[Théâtre] Une Reprise d’intérêt public avec Milo Rau
|
S’approprier un drame, reprendre un procès, le monter au théâtre pour le rendre aux familles et l’offrir au public. Milo Rau fait tout cela dans son avant dernier spectacle qui tourne avec succès depuis Avignon dernier. La Reprise. Histoire(s) du Théâtre (I) est une création majeure, indispensable et forte.
Ihsane Jarfi est un homosexuel d’origine maghrébine. En avril 2012 à la sortie d’un bar, il est assassiné, au préalable torturé. Mais quel est le rapport entre ses origines, la crise de l’emploi à Liège et son attirance pour les hommes ? Milo Rau ne répond pas et pour cause, c’est toujours un mystère pour la famille et les juges. À l’époque du drame, toute la ville fut secouée et l’incompréhension quant au mobile des tueurs, inspire l’artiste suisse.
Si ce n’était pas arrivé, on aurait dû l’écrire tant ce fait divers est un nœud des maux de notre temps. Racisme, homophobie, désœuvrement des chômeurs, espaces publics dangereux, etc. Tout y est pour le drame dans sa forme ancestrale : inexplicable meurtre et abîmes de tristesse. Milo Rau s’en empare pour un théâtre du réel. D’un naturalisme cru, violent mais parfois drôle, cette dernière création est la première à faire suite au « Manifeste de Gand » (à retrouver dans l’article de Christophe Candoni sur Sceneweb).
Milo Rau propose un théâtre généreux. Un.e spectateur.trice exigent.e se rassasiera d’une œuvre quidécortique les rouages de la représentation ; se demandant, par exemple, comment débuter un spectacle ou bien l’achever ? Ou quelle distance est la bonne pour montrer la mort ? Mais les moins techniciens ne seront pas en reste grâce à un propos fort, parce que universel. Pourtant c’est bien un cas des plus particuliers qui est à l’origine de ce récit, à la mise en scène pointue et le ton faussement désinvolte. Plongés au cœur de la scène dans une expérience viscérale, on ne peut échapper aux questions qui nous tarraudent tout au long de la pièce.Milo Rau sur le fil, ravive d’un rythme impeccable, une tension nécessaire et d’intérêt général.
[Théâtre – Avignon ] Anne-Cécile Vandalem embarque sur l’Arctique
|
À bord de l’Arctique Serenity, six passagers. On ne sait pas ce qu’ils y font et d’ailleurs eux non plus. Polar d’anticipation, on est en 2025. Arctique se déroule dans les couloirs d’un paquebot, sur fond de colonisation du Groenland à venir. Après Tristesse, créé en 2016 au Festival d’Avignon, Anne-Cécile Vandalem signe le deuxième volet d’une trilogie sur les échecs humanitaires de notre temps. Cette épopée à huis-clos confirme que la metteure en scène belge est une autrice virtuose.
Une bourgeoise qui hurle et trimbale son mari en cendres dans une boite à biscuits. Un faux débile, lui, dégobille son mal de mer dans les sceaux à champagne. Une vieille cataleptique vide ses bouteilles d’oxygène entre deux pertes de conscience tandis qu’une voix rauque s’échappe d’une femme mystérieuse, emmitouflée dans sa combi de ski. Deux passeurs méfiants parquent cette joyeuse bande dans le salon d’un ferry qui en 2017 fut saboté par des militants écologistes.
Prisonniers sur la scène et poursuivis par une caméra, ils s’aventurerons dans les couloirs glacés et interdits du bateau : l’Arctique Serenity. Pas si serein que cela… Anne-Cécile Vandalem explore les réflexes de survie de personnages d’origines sociales différentes. L’humain n’y survit pas et tout devient permis au fil de la traversée. Mensonges, manipulations et dissimulations s’intensifient lorsque le remorqueur qui les tracte largue l’amarre. Dès lors ils dérivent et attendent la mort. Dramatique et jouissive, l’aventure est bombardée de péripéties hilarantes mais tout aussi pétrifiantes.
Casting homogène et puissant. Usage savant et pertinent de la vidéo. Exquise composition musicale. Exploitation virtuose de l’espace de la scène. Interaction délicieuse avec un spectateur qui s’effraie presque autant qu’il éclate de rire. Sans jamais une fadaise, Anne-Cécile Vandalem livre la preuve d’un vaste et subtil talent à politiser un récit. Une pépite.
« Les Géants de la Montagne » descendent sur La Colline
|
La rentrée de cette saison prometteuse, à La Colline, se fait en compagnie de Luigi Pirandello et Stéphane Braunschweig, avec la nouvelle création des Géants de la Montagne. Un peu comme en 2012, où le même tandem (à demi-posthume) auteur-metteur en scène donnait naissance à Six personnages en quête d’auteur. Dans ce texte encore, des thèmes chers à Pirandello : le théâtre qui se questionne sur lui-même comme le reflet du monde au travers duquel il est composé. Dans le contexte pirandellien : en plein fascisme mussolinien.
Les Poissards habitent une villa mystérieuse, habillés de fripes trouvées au grenier et vivant des économies de trois décennies d’aumône de l’un d’entre eux. Pauvres, mais libres, ils partagent (physiquement !) les mêmes rêves et cohabitent avec les esprits. Ensemble, ils composent un groupe de survivants au monde sauvage qui les a rendu fous et contre lequel ils luttent. La Compagnie de la Comtesse, des comédiens (sans doute comme Les Poissards) errent à travers le territoire, maudits de vouloir jouer la pièce d’un auteur suicidé. Un soir, ils se retrouvent dans la villa mystérieuse. La rencontre entre les deux troupes vire à la confrontation, débat autour de leur art et de leur devenir artistique.
La Compagnie incarne le regard adulte prisonnier du modèle imposé par l’extérieur, refusant de croire à l’incroyable. Les Poissards sont des enfants mûrs, dirigés par un Peter-Pan-Cotrone (Claude Duparfait), qui ont décidé de tout faire pour vivre dans le monde qu’ils jugeraient bon pour eux, acceptant que tout est possible. Ces derniers aideront les premiers à mener leur projet à bien.
Comme à son habitude, Braunschweig lie mise en scène et décor – ici, une sorte de théâtre miniature aux rideaux clos, devenant lieu indéterminé ouvert aux rêves après une rotation. Souvent, on est perdu dans une sorte de fouillis artistique – entraîné probablement par un texte demeuré inachevé. L’ensemble manque d’une direction claire, de dynamisme et les acteurs bénéficient sans doute de trop de liberté. A cette confusion générale s’ajoutent des questions – pourquoi l’un des rôles secondaires n’est-il pas traduit ? Les Géants de la Montagne, déjà peu narrative, devient ici une pièce difficile, habitée d’une introspection métaphysique intense. Cependant, deux acteurs se démarquent : Claude Duparfait incarne un grand rôle, Cotrone, avec justesse et ironie. La Comtesse, Dominique Reymond, est brûlante de tristesse à vouloir à tout prix rendre hommage à son idéal disparu.
