel ? La scène accueille dans un espace à la fois neutre et très marqué un groupe nombreux de personnages – jusqu’à 9 sur le petit plateau de La Loge – composé de comédiens et de scientifiques. Les premiers illustreront, par l’amour et les sentiments les explications des seconds. Telle scène illustrera tel système (Une femme seule : système isolé. Une mère : système ouvert. Une civilisation : système fermé).
Thomas Poitevin ne se contente pas de signer cette mise en scène ingénieuse dans cet espace si réduit. Il est aussi l’auteur du texte, dont les pans scientifiques sont inspirés d’écrits d’Hubert Reeves, François Roddier, Trinh Xuan Than ou encore Vincent Mignerot. Malgré ces sources d’un intérêt certain, les passages les plus dramatiques sont néanmoins les plus intéressants. Une mère et une fille morte, un homme plein de rancœur, un couple qui hait son enfant et qui fait tout pour garder sa gouvernante… Les vies imaginées par Poitevin se cognent, entrent en collision et n’obéissent à aucune loi. On pense à l’écriture de Rémi De Vos. Ses personnages sont complètement dingues et semblent finalement n’obéir à aucune logique. Le jeu des comédiens est doté d’une distance qui les encourage à l’exagération. Le jeu caricatural n’est jamais lourd et, malgré la gravité latente du propos, l’humour déborde. La réflexion est entretenue par une mise en scène dégondée et jalonnée d’accidents loufoques. L’auteur metteur en scène pousse sa logique jusque dans le cynisme et l’ironie, écrivant d’une encre acide les névroses relationnelles modernes.
Inévitablement, on reprend aussi entre deux scènes les bases de nos connaissances sur la création des galaxie. Un scientifique va reprendre le développement de l’univers en le comparant à une année terrestre. Bien qu’intéressants, ces passages de de la pièce cassent le rythme. Ils sont cependant un mal nécessaire à la compréhension des différents systèmes utilisés par l’auteur pour dévoiler sa nouvelle lecture de l’amour, comparée au « Big Freeze », autrement dit la mort thermique de l’univers…
« Big Freeze », de et mis en scène par Thomas Poitevin, jusqu’au 19 février 2016 à La Loge, 77 rue de Charonne, 75011 Paris. Le spectacle sera repris pour une date à la Faïencerie de Creil le 10 mars 2016. Durée : 1h30.
Les deux amis – Louis Garrel
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Deux amis. Une femme. Un secret.
Outre Atlantique, cela aurait pu faire l’objet d’un thriller haletant, avec son happy ending familial, portant haut les valeurs états-uniennes. Mais ce n’est pas trop la came de Louis Garrel. Happy ending, et puis quoi encore ?
Le début de ce conte moderne est pourtant tout en légèreté musicale, peu de paroles, mais une mélodie omniprésente, aérienne, entraînante. Comme si les malheurs terrestres des personnages ne pesaient pas bien lourd dans l’aventure qui s’apprête à les réunir. Aventure amoureuse, ou plutôt « non-aventure » amoureuse. Des cris, des larmes, des cris, des cris, des cris.
Et puis, comme bien souvent, de l’amour naît la haine. De l’amitié naît la jalousie. Mère de tous les drames. Mère de toutes les peines.
Dans un Paris du quotidien, fait de trains de banlieue, de terrasses de cafés et de jardins publics, Louis Garrel nous livre une vision bien personnelle du triolisme moderne. Bien entouré de Christophe Honoré dans cet exercice, on ressent bien l’influence de son compère sur ce thème récurrent déjà rencontré dans « La Belle Personne » ou encore « Les Chansons d’Amour » pour ne citer qu’eux. Et encore une fois, ce drame contemporain tire sa source d’une intrigue classique. Après « La Princesse de Clèves », les deux amis ont choisi de revisiter « Les caprices de Marianne » à leur propre sauce.
Cette fois, c’est Golshifteh Farahani et Vincent Macaigne qui subissent l’impétuosité de Louis Garrel, virant parfois à la mauvaise foi ravageuse. Le trio est superbe, irréel et en même temps bien ancré dans un quotidien banal. Les rapports sont cruels d’humanité et de sincérité. La caméra de Louis Garrel filme le vrai, sans ambages ni maquillage. Le spectateur est touché, au plus profond de son jeu de valeurs et de certitudes. Et il en redemande … Mission réussie donc ?
Les deux amis
Réalisation : Louis Garrel
Scénario : Louis Garrel et Christophe Honoré Golshifteh Farahani : Mona Louis Garrel : Abel Vincent Macaigne : Clément Laurent Laffargue : le metteur en scène Rachid Hami : l’acteur Pierre Maillet : le réceptionniste de l’hôtel
« Polyeucte », fantatique historique
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On se souvient des très rythmés « Nicomède » et « Surena » de Corneille et déjà mis en scène par Brigitte Jacques-Wajeman. Pour « Polyeucte », elle garde le même type de scénographie – un immense bloc mobile – mais prend le parti d’une direction d’acteurs plus sobre et centrée sur le vécu des personnages.
Polyeucte est l’époux de Pauline, fille du gouverneur romain d’Arménie, Félix. Le premier décide de se convertir soudainement au christianisme et mourra dans la journée – règles d’unités oblige – de son intransigeance religieuse. Sa femme, Pauline, essayera de le sauver jusqu’à la fin, elle se convertira après sa mort, baptisée par son sang. Tout cela sur fond d’intrigue politique et méfiance de la part de Félix, vis-à-vis de Sévère, que tous le monde pensait mort et qui est miraculeusement ressuscité.
Cette pièce est consacrée aux questions religieuses, mêlée et magnifiée par la violence des sentiments. Dans les liens qui nouent les personnages, des volontés supérieures interviennent, jusqu’à causer l’inévitable.
Le constat est récurrent, mais encore ici il s’impose : l’actualité des textes de Corneille – non pas prophétique mais simplement humaine – est encore brûlante ici. On ne doute pas que Brigitte Jacques-Wajeman invite à réfléchir à la figure du martyre et la volonté qui conduit à mourir par fanatisme, récurrente dans l’histoire de l’humanité. L’urgence du propos et son importance sont soulignés par l’esthétique épurée et les contrastes manichéens de couleurs (blanc, noir, rouge, bleu, gris).
