Take me (I’m yours) : une exposition décalée, pleine de fantaisie et de fraîcheur
A la Monnaie de Paris, se tient jusqu’au 8 novembre, une exposition ludique, originale et profondément singulière. Déjà expérimenté en 1995 à la Serpentine Gallery, le concept imaginé par les commissaires Christian Boltanski et Hans Ulrich Obrist d’une exposition où le public devient véritablement acteur, revient aujourd’hui pour notre plus grand plaisir.
Enrichie d’œuvres et de performances inédites portées par d’éminentes figures de l’art contemporain – Gilbert & George, Fabrice Hyber, Gustav Metzger, ou encore Hans-Peter Feldmann pour ne citer qu’eux –, Take me (I’m Yours) bouleverse les codes institutionnels et apporte un véritable vent de fraîcheur : c’est l’incarnation de ce qui rendrait fou, n’importe quel gardien de musée ! Toucher les œuvres exposées, les emporter chez soi, devenir un créateur et s’approprier l’espace dévolu d’ordinaire aux artistes seuls, tel est le dessein de cette manifestation.
Et le moins que l’on puisse dire, c’est que les commissaires d’exposition ont parfaitement pensé l’atmosphère et la muséographie : dès l’escalier d’entrée, on surprend ici et là quelques œuvres subtilement éparpillées. Pour qui est attentif et sensible à l’originalité de la démarche, l’effet est des plus appréciables. Des œufs à la coquille d’un blanc immaculé, roulent sur les marches, pendant que de petites étiquettes s’accrochent aux branches des Wish Trees de Yoko Ono : des plus drôles aux plus émouvants, les messages des visiteurs y sont inscrits. Avec une joie non dissimulée, le public se prête donc volontiers au jeu.
Derrière cette ambiance poétique parfois, et décalée souvent, se cache une véritable recherche esthétique et contemplative. Dans la première salle, une jeune femme tout de noir vêtue, marche lentement entre les monceaux d’habits de Christian Boltanski – évoquant l’installation Personnes de la Monumenta 2010. Elégamment, elle laisse tomber au sol de gros confettis roses poudrés de l’artiste James Lee Byars, traçant un chemin aléatoire au gré de ses déplacements. Parfois, elle en distribue à des visiteurs, leur murmurant mystérieusement « Be quiet » ; un message à revers du postulat de cette exposition, comme pour exacerber les contrastes. Une marque d’émancipation du carcan traditionnel. Plongée dans sa performance, cette femme devient hypnotisante d’incarnation et de simplicité mêlées. Le calme avant la tempête !
A peine le seuil franchi, une réorchestration de « Petit Papa Noël » au piano, résonne en fond sonore. Il accompagne un concert de cartes postales, soigneusement punaisées par Hans-Peter Feldmann : la Tour Eiffel s’étale partout, sous divers angles de vue et couleurs. Le résultat est étourdissant. Sans compter la redondance symbolique, mais non moins amusante, accentuée par les petites Tour Eiffel de métal proposées par l’artiste, et qui n’attendent que d’échoir dans nos poches.
A ce stade, il serait dommage de dévoiler le contenu de l’exposition ; la surprise et l’originalité de l’évènement seraient gâchées. D’autant que Take me (I’m yours), par ses objectifs de dispersion et d’échange entre artistes et visiteurs, est vouée à évoluer, à se transformer. Vous n’y trouverez jamais la même performance deux jours de suite, et l’espace se sera irrémédiablement enrichi d’œuvres nouvelles au fil des jours.
Néanmoins, sachez qu’un squelette en massepain et sa sépulture en sucre roux vous attendent : si vous voulez goûter un fémur, c’est l’occasion rêvée ! Que vous pourrez accrocher votre joli minois aux murs de l’exposition grâce à un photomaton – pour la somme de 1€, et en emporter un double chez vous en souvenir. Vous pourrez encore, entre autres, vous interroger longuement sur le contenu des intrigantes pilules bleues tombant du plafond, de Carsten Höller. Des bouteilles d’eau seront d’ailleurs à votre disposition, pour les plus courageux – ou les plus inconscients !
Cependant, l’aspect récréatif n’est pas vain, et révèle un propos sous-jacent qui émerge en filigrane. Certes, on s’amuse ici beaucoup, et le concept par son caractère inhabituel, pourra même conquérir les plus hermétiques à l’art contemporain. Mais les interrogations concernant le marché de l’art actuel et la reproductibilité des œuvres sont bien là : chaque visiteur est autorisé et même encouragé, à repartir les poches remplies d’objets divers créés et exposés par les artistes. Inévitablement, la question de la valeur pécuniaire et empathique que nous donnons aux œuvres se pose. Et si cette exposition ne prétend pas donner de leçon à quiconque, elle a au moins le courage et l’intelligence de suggérer une approche à contre-courant, et de transcender l’aspect ludique pour mener à la réflexion.
Au-delà, Take me (I’m yours) questionne aussi la pérennité des évènements muséaux : que demeure-t-il vraiment au sortir d’une exposition ? Un souvenir ? Une impression ? Un jugement ? Ici, il reste aux visiteurs des œuvres-objets qui ancrent leur expérience dans le concret, dans un certain matérialisme : comme une réification du souvenir, en forme de petite Tour Eiffel sur le bord d’une cheminée.
Comme bien souvent, il est nécessaire de voir plus loin que l’apparente simplicité de ce que nous avons sous les yeux. L’évènement porté par la Monnaie de Paris en est la preuve, avec ceci d’infiniment plaisant, qu’aucun artiste ici ne se pose en moralisateur. Libre à chacun d’appréhender les œuvres comme il le souhaite, d’y participer et d’en emporter. Libre aussi, de simplement observer : la démarche n’est pas évidente tant elle est singulière, et personne ne vous forcera à bouleverser les habitudes acquises au sein d’un musée.
Un seul regret pourtant, vient modérer ce parcours enthousiasmant : l’absence totale de cartels explicatifs. Si l’évènement semble volontairement s’émanciper d’un aspect trop scientifique, quelques informations sur les œuvres et le cheminement artistique de leurs créateurs auraient été les bienvenues.
Cependant, entre distraction, étonnement et subtilité, on évolue dans un équilibre plaisant où artistes et visiteurs, s’unissent enfin pour bouleverser brillamment l’espace du musée. En somme, une véritable bouffée d’air frais. Et d’ailleurs, les capsules d’air de Yoko Ono sont là pour ça !
« Take Me (I’m Yours) » – L’exposition se tient jusqu’au 8 novembre 2015 à la Monnaie de Paris. Plus d’informations sur www.monnaiedeparis.fr/