Bringuebalés entre ennui et grandeur poétique, c’est finalement un manifeste – brouillon certes – pour une écoute accrue du monde qui nous entoure que signe Stéphane Braunschweig. Un entrainement à « être détaché de tout, jusqu’à la démence », comme le dit Cotrone, alter-ego de l’auteur et porteur du message essentiel de la pièce : résister à la barbarie par davantage de liberté.
« Les Géants de la montagne » de Luigi Pirandello. Mise en scène de Stéphane Braunschweig, actuellement au Théâtre de la Colline, 15 rue Malte-Brun, 75020, Paris. Durée : 1h50. Plus d’informations et réservations sur www.colline.fr.
Les pauvres heures de Thibault et Mathilde
|
Les Heures souterraines débutent tôt, le matin du 20 mai. Mathilde (Anne Loiret) est prise d’insomnie à cause de ses problèmes au travail. Thibault (Thierry Frémont) est médecin à domicile. Dans une chambre d’hôtel sur la côte où il a passé le week-end, il réfléchit à comment quitter Linda, jeune fille de 28 ans qui, à son grand désespoir, n’est visiblement pas amoureuse de lui. Une voyante a prédit à Mathilde que ce jour-là, il lui arrivera quelque chose de fort. Thibault reprend ses tournées, supportant de moins en moins la solitude dans laquelle baignent ses patients, probablement parce qu’elle est le miroir de la sienne.
La désespérance lie ces deux vies où « il faut que quelque chose se passe », pour trouver une raison de tenir debout. Chacun de leur côté, ils tentent de refaire le chemin qui les a mené dans cette situation banale. Une situation qui se répète depuis des centaines de jours, tous les mêmes. Ce 20 mai est la journée où Thibault et Mathilde réfléchissent sur la difficulté de supporter leur propre existence.
Le duo d’acteurs joue bien la détresse ordinaire, malgré une voix amplifiée au microphone qui n’est pas nécessaire dans la petite salle Réjane du Théâtre de Paris. Celui-ci installe une distance incompréhensible entre le public et les comédiens, il frotte contre les vêtements, créant de nombreux grésillements. La mise en scène d’Anne Kessler met en lumière les réflexions successives de cet homme et de cette femme dans un espace impersonnel qui peut être tantôt un restaurant japonais, bureau, chambre ou bien quai de métro. L’utilisation réaliste de la vidéo termine de peindre le décor de chaque scène. Des scènes qui comparent deux réalités communes, deux personnes qui se cherchent sans le savoir, une rencontre probable qui ne se fera jamais, ni en personne, ni en esprit.
Mais pour le public, une question naît : va-t-on au théâtre pour voir sa propre vie sans aucune distance ou esprit critique ? La scénographie reprend les carreaux blancs d’une station de métro, les problèmes, les questions des personnages sont celles de tout un chacun. Les Heures souterraines représente le monde qui nous entoure, rien d’autre. On assiste à une tentative gentillette de la part de Mathilde et Thibault, de lutter contre une vie socialement acceptable sans pour autant brusquer le spectateur, telles des personnes qui se disent soucieuses de l’environnement et qui prennent leur voiture pour aller acheter du pain dans le quartier. Ici, Delphine Le Vigan montre ce que le public de théâtre à Paris peut vivre chaque jour et cela sans le moindre recul. On se surprend à imaginer que, si l’on invitait un ami cadre supérieur quadragénaire un peu dépressif à boire une bouteille de vin un soir, son discours serait peu ou prou celui que tiennent les personnages des Heures souterraines.
Le texte est narcissique, non pas qu’il raconte la vie de Delphine Le Vigan : comment le savoir ? Mais il est narcissique pour le public qui y assiste, pour celles et ceux qui vont se retrouver dans ces personnages et qui penseront que cela les aura fait réfléchir. Tous les gestes sont détaillés : la liste de courses, la réunion « planning », la rencontre dans un bar et les 4000 euros par mois. En somme, les détails de la vie les moins dignes d’intérêts sont étalés dans cette suite de monologues sans fond. Relevons néanmoins quelques moments de cynisme et de désabusement dans lequel sombrent les personnages : comme devant un téléfilm, on ne s’ennuie pas. On est malheureusement très loin du niveau d’une Annie Ernaux qui, pourtant, créé les mêmes sortes de personnages mais dotés d’une profondeur dramatique bien plus importante et donc universelle. Avec Les Heures souterraines, Delphine Le Vigan semble avoir trouvé et édité le journal intime d’une cadre de grande agence de communication, une pièce qui aurait pu tout aussi bien être composée d’un digest des meilleurs dossiers de Psychologie Magazine.
Cependant, l’histoire ne finit pas comme l’on pourrait s’y attendre. Les personnages ne transcendent pas cette fatalité dans laquelle ils s’enferment et ont conscience d’être enfermés. Leur vie se résume à leur travail, mais ils veulent s’en sortir, comment faire plus banal ? Oui, cela pourrait être nous. Mais après ?
« Les Heures Souterraines » de Delphine Le Vigan. Mise en scène d’Anne Kessler, actuellement au Théâtre de Paris, 15 rue Blanche, 75009, Paris. Durée : 1h20. Plus d’informations et réservations sur www.theatredeparis.com.
Bernarda Alba en sa sévère demeure
|
Bernarda Alba est vient de perdre son mari. Cette Calamity Jane espagnole de la vertu tiendra ses cinq filles d’une main de fer, comme elle l’a toujours fait. Pieuse à l’extrême, plus que Dieu, elle craint ce que pourraient cancaner les voisins. Afin de s’en prévenir, elle décrète que les 8 années de deuil se feront sans sortir de la maison, en compagnie de ses enfants.
Ainsi, Bernarda étouffe ses filles. Elle les maintient dans un monde d’une violence psychologique sclérosante. Mais bien vite, un homme bouleverse les plans de cet univers féminin à l’extrême, Pepe le Romano. Celui-ci désire épouser Angustias, la plus âgée des sœurs, car elle est aussi la plus riche. Mais c’est Adelia qui possède son cœur et, la nuit, quand Pepe a terminé de venir faire sa cour à Angustias, il emmène Adelia pour vivre un amour impossible. Martirio, la sœur cadette, découvre vite le manège. Celle qui est aussi éprise de Pepe le Romano conduira la benjamine à sa perte, entrainant le déshonneur sur la famille. Au grand dam de Bernarda Alba.
Au moyen de la danse, la metteur en scène Lilo Baur fait de la figure masculine un spectre corporel quasiment-muet. La distribution féminine souligne activement à la montée en puissance dramatique de l’histoire, comme dans tout univers fermé. Cécile Brune joue la matrone avec sévérité et intransigeance. Aussi, elle arbitre avec force la rivalité poignante entre Jennifer Decker et Adeline d’Hermy, pour qui l’amour avec Pepe est inenvisageable.
