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[Critique] La Femme Rompue : Josiane Balasko invective la famille

Photo : Pascal Victor
Photo : Pascal Victor

« La Femme Rompue », mise en scène par Hélène Fillières, est une adaptation de « Monologue », une nouvelle écrite par Simone de Beauvoir en 1967 qui est une longue déclamation, celle d’une femme brisée par la vie qui décide de se retrouve seule un soir de réveillon. Elle vocifère ses désillusions, se révolte contre le monde allongée sur un divan. Josiane Balasko, habituée aux rôles comiques, se livre à une confession brutale, elle diffame, hurle sa rage à chaque réplique et contient sa sensibilité. Elle accomplit une performance remarquable tant son élocution et sa franchise collent au rôle.

Ayant perdue sa fille d’un suicide, Muriel n’est plus satisfaite de rien. Le personnage incarné est complexe : cette femme voudrait tout à la fois se réhabiliter vis-à-vis de la société tout en la dénigrant, allant jusqu’à se déclarer anticonformiste. Dans une atmosphère aussi sombre que le discours acerbe sur l’humanité, les lumières prennent une place importante sur le jeu, elles sculptent l’espace : tantôt referment le divan – seul élément de décor – sur lui-même, tantôt ouvrent des perspectives. Depuis ce lieu qui évoque la psychanalyse, les éclairages créent des ambiances suivant les émotions extrêmes que traverse la révoltée.

Du début à la fin, Josiane Balasko fait frémir le public en installant une relation presque intime, sa voix rugueuse donne vie à un cœur froid à la vie salopée. Franche et intrépide, la femme esseulée qui apparaît sous nos yeux évoque une existence pleine de deuils et de drames… Elle a renoncé. Dans son immeuble, elle est la « femme seule » malmenée par tous, à commencer par ses voisins qui font du bruit au point de la rendre hystérique plus qu’elle ne l’était déjà contre sa famille. Seul son père échappe à ses regrets et diffamations, il est l’unique personne qui l’a vraiment aimée alors que sa mère est réduite au néant depuis qu’elle a été condamnée à ne plus pouvoir jouer sa propre maternité. Les mots de Simone de Beauvoir dépeignent un personnage en détresse face aux hommes, aux pressions sociétales, une femme qui ne sait plus évaluer ses propres responsabilités ni même comprendre ses choix.

La Femme Rompue, d’après Monologue extrait de La Femme Rompue de Simone de Beauvoir, mise en scène Hélène Fillières, avec Josiane Balasko, du 7 au 31 décembre au Théâtre des Bouffes du Nord, 37 (bis), bd de La Chapelle, 75010 Paris. Durée : 1h10. Informations et réservations : http://www.bouffesdunord.com/fr/la-saison/la-femme-rompue

 




« La Révolte » ou la vie

Depuis son XIXe siècle natal, « La Révolte » d’Auguste Villiers de l’Isle-Adam nous crie toute sa modernité flamboyante au visage, grâce à la mise en scène toute en tension de Marc Paquien. De prime abord, rédigée comme une critique de la bourgeoisie financière de son époque, la pièce s’avère représenter le sursaut de vie d’une épouse, portée par Anouk Grinberg, femme brillante et puissante.

© Pascal Victor-Artcomart
© Pascal Victor-Artcomart

Celle-ci a subit un mariage par contrat et se retrouve ainsi prisonnière, « mariée, mais pas unie à son époux ». Consciencieuse, elle est soumise à la tenue des comptes de l’affaire familiale 10 heures par jour. Elle prépare secrètement son échappée du « monde réel » dans lequel elle est enfermée depuis plus de quatre ans. Lors de la rupture, elle adopte l’attitude d’une employée qui quitte un patron abasourdi, en présentant les comptes faits et les affaires en ordre.