On écoute Pauline, qui dans la scène 3 de l’acte III clame :
« Vous devez présumer de lui comme du reste :
Le trépas n’est pour eux ni honteux ni funeste ;
Ils cherchent de la gloire à mépriser nos dieux
Aveugles pour la terre, ils aspirent aux cieux ;
Et, croyant que la mort leur en ouvre la porte,
Tourmentés, déchirés, assassinés, n’importe,
Les supplices leurs sont comme à nous les plaisirs,
Et les mènent au but où tendent leurs désirs ;
La mort la plus infâme ils l’appellent martyre. »
Tout est dit. Le phrasé brisé, moderne, rend le texte limpide. La splendeur de la langue française ne tient décidément pas dans un seul accent circonflexe : il en faudra encore beaucoup pour dénaturer Corneille. Pris dans l’histoire, on accepte même le dénouement « quelque peu modifié » de la tragédie, car selon la metteure en scène, « Corneille ne s’en privait pas ». C’est certainement par cette volonté d’être sans cesse compris par son public, et le travail soigné de Brigitte Jacques-Wajeman, que l’auteur contemporain de Molière garde encore toute sa puissance en ce théâtre des Abbesses.
« Polyeucte », de Pierre Corneille, mise en scène de Brigitte Jacques-Wajeman, jusqu’au 20 février 2016 au Théâtre de la Ville – Les Abbesses, 31 rue des Abbesses, 75018 Paris. Durée : 2h. Plus d’informations et réservations sur www.theatredelaville-paris.com.
« Children of nowhere », ode synesthésique à la vie
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Les revenants, les fantômes, les oubliés de lieux cachés, inexplorés ou délaissés par l’Homme, voilà ce qui intéresse Fabrice Murgia dont la quête de silence l’a mené aux confins de mondes désertés par l’Histoire. Après avoir erré en Amérique à travers le Texas, l’Arizona et autant d’États invisiblement saturés de villes fantômes, le jeune metteur en scène, s’est arrêté dans l’un de ces lieux aux frontières de l’Histoire pour créer « Children of nowhere », second épisode de Ghost road, projet initié en 2012. Ce sont les rescapés qui préoccupent Fabrice Murgia, « los vivos » de Chacabuco (Chili), une ancienne cité minière abandonnée après avoir été un camp de concentration de prisonniers politiques, grand théâtre d’atrocités silencieuses et envers du décor, dès 1973, de la dictature de Pinochet. Partisan d’un théâtre documentaire, dans un monde gorgé d’informations qui prétend ne plus laisser de place à l’inconnu, le metteur en scène bouscule les codes et fait du théâtre un outil médiatique aux vertus poétiques pour dire l’oubli.
Dès le début, l’aspect documentaire de la pièce vient frapper le public, sur le rideau noir clôt est projeté à une échelle gigantesque le témoignage d’une jeune anonyme, fille de rescapés résidant désormais en France, qui a vécu l’expérience d’un silence historique. Chacabuco ? « Je m’y intéresse parce qu’on n’en a jamais parlé » dit-elle comme sommant de lever de rideau. Commence alors l’immersion dans ce lieu et cette histoire, notamment grâce à la vidéo puisqu’en continu sont projetés sur une toile de tulle, dans un souci de transparence avec le décor quasi inexistant et ses acteurs, des confessions d’anonymes en alternance avec des vues aériennes ou paysages de cette ville désertique. Sur une scène couverte de sable, continuité matérielle du visuel à l’écran, Viviane de Muynck trône sur un siège abimé, interprète et maître d’orchestre de cette histoire qu’elle met en abyme. Derrière l’écran, et sous forme d’ombres chinoises, est présent un quatuor de violoncelles, jouant les bruits de l’histoire et accompagne tantôt la vidéo, tantôt l’actrice ou le chant de la soprano, Lore Binon, évoluant sur scène comme un spectre vocal en stimulation vibratoire constante nos sens.
La rencontre de tous ces arts, des temporalités et de leur incessante transparence voulue par Fabrice Murgia fait de la scène un lieu de recherche poétique qui n’a même plus l’Histoire ni les mots comme limites. Loin de produire une distance, la vidéo sert le jeu, notamment celui magistral de Viviane de Muynck d’un charisme poignant dans son rôle, dont la présence scénique est dédoublée à l’écran. Ce que l’on voit de face sur scène nous est ainsi montré de profil en simultané comme si rien ne pouvait arrêter la vérité, ce vent rendu sonore qui souffle sur l’Histoire sans toujours réussir à l’ébranler pour autant. Dans « Children of nowhere », le vent secoue le sable, fait parler le silence et laisse entendre la liberté. À Chacabuco, la liberté n’était rien d’autre qu’un jeu social, les prisonniers y avaient d’ailleurs élevé un théâtre et une cabine téléphonique imaginaire pour jouer la liberté et se sentir vivants. Aujourd’hui « los vivos » sont libres mais perdus, seul un pèlerinage dans le désert pour certains peut aider à retrouver les preuves d’un temps vécu mais révolu. Vingt ans de leur vie passée emprisonnés à se raconter des histoires avec les nuages, les étoiles et vingt centimètres de plancher ou de charpente. Cette charpente encore debout où l’un des leur, Oscar Vega, se pendit en désespoir de cause et que seule une petite plaque commémore encore en plein désert. La Mémoire de ces naufragés sauvés par la poésie ne mérite-t-elle pas plus que cela ? Voués à la résilience, au « détachement sans attachement », les rescapés de Chacabuco doivent affronter le choc des gens qui ne savent pas ce qui a eu lieu. Ainsi, l’Histoire est davantage ce que l’on ne sait pas que ce que l’on en sait ou l’on en fait, à en croire cette pièce qui parvient à dire le manque. Dans une atmosphère toujours sombre ou aveuglante, Fabrice Murgia humanise l’Histoire muette et constellée en créant une synesthésie qui parfois fait délibérément frôler l’inconfort. Que ce soit en invoquant le chant ou la poésie de Neruda, il ouvre des plaies maintenues ouvertes par l’ignorance, que le temps ne peut en rien, seul, aider à refermer.
Le résultat, d’une rare intensité, est sublime, subtil, et toujours esthétique sans jamais montrer la violence. Tout appelle le spectateur à s’offrir au désert devenu lieu de quête identitaire pour beaucoup de chiliens, à y regarder les étoiles, en choisir une et tenter de comprendre les « enfants du désert », ces égarés qui courent pour oublier, travaillent sans cesse et racontent des histoires pour oublier leur histoire sans histoires.