L’écriture de Federico Garcia Lorca, traduite par Fabrice Melquiot, mélange le langage populaire domestique et celui, plus soutenu, de ces filles cloîtrées en le rendant toujours très illustré. On pense à Pagnol et à Audiard pour les images et les métaphores.
La scénographie d’Andrew D. Edwards achève de magnifier ce spectacle. Un mur noir tressé sépare la scène de façon horizontale. Celui-ci coupe la famille du monde extérieur ; le public voit les scènes de rues ainsi voilées : procession, exécution ou fuite. L’ensemble contribue ainsi à créer des images dignes de maîtres hollandais. Le charme opère au moyen d’un mélange intense entre pureté et austérité des lignes.
Enfermés, dans un vase clos, s’opèrent alors une alchimie et une empathie importantes de la part du public, pour ces femmes qui veulent simplement vivre libres du joug qu’elles s’imposent à elles-mêmes. Un cri pour plus de liberté. Une réussite totale.
« La Maison de Bernarda Alba » de Federico Garcia Lorca. Mise en scène de Lilo Baur, en alternance jusqu’au 25 juillet à la Comédie-Française, salle Richelieu, place Colette, 75001 Paris. Durée : 1h30. Plus d’informations et réservations sur www.comedie-francaise.fr.
Les clandestins : naufrage au cœur de l’horreur humaine
|
Le cinéma sud-coréen jouit ces dernières années d’un coup de projecteur, lui valant aujourd’hui d’être connu et reconnu à travers le monde. Tenant le pari d’être à la fois exigeant et ambitieux tout en restant populaire, à l’instar du dernier film de Shim Sung-Bo : Les Clandestins.
Les Clandestins, candidat à l’oscar du meilleur film en Corée du Sud, est le premier long-métrage de Shim-Sung Bo en tant que réalisateur. Son travail de scénariste avec Bong Joon Ho pour le film Memories of Murder était déjà un succès. Nous retrouvons ici le duo gagnant, qui confirme avec ce film une œuvre saisissante. Celui-ci raconte l’histoire d’un capitaine, Mr Kang, infortuné mais épris de passion pour son bateau : le Junjin, qu’il refuse d’abandonner. Pour le sauver lui et ses hommes, il acceptera alors de basculer dans l’illégalité en transportant des clandestins lors d’un voyage qui vire au chaos. Le récit, inspiré de faits réels, est avant tout un drame social à la croisée des genres : entre thriller et film d’horreur, basculant parfois dans la comédie grâce à la palette de personnages tous plus déments les uns que les autres.
Pourtant, c’est bien une tragédie qui se joue dès les premières minutes de film, au travers d’un paysage déjà assombri et d’un capitaine au visage fermé, qui ne nous laissera jamais l’occasion de le voir sourire. Se refermant tout au long de l’histoire dans l’agressivité et la fureur. Se transformant petit à petit en une créature monstrueuse capable des pires atrocités pour sauver son bien le plus précieux. Interprété par le brillant Kim Yun-Sesk, adepte des rôles de méchant, celui-ci réussi avec brio à susciter chez le spectateur autant de haine que d’empathie dans ce rôle de capitaine abandonné.
Ce banal transport de clandestin bascule dans le cauchemar lorsqu’on découvre la vingtaine d’hommes et de femmes enfermés dans la cale, sans vie. Se montre alors à nous un nouveau visage de l’horreur humaine quand vient le moment pour l’équipage de se débarrasser des corps à coups de haches. Tournant essentiel du film, qui revelèra alors les vrais personnalités et la véritable nature de chaque membre de l’équipage pour qui, jusque là, un sentiment de sollicitude régnait. Shim-Sung Bo, réussit très bien ce retournement de situation apportant au film un nouvel élan essentiel. L’enfermement dans une sorte de huit à clos à ciel ouvert sur un pont nous permet de vivre tous les évènements comme si nous y étions : le débarquement des clandestins pendant la nuit de tempête, le contrôle de la police sur la bateau, l’histoire d’amour entre un marin et une clandestine. Histoire d’amour qui aura d’ailleurs une place importante tout au long de l’histoire, déclenchant jalousies et animosités qui feront perdre la tête et bien plus à certains membres de l’équipage. La romance s’entrelaçant avec l’horreur apporte un contraste qui vient intensifier les émotions. Là est bien la force de Shim Sung Bo : jongler entre les genres avec adresse et apporter une dynamique qui ne s’essouffle jamais.
Peu de surprise quand à la chute de l’histoire : alors que sombre au loin le capitaine et son bateau, les deux amoureux s’enfuient à la nage. Une fin vendue très vite au cours du film, où l’on comprend un peu naïvement que l’amour triomphera de toute la méchanceté du monde. Mais c’est sans compter sur le brillant réalisateur sud coréen qui ne laissera pas le film s’achever sur un commun happy end et qui réservera un dernier rebondissement. Les Clandestins est un savant mélange de genre, qui ne nous laisse pas une minute de répit, nous plongeant progressivement dans une horreur de plus en plus effrayante. Faisant basculer chaque personnage dans leurs travers les plus sombres, amenant même les plus innocents à devenir des bêtes. Nous dévoilant les plus noirs facettes de l’être humain et son instinct d’animal, nous laissant dubitatif quand à ce que notre voisin de fauteuil serait capable de faire dans une situation pareille.
« SEA FOG : Les Clandestins », de Sung Bo Shim, sortie au cinéma le 1er avril 2015.
Comment sortir de cette Schitz ?
|
Comme la famille Schitz pourrait être n’importe quelle famille, la scénographie représente n’importe quel endroit : est-ce un appartement ? Un chantier ? Une salle de mariage ou de conférence ? Tout cela à la fois : c’est une place publique pour des émotions atroces distillées en dialogue, danse ou chanson façon cabaret glouton.
La famille, ce sont deux obèses qui ne savent pas quoi faire de la fille qu’ils ont créée à leur image. Ils la cèderont à celui qui voudra bien d’elle. Le texte d’Hanoch Levin décrit une situation plus que cynique, sombre et dérangeante. La fille est d’abord tâtée, pesée et comparée au cours de la viande de bœuf, bien plus coûteuse. Dépitée dans sa solitude, elle n’est pourtant pas dénuée de rêves, pas même triste de cette situation. Elle a confiance en la vie : un jour son prince viendra et l’enlèvera à ses parents qui, décidément, ne sont pas décidés à crever aussi vite qu’elle le souhaite.
Un jour, enfin, le premier venu arrive. Un maigre officier réserviste qui séduit la fille, en lui disant qu’il n’attend d’elle qu’une femme qui sache tricoter. Après ces deux minutes de séduction intense, le masque tombe : il ne l’a séduite que pour profiter de la fortune du père. Mais ce n’est pas grave : tout le monde s’en fiche, tant qu’elle se marie et qu’elle se fait ensemencer ; personne ne s’en offusquera.
