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Moreau – Rouault : de l’atelier à la communion des âmes

Georges Rouault, Le Modèle, souvenir d’atelier, huile, encre, gouache sur toile, H. 81,3 ; L. 65,1 cm, Collection particulière. © JL Losi © ADAGP Paris 2015
Georges Rouault, Le Modèle, souvenir d’atelier, huile, encre, gouache sur toile, H. 81,3 ; L. 65,1 cm, Collection particulière. © JL Losi © ADAGP Paris 2015

Initialement présentée au Japon en 2013, « Gustave Moreau – Georges Rouault, souvenirs d’atelier » est bien plus qu’une exposition comparative, vouée à la confrontation de deux grands artistes. Ici, le Musée Gustave Moreau invite à un dialogue esthétique, une communion des âmes. Certes, l’histoire qui nous est contée est celle d’un enseignement artistique empli d’émulation ; mais c’est surtout un héritage sensible entre les deux hommes qui se dessine en filigrane. Ainsi, ces « souvenirs d’atelier » reconstituent dans une émouvante sincérité, ce lien privilégié entre un maître et son élève : un sentiment quasi filial.

Devenu conservateur du musée en 1902, Rouault commentera peu les œuvres de son professeur ; il exprimera en revanche sa profonde admiration pour l’homme qu’il était, dévoilant une amitié véritable. C’est ce que traduisent leurs échanges épistolaires ici exposés : Rouault, au détour d’une lettre, avoue à son maître qu’il avait été pour son art, « […] le guide, le meilleur et le Père » ; et Moreau de lui répondre qu’il plaçait en son cher élève, « la plus extrême confiance dans [son] bel avenir ».

Georges Rouault, Le Christ mort pleuré par les saintes femmes, 1895-1897, fusain, pierre noire, rehauts de craie blanche sur papier vergé, marouflé sur toile, S. D. b. d. : G. Rouault 1897, H. 112 ; L. 143 cm, Paris, Fondation Georges Rouault. © JL Losi © ADAGP Paris 2015
Georges Rouault, Le Christ mort pleuré par les saintes femmes, 1895-1897, fusain, pierre noire, rehauts de craie blanche sur papier vergé, marouflé sur toile, S. D. b. d. : G. Rouault 1897, H. 112 ; L. 143 cm, Paris, Fondation Georges Rouault. © JL Losi © ADAGP Paris 2015

De cette osmose, l’exposition met en lumière quatre thématiques iconographiques – communes ou dissonantes : paysages, représentations de la femme, visions du sacré et matérialité de l’œuvre, prendront place au fil des salles.

Mais au commencement, se situe l’atelier d’artiste et sa cohorte d’élèves ; nous sommes en 1892, et Moreau succède à Elie de Delaunay comme professeur à l’Académie des Beaux-arts. Son enseignement artistique qui se veut libre de tout carcan, émancipateur et imaginatif, lui vaut d’être jugé trop subversif par ses collègues. Hors des sentiers battus et réfractaire aux dogmes académiques, il encourage ses élèves à se démarquer. Et dans les œuvres de Rouault, transparaît cette richesse : certes l’inspiration qu’il puise chez son maître est palpable, mais sa créativité transperce la toile. Cela, Moreau le perçoit rapidement. Il décèle chez son élève, un réel talent pour la couleur et la matière, ainsi qu’une grande maîtrise picturale du clair-obscur inspiré de Rembrandt – déjà visible dans Christ mort pleuré par les saintes femmes.

Gustave Moreau, Jupiter et Sémélé. Variante, huile sur toile, H. 149 ; L. 110 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Cat. 73. © RMN-Grand Palais/Philippe Fuzeau
Gustave Moreau, Jupiter et Sémélé. Variante, huile sur toile, H. 149 ; L. 110 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Cat. 73. © RMN-Grand Palais/Philippe Fuzeau

Dès lors, il le pousse à participer aux concours, à exposer au Salon des artistes français ou de la Rose+Croix. Grâce à la confiance qu’il place en lui, Rouault obtient sa première commande concernant deux peintures allégoriques, destinées à orner l’escalier d’honneur d’un hôtel particulier. Ces décors baptisés Stella Matutina et Stella Vespertina, sont mis en  parallèle avec une variante de la toile Jupiter et Sémélé de Moreau : ici, la fascination que Rouault éprouvait pour la palette chromatique de son maître est saisissante.