« Children of Nowhere (Ghost road 2) », texte et mise en scène de Fabrice Murgia, interprétation de Viviane De Muynck, jusqu’au 6 février 2016 au Théâtre National-Bruxelles, Boulevard Emile Jacqmain 111, 1000 Bruxelles, Belgique. Puis Théâtre Jean-Vilar, Vitry-sur-Seine les 12 et 13 février. Durée : 1h20. Plus d’informations et réservations sur www.theatrenational.be/
« Visages de l’effroi » : entrevoir la beauté où le sang a coulé
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Se replaçant au sein d’une généalogie événements culturels à succès, tels «Géricault, la Folie d’un monde », « L’Europe des esprits », « L’Ange du Bizarre » ou encore « De l’Allemagne », cette exposition d’apparence séduisante et prometteuse, entend dévoiler un pan artistique du XIXème siècle, bien souvent éclipsé par la révolution impressionniste. Née de la collaboration entre le Musée de la Vie Romantique et le Musée de la Roche-sur-Yon, « Visages de l’effroi » explore les tréfonds et méandres du romantisme fantastique français, entre passions révolutionnaires, onirisme désenchanté et crainte de l’au-delà. Pour autant, devant ces maudits aux visages hallucinés, et face à cette fureur de chair et de sang, on peine à déceler la véritable cohérence derrière la fascination qu’exercent assurément de tels motifs. Au sortir de tant d’abominations, saura-t-on mieux définir l’effroi ? Aura-t-on perçu l’inventivité des Romantiques français face à leurs contemporains anglais et allemand ? Rien n’est moins certain.
Dans cet écrin sombre et épuré aux tonalités violines, l’œil du visiteur en quête d’épouvante se pose dès l’entrée sur une toile singulière : celle de Charles Brocas, Le supplice de Prométhée. Menaçante, funeste mais non moins intrigante, elle s’élève à elle seule comme symbole de la chute héroïque, vision romantique du géant déchu s’opposant aux illustres héros antiques, célébrés par les peintres néoclassiques. Suivant les théories énoncées en 1764 dans Histoire de l’art de l’Antiquité par Johann Joachim Winckelmann, toute composition doit mettre en exergue une esthétique propre à susciter la grandeur d’âme, la noblesse des émotions, et une quiétude certaine. Une norme pleine de convenance, dont la représentation picturale des épisodes moraux de l’histoire antique s’accommode parfaitement.
Pour autant, l’émancipation d’une telle bienséance devient pour certains artistes, gage d’une notoriété nouvelle. Dès lors, le Salon de 1827 marque cet affranchissement où le déchaînement de violence conteste avec force l’esthétique tempérée des Néoclassiques. Quelques années plus tard, comme une ultime défiance, Jules-Eugène Lenepveu remporte le Prix de Rome de 1847, grâce à La Mort de Vitellius. Quelle expressivité peut-on lire sur ces visages criminels, quelle animosité dans leurs regards, et cette souffrance effroyable dans les prunelles de Vitellius…les limites académiques sont à présent allègrement franchies.
Mais la chute des héros prend avant tout racine dans les affres de la Révolution française. De la Terreur, dominée par l’arbitraire des exécutions brutales et massives, à la création de la guillotine, en passant par un renouvellement de l’ordre politique, tout caractérise une période où les corps et les âmes ont immanquablement soufferts. De ces bouleversements, pamphlets et caricatures satyriques sont les messagers : ces visions d’horreur et cet imaginaire macabre s’exposent à travers le motif des têtes coupées, symbole victorieux par excellence de l’effondrement de la monarchie. L’aquatinte de Louis-Jules-Frédérique Villeneuve – Matière à réflexion pour les jongleurs couronnées (sic) – est éminemment représentative de cette condamnation du pouvoir.
Mais dans cette atmosphère glaçante, quelques représentations à rebours émergent, vaines défenses d’une hégémonie royale qui n’est plus. Émile Mascré dans sa très belle toile Capet, Lève-toi!, dépeint avec force les mauvais traitements infligés par des bourreaux au Dauphin – le jeune Louis XVII, lors de son incarcération à la Prison du Temple. La candeur de l’enfant et sa pâleur fantomatique, marquent le contraste avec ses sombres geôliers qui chaque nuit le tourmentent.
…
Dans la même veine, Pierre Puvis de Chavannes s’épanche sur l’histoire de Mademoiselle de Sombreuil, jeune femme noble durant la Révolution qui, selon la légende, fut forcée de boire un verre de sang pour sauver son père. Mis en poème par Victor Hugo près de trente années plus tard, cet évènement culmine comme la métaphore de l’innocence brisée par la cruauté des hommes :
« Ô jour où le trépas perdit son privilège,
Où, rachetant un meurtre au prix d’un sacrilège,
Le sang des morts coula dans son sein virginal !
Entre l’impur breuvage et le fer parricide,
Les bourreaux poursuivaient l’héroïne timide
D’une insulte funèbre et d’un rire infernal ! » *
Plus encore, comme un rejet face à l’horreur de ces corps mutilés, offerts par les révolutionnaires sur l’autel de l’athéisme et du renversement de l’ordre établi, éclôt une nouvelle iconographie du sacrifice. Fers de lance de cette empathie picturale, femmes et enfants deviennent l’incarnation exaltée du drame qui se joue : Victor Huguenin sculpte des têtes et bustes de la scène du Massacre des Innocents ; Xavier Sigalon esquisse une furieuse mais néanmoins admirable Athalie ordonnant le massacre des enfants de la race royale de David ; quand Léon Cogniet peint sa captivante Tête de femme et d’enfant, où une mère tente en vain de cacher son nouveau-né aux soldats, étouffant désespérément ses cris.
Puis, vient le moment de sombrer dans un autre versant de la violence : celui du fait-divers et du mélodrame. Délaissant une muséographie violacée au profit d’une atmosphère plus dynamique, scènes de crimes et membres disloqués se succèdent dans un tourbillon de dépouilles affolant. D’un côté de la pièce, se déroulent les étapes de la célèbre affaire Fualdès, de la rue Transnonain ou de l’Auberge rouge. Témoignages sordides, procès à rebondissements, récits de corps estropiés ou donnés en pâture aux cochons, déchaînent l’opinion publique qui se rue sur les pamphlets et journaux foisonnant de détails. Les artistes comme Théodore Géricault, en quête de modernité et de compositions à même de traduire le sensationnel, n’hésiteront pas à s’emparer de ces histoires funestes, mais terriblement fascinantes. On retrouve d’ailleurs avec plaisir, un accrochage de quelques études et morceaux anatomiques du peintre : équilibre fragile des sensations, oscillant entre crudité macabre et esthétique de ces membres entrelacés.