Le mariage est négocié comme un tas de fripes, à la troisième personne, ouvertement, devant la fille. « Le gendre veut l’entreprise et l’argent du père ». La fille est d’accord, prête à tout pour fuir le foyer familial et pour le dupliquer dans un nouvel appartement trois pièces que son mari a négocié dans la dot. D’ailleurs, le futur époux dit « oui » le jour du mariage, seulement quand Papa a signé le chèque de 200 000 lires.
On n’a aucune empathie pour les personnages. La fille est toute aussi monstrueuse que son mari. On se délecte du passage de la séduction où elle roule des pelles à son homme, lui demandant entre chacune s’il peut reconnaître ce qu’elle a mangé la veille. De son propre aveu, c’est la possibilité de manger du saucisson qui tient le père en vie. Il se voit « marié à une imposture », puisque la femme qu’il a épousée n’est plus la même que lorsqu’ils avaient vingt ans. Pourquoi ces gens passeraient leur temps à s’empiffrer s’ils étaient heureux ? Au milieu de cette vie que l’on imagine sans cesse répétée, l’angoisse prend le pas sur le rire qui, jusque-là, rassurait le spectateur.
Tout cela est effrayant. Levin est un virulent critique de la société Israélienne qu’il a vue grandir. Cette pièce « politique », écrite en 1975, n’a pas pris une ride quant à sa force de dénonciation d’une société fascinée par la consommation, notamment des produits d’Outre-Atlantique : « Je vais à Los Angeles, tout est merveilleux là-bas, ne serait-ce parce que tout est américain », dira la mère. Levin dénonce aussi le militarisme forcené de l’état. La jeune fille fait un enfant surtout dans le but qu’il parte à la guerre (une guerre qui, au cours de la pièce, éclatera deux fois à l’heure du repas). Le mari, après après avoir fait fortune en creusant des tranchées pouvant être utilisées comme tombe à la fin de la guerre, finit par mourir. Son beau père dont il attendait la mort ardemment hérite de ses affaires. Ironie du sort, cet événement plonge cette tragi-comédie au sommet de l’horreur : cette femme à la « vie peu reluisante » s’est fait prendre son homme par la patrie qu’il exploitait pour s’enrichir.
La mise en scène de David Strosberg et le jeu des acteurs, souvent face au public, semblent d’abord brouillons et imprécis dans l’utilisation de l’espace. Le texte est déclamé et non incarné. Mais que pourrions-nous attendre d’esthétique de la part de ces monstres qui ne se rendent même pas compte que leurs plus grandes victimes, ce sont eux-mêmes ? Bruno Vanden Broecke et Jean-Baptiste Szezot, respectivement père et beau-fils, font preuve d’une distanciation glaçante propre au jeu flamand. Ils nous disent quelle est la réalité brute et froide dénoncée par Hanoch Levin. Si d’abord les membres de cette famille prêtent à rire, avec ces corps devenus des fardeaux, on sombre vite dans le drame de vies ratées, utilisées pour un destin auquel la vie du peuple n’a que peu d’incidence : les guerres.
Schitz, dans son agonie qui ne vient jamais, semble nous dire : c’est donc ça la vie ?
« Schitz » d’Hanoch Levin. Mise en scène de David Strosberg, actuellement au Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette, 75011 Paris, 75014 Paris. Durée : 1h35. Plus d’informations et réservations sur www.theatre-bastille.com.
« The Servant » au Poche-Montparnasse
|
Après 6 ans de souffrance dans la brousse africaine, Tony rentre à Londres en homme riche. Son ami Richard l’accueille dans une maison anglaise louée pour lui, dans laquelle il ne manque rien, pas même un Chesterfield et le chariot à whisky. Celle qui était amoureuse de lui avant son voyage, Sally, l’attend aussi. Toute cette histoire pourrait n’être qu’une banale histoire de retrouvailles joyeuses. Mais le recrutement de Barrett, domestique zélé et inquiétant, vient bouleverser ce happy ending pourtant si bien commencé.
Rapidement, la place entre le domestique et le maître s’inverse. On assiste à des situations entre eux qui tiennent plus de celles que l’on s’attendrait à voir entre deux amants : petites disputes, vexations et réconciliations sont quotidiennes. Le matin, ils s’installent pour faire les mots croisés du Times ensemble. Ce changement de paradigme marque peu à peu chaque personnage en profondeur. Comme l’entourage d’un toxicomane est forcément touché par sa dépendance. L’héroïne de Tony, c’est Barrett. Pour lui, il se coupe de ses amis et perdra sa copine – ou comment Tony ne rencontrera jamais Sally. Pour le domestique, tous les moyens sont bons pour étendre son emprise. Il ira même jusqu’à faire embaucher sa petite amie, Vera, avant de la faire sombrer dans le lit de son maître pour que la camisole de sentiments lui soit prégnante au possible. Barrett est un excellent cuisinier, dévoué serviteur, et Vera une amante hors-pair qui contrôle son maître à coup de reins. Cette ambiance ainsi dépeinte est très excitante et effrayante à la fois. Tony est totalement soumis par ses vices, ceux de tout homme : la nourriture, le sexe et l’attention portée à sa personne.
Les deux tourtereaux que rien ne semble motiver, si ce n’est le contrôle total d’un homme, se feront voir au grand jour lorsque Tony rentrera à l’improviste d’un week-end à la campagne. L’intrigue ne s’arrête pas là, un nouveau rebondissement fait se terminer la pièce dans une apothéose glauque et obscène où l’homme s’abandonne complètement à ses pulsions, sans se soucier de quoi sera fait demain. Fantasme masochiste où le maître se retrouve esclave total du domestique.
Thierry Harcourt signe une mise en scène discrète, au service du drame génial de Robin Maugham, quintessence du théâtre anglais du XXe siècle. Le texte est loin d’être linéaire, et s’il ne cesse jamais d’être drôle, il creuse au fil des répliques dans la profondeur de l’âme de Tony, son personnage principal. Finalement, la pièce est inattendue – si l’on n’a pas vu le film de Joseph Losey adapté par Harold Pinter – de par son déroulement et sa chute.
Une jeune distribution virtuose vient s’épanouir dans ces méandres sombres. Chacun campe un rôle précis et justement british (l’expérience d’Harcourt outre-manche est ici bien mise à profit). On est impressionné par le naturel de Roxane Bret, qui a fait sa première fois sur les planches le 3 février dernier. A la fois juvénile et très sûre d’elle, elle est une domestique qui ne peut laisser de glace. Maxime d’Aboville est un Barrett directement échappé du vivarium dans lequel on conserverait les personnages les plus dingues de la famille Adams. Arrivant sur scène comme un diable sortant de sa boîte, il est un psychopathe précis, son regard laisse aisément voir que, s’il ne s’était mis au service d’autrui, il aurait tout aussi bien pu tuer des gens pour passer le temps. Tony (Xavier Lafitte) est amoureux de son domestique (champ lexical à l’appui), et ses deux amis, joués par Alexie Ribes, désespérée, et Adrien Melin, ironique, complètent ce tableau étrange.
