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Dans la peau de Peter Handke

Copyright : Michel Corbou
Copyright : Michel Corbou

Laurent Stocker, prêté pour l’occasion par la Comédie-Française, incarne dans la nouvelle mise en scène d’Alain Françon, le héros vivant d’une histoire de fantômes. Moi (c’est comme cela qu’il s’appelle), tente de reconstituer son passé familial. D’abord en arrière-plan ; puis, peu à peu, la frontière s’étiole jusqu’à la scène finale où Moi échange directement avec son oncle sur l’histoire telle qu’elle est vécue, et sur la façon dont elle est retenue.

La « tempête » du titre, c’est la zizanie puis la guerre. Ce sont les différents points de vue sur la perte du pays natal et de la langue propre à l’identité d’un peuple, ignorée puis interdite par l’envahisseur – le slovène. En 1936, la famille de Moi vit l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’armée allemande. Il y a les garçons (les oncles de Moi), qui seront d’abord engagés de force avant que deux d’entre eux ne meurent au front, Benjamin et Valentin. Le plus âgé, Gregor, rejoindra sa sœur dans la résistance, niché dans les forêts surplombant la Carinthie (actuel sud de l’Autriche). Les grands-parents se retrouvent seuls : leur dernière fille, mère de Moi, est partie avec son bébé dans ses bagages à la recherche de l’officier allemand qui l’a mise enceinte en 1942. On pense à tous les peuples dispersés par une géopolitique qui a choisi, au mieux, de les ignorer et au pire de les pourchasser comme les Kurdes ou les Arméniens.

L’histoire de Handke, largement autobiographique, met en avant une notion chère à l’auteur : l’importance de la multiplicité des points de vue dans la construction de la vérité historique. C’est lui qui avait fustigé les critiques à son encontre lorsqu’il était apparu à l’enterrement de Slobodan Milošević en 2006, arguant que « Le monde, le soi-disant monde, sait tout sur Milošević. Le soi-disant monde connaît la vérité » ; sous-entendant par l’ironie que l’on avait pas laissé à une autre vérité la possibilité d’émerger.

Cette confrontation entre un jeune et ses ancêtres – autrement plus profonde qu’une chanson des Enfoirés – donne lieu à ce qui s’apparente à du théâtre historique, où histoire vécue et histoire analysée sont exposées. A plusieurs reprises, les aïeuls clament pour justifier leurs actes honorables et courageux : « l’Histoire nous donnera raison ». Il y a une confiance solide en la mémoire à venir que ne partage pas Moi. Aussi, il est très intéressant pour nous, public français, de découvrir comment cette famille vit l’armistice du 8 mai 1945 et comment l’allégresse et la paix sont presque aussitôt sapées par la Guerre Froide qui débute.

(c) Michel Corbou
(c) Michel Corbou

Quelques touches d’ironie viennent alléger ce texte linéaire qui semble allongé de façon artificielle, notamment au début et à la fin. On entre dans le vif du sujet après une longue présentation de la famille et de ses habitudes – en beaucoup de mots pour dire peu de choses. Pénétrer aussi profondément dans leur intimité pour ensuite avoir une approche reculée de l’histoire, est-ce vraiment nécessaire pour le spectateur ? L’intellectualisation de ce qui pourrait être un banquet de famille, est-elle vraiment intéressante ? On pourrait aisément se passer des longues litanies sur les différentes variétés de pommes ou bien les menus complets avant que la famille ne passe à table. Et cela sans commenter le caractère discutable de la traduction (on pense à Gregor qui emploie l’expression erronée « au jour d’aujourd’hui », ou à cette phrase d’une qualité littéraire douteuse : « les hommes meurent et les t-shirts perdent leurs couleurs »).

Les acteurs relèvent le niveau. Laurent Stocker est bouleversant de justesse. On pense aussi à Dominique Reymond, qui prend ici les traits d’une jeune mère joviale et confiante. Dominique Valadié est étonnante et le couple de grands-parents, joués par Nada Strancar et Wladimir Yordanoff, est particulièrement touchant.