Comme un pendant fictionnel à ces crimes crapuleux vécus par la population, se tissent les intrications passionnelles et théâtrales des mélodrames. Victor Hugo, dès sa préface de Cromwell en 1827, pose les bases d’un romantisme littéraire où le beau et le sublime, sont désormais indissociables de la laideur et de la monstruosité ; tandis que les œuvres de William Shakespeare, en pleine redécouverte, deviennent une source d’inspiration majeure pour les artistes du XIXème siècle. Eugène Delacroix, dans pas moins de vingt toiles, déclinera la tragédie des Amants de Vérone dans Roméo et Juliette devant le tombeau des Capulets, ou la fatale destinée du Maure de Venise et son infortunée épouse dans Desdémone maudite par son père.
D’autres, à l’instar d’Emile Signol, se tourneront vers Walter Scott et son roman La Fiancée de Lammermoor, dans lequel la jeune Lucy Ashton poignarde à mort son époux, avant de sombrer dans la démence. Progressivement, un déplacement d’intérêt de la part du public est perceptible : lassé d’une héroïsation factice où l’homme est porteur de valeurs glorieuses et inaltérables, c’est à des personnages en proie à leurs démons et soumis à l’inéluctable qu’il veut à présent s’identifier.
Enfin, pour accéder aux tréfonds de l’âme et à l’au-delà, c’est par un petit escalier en colimaçon qu’il faut s’aventurer. Exigu et retors, il débouche sur une salle plongée dans une semi-obscurité, aux murs grenat et à l’intimité feutrée : le romantisme noir se dévoile dans un dernier souffle.
Inspirée du succès des romans gothiques anglais du XVIIIème siècle, l’iconographie puisant sa force dans l’occulte, les fantômes et les créatures fantastiques, ne tarde pas à se développer chez les artistes français. Versant dans une esthétique macabre et torturée, le motif de la femme envoûtante adepte de sorcellerie, côtoie en miroir celui de la jeune vierge enlevée par des figures repoussantes et démoniaques. Parallèlement, les Poèmes d’Ossian créés de toute pièce par l’Ecossais James Macpherson, rencontrent un fabuleux succès littéraire. Présentés par leur auteur comme des textes médiévaux inédits et narrant les exploits du jeune héros gaélique Fingal, les artistes – tel Jean Auguste Dominique Ingres, y ont puisé une inspiration guerrière et sentimentale aux accents chimériques, s’éloignant enfin de la tradition gréco-romaine.
Ainsi, qu’est-ce que l’effroi ? Une sourde violence assouvie sans entrave ? Des paysages désolés où la brume est maîtresse en ces lieux ? Ou l’angoisse poignante des spectres qui rôdent ? L’exposition peine à définir clairement les concepts qu’elle entend soulever, et l’on ressort au fond, un peu perdu : si beaucoup de cadavres s’étalent sur ces cimaises empourprées, est-ce à dire que l’on a embrassé toute la complexité de ce sentiment ? Devant le constat d’une utilisation indifférenciée des termes macabre et morbide, alors qu’ils n’en recouvrent pas le même sens, ou d’un parcours qui mêle réalité terrestre et monde de l’au-delà sans véritable transition, on peine à y voir clair. Face à des êtres vaincus par la folie ou cédant à des passions dévorantes, quelle définition de l’effroi retenir, quelle vision affronter ? Certes le sujet est obscur, mais une plus grande clarté du discours aurait été appréciable. A l’enthousiasme originel, succède donc une appréciation pondérée : une perpétuelle hésitation entre deux mondes, à l’image du chemin traversé.
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* Victor Hugo, Œuvres complètes : Odes et Ballades. Essais et Poésies diverses. Les Orientales, Ollendorf, 1912.
Thaïs Bihour
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« Visages de l’effroi » – L’exposition se tient jusqu’au 28 février 2016 au Musée de la Vie Romantique. Plus d’informations sur http://www.vie-romantique.paris.fr/fr
Théâtre contre maltraitances
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Marie Ruggieri, femme mûre et conquise par la vie, entre sur scène avec une générosité palpable. Avec sa gouaille et son plaisir d’amour, elle nous berce d’abord avec son langage fleuri. Pourtant, elle va s’attacher durant une cinquantaine de minutes, à dénoncer le traitement fait aux femmes dans des situations atroces, où celles-ci frôlent et rencontrent la mort à cause de la barbarie des hommes. La descente aux enfers d’une amoureuse, le sort terrible réservé à une prostituée et une petite Somalienne, victime d’excision.
Spectacle commandé par une antenne locale d’Amnesty International, « Femmes en danger » est une dénonciation confortant une prise de conscience. Simple, mais essentielle. Marie Ruggieri dit le danger, sans le travestir ou l’adoucir, mais l’interprétation est humaine et fait naître une volonté positive dans le cœur du spectateur. Un spectateur qui pourrait être concerné par ces maltraitances.
Petit spectacle, bref comme une sonnette d’alarme, il a mérite d’attirer l’attention de ceux que ces questions touchent particulièrement. « Femmes en danger », derrière un visage tragique, nourrit l’espoir sincère que les violences faites aux femmes cessent, au moins un peu chaque jour.
« Femmes en danger », de et avec Marie Ruggieri, jusqu’au 26 avril 2016 au Théâtre Essaion, 6, rue Pierre au Lard, 75004 Paris. Durée : 50 minutes. Plus d’informations et réservations sur www.essaion-theatre.com/.
Sombre confession d’un « Amok » au Théâtre de Poche
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Seul sur scène, Alexis Moncorgé performe dans le rôle du jeune médecin allemand de retour de Malaisie, héros de la nouvelle de Stefan Zweig « Amok ». Ecrite en 1922, elle est adaptée et mise en scène par Caroline Darnay.