Du public, on assiste à l’évolution des personnages que l’expérience ne semble pas laisser indemne. Ils sont Dorian Gray et les spectateurs jouent le rôle du portrait. S’amusant avant de tomber dans une déchéance volontaire, nos rides se creusent au fil du drame. Du drôle on vire au glauque, et de la surprise, on vire à la conviction. Tellement qu’à la fin, on en redemande. Si d’habitude le metteur en scène est au service du public, ici, les rôles s’inversent.
Hadrien Volle
hadrien (a) arkult.fr
« The Servant » de Robin Maugham, mise en scène de Thierry Harcourt, actuellement au Théâtre de Poche-Montparnasse, 75 boulevard du Montparnasse, 75006, Paris. Durée : 1 h 30. Plus d’informations et réservations sur theatredepoche-montparnasse.com/
« Anna Christie » ou la tempête de l’ennui
|
New York, un vieux troquet proche de la mer. La tenancière somnole quand Chris Christopherson débarque de son rafiot pour se saouler. Alors surgit un imprévu en robe rouge : dans ce bar dont c’est la seule adresse connue du briscard, sa fille qu’il n’a pas vue depuis 15 ans, arrive pour le retrouver. Elle vient de quitter son bordel du Minnesota, éreintée par la violence des hommes. Le père ignore tout de sa vie : il la pense honnête gouvernante. L’ignorance est mutuelle : pour elle, son père est concierge. L’homme a fait croire qu’il avait abandonné la mer depuis longtemps, cette mer qui a pris toute sa vie et sa famille.
Les retrouvailles sont justes. Aujourd’hui, ils ne sont plus que deux étrangers avec la volonté de soigner l’abandon. Tout au long de la pièce, le jeu de Mélanie Thierry augmente en profondeur et en justesse, jusqu’à une sorte d’acmé où elle fondra en larmes de honte, confessant le passé à son entourage. On retiendra aussi quelques belles images de la mise en scène de Jean-Louis Martinelli, notamment quand il fait apparaître le pont d’un navire dans le brouillard ou quand il dispose les personnages, formant des tableaux à la fin de la pièce. Mais c’est tout. Et malheureusement, ces éléments ne rattrapent pas la futilité et l’insignifiance de la pièce.
D’abord, il y a une inadéquation entre le décor « propret » et la réalité que l’on essaye de faire passer dans celui-ci : le troquet a l’air d’un salon D&Co, avec son papier peint Leroy Merlin sur les murs ; cela ne colle pas avec ce lieu où les cuites s’enchaînent. Aussi, d’une manière globale, les personnages sont beaucoup trop propres sur eux pour être crédibles : installés dans la salle, on ne les imagine pas sentir le whisky et le tabac. Ils peuvent montrer qu’ils fument et qu’ils boivent tant qu’ils veulent – et ils le font –, mais leurs peaux restent lisses et leurs cheveux soyeux. Ils manquent de background.
Le drame est trop brutal et évident pour nous surprendre. On pense notamment au moment où un jeune homme est repêché sur la barge du père. Le coup de foudre entre les jeunes gens est instantané. Malheureusement, le rescapé n’est qu’un cliché de dur à cuire. Il n’est doué d’aucune profondeur dramatique, plat comme une mer d’huile. Dans ces conditions, difficile de croire à un naufrage des cœurs. Avec Mélanie Thierry, ils forment un couple aussi niais qu’Orane Demazis et Pierre Fresnay dans Marius et Fanny.
La relation va jusqu’à sombrer dans une platitude consternante. Le bellâtre musclé vient manger sa pitance de jolie jeune fille. Bien évidemment, elle tombe amoureuse de ce beau macho. Cela dans un bain de dialogues qui ont dû inspirer le mouvement des « kékés dragueurs de plage ». On s’attend à entendre « tes parents sont des voleurs car ils ont pris les plus belles étoiles du ciel pour les mettre dans tes yeux » ;mais on s’attend aussi à « moi et mes muscles on va bien te baiser », tellement la pièce sombre dans le vulgaire : quand les personnages ne s’échangent pas des banalités, ils s’insultent violemment. N’a-t-on pas appris à marquer son désarroi de façon moins premier degré au théâtre ? Les hommes sont faussement virils et grossiers pour un rien : « t’es de ce genre de femme qui ne se décide que quand on les force, alors je te force (…) », dira l’amant pour convaincre Anna de l’épouser, avant de menacer de la tuer quand il apprendra qu’elle n’est qu’une « pute [qui] a volé [son] cœur ».
A côté, le père semble divaguer tout seul, répétant inlassablement à qui veut l’entendre que « tout ça c’est la faute de la mer, cette salope ». Des mots qui, au fil de la pièce, perdent tout intérêt dramatique et conduiront le public à rire dans la dernière partie, tellement l’affirmation qui jalonne son texte vire au running gag.
« Anna Christie » n’est finalement qu’une histoire de marin toute bonne à servir de source à un scénario de téléfilm. Pendant la représentation, on en viendrait presque à espérer qu’un décor à coulisse se décroche pour qu’il se passe quelque chose de trépidant sur scène, mais finalement, n’est-ce pas « la faute à cette putain de mer » ? [Rires]
« Anna Christie » d’après Eugene O’Neill, adaptation de Jean-Claude Carrière, mise en scène de Jean-Louis Martinelli, actuellement au Théâtre de l’Atelier, place Charles Dullin, Paris 18e. Durée : 1 h 40. Plus d’informations et réservations sur www.theatre-atelier.com
La Vi(lle) selon Crimp
|
« La Ville » de Martin Crimp a pour cadre un espace neutre, mais évolutif. La scénographie est parfois cuisine, parfois jardin : un sol blanc, une niche noire en fond de scène et les meubles impersonnels sont décorés des seules émotions des personnages. Cet environnement sied à toutes les possibilités d’interconnexions humaines, c’est un espace vierge où le spectateur va pouvoir assister à l’ouverture des mondes intérieurs des héros.
La situation de départ montre un couple, un soir à table. Par des mots, Clair et Christopher meublent leur ennui, leur peur de la solitude. Ils approfondissent, jusqu’à l’absurde, les banalités qui leur sont arrivées durant le jour. À plusieurs reprises, on entend : « comment était ta journée ? » et les réponses anodines qui en découlent : le badge qui ne débloque pas la porte d’entrée, le collègue de bureau stressant… Puis, Clair brise la routine : en attendant à la gare elle a fait la rencontre d’un écrivain célèbre qui a du se séparer de sa fille. Il lui a offert un agenda vierge. Clair projette de l’utiliser comme journal intime. Assistant à ce brusque accident, le mari est effrayé, il la rappelle sans cesse à son quotidien rassurant, ne voulant pas entendre l’exceptionnel. C’est alors que la lumière change, un bruit surgit et fait trembler le théâtre. Clair recouvre la tête de Christopher d’un sac plastique. Moment d’égarement ou prélude à un meurtre ? Le voyage peut commencer.