Cette influence mutuelle, entre onirisme, mythologie et réalité, est tout aussi manifeste dans les paysages qu’ils peignent. Mais osera-t-on parler de « peinture de paysage », pour un artiste comme Moreau ? Lui qui ne considérait ces décors naturels que comme des cadres, des toiles de fond destinées à abriter des sujets bibliques ou mythologiques. A l’inverse de ses contemporains,  il ne s’essaye guère à la peinture en plein air ou sur le motif : la nature qu’il esquisse n’est qu’imaginaire, et fruit d’habiles reconstitutions. Sous nos yeux, l’huile sur toile Thomyris et Cyrus – dont le sujet est emprunté à Hérodote, illustre ce cruel désenchantement du paysage entre rêve et matérialité : dans un panorama fugitif et inquiétant, comme rongé par une beauté chimérique, se déroule une scène aussi sanglante qu’inéluctable. En regard, Le Bon Samaritain de Rouault, dévoile une obscurité redoutable, funeste linceul d’un homme battu et laissé pour mort par des voleurs. Et chez le maître comme chez l’élève, l’évanescence de la scène confère à la poétique de l’œuvre, l’empreinte de l’illusion.

Gustave Moreau, Thomyris et Cyrus dit aussi La Reine Thomyris,hHuile sur toile, S.b.d - Gustave Moreau - H. 57,5 ; L. 87 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Inv. 13978. © RMN-Grand Palais/Gérard Blot
Gustave Moreau, Thomyris et Cyrus dit aussi La Reine Thomyris,huile sur toile, S.b.d – Gustave Moreau – H. 57,5 ; L. 87 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Inv. 13978. © RMN-Grand Palais/Gérard Blot

 Pour autant, l’œuvre de Rouault n’est pas exempte de tout réalisme, notamment lorsqu’il peint des figures féminines. C’est probablement à travers cette section dédiée à la « Pécheresse, la courtisane, et la fille », que la rupture picturale avec son maître est la plus manifeste.

Georges Rouault, Fille dit aussi Nu aux jarretières rouges, 1906, aquarelle et pastel sur papier, M. D. h. d : GR 1906, H. 71 ; L. 55 cm, Paris, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, AMD 143, Legs Girardin 1953. © Musée d’Art Moderne/Roger Viollet © ADAGP Paris 2015
Georges Rouault, Fille dit aussi Nu aux jarretières rouges, 1906, aquarelle et pastel sur papier, M. D. h. d : GR 1906, H. 71 ; L. 55 cm, Paris, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, AMD 143, Legs Girardin 1953. © Musée d’Art Moderne/Roger Viollet © ADAGP Paris 2015

Si les femmes ébauchées par Moreau, se confondent dans l’inébranlable archétype d’une silhouette lisse et idéalisée, les modèles de son élève en appellent à la vie-même et à la rue. Sous ses pinceaux, les « filles de joie » aux corps lourds retrouvent cette part d’humanité que des artistes comme Toulouse-Lautrec ou Degas, leur ont sarcastiquement déniée : chez Rouault, l’empathie  se lit dans leurs traits disgracieux ; et dans sa palette de couleurs, se déploie une beauté dissonante qui érafle les canons esthétiques si bien-pensants. Chrétien, il ne condamne pas la pécheresse, mais les hommes qui l’ont réduite à cette condition, ainsi que le péché lui-même : « Au fond des yeux de la créature la plus hostile, ingrate ou impure Jésus demeure », dira-t-il.

Courbatue et souffrante, mais capable d’un indicible éclat, voilà l’Humanité telle que Rouault la perçoit. De son iconographie religieuse, affleure une infinie compassion, teintée cependant d’une honnêteté sans fard : quand les âmes sont mises à nu, la beauté physique n’est plus qu’un masque dissimulant la laideur morale ; les figures qu’il peint deviennent alors grotesques, véritables caricatures de l’hypocrisie de ses contemporains. En miroir, l’art sacré de Moreau s’apparente davantage à une spiritualité cérébrale, une manière de combler ses angoisses métaphysiques.