Une chaise et quelques caisses empilées ça-et-là dans une semi-obscurité, tel est le décor relativement dépouillé qui compose le pont d’un bateau sur lequel un homme fait son entrée. Perdu, abandonné à une solitude qui le ronge après avoir passé cinq années dans la jungle et dix jours sans parler, c’est le cœur lourd et les yeux troubles que le jeune médecin, incarné par Alexis Moncorgé, prend le temps de toiser son public avant de se lancer dans une lourde confession avec une prestance incroyable.
La nouvelle de Zweig, comme nombre de ses écrits, est sombre. A ce titre la mise en scène colle au pouvoir oppressant du texte, dans la mesure où la scène est laissée presque vide et de par son faible éclairage devient l’espace mental du personnage. Un homme en constante auto-analyse de son état. Alors qu’il vivait dans la jungle, à des jours de la ville la plus proche, il reçut la visite inattendue d’une aussi élégante que méprisante lady cherchant le plus discrètement possible à avorter après avoir trompé son mari. Moyennant 12 000 florins, elle demande au médecin de s’en occuper, ce qu’il refuse, jubilant à l’idée de se faire supplier par cette femme détestable qu’il se prend pourtant à follement désirer. Une obsession qu’il compare à l’« amok », comportement qui, dans la culture malaise, renvoie à un accès de violence et de vengeance subit. Ainsi, face au refus et à l’urgence, la jeune femme finit par mourir des suites d’une opération clandestine qu’une vieille chinoise lui fait subir, en désespoir de cause.
C’est donc seul sur le plateau qu’Alexis Moncorgé parvient, grâce à un jeu convaincant, à incarner la détresse, le délire mental, la culpabilité de cet homme. Il en narre toute l’histoire, au moment où il se trouve en route pour l’Angleterre. Sur ce bateau qui transporte le cercueil de cette femme à qui, malgré tout, il promit de sauver l’honneur, au point de vouloir sombrer avec son secret. Par cette longue et fatale confession, l’acteur et petit fils de Jean Gabin se révèle époustouflant tant il s’approprie le texte de Zweig que l’on croirait avoir été pensé pour être ainsi joué.
En revanche, au delà de cette touchante interprétation, la mise en scène, elle, se révèle en partie décevante. Si les jeux d’ombres qui contribuent à dédoubler la folie du jeune médecin et l’utilisation d’un rideau noir en fond pour créer une impression d’isolement sont très esthétiques et maîtrisés, on regrette quelques choix de Caroline Darnay. Alors qu’elle a misé sur un décor réduit à l’essentiel et a admirablement dirigé Alexis Moncorgé, on regrette en effet les élans de didactisme et ses effets sonores souvent davantage risibles qu’au service le pathos de la situation. Au contraire, cela surcharge inutilement l’action tant la simplicité des décors et la force du jeu d’acteur sont appréciables.
Quoi qu’il en soit, plus que l’essence du texte, toute l’atmosphère et la folie du personnage de Zweig sont restituées. Et ce dès les premières minutes où l’on comprend que la seule libération possible pour ce torturé épris d’une femme dont il se sent coupable de la mort, serait de sombrer dans les abimes de ce rideau de fond noir, qui clapote comme la mer agitée.
« Amok », de Stefan Zweig, adaptation et mise en scène de Caroline Darnay, jusqu’au 30 avril 2016 au Théâtre de Poche, 75, boulevard du Montparnasse, 75006 Paris. Durée : 1 h 15. Plus d’informations et réservations sur www.theatredepoche-montparnasse.com.
Au théâtre de l’Atalante : l’enfer c’est les sauces
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À Vienne, dans un appartement familial bourgeois au mobilier art déco et aux murs couverts de portraits, deux sœurs organisent un déjeuner pour célébrer le retour de leur frère, Ludwig, ce grand logicien tout juste sorti de l’asile pour qui les fêtes incarnent le non sens féminin. Dans cette comédie dramatique et philosophique, Thomas Bernhard qui avait intitulé la pièce « Ritter, Dene, Voss » en référence à ses trois acteurs fétiches, se joue de la bourgeoisie intellectuelle. Mais « Déjeuner chez Wittgenstein » relève autant d’un discours sur la famille que sur le théâtre lui-même. La mise en scène qu’en propose Agathe Alexis est très séduisante et, par sa clarté ainsi qu’un jeu d’acteurs extraordinaire, elle restitue tous les aspects de cette pièce extrêmement riche de sens et de tensions.
Toute l’action a lieu dans la salle à manger, ce « caveau exquis où on sert des profiteroles », autour d’une grande table synonyme de zone de combat, dressée avec application par Dene « ce diable » d’aînée, relève maternelle ou sœur frustrée de Ludwig le terrible invité, l’enfant prodige de cette fratrie de névrosés. Descendants de riches industriels omniprésents sur les murs de l’appartement et que l’art, cet aveu de banqueroute, a figés en une série de portraits, le trio n’en est jamais vraiment un sinon dans la folie qui les unit. Tour à tour, ils se liguent les uns contre les autres, ce que la mise en scène rend admirablement bien dans la mesure où les faiblesses de chacun ont toujours leur coup de projecteur. Ainsi, l’ainée apparaît toquée, souhaitant plus que tout tenir le rôle de la parfaite ménagère qu’était leur reine mère défunte, tandis que la cadette a toujours été l’adorée, que ce soit en famille ou sur scène, toutes deux étant comédiennes. Alors que l’une se prépare à jouer une aveugle l’espace de deux minutes dans une nouvelle pièce, l’autre enchaine les grands rôles. N’ayant d’autre occupation que de lire les journaux grâce à une situation confortable et n’ayant d’autre talent que de jouer la comédie, un talent sans doute encouragé par les actions que la famille de mécènes possède au théâtre, les deux sœurs ont un frère philosophe fou, pléonasme ? Interné volontaire, Ludwig n’aime pas mettre de chaussettes, il n’aime pas les repas familiaux qui devraient nous inciter au suicide, il aime les culottes de coton épais, Schopenhauer, les profiteroles, offrir ses vêtements, et il ne supporte pas le théâtre. Tout ce qu’il est tient à ses sœurs dont l’ainée retape inlassablement les écrits. Il est celui qui tout à la fois joint et dissout la fratrie par ses caprices.
Tous réunis le temps d’un déjeuner, ils en arrivent à se balancer des assiettes ou se cracher dessus tels des enfants immatures, ainsi le repas vire au chaos, aux règlements de comptes et en catharsis déchainée. Entre enfantillages, rapport à la parenté et discours sur l’art, Agathe Alexis souligne les différentes strates de lecture de l’œuvre bernhardienne.