De scène en scène, à travers le temps et l’espace, les évolutions respectives du couple vont prendre des chemins différents qui ont comme point commun l’influence de l’environnement extérieur sur leurs âmes. Elle décide de voyager, de profiter des richesses du monde. Lui perd son travail et devient de plus en plus paranoïaque vis-à-vis de sa femme, sa voisine ou ses enfants. La mise en scène laisse à voir les pulsions meurtrières et les névroses de chacun. Les désordres de la vie participent au façonnage d’émotions extrêmes : Jenny, voisine borderline qui finira par exploser est aussi habitée par ses angoisses causées par les autres : elle parle de son mari parti à la guerre, dans un combat fantastique où le but est de détruire une ville et où l’on apprend que les nourrissons sont utilisés comme leurre de guerre. On est à l’orée de la folie furieuse, mais tout en étant relié à une réalité brute : c’est glaçant.
Le texte est absolument captivant, il surprend le spectateur pendant presque deux heures. Limpide, sans amasser les poncifs sur la relation amoureuse. Martin Crimp approfondit au maximum les angoisses relationnelles modernes. Il rend compte des situations jusqu’à leur absurdité morbide. Chez Clair, Christopher et leur entourage il y a quelque chose du couple Leonardo Di Caprio et Kate Winslet dans « Revolutionary Road » de Sam Mendes : des situations attendue, mais dans lesquelles il y a toujours la possibilité que tout dérape dans le drame. Un mot, une phrase, un regard suffisent pour changer la donne. On pense à la description froide, franche et médicale des sentiments humains dans la bouche de Jenny l’infirmière. On se souvient de la fille du couple qui répète une chanson que l’on pense être une provocation sensuelle, mais qui est en fait destiné à la mère qui rentre de Lisbonne. Les délires créés sont aussi effrayants, car, prenant leur source dans ce que l’humain a de plus instinctif. La voisine demande à ce que les enfants soient enfermés pendant la journée, le mari la tue (pour de vrai) avec un pistolet en plastique. Plus loin, on sombrera dans l’horreur avec le spectre d’une fille morte ensanglantée qui rôde sur scène. De la cruauté des relations, on accède à un univers fantastique mystico-délirant.
Les acteurs sont virtuoses et servent à merveille ces enjeux. Entre le couple de héros, on ressent une vraie relation, on perçoit la sensualité et la crainte de la perte. Avec leur voisine, l’animosité est palpable.
Tous ces éléments sont combinés par l’intelligence de la mise en scène de Rémy Barché. Celle-ci est précise et tendue comme les relations qui nouent les personnages. Entre ces derniers, on sent avant même les mots qu’il y a toujours un échange nourri. On observe la grande multiplicité des sentiments et des rapports humains, amoureux ou conflictuels, que contient la pièce au moyen de divers artifices : nimbes de fumée, dispositifs tenant de la magie, les jeux de lumière soulignant le passage d’une situation « normale » à une situation de crise, sans oublier le fil rouge : le bruit assourdissant d’un tremblement provoqué par un camion stationné moteur allumé.
Et puis finalement, n’avons nous-mêmes pas rêvé tout cela ? N’avons nous pas tout inventé ? « Rien ne semble normal, tout me semble décalé », dira un personnage. En cette phrase, elle résume parfaitement la sensation qui nous habite un long moment après la représentation.
« La Ville » de Martin Crimp, mise en scène Rémy Barché, jusqu’au 20 décembre dans la petite salle de La Colline, 15 rue Malte-Brun (75020, Paris), Le mardi à 19 h. Du mercredi au samedi à 21 h. Le dimanche à 16 h. Durée : 1h50. Plus d’informations et réservations sur www.colline.fr/
George Dandin, drame d’Hervé Pierre
|
Après avoir présenté Trahison de Pinter en début de saison, le Vieux-Colombier continue de mettre en lumière la noirceur des relations homme-femme avec George Dandin de Molière. Cette pièce cruelle, montre un paysan parvenu ayant épousé Angélique, une noble désargentée. Cette union, dont aucun n’est dupe – « c’est nos biens qu’ils épousent », comprend Dandin – devient pour le héros un rappel perpétuel à sa basse condition, de laquelle il ne peut s’extraire pour tout l’or du monde. Dans ce climat, le pauvre homme surprend un arrangement galant qui doit avoir lieu entre son épouse et le seigneur local. Cela le rend affreusement jaloux. Malheureusement pour lui, son seul témoignage ne suffira pas pour obtenir les soutiens nécessaires, pour que la fautive lui rende des comptes.
Nous revoilà dans un monde où les nobles pensent que leur naissance leur donne tout pouvoir. La jeune épouse, mais surtout ses parents, rabaissent, cassent, à chacune de ses paroles le pauvre paysan qui pensait s’offrir un rêve, mais qui, en fait, a payé un cauchemar hors de prix. Toute cette horreur conjugale est bien orchestrée par Hervé Pierre, et les quelques pertes de rythme de la représentation n’empêchent en rien ce spectacle d’être tout à fait réussi.
La belle scénographie a été composée par Eric Ruf. Grâce à celle-ci, ce George Dandin semble se dérouler au Far-West, au pied d’une maison de planches qui occupe toute la hauteur du théâtre. La mise en scène, vivante et bien dosée, fait ressortir toute l’exclusion et la solitude dans laquelle est placé Dandin. L’ensemble de ce monde de sang bleu, avec l’aide de domestiques zélés, parvient à faire passer l’honnête paysan pour un fou, le poussant ainsi au suicide. L’espace est aussi utilisé à la composition de jolis tableaux ; on retiendra particulièrement l’idée (simple, mais ingénieuse) de faire jouer la scène nocturne dans le noir total.
« J’enrage de bon cœur d’avoir tort, lorsque j’ai raison » (Dandin)
Du texte ressort tout l’humour, l’autodérision et la cruauté. Les passages muets, dansés, montrent des nobles qui s’arrangent entre eux pour conserver leur supposé prestige hypocrite, au nez et à la barbe du mari. Mais la musique délicate et les meilleurs parfums ne cachent pas toute la laideur des bonnes gens.