Gustave Moreau, Sainte Cécile, huile sur toile, H. 86 ; L. 68 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Inv. 13972. © RMN-Grand Palais/Philippe Fuzeau
Gustave Moreau, Sainte Cécile, huile sur toile, H. 86 ; L. 68 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Inv. 13972. © RMN-Grand Palais/Philippe Fuzeau

En effet, si son vocabulaire pictural emprunte au christianisme, il puise aussi dans le registre déiste ou syncrétique, tout en s’inspirant des écrits de Blaise Pascal et des philosophes jansénistes de Port-Royal. Une angoisse théologique qui transparaît d’ailleurs, dans sa toile Sainte Cécile : plongée dans l’obscurité, cette dernière semble faire face à une vision spectrale bien plus qu’au traditionnel ange. L’exposition esquisse d’ailleurs un parallèle pertinent avec l’aquarelle L’Apparition, où la tête coupée de Jean-Baptiste apparaît en halo devant Salomé ; une subtile évocation de ces séductrices bibliques qui avaient bien souvent les faveurs de l’artiste.

De Moreau et Rouault, de cette amitié, de leur passion de la matière et de la couleur, « Souvenirs d’atelier » dresse un portrait touchant et habilement maîtrisé : jamais le talent de l’un n’obscurcit le génie de l’autre. Et comme si le maître veillait encore sur son précieux élève, on trouvera ici un peu plus d’œuvres de Rouault ; mais que l’on se retourne, et l’atelier de Moreau prend vie sous nos yeux.

De ce parcours, émerge enfin une envie singulière : celle d’en savoir plus sur ces deux artistes qui leur vie durant, partagèrent à travers l’amour de l’art, un respect des plus sincères.

Thaïs Bihour

« Gustave Moreau – Georges Rouault, souvenirs d’atelier » – L’exposition se tient jusqu’au 25 avril 2016 au Musée Gustave Moreau. Plus d’informations sur http://musee-moreau.fr/




Quand Valmont s’attaque aux Liaisons Dangereuses …

Une invitation pour une Générale des Liaisons Dangereuses, ça ne se refuse pas me direz-vous … John Malkovich à la mise en scène qui plus est. Et frappée du sceau du théâtre de l’Atelier pour couronner le tout. Il faudrait être timbré pour dire non à une telle soirée.
Et pourtant, le doute est là, tapi dans un coin de notre esprit : comment faire oublier au spectateur le film de Stephen Frears et ses interprètes légendaires ? Quelle création envisager et quelle originalité apporter ?
Mais voilà, c’est sans compter le talent créatif de John Malkovich. Et dès les premières répliques, on se trouve bien plongé dans d’autres Liaisons Dangereuses, plus modernes, plus décalées, mais tout aussi puissantes.

Le thème des Liaisons Dangereuses avec ses personnages emblématiques a été traité par Les Inconnus et d’illustres réalisateurs, au théâtre, sur grand/petit écran et même sous forme de comédie musicale. Mais, aujourd’hui en 2012 …
  • L’introduction des tablettes et des téléphones portables ne dénature-t-elle pas le caractère épistolaire de l’oeuvre originale ?
  • La version portée par John Malkovich sort-elle du lot ?
  • Est-il possible de retranscrire au théâtre la complexité mystique des personnages de Choderlos De Laclos déclinée dans une œuvre de 500 pages ?
  • Pourquoi le duo Valmont-Merteuil fascine-t-il encore et toujours?


Acte 1

La pièce s’ouvre avec un rideau métallique brinquebalant sur un acte sobre, un peu lent à se mettre en place. On y retrouve les lettres que l’on connaît bien et petit à petit on entre dans le monde de l’énigmatique et flegmatique Malkovich. Les rouages de la machine infernale des Liaisons Dangereuses nous semblent soudain plus visibles, plus purs. Le texte, lui, est toujours aussi fort.Pourtant ce n’est pas le texte qui porte les jeunes interprètes, c’est plutôt eux qui le portent et qui se l’approprient avec une fraîcheur de ton saisissante. Tablettes et téléphones portables côtoient vieux français, robes « crinolinesques » et redingotes de style. Et pourtant ça ne sonne pas faux.Ces appareils technologiques devenus banals dans notre quotidien s’introduisent avec un naturel déconcertant dans le XVIIIème siècle originel du texte. On aurait même pu s’attendre et souhaiter qu’ils soient plus présents. Les smartphones notamment permettent un second degré qui restitue parfaitement le caractère libertin et joueur de Valmont, sans éclipser les méandres de l’intrigue et le poids de l’écrit.