Le mari (Hervé Briaux) est l’archétype du bourgeois de la Troisième République, la face la plus sombre d’un personnage échappé d’un Feydeau. Il est dur, opportuniste et catégorique ; ne laissant aucune chance de s’exprimer à ceux qui l’entourent par ses discours d’intentions réactionnaires. Il est l’obscène que l’on aime haïr. Quand elle le quitte, hurlant qu’elle « veut vivre », le mari tombe des nues. Pour lui, c’est impossible, elle doit juste avoir une poussée d’hormones ! Il est alors une sorte de Jacques-Henri Jacquard face à Jacquouille la Fripouille dans « Les Visiteurs », mais nous sommes ici dans un drame : le départ de sa femme lui causera une attaque. Non pas parce que cela lui déchire le cœur, mais parce qu’il y a une faille dans le « monde réel » où il vivait jusque-là.

Les « braves gens » sont les principales victimes de cette satire. Ces bourgeois qui se cachent derrière de bons principes pour commettre des actes ignobles – ici, déloger une famille d’un appartement insalubre dans le but de gagner 3000 francs. Plus la pièce avance, plus la tension augmente. La relation entre les protagonistes est tendue et ironique. Il semble qu’un courant d’air pourrait venir briser cette mise en scène d’une grande finesse faisant ressortir parfaitement les enjeux entre les personnages. La femme revendique avoir « payé sa dette sociale » en restant avec son mari, travaillant pour lui et lui donnant une descendance. Maintenant, ça suffit. Plus qu’un couple qui se déchire ici, on est dans une confrontation entre réactionnaires et novateurs épris d’une liberté somme toute humaine. Elle veut casser le monde qu’elle connaît bien. Choquante, la pièce se termine dans un cynisme glaçant : une fois cet univers brisé, où aller ? A peine partie, la femme reviendra pour reprendre cette vie qui ne peut rien lui offrir d’autre. Fanée, c’est le « monde réel » qui l’a détruite, non sans avoir fait germer une profonde empathie envers ce personnage dans le cœur et les consciences des spectateurs.

Outre un propos prenant, le travail de Paquien est splendide et dans un temps juste, laissant aux silences la place qu’il faut pour s’exprimer – et cela peut durer plusieurs minutes. Dans ce décor minimaliste – un bureau et trois fauteuils devant un immense rideau – la lumière toute en clair-obscur et la musique sont des composantes capitales à la beauté des images. Dans « La Révolte », l’ambiance est sombre et angoissante comme une promenade à travers une vieille bâtisse bourgeoise dans laquelle on ressent le poids des siècles et des traditions sur ses épaules : comment en sortir ? La femme, n’y parvient pas. Au spectateur alors, d’imaginer des solutions pour les vies futures.

« La Révolte » d’Auguste Villiers de L’Isle Adam. Mise en scène de Marc Paquien, jusqu’au 25 avril à au théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis boulevard de La Chapelle, 75010 Paris. Durée : 1h20. Plus d’informations et réservations sur www.bouffesdunord.com.




Chemla illuminée dans « L’Annonce faite à Marie »

Copyright : Guy Delahaye
Copyright : Guy Delahaye

L’Annonce faite à Marie semble, à l’origine, un désir de Claudel d’exposer sa vision d’auteur d’une énigme chrétienne comme la Bible en contient pléthore. Dans cette mise en scène, Yves Beaunesne prend le drame et en fait une sorte de conte où Judith Chemla, l’héroïne, campe une Violaine totalement illuminée conduite à une fin extatique. Tant de catholicisme revendiqué tout au long du drame mène nécessairement le spectateur à tenter de faire des ponts avec le monde contemporain. Mais peut-être est-il préférable de le prendre comme Claudel l’a écrit : tel un mystère, sans tomber dans la sur-interprétation.