La metteuse en scène, dans le rôle de Ritter la sœur cadette, est d’ailleurs incroyablement renversante et provocante, tout comme la sœur ainée incarnée par Yveline Hamon. Enfin, Hervé van der Meulen qui incarne le rôle de Ludwig, grand enfant complètement fou est pourtant chef d’orchestre de la situation. Dans ce huis clos infernal, la satire n’a pas de limite et la cocasserie des échanges fraternels est à mourir de rire. L’art du théâtre tant décrié par le logicien est à son sommet.
La salle à manger, ce lieu où par excellence tout le monde joue la comédie, la soupe, les sauces, les profiteroles : tout le mal vient de là.
« Déjeuner chez Wittgenstein », de Thomas Bernhard, mise en scène d’Agathe Alexis, jusqu’au 1er février 2016 au Théâtre de l’Atalante, 10, place Charles Dullin, 75018 Paris. Durée : 2h15. Plus d’informations et réservations sur www.theatre-latalante.com.
« Conte d’hiver » ou triomphe de l’été
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L’hérétique est-il celui qui fait le feu ou celui qui brûle ? Dans cette pièce tardive de Shakespeare, Léonte, roi de Sicile, sombre dans un délire paranoïaque le jour où il accuse d’adultère sa chaste et vertueuse femme Hermione, qui serait enceinte de son fidèle ami Proxilène roi de Bohème. À défaut d’avoir pu barricader le « maudit bat ventre féminin », récurrence shakespearienne, Léonte ordonne l’assassinat de Proxilène qui parvient à fuir, il fait juger sa femme dont la vie dépend de ses chimères jusqu’à mourir de chagrin en prison, et fait enfin exiler sa fille Perdita, fruit d’un pécher imaginaire qu’un berger va recueillir. D’une cruauté sans limite, le roi tyrannique et capricieux, tel un hérétique, se joue de l’oracle et d’Apollon qui le prive alors d’héritier. Séparée en deux parties antagonistes marquées par une ellipse de seize années, « Conte d’hiver » est une pièce aussi tragique que comique qui donne à réfléchir sur la violence commise à l’égard des femmes.
Entre le royaume de Sicile et de Bohème, l’hiver laisse place à l’été et l’homme qui battait sa femme finit pied à terre devant la défunte, cette statue inanimée en attente de rédemption désormais implorée par le tyran déchu.
Face à cette pièce complexe par ses bonds dans le Temps grand acteur du drame, Declan Donnellan, habitué du Théâtre des Gémeaux, avec sa troupe Cheek by Jowl propose une mise en scène admirablement limpide. Tout concoure à la mise en valeur des contrastes entre les deux parties, que ce soit au niveau du décor qui d’abord froid, blanc, dépouillé et constitué de caisses anguleuses devient lumineux, ouvert et festif, ou par les lumières bleues voire d’une blancheur hivernale glaçante au départ, chatoyantes et colorées ensuite. Les acteurs, habillés comme aujourd’hui, révèlent à quel point Donnellan a contourné les difficultés temporelles de la pièce en misant sur une atemporalité constante qui habilement, ancre l’irréalité du conte dans la réalité.
D’une humanité déroutante dans leurs rôles, les comédiens sont incroyables, leur jeu est très précis et bien dirigé. Tour à tour, ils se manipulent comme des pantins et ont cette capacité de se mettre en pause le temps d’apartés, notamment lorsque Léonte imagine la tromperie d’Hermione et Proxilène en les déplaçant comme des poupées inanimées, donnant ainsi vie à son délire. Néanmoins, la seconde partie de la pièce qui relâche la tension dans un cadre pastoral, au regard des premiers actes très chorégraphiés laisse une impression moins enchanteresse. Jusqu’à la scène finale du miracle du temps, où l’art se moque de nous alors que tous forment un cortège funèbre autour d’Hermione, laissant au public une image très marquante.
Avec ce « Conte d’hiver », Declan Donnellan signe une mise en scène étincelante et maîtrisée parsemée de détails intelligents, où à l’éternel hiver persistent les fleurs.
« Conte d’hiver », de Shakespeare, mise en scène de Declan Donnellan, jusqu’au 31 janvier 2016 au Théâtre des Gémeaux/Scène nationale, 48, avenue Georges Clemenceau, 92330 Sceaux. Durée : 2h45 (entracte compris). Plus d’informations et réservations sur www.lesgemeaux.com.
« Bettencourt Boulevard », timide manifeste d’une affaire bruyante
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« Qu’est ce que le théâtre vient faire dans cette histoire ? Telle est la question », ose selon toute vraisemblance se demander un journaliste, maître du puzzle et coryphée de cette pièce éminemment politique, difficilement réductible au seul registre tragi-comique. Écrite par Michel Vinaver, « Bettencourt Boulevard ou une histoire de France » est avant tout un texte intelligent et intelligible voué à une scène que, paradoxalement, l’auteur malmène. Il a déclaré « Je n’écris pas pour le théâtre, j’écris contre lui ». Mais la vie n’est jamais qu’un théâtre où chacun joue son rôle disait Shakespeare, à quoi bon dès lors, discuter la pertinence théâtrale ou l’intérêt scénique d’un fait divers qui a secoué le quinquennat de Sarkozy et qui nourrit encore la presse ? Telle est la vraie question.
Grâce à une scénographie impeccable et une mise en scène élégante et cohérente de Christian Schiaretti, à laquelle s’ajoute un jeu d’acteur précis, « Bettencourt Boulevard » s’impose comme la recomposition admirable mais pas assez assumée d’une affaire difficile.
Sur scène, les acteurs se confiant tour à tour à un chroniqueur sont dix-sept pour jouer trente tableaux qui s’enchaînent dans un décor aussi coloré que minimal, dans la mesure où seuls des fauteuils, sortes de cubes blancs ingénieusement éclairés, occupent le plateau traversé de panneaux transparents ou colorés. Descendant du plafond ou coulissant, une série de carrés colorés inégalement illuminés qui pourraient être sortis d’une œuvre de Mondrian animent la mise en scène et rythment avec fluidité les entrées et sorties des personnages. Une scénographie claire et limpide qui accompagne bien le mythe Bettencourt qui se construit sous nos yeux.