Acte 2
Après l’entracte dans le chaleureux foyer du Théâtre de l’Atelier, c’est une autre dimension des Liaisons Dangereuses qui nous est comptée. Finies la frivolité et la comédie, « bas les masques » : voici venu le temps du drame mais toujours avec une mise en scène un peu décalée.Il y a plus de mouvements, les costumes changent, le décor bouge, les jeux de lumière se font omniprésents, contrastant férocement avec le premier acte.
C’est une fracture sauvage par rapport au théâtre classique. Les fauves sont lâchés, les acteurs sautent ou agonisent et se démènent dans un excès libératoire.Valmont et Danceny se battent à l’épée avec force fougue et renfort de ketchup. En somme, l’interprète de Saint-Pierre dans la série de publicités fortes de café est ici un bon berger, notre Noé qui nous embarque tous à bord de son arche. Le final très émouvant des acteurs sur un large plébiscite de l’audience en est témoin.

La mise en scène
Le décor, ou l’absence de celui-ci est assez déstabilisante, surtout dans le premier acte.
Les acteurs sont tous sur scène.
Tout le temps.
Tous les 9.
Assis sur des chaises contemporaines et dépareillées à se désaltérer et picorer des des clémentines.
On se sent comme à une répétition dans l’intimité de la troupe.Les costumes sont dessinés par John Malokivch, revêtant ici sa casquette de dandy styliste. Ils sont ancrés dans le passé mais bel et bien dans le présent car il y a fort à parier que la Comtesse de Merteuil ne portait pas de pantalons et que Valmont ne traînait pas son spleen dans un jeans.
Astucieuse éloge des corps, ils sont évolutifs et résolument aux services de l’évolution du caractère des personnages. Si « l’amour est enfant de bohème »*, alors on aime cette pièce bohème chic qui parle d’amour et de stratagèmes sans que le bon Choderlos ne se retourne dans sa tombe.

Les acteurs
Une histoire, des décors, une mise en scène. Oui, certes. Mais sans acteurs valables, avouez que ça sonnerait un peu creux.

Autant dire que M. John n’a pas ménagé ses efforts pour le casting … Ce n’est pas moins de 300 prétendants qui ont défilé devant la directrice de casting, puis une soixantaine devant le metteur en scène en personne. Plusieurs mois d’essais pour parfaire le choix final.
Et le résultat est là.

Yannik Landrein en Vicomte de Valmont face à Julie Moulier en Madame de Merteuil. L’humour pince-sans-rire et la légèreté de caractère face à la perversité manipulatrice et la rancoeur amoureuse.
L’étonnante maturité des comédiens, âgés de moins de 30 ans pour la plupart, contribue à déstabiliser le spectateur. Notre société moderne voit en effet les mariages devenir de plus en plus tardifs, et la maturité sentimentale reconnue une fois la quarantaine passée.

La pièce nous plonge dans un entremêlement entre figures parfois tout juste sorties de l’adolescence, digital natives armés de tablettes et smartphones, et jeunes adultes soumis aux impératifs familiaux et maritaux en vigueur au XVIIIème siècle.
Entre les deux époques … nos coeurs balancent encore !


Une nouvelle mise en scène peut-être, mais les Liaisons n’en sont pas devenues moins Dangereuses. La modernité et l’immédiateté ajoutent à la violence des mots, l’immédiateté de leurs conséquences.

De subtiles touches de technologie, un savant saupoudrage d’inattendu, de décalé, parfois même d’absurde. La recette que nous présente John Malkovich sur la scène du théâtre de l’Atelier est savoureuse. Avec pour brigade, des talents jeunes et moins jeunes, reconnus ou en passe de l’être dans les jours à venir.
Alors, n’hésitez pas, succombez à la tentation, et goûtez aux fruits défendus des Liaisons Dangereuses !
 
 
Les Liaisons dangereuses ,Théâtre de l’Atelier, 1, place Charles-Dullin (XVIIIe). Tél: 01 46 06 49 24. Horaires: 20 h du mar.  au sam., mat. sam. et dim. 16 h. Places: de 10 à 38 €. Durée: 1  h  55. Jusqu’en mai.
Twitter :@LesLiaisonsD
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Distribution :
Mise en scène: John Malkovich
Équipe technique:
décor : Pierre-François Limbosch
costumes : Mina Ly
lumières : Christophe Grelié
musique : Nicolas Errèra
maître d’armes : François Rostain
Avec: Sophie Barjac, Jina Djemba, Rosa Bursztejn, Lazare Herson-Macarel, Mabô Kouyaté, Yannik Landrein, Pauline Moulène, Julie Moulier, Lola Naymark.

Note * « L’amour est enfant de bohème »  : Georges Bizet Carmen