De cette vision classique, mais bien jouée de la pièce, peut s’opposer un autre point de vue qui semble apparaître dans les 30 dernières minutes. Et si George Dandin devenait une réflexion sur le mariage, cette institution aujourd’hui souvent considérée comme vieillotte ? Angélique questionne à un moment son mari : « mais vous m’avez demandé mon avis avant de m’épouser » ? Faisant écho aux arrangements entre familles qui peuvent encore avoir lieux aujourd’hui dans le monde. Alors, cette épouse malhonnête devient aux yeux du public une femme libre, qui a décidé de vivre la vie qu’elle désire et non plus celle que la société attendait d’elle.
« George Dandin » de Molière, mise en scène d’Hervé Pierre, jusqu’au 1er janvier 2015 à la Comédie-Française, Théâtre du Vieux-Colombier, 21 rue du Vieux-Colombier (6e arrondissement, Paris), le mardi à 19h, du mercredi au samedi à 20h. Dimanche à 16h. Durée : 1h25. Plus d’informations et réservations sur www.comedie-francaise.fr
Le Poche-Montparnasse à « Huis-Clos »
|
Alors que Chère Elena occupe le rez-de-chaussée, le théâtre de Poche-Montparnasse accueille en sous-sol, Huis-Clos, œuvre dramatique la plus célèbre de Jean-Paul Sartre. De ce classique, le public retient souvent l’une des dernières phrases, « l’enfer, c’est les autres ». La formule reprise, débattue parfois, incomprise souvent, est ici remise dans son contexte, à savoir un huis-clos infernal pour trois personnages en un acte et cinq scènes, qui, ensemble, font de cette expression une évidence.
Joseph Garcin est accompagné en enfer par un garçon d’étage. Seul, il découvre le lieu où il va passer l’éternité. Un endroit démythifié, sans pals et sans entonnoirs de cuir ; un espace où sont installés trois canapés, un coupe-papier et un bronze de Barbedienne, peut-être Dante ou Aristote. Pas de miroir ou de brosse à dent : les accessoires de la vanité sont laissés aux vivants. Rapidement, l’homme est rejoint par deux femmes : Inès puis Estelle.
Chacun des personnages a une approche différente de son nouveau lieu de villégiature. Si Joseph, vieux-beau, est désabusé, Inès déjà mauvaise de son vivant, se sent dans son élément. Estelle, belle jeune femme narcissique est inquiète et angoissée. Ceux qui se sentent innocents se laissent peu à peu aller à la résignation et finissent par admettre leurs méfaits terrestres.
Ensemble, ils forment une sorte de mariage forcé, composé de trois caractères très différents. Soumis aux jugements de chacun, ils sont les artisans de leur propre supplice et de celui des autres. Les pals et autres instruments de douleurs semblent bien doux comparés à l’idée de passer l’éternité en compagnie d’autres personnes détestables pour soi-même. Difficile d’imaginer plus cruel supplice. De plus, la vie qui continue sur terre hors de leur contrôle, est aussi une torture ; car ils accordent encore de l’importance à l’existence des vivants par rapport à eux-mêmes, bien qu’ils soient libres de n’y accorder aucune attention. Tout cela constitue un manifeste existentialiste important, d’une grande limpidité dans cette mise en scène de Daniel Colas.
On entend très bien le texte qui, à lui seul, mérite de voir ce spectacle. On assiste à une évolution du langage signifiante : d’abord très beau, poli et lisse au début (les morts sont appelés « les absents »), il finit dans un registre familier parfois violent dans la dernière partie.
L’espace étant restreint, le public est très rapidement pris dans l’angoisse et l’enfermement avec les acteurs. On subit l’huis-clos. Un décor sobre et familier contribue à la création de cette ambiance prenante. On y entre avec joie, on en sort avec soulagement et peut-être plus libre dans nos rapports avec « les autres ».
« Huis-Clos » de Jean-Paul Sartre, mise en scène de Daniel Colas, jusqu’au 11 janvier au Théâtre de Poche-Montparnasse, 75 boulevard du Montparnasse (6e arrondissement), du mardi au samedi à 21h. Dimanche à 15h. Durée : 1h30. Plus d’informations et réservations sur www.theatredepoche-montparnasse.com/.
Le chant du tigre Clémenceau
|
Au théâtre Montparnasse, Claude Brasseur et Michel Aumont sont réunis pour jouer un épisode de la vie de Georges Clémenceau et Claude Monet sur les plages de Vendée. L’histoire est centrée autour d’une dispute récurrente entre les deux amis : le report incessant voulu par le peintre de l’ouverture de l’Orangerie, que l’homme politique a pourtant obtenu pour exposer les œuvres majeures de celui-ci. De ce postulat historique, naissent d’autres histoires annexes qui questionnent les relations humaines et intimes entre deux grands personnages et leur entourage.
Ce sont deux hommes en fin de vie : le premier est désabusé par la politique, l’autre par la peinture, pourtant les deux moteurs de leurs existences respectives. Pour Clémenceau, les idéaux se sont estompés au profit d’un regard cynique ; pour Monet, ce sont ses yeux qui lui jouent des tours : il ne voit plus les couleurs comme autrefois. La relation entre les deux hommes est pagnolesque : sincère, humaine et teintée de la profondeur créée par des vies difficiles.
Les liens noués avec les autres personnages accentuent la note altruiste de la pièce. On pense notamment à la figure de la bonne, symbole de l’esprit terre-à-terre, préoccupée par le prix du chou-fleur et prenant Monet pour un obsessionnel de l’eau. On observe aussi Clémenceau nourrissant un amour de jeune homme pour son éditrice, Marguerite Baldensperger. On assiste finalement à l’intimité qui se crée entre ces personnages.
Le texte, bien qu’assez peu surprenant, est plein de bonnes phrases et autres traits d’humour historiques. Tout l’intérêt du spectacle réside dans la présence des deux immenses acteurs. Aumont et Brasseur sont d’une incroyable justesse, se confondant avec l’idée qu’on se fait aujourd’hui de ces deux personnages. On oublie vite « Mon beau père est une princesse » pour le premier et « Le Tartuffe » pour le second, deux mauvaises expériences dans lesquelles les acteurs se sont illustrés les saisons précédentes.
La mise en scène de Christophe Lidon est à la fois classique mais aussi créative et poétique, comme à son habitude. L’action baigne dans Les Nymphéas de Monet projetés sur différents éléments de décors composés d’écrans. L’ambiance en devient aérienne et liquide. Le discours est parfois accompagné de quelques notes de piano ou de violon, point d’orgue d’un spectacle où la puissance de deux personnalités immenses est contrebalancée par un décor léger et apaisant.
« La Colère du tigre » de Philippe Madral, actuellement au Théâtre Montparnasse, 31 rue de la Gaîté (14e arrondissement), le mardi à 19h30, du mardi au samedi à 20h30. Samedi à 17h30 et dimanche à 15h30. Durée : 1h10. Plus d’informations sur www.theatremontparnasse.com.