L’Oréal : 38 usines, 17 milliards de chiffre annuel. Soit 1,4 millions d’euros quotidiens dans la poche de Liliane Bettencourt, héritière de l’empire suspectée de démence, parce qu’elle le vaut bien ! On comprendrait presque Sarkozy lui courant après comme un gamin. À l’origine de cet empire qui a fait de la France un pays où on se lave, fil conducteur de cette pièce, Robert Meyers grand-père du mari de Françoise Bettencourt, et Eugène Schueller, barbier coiffeur qui n’aimant pas travailler, devint patron. Des conseils d’avenir que l’on croirait tout droit sorti du Figaro. Le texte, qui a le mérite de montrer les rouages de l’oligarchie française, se joue du temps et du fossé générationnel sans que la cohérence d’ensemble en pâtisse pour autant. Sans difficulté, on descend jusqu’aux ultimes héritiers, fils de Françoise : Jean-Victor et Nicolas. Aussi, l’investigation donne la parole à tous les pions de ce grand échiquier politique et familial, même aux domestiques ou à la comptable qui, depuis l’ombre, voient tout. Les acteurs sont souvent comiques, comme ce Patrice de Maistre joué par Jérôme Deschamps ou Francine Bergé dans le rôle de Liliane Bettencourt. Mais ils auraient cependant pu l’être bien davantage.
En ayant recours à la musique discrètement présente et à la danse savamment dosée, Schiaretti crée un collage méticuleux, peut-être trop. En effet, si tout est propre, les personnages manquent de profondeur et le coryphée nous laisse sur notre faim tant son jeu semble mécanique et n’avoir d’autre intérêt que celui d’expliquer in fine ce que l’on a déjà compris.
« Bettencourt Boulevard », de Michel Vinaver, mise en scène de Christian Schiaretti, jusqu’au 14 février 2016 au Théâtre de la Colline, 15, rue Malte-Brun, 75020 Paris. Durée : 2h. Plus d’informations et réservations sur www.colline.fr.
Au nom d’Ikéa, Carrefour et Primark : amen
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À l’ouest de Dacca, capitale du Bangladesh, le 24 avril 2013, une usine de textile s’effondre et fait 1133 morts dont la plupart sont des ouvrières. Au même moment à l’autre bout du monde, une femme revient de chez Carrefour en voiture et roule la radio allumée, en entendant les nouvelles tomber elle ferme les yeux un instant, juste assez pour foncer droit dans un mur sans trouver la pédale de frein.
« Comment on freine ? ». Tel est le titre de la nouvelle pièce écrite par Violaine Schwartz, une commande d’Irène Bonnaud, la metteuse en scène, qui a créé le spectacle à Besançon avant de le présenter au théâtre de la Commune à Aubervilliers.
Trois pans de murs blancs, des piles de cartons et un dîner dressé à même ces cartons, tel est le décor dans lequel commence la pièce. Le jour de son anniversaire, une femme (celle qui fonçait dans un mur) retrouve son mari dans leur nouvel appartement parisien fraîchement acheté, alors qu’elle est de retour de convalescence. Les retrouvailles sont difficiles. Difficiles, parce qu’elle a peur maintenant, peur de prendre le métro, de sortir dans la rue, de conduire, mais aussi parce qu’elle se sent coupable de l’effondrement du Rana Plaza à Racca, où des ouvrières confectionnaient des vêtements pour Carrefour et tout un tas de marques dont regorgent les piles de cartons du couple.
Face à son mari, perplexe mais patient, qui avait acheté une robe rouge à sa femme pour lui faire plaisir, elle, sa robe rouge enfilée, se sent étouffer. Animée par la culpabilité et la folie, elle se met à vider les cartons un à un. Sans réfléchir, elle les ouvre tous si bien que le sol de l’appartement se retrouve couvert de vêtements qu’elle essaye de trier, le sort des ouvrières de Racca entre les mains et sous nos yeux. Car cet amoncellement de vêtements et d’étiquettes Primark, Camaïeu, Carrefour, Mango… autant de marques produites à Racca, qui fait rapidement penser à une installation de Boltanski, c’est ce qui nous lie à une classe ouvrière oubliée, occultée par la mondialisation et morte pour la consommation.
Au milieu de ces montagnes de vêtements, le couple débat, se débat. Et pendant que son mari part chez Ikéa acheter une « Billy », étagère écoulée à plus de 41 millions d’exemplaire dans le monde, la femme retrouve un globe terrestre lumineux qu’elle croyait fichu. À peine branché, il s’allume de sorte que de nombreuses scènes de la vie du couple vont être entrecoupées par l’apparition d’une femme, porte-parole des ouvrières de Racca qui, en bengali, raconte le drame, sur des pas de danse traditionnelle.
Ainsi le décor minimal est efficace et la mise en scène symbolique dans la mesure où Irène Bonnaud parvient à lier le drame du 24 avril 2013 à nos vies par les vêtements, comme des cadavres sur scène dont les cartons en seront les pierres tombales, et à ces marques qu’on se surprend à porter sur soi. Si quelques scènes paraissent longues, c’est que les silences, au lieu de laisser respirer au contraire nous étouffent. Les acteurs eux, au départ peu convaincants à cause d’une diction non naturelle, finissent par être extrêmement poignants dans leur recherche de solutions. Le monde est malade, mais qui se souviendra de ce 24 avril qui ne le freina en rien ?
« Comment on freine ? », de Violaine Schwartz, mise en scène d’Irène Bonnaud, jusqu’au 17 janvier 2016 au Théâtre de la Commune, 2 rue Édouard Poisson, 93 300 Aubervilliers. Durée : 1h50. Plus d’informations et réservations sur lacommune-aubervilliers.fr/.
Thomas Jolly trône sur l’Odéon
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Après avoir triomphé à Avignon et aux Ateliers Berthier avec la présentation dans son intégralité du cycle shakespearien d’Henry VI, Thomas Jolly, directeur de la compagnie la Piccola Familia se sentait suspendu à cette histoire qui n’était pas finie. Pour conclure ce long cycle, il vient alors occuper l’Odéon et conquérir le public parisien par la mise en scène de Richard III, dans laquelle il s’accorde le rôle éponyme de ce sombre roi.