Quand le spectateur entre dans la salle, un cierge se consume au milieu d’un décor monumental et désertique, dont l’espace des Bouffes du Nord permet la mise en place. La scénographie est divisée en deux parties, la plus proche de nous est le monde des vivants. L’autre, en fond de scène, derrière un rideau de fils, est l’occulte. Sans pour autant être le paradis, ce deuxième lieu est trouble et les personnages qui l’habitent tour à tour, se cachent, espionnent, complotent ou veillent sur les vivants. Ces deux mondes baignent dans une lumière sombre, caravagesque, belle et froide sans être austère. L’ambiance et les couleurs sont plus franciscaines que jansénistes : pauvres, mais chaudes.


Dans ce décor va se dérouler un périple. Celui d’une existence innocente qui connaîtra le martyre. Au départ, gentille, aimante, apitoyée,Violaine donne un baiser à Pierre de Craon (Damien Bigourdan) qu’elle sait pourtant lépreux. La scène est surprise par Mara (Marine Sylf), la petite sœur de Violaine. Après avoir vu cela, la première va mettre tout en œuvre pour que le mariage de sa grande sœur avec Jacques Hury (Thomas Condemine), voulu par le père n’ait pas lieu : elle en est amoureuse et hait sa grande sœur à qui il est promis. Au final, par ce baiser innocent, Violaine contracte la lèpre à son tour et meurt des mains de Mara alors qu’elle s’était retirée du monde, exclue par sa maladie.


Copyright : Guy Delahaye
Copyright : Guy Delahaye


La famille dans laquelle se déroule le drame s’inscrit dans une dichotomie : il y a ceux qui se sacrifieront (le père et Violaine), sans que le déclencheur qui les pousse à l’abnégation ne soit apparent, d’autres voudront vivre la vie qu’ils veulent (Mara, Jacques), au détriment de leurs proches. La pièce est l’opposition chrétienne, à petite échelle, entre les vices et les vertus. La création d’une sainte à partir d’une accumulation d’épreuves gratuites, « injustes » au sens divin du terme, puisque ces punitions ne viennent pas condamner un péché et que, après toutes ces horreurs, Violaine, tel le Christ, meure en pardonnant.


Le père : « Je suis las d’être heureux »


Le spectacle est porté par une Judith Chemla envoûtante par sa voix et par son jeu. Souple, enfantine, ingénue, au début, son jeu a quelque chose de clownesque : les jambes accompagnent les doigts qui indiquent les directions. Puis, peu à peu, les épreuves la marquent, jusqu’à l’inertie. De la légèreté joviale elle évolue vers une gravité maritale. Le corps, le caractère, les yeux : tout se courbe et entre dans la nuit. Ce jeu brillant de l’actrice se démarque parfois des autres acteurs. Cela se remarque particulièrement avec l’interprète de Pierre de Craon, sans doute plus chanteur qu’acteur.


Copyright : Guy Delahaye
Copyright : Guy Delahaye


Mais la musique est importante. Chemla montre comment elle peut se balader parmi ses nombreuses tessitures, passant du chant lyrique à la variété sans difficulté apparente. Les autres protagonistes ont tous de très belles voix, chacune marquées par un caractère particulier. Cependant, le choix des chants, nous conduit encore à éviter la sur-interprétation. Le Salve Regina a beau être ponctué de cris d’animaux, il veut toujours dire Salve Regina, la même remarque s’applique au Pater Noster ou à l’Alléluia Resurexis. La musique balise le mystère comme le chant balise la messe.


Le père : « C’était trop beau, ce n’était pas acceptable »


Au sortir, le sentiment créé par cette pièce n’est pas évident à définir. L’ennui qui habite parfois les personnages peut atteindre le spectateur. Le texte, truffé de lourdeurs et de locutions bibliques, y contribue aussi. Et puis finalement, le jeu des acteurs, la musique, la mise en scène et la lumière, permettent au public de vivre un pieux mais beau spectacle, où le mystère reste entier.


« L’Annonce faite à Marie », jusqu’au 19 juillet au théâtre des Bouffes du Nord (10e arrondissement). Horaires et réservations sur www.bouffesdunord.com et par téléphone au 01 46 07 34 50.