« Le Capital et son singe » : leçon théâtrale d’économie
|
On retrouve pour « Le Capital et son singe », le même dispositif scénique utilisé dans « Notre Terreur » : le public est installé sur deux gradins latéraux, autour d’un espace central où se déroule l’action, de part et d’autre d’une table autour de laquelle dialoguent des personnages historiques.
« Notre Terreur » nous transposait en 1793. « Le Capital et son singe » traverse trois époques : la Révolution française de 1848, la création de la République de Weimar, et un temps indéfini où de grandes figures se rencontrent.
C’est dans l’un de ces moment imprécis que débute le spectacle. Le même acteur incarne Brecht, Freud et Foucault dans une performance multiple de haut vol. Il est, à lui seul, un manifeste du « Verfremdungseffekt » de Brecht. Par ce dispositif, l’homme de théâtre – en marxiste convaincu – remet en question la représentation bourgeoise qui découle selon lui du jeu aristotélicien. Ce début en aparté plante le décor idéologique du spectacle : de la distance, le spectateur va être invité à en voir partout : dans le jeu comme dans les idées.
L’action dramatique débute, elle, à la veille de la manifestation du 15 mai 1848. La réunion fictionnelle qui occupe l’espace scénique réunit Auguste Blanqui, Friedrich Engels, François-Vincent Raspail, Armand Barbès, l’ouvrier Albert ou encore Louis Blanc. Ces hommes (et quelques femmes), sont plongés dans une dispute imaginée qui est prétexte à une mise en opposition des idées de chacun, parfois jusqu’à la caricature.
Puis, le temps d’un repas de noce, le public est transporté à Berlin en juin 1919. A table, on parle de la mort de Rosa Luxemburg, de son héritage, de la nécessité de descendre manifester dans la rue. Prenant des airs un peu fantastiques, apparaissent tour à tour Spartacus, puis Ophélie de Shakespeare. L’effet du schnaps qui coule abondamment à table, peut-être…
Enfin, on revient en 1849 au procès de Bourges où l’ouvrier Albert se transforme en Lacan face à Freud, pendant que Lamartine est à la table du jury. Toutes ces rencontres présentent un mélange historique anachronique comme seul le théâtre sait le rendre aussi captivant.
Durant les 2h30 que dure le spectacle, on assiste à une tentative de vulgarisation de concepts principalement économiques. Des mots, difficiles au premier abord, sont suffisamment bien amenés pour que chacun les comprenne. Et quand l’hermétisme pointe son nez, cela en devient presque drôle.
Par l’utilisation d’un langage moderne et populaire (pour « Notre Terreur », certains ont reproché à Sylvain Creuzevault des fautes de français que ces personnages historiques n’auraient jamais commises), il y a un humour certain, reposant surtout sur l’anachronisme et l’exagération des idées et des protagonistes. On pense notamment au chimiste Daniel Borme, joué par Léo-Antonin Lutinier, qui est ici un personnage new-age, candide de la Révolution et ballerine à ses heures perdues.
« Le Capital et son singe » est un théâtre distancé à la mise en scène astucieuse, où sous l’apparence de conversations à huis-clos, se tiennent en fait des scènes hautement pédagogiques, créant un questionnement vrai sur le monde d’aujourd’hui : le travail d’Etat n’occupe-t-il pas des gens à ne rien faire ? L’homme n’est-il pas réduit à l’état de simple marchandise ? Ne sommes nous pas chosifiés ? Quelle différence y a-t-il entre prix et valeur ? Quelle place prend l’objet au détriment de la relation humaine ? Ou comment sont conditionnées lesdites relations par des rapports sociaux et sociétaux ? Malgré le « foutoir » apparent, ce « Capital » porte un propos bien défini et passionnant.
« Le Capital et son singe » d’après Karl Marx, au Théâtre de La Colline jusqu’au 12 octobre, 15 rue Malte-Brun (20e arrondissement), le mardi à 19h30, du mercredi au samedi à 20h. Dimanche à 15h. Durée : 2h30. Plus d’informations sur www.festival-automne.com/.
Judith Magre, activiste anti-solitude
|
« Les Combats d’une reine » sont, en fait, une pièce biographique mettant en scène la figure de Gisélidis Réal – écrivaine, peintre et prostituée activiste – à trois âges de sa vie : 30, 50 et 70 ans. Trois périodes où le corps, mais aussi les idées et les discours subissent l’assaut du temps.
Pour raconter cette histoire, les actrices ont chacune leur espace sur le plateau – cellule de prison, secrétaire, trottoir – on passe d’une période à l’autre grâce à l’éclairage. La mise en scène de Françoise Courvoisier est assez simple, statique, laissant toute sa place aux voix. Parfois, les époques se croisent, le temps d’une danse ou d’une phrase. Ainsi réunies, les comédiennes créent un portrait vivant de l’icône, explorant et montrant son âme à divers stades de son existence. Une image du temps qui passe…
Idéaliste, rebelle à 30 ans, elle est enfermée dans une cellule et crie au monde son désir de liberté. A 70 ans, elle est profondément cynique et pourtant plus que jamais amoureuse de la vie. Ce dernier aspect est interprété par une Judith Magre captivante, au sommet de son art, portant les 70 ans de Gisélidis comme un charme (bien que, dans la vie, elle en ait 15 de plus !).
« Nous, les putes, on ira directement au paradis, parce que l’enfer, on a déjà donné ! »
Les textes de Réal sont une analyse de l’humain sans concession. Il existe dans sa plume un plaisir à choquer au moyen d’un franc-parler cru et grossier. Une expression aussi appelée par la nécessité, semble-t-il, de nommer les choses comme elles sont, sans éponger les angoisses de l’auditeur tranquille. Ce phrasé très imagé parvient également à rendre drôle les pires horreurs de cette vie de prostituée, qui finira par mourir du cancer. Un discours, parfois sordide, est aussi porté par des valeurs humanistes et libertaires capitales pour vivre.
Activiste, combattante, c’est elle qui mène à Paris la « Révolution des Prostituées » en 1975, se battant pour que ce métier soit désormais reconnu. Sur scène, on la voit se désoler de l’effroyable retour en arrière voulu par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur au début des années 2000, et du délit inventé de « racolage passif ». Elle fustige ainsi l’hypocrisie des politiques : difficile de ne pas faire de lien avec les discours du pouvoir en place aujourd’hui. Ce spectacle « manifeste » questionne aussi par le biais de son héroïne : « que faut-il mieux prostituer, son corps ou son âme ? », en référence aux gens qui pratiquent des métiers qui ne sont pas en accord avec leur être.
Terminant sur une touche d’espoir, cette déclaration universaliste nous rappelle enfin, qu’il n’est jamais trop tard pour vivre.
« Les Combats d’une reine », jusqu’au 18 octobre à la Manufacture des Abbesses, 7 rue Véron (18e arrondissement), du jeudi au samedi à 21h. Dimanche à 17h. Durée : 1h10. Plus d’informations sur www.manufacturedesabbesses.com/.