Créée à Rennes en octobre, cette mise en scène de Richard III par Thomas Jolly se base sur une sublime traduction du texte que l’on doit à Jean-Michel Déprats, et qui éblouit la sombre création du jeune metteur en scène. Dans le rôle du roi sanguinaire, du roi des ombres, Thomas Jolly l’enfant terrible propose une esthétique glaciale et sombre pour cette grande pièce de Shakespeare. À cet effet, le décor est réduit au minimum : une structure en fer modulable, et la lumière pour sculpter l’espace cerclé de rideaux noirs. Grâce à une quantité de projecteurs d’une lumière blanche extrêmement puissante, Thomas Jolly tantôt agresse son public, tantôt l’éclaire. C’est une lumière créatrice de formes qu’il propose, comme lorsque de simples raies lumineuses suffisent à créer la prison qui renferme Georges duc de Clarence, le frère de Richard. De bout en bout, c’est la lumière qui dicte les mouvements et rythme les entrées et sorties des personnages. En plus de ces lumières, le metteur en scène joue sur les contrastes de noir et de blanc jusqu’à provoquer l’aveuglement. Les visages peints de blanc, les comédiens sont pour la plupart vêtus de noir, ce qui les fond parfois à l’obscurité et contribue à créer des effets magiques d’apparitions et de disparitions. Ainsi la frontière devient floue entre personnages réels et fantômes ; Thomas Jolly entretient volontairement la porosité entre ces deux mondes que sont le ciel et l’enfer dont Richard III semble être le tyran, le grand dictateur des allées et venues.
Richard III, vêtu de plumes, de cuir, de strass, tout en noir pendant la première partie de la pièce alors qu’il manipule habilement la cour, tout en blanc une fois devenu roi, arbore un style pop rock qui va avec l’ambiance générale de la mise en scène. Dans ce rôle, Thomas Jolly est magistral et incarne puissamment les tourments de ce grand traître par un jeu de contorsions effrayant mais maîtrisé. Il est tellement convaincant qu’il en devient impossible de ne pas l’acclamer lorsqu’il chante et crie « I’m a dog, I’m a toad, I’m a hedgedog » ou « I’m a monster » à l’assemblée. Toute la réussite de cette mise en scène qui dure plus de quatre heures trente, réside bien dans le fait que Thomas Jolly parvient brillamment à faire participer le public à l’intronisation de ce roi que deux heures trente de spectacle avaient pourtant rendu détestable. Malgré lui, le public devient à la fois complice et captif de cette usurpation tyrannique et des meurtres récurrents de celui qu’il appelle désormais son roi. Lorsque Richard III monte sur son trône Thomas Jolly, lui, en vrai tyran s’empare de l’Odéon qui l’applaudit. De cette histoire macabre où les cortèges funèbres s’enchainent, où le sang envahit l’air épais, cette fumée constamment présente sur le plateau et dans la salle, le public est devenu acteur d’un royaume corrompu et surveillé par des caméras de sécurités dont les écrans surmontent le trône royal. Une captivité du public sans doute rendue possible par l’absence de cadre temporel clairement défini dans lequel pourrait se fixer le spectateur. En effet, le décor et les costumes nous perdent et nous retiennent dans un hors temps qui pourrait être tous les temps et tous les lieux. L’usurpation n’a pas de limites et le peu de couleurs présentes sur scène se réduit à du rouge souvent porté par les femmes, ces ventres maudits, sans cesse implorantes et confrontées à leurs pertes, survoltées, souhaitant mourir plutôt que de continuer à engendrer le mal. Et enfin ce vert, cette couleur maudite sur scène, qui sera pourtant celle de l’ordre royal ordonnant l’ultime trahison.
Thomas Jolly, maître du chaos et du temps, nous courtise et nous fascine autant qu’il nous scandalise. Il crée surtout un spectacle exigeant et terrifiant où les neveux du roi même morts assassinés chevauchent encore une monture blanche sur un fond sonore de jeu vidéo, un cheval qui finira par tomber, annonçant la chute de ce chien sanglant que fut Richard III.
« Richard III », de Shakespeare, mise en scène de Thomas Jolly, jusqu’au 13 février 2016 au Théâtre de l’Odéon, place de l’Odéon, 75006 Paris. Durée : 4h30. Plus d’informations et réservations sur www.theatre-odeon.eu.
Mélancolie, paillettes et « Music-Hall »
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Fondue dans un rideau rouge aux milliers de paillettes, Jacques Michel est une femme superbe. Seul en scène, il incarne une danseuse de revue d’un certain âge, imaginée par Jean-Luc Lagarce. Elle raconte son expérience avec précision, détails et plaisir : sa façon d’entrer en scène, les problèmes techniques rencontrés à de multiples reprises, comment y remédier avec ses « boys », les soucis avec les pompiers, goguenards… Des descriptions imagées qui, malgré les accidents, bercent celui qui les écoute dans ce qui a été, peut-être, une vie de féerie.
Jacques Michel prend le temps de nous montrer cette existence, de ses gestes « lents et désinvoltes », mis en scène par Véronique Ros De La Grange. Le spectateur est lui aussi dans les paillettes. L’envers du décor nous enchante au son des multiples variations de la chanson « De temps en temps » de Joséphine Baker, tantôt métallique, tantôt sobre ou passée dans une chambre d’écho immense, au fil des tableaux.
Ce plaisir, si intense soit-il, nous conduit inévitablement dans les coulisses, un miroir qui se fissure. La critique du monde et l’autocritique de soi auxquelles se livre la vieille danseuse, dessine le portrait d’une ancienne star, ainsi réduite à sillonner les salles de fêtes des banlieues grises comme un vieux microsillon parcourt un disque gondolé : un certain charme se dégage mais plus le temps passe et plus les imperfections sont audibles. D’une langue subtile évoluant au fil du spectacle, Lagarce nous conduit de l’onirisme étoilé à la nuit sans lune. On entend l’anxiété et l’angoisse de l’envers, d’une artiste en désuétude mais aussi de nous-mêmes. Car tout cela, elle l’a dit seule, face à une salle vide, attendant patiemment qu’elle se remplisse. Mais c’est déjà fini.
« Music-Hall » de Jean-Luc Lagarce. Mise en scène de Véronique Ros De La Grange, du 12 janvier au 2 avril au Théâtre de la Reine Blanche, 2bis passage Ruelle, 75018 Paris. Durée : 1h10 minutes. Plus d’informations et réservations sur www.reineblanche.com/.