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[Critique-Théâtre] Un radiateur vous manque, et tout est dépeuplé

Photo : Elisabeth Carecchio
Photo : Elisabeth Carecchio

Daria Deflorian et Antonio Tagliarini, après avoir rejoué « Nous partons pour ne plus vous donner de soucis » aux Ateliers Berthier la semaine passée, spectacle créé l’année dernière qui avait été salué par la critique, reviennent jusqu’au 18 décembre avec leur nouvelle création « Le ciel n’est plus une toile de fond » qui explore la précarité et notre rapport à autrui.

Fascinés par le fait de comprendre où se trouve la frontière entre notre monte intérieur et notre monde extérieur et la façon dont nous existons et apparaissons au monde, Daria Deflorian et Antonio Tagliarini dans leur dernière création s’étaient intéressés au sort de quatre retraitées grecques qui se sont données la mort en raison de la crise économique. Nourrie de cette expérience de jeu sans recherche de vraisemblance pour jouer les retraitées, la nouvelle création « Il cielo non è un fondale » engage une réflexion aboutie sur le fond et la figure, sur le rêve et la réalité en complicité avec le spectateur. Tout commence d’ailleurs par le rêve de l’un des comédiens, qui y aurait vu Daria allongée au sol dans la rue, et aurait passé son chemin sans lui venir en aide. Une précarité qui a tout à voir, quand on pense à l’origine italienne des metteurs en scène, avec ces réfugiés qui échouent sur les plages de l’Italie, une image qui fait d’autant plus sens qu’à plusieurs reprises, les comédiens chutent au sol ; décontextualisé, le naufrage de l’humanité à peine esquissé pèse sur la pièce.

De là, des situations s’enchainent et s’entremêlent pour élucider notre rapport à la précarité et le sentiment de culpabilité, et ou de responsabilité que notre regard sur une personne dans le besoin, à terre dans la rue entraine et déclenche en nous. Dans un monde qui tend à s’urbaniser et où la ville nous efface, comment habiter l’espace urbain et densément peuplé ? Les comédiens et metteurs en scène s’emparent de la notion de paysage pour lui donner la parole sur un plateau dénué de tout décor où pourtant, règnent les bruits de la ville en fond sonore presque continu. Influencés par les écrits d’Annie Ernaux, « La Place » ou encore « Journal du dehors » dans lesquels l’auteure a consigné des conversations qu’elle a entendues dans les grandes surfaces ou les transports en commun, Daria Deflorian et Antonio Tagliarini ont voulu, à la manière d’Annie Ernaux, recréer et explorer les conditions d’une observation du monde à travers leurs expériences personnelles et le récit qu’ils livrent d’eux-mêmes. Un récit qui par extension, interroge le propre récit que nous livrons sur notre existence et le fait que finalement, nous vivons tous ensemble dans des mondes différents façonnés par nos expériences. Quand Daria Deflorian nous parle de ses soirées au supermarché, à en faire la fermeture à la recherche d’achats à faire qui la rendraient normale et conforme au monde, elle nous dit beaucoup sur le monde actuel et la détresse de ceux qui l’occupe.

D’un constat acerbe porté sur le monde traversé par des détails de la vie de chacun, nait un spectacle teinté de beaucoup d’humour et de lucidité où le radiateur qui occupe le plateau le temps de la représentation tend à se démultiplier, pour contribuer à réchauffer un monde devenu trop aride.

« Il cielo non è un fondale » [Le ciel n’est pas une toile de fond], de Daria Deflorian et Antonio Tagliarini, jusqu’au 18 décembre, aux Ateliers Berthier, Théâtre de l’Odéon (17e), 1, rue André Suares, 75017 Paris. Durée : 1h30. Plus d’informations ici : http://www.theatre-odeon.eu/fr/2016-2017/spectacles/il-cielo-non-e-un-fondale

 




Joël Pommerat, le maître de la lumière à l’Odéon

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Comme pour « Ma chambre froide », Joël Pommerat n’utilise pas l’espace conventionnel d’un théâtre. Point de sièges, point de scène. Ces attributs sont remplacés par deux rangées de gradins face à face pour les spectateurs et un espace scénique de plusieurs dizaines de mètres entre les deux comme terrain de jeu(x).

Au sens propre comme au figuré, Pommerat déstructure les codes du théâtre pour les faire entrer dans son univers très particulier. Un monde sombre où les personnages sont parfois de simples volumes de chair sur lesquels se reflète la lumière, la véritable actrice des mises en scène du créateur.

Comme à son habitude, Pommerat créé tout en même temps. La mise en espace, le décor, les jeux lumineux et le texte. Dans « La réunification des deux Corées », pas d’histoire, mais plusieurs tableaux dont le fil conducteur est l’amour et les crises qui l’accompagnent. Pêle-mêle, on y voit un couple lesbien en thérapie conjugale, un mari qui rend visite à sa femme complètement amnésique, deux parents dont l’avis diverge sur le fait que leur fils veuille partir à la guerre…. L’humour peut suivre la gravité, l’ironie succède à la souffrance ou le calme à la colère et l’absurdité la plus totale quand un curé vient expliquer à une prostituée dont il est le client fidèle qu’il se passera désormais de ses services car il a « rencontré quelqu’un ».

Le noir se fait entre chacun des scénarios et lorsque la lumière (toujours magnifique) se rallume, la nouvelle scène apparaît sous nos yeux comme par magie. L’éclairage dessine parfois un soupirail, une boîte de nuit, un parvis d’église où la mariée se prépare à monter les marches ou une rue sombre où un fantôme vient chercher sa promise. On est toujours surpris, émerveillés d’un tableau à l’autre. Pommerat arrive jusqu’à recréer le reflet des feux d’artifice sur le sol d’une ville, et il n’a pas peur de faire venir des auto-tamponneuses sur le plateau pour les besoins d’une scène.

Néanmoins, cette création pèche un peu par la qualité qui varie d’un « sketch » à l’autre. Certains s’étirent trop en longueur, d’autres semblent connaître une fin bâclée … De plus, la justesse des comédiens change d’un personnage à l’autre. Parfois d’une neutralité dérangeante, ils peuvent également se révéler en grand contraste avec ce décor si puissant.

Malgré ce bémol, Pommerat s’inscrit en maître de la création d’ambiance poétique et onirique. Ce spectacle est, et doit être vu, comme une nouvelle grande réussite à mettre sur le compte du metteur en scène, car on quitte la salle comme des enfants quittent un cirque : des étoiles pleins les yeux et la hâte d’y revenir.

Pratique : La réunification des deux Corées
Jusqu’au 3 mars au théâtre de l’Odéon, Ateliers Berthier,  au théâtre de l’Odéon, 1 Rue André Suares  (75017, Paris). Réservations par téléphone au 01 44 85 40 40 ou sur www.theatre-odeon.eu. Tarifs : entre 6 € et 30 €.

Durée : 1h50

Mise en scène : Joël Pommerat

Avec : Saadia Bentaïeb, Agnès Berthon, Yannick Choirat, Philippe Frécon, Ruth Olaizola, Marie Piemontese, Anne Rotger, David Sighicelli, Maxime Tshibangu.