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Godot : L’attente naïve d’une vie meilleure

Copyright : Tristan Jeanne-Valès
Copyright : Tristan Jeanne-Valès

Même si la liberté laissée aux metteurs en scène quand ils touchent à Beckett est restreinte – on est obligé d’appliquer les nombreuses didascalies –, Jean Lambert-Wild, Marcel Bozonnet et Lorenzo Malaguerra adoptent un parti-pris important à souligner dans cette création : Vladimir et Estragon sont joués par Michel Bohiri et Fargass Assandé, deux acteurs ivoiriens virtuoses. Ainsi, l’attente au milieu de nulle part de ces deux vagabonds, prend des airs de mauvais traitements infligés à des étrangers en transit par des locaux peu humanistes. Cet aspect social prend particulièrement corps lors de la rencontre avec Pozzo (Marcel Bozonnet), esclavagiste blanc maltraitant Lucky (Jean Lambert-Wild), son humain de compagnie.

Les deux vagabonds cherchent – et ce depuis 1952 – à passer le temps. Pour cela, ils se questionnent, oublient, pensent à se pendre histoire de s’occuper. Le mythe de « l’heure africaine » rend pour le public l’attente moins insupportable : on se dit que Godot a finalement juste du retard, comme la nuit tant attendue dans la pièce et qui finit toujours par arriver.

Copyright : Tristan Jeanne-Valès
Copyright : Tristan Jeanne-Valès

Dans le jeu de Vladimir et Estragon, il y a un aspect de conte oral. Les répliques phares sonnent comme des adages ivoiriens, « Voilà l’homme tout entier s’en prenant à sa chaussure alors que c’est son pied le coupable ». Ils sont drôles et touchants de sincérité naïve et amnésique ; leur union de plus de 60 ans – et probablement autant de temps à attendre Godot – nous semble évidente. Pozzo, dans sa solitude aveugle – avant même de le devenir complètement dans l’acte II – est un sociopathe heureux de rencontrer des gens avec qui il pourra parler tout seul. Dans ce rôle, Bozonnet est captivant et le duo avec son knouk (Jean Lambert-wild) fonctionne très bien.

Par la lecture qui en est faite ici, on entend un fatalisme sombre incarné par des héros désabusés. Le bitume et la désolation qui entourent le chemin de campagne où ils attendent est qualifié « d’endroit délicieux ». Le désespoir ne les a pas complètement gagné mais ils n’essayent pas de s’extraire de la poétique d’auto-déchéance dans laquelle ils sont embringués – Vladimir est battu chaque soir à l’endroit où il dort, mais il continue de s’y rendre. Chaque jour se répète et les héros attendent qu’un événement extérieur à leur vie les sorte de ce cycle infernal ; à la fin de la pièce, Estragon ne dit-il pas qu’ils seront « sauvés » lorsque Godot arrivera ? Et pourquoi cette situation ne serait-elle pas une faille spatio-temporelle à la Edge of Tomorrow ? Ils sont l’expression d’humains au bout du rouleau qui attendent que quelque chose d’extérieur les sauve, au lieu de réfléchir à comment se sauver eux-mêmes. Ils sont des dépressifs qui attendent que les autres les fassent rire, au lieu de réfléchir à ce qui les déprime.

 « En attendant Godot » de Samuel Beckett, création de Jean Lambert-Wild, Marcel Bozonnet et Lorenzo Malaguerra, jusqu’au 29 mars 2015 au Théâtre de l’Aquarium, La Cartoucherie, route du Champs de Manoeuvre, 75012 Paris. Durée : 2h05. Plus d’informations et réservations sur www.theatredelaquarium.net




La déprime de Monsieur Tout-Le-Monde

Copyright : Thierry Dague
Copyright : Thierry Dague

Ivanov est la première pièce créée du vivant Tchekhov. Drame complexe, moins joué que Platonov, Oncle Vania ou La Mouette, réputé difficile à monter, il n’en reste pas moins un texte captivant.

Nicolaï Alexeievitch Ivanov est un monsieur tout le monde de la Russie de la fin du XIXe siècle. Un temps joyeux, l’existence n’intéresse plus ce « vieil homme » de 35 ans. Bouc-émissaire d’une société de stéréotypes provinciaux tchekhoviens, sorte de braves gens de Brassens, tous l’accusent d’avoir choisi sa femme pour sa dot. Mais cette dernière n’a jamais été versée car, juive – elle s’est convertie pour lui –, les parents de la jeune fille l’ont reniée. Pour cette raison, il serait en train de la laisser mourir…

Micha Lescot est un Ivanov incroyable de naturel. Blasé, lassé, ennuyé de tout, il baigne dans une sorte d’oblomovisme où il avoue lui-même n’avoir « pas la force de [se] comprendre ». Il porte un regard impitoyable sur sa personne et, par extension, sur les autres. Si tant est qu’il soit encore nécessaire qu’il le prouve, Micha Lescot fait preuve d’un talent fou. Parfois introspectif, perdu au milieu du décor monumental de Richard Peduzzi, il peut en un instant, s’avancer sur le proscenium du théâtre et prendre le public à partie sur sa condition déplorable, façon one man show où les larmes tirées remplacent les rires forcés.

Copyright : Thierry Dague
Copyright : Thierry Dague

Celle qui tente de le sauver, Sacha, est incarnée par une Victoire Du Bois sublime. A la fois fragile et sensuelle, elle sacrifiera sa jeunesse à son amour pour Ivanov afin de lui redonner goût à la vie. Elle est la seule, devant Ivanov lui-même, à croire en lui.

Le reste de la distribution est très juste et bien marquée par différents caractères, et parce qu’on ne peut pas tous les évoquer avec précision, revenons simplement sur Ariel Garcia-Valdès qui incarne un comte Chabelski grandiloquent et sautillant, défenseur de l’orphelin de foi Ivanov. Marcel Bozonnet en papa gâteau imbibé d’alcool et soumis à son avare de femme, est aussi particulièrement excellent. Chaque personnage est une idéologie et toutes s’affrontent sans cesse entre elles.

Sous la baguette de Luc Bondy, le texte est limpide ; tout ce monde empeste la vodka et l’ennui. L’alcool devient un exhausteur de vie. Grâce à la scénographie mouvante, le décor peut être gigantesque ou intime, adapté à trois personnages puis à vingt, pour les scènes collégiales. On retiendra cette image superbe dans la deuxième partie où le cortège du mariage arrive agglutiné et chancelant de l’église vers la salle des fêtes.

Tout cela contribue à la création d’un grand spectacle, attendu, mais qui remplit très bien sa mission.

 Hadrien Volle
hadrien (a) arkult.fr

« Ivanov » d’Anton Tchekhov, mise en scène de Luc Bondy, jusqu’au 1er mars au Théâtre de l’Odéon, Place de l’Odéon, 75006, Paris. Durée : 3 h 30 (avec entracte). Plus d’informations et réservations sur theatre-odeon.eu