Comme l’auteur le désirait, Alain Françon met en scène la pièce de façon concrète et réaliste. Installés sur une scénographie en pente – qui nous rappelle étrangement celle réalisée pour Les Gens d’Edward Bond –, les personnages évoluent sur une steppe aride, sans que jamais la mise en espace ne nous surprenne. Tout le soin a du être apporté à la direction des acteurs, tellement Françon se fait ici le chantre d’un classicisme inassumé, signant ainsi une mise en scène terne, peu compréhensible quand on incarne un homme si important dans l’histoire du théâtre.

C’est donc mitigé que l’on sort des trois heures vingt que durent la représentation. Une idée intéressante, un point de vue novateur et de grands comédiens, dans un texte malheureusement long et gonflé, où l’ennui prend corps à de nombreuses reprises.

 Hadrien Volle
hadrien (a) arkult.fr

« Toujours la tempête » de Peter Handke, mise en scène d’Alain Françon, jusqu’au 2 avril 2015 au Théâtre de l’Odéon (Ateliers Berthier), 1, rue André Suares, 75017 Paris. Durée : 3h20 (avec entracte). Plus d’informations et réservations sur www.theatre-odeon.eu




« Les Gens » tournent en rond

Michel Corbou
Michel Corbou

À la base, la création des « Gens » est plutôt une belle histoire : alors qu’il est directeur de la Colline, Alain Françon monte les célèbres « Pièces de guerre » d’Edward Bond. Entre l’écrivain et le metteur en scène, c’est le coup de foudre immédiat. Une envie si productive qu’Edward Bond n’écrira pas une, mais cinq pièces pour lui. De ce projet appelé la « Quinte de Paris », « Les Gens » est le quatrième opus. Après la grande première qui a eu lieu au TGP de Saint-Denis, Alain Françon a confié aux journalistes qu’il ne créerai pas la dernière pièce car elle est « immontable ». Dieu merci !

La mise en scène est intéressante, sur un plateau qui semble être un flan de montagne volcanique, les acteurs sont toujours en déséquilibre. Françon joue de ces étranges postures que cela provoque, et c’est bien maîtrisé. Les lumières complètent l’ambiance de ces tableaux funestes, tantôt très présente, tantôt presque absente, il n’y a pas de doute, c’est beau. Mais la beauté ne suffit pas, ou peu : elle lasse vite quand il n’y a qu’elle. Et c’est bien là le point noir de ce spectacle.

Le texte est en grande partie imbuvables. Dans une dystopie qu’on imagine post-apocalyptique, le drame se déroule dans un cimetière. Des hommes errent, ils sont profondément abîmés,  comme le paysage. Chaque personnage (ils sont 4) est enfermé dans une histoire qu’il répète inlassablement de plusieurs façons. Les temps de lucidité dans leur histoire laissent apparaître un profond désespoir. Toutes ces phrases n’arrivent nul part, ou disons que, la fin est si prévisible qu’elle ne nous surprend pas. On se rend compte que les protagonistes avaient tous (plus ou moins) une relation qu’ils ont tous (plus ou moins) consciemment oublié à cause d’horreurs vécues.

Et pourtant… Quelques idées apparaissent, très actuelles, sur l’impossibilité de la communication entre gens proche. On y lit aussi l’absence de bienveillance à l’attention des autre, on y voit l’existence comme un simple rite funéraire. Mais tout cela est très brouillon.

On en vient à plaindre les acteurs, particulièrement Dominique Valadié et Aurélien Recoing qui font preuve d’un jeu assez virtuose, mais qui ne suffit pas à nous accrocher. Dans cette situation qu’ils jouent le texte des « Gens » ou qu’ils jouent « Les Pages Jaunes », l’effet pour le public sera sans doute le même.

Pratique :

Jusqu’au 7 février 2014 au théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis
59 boulevard Jules Guesde, 93200 Saint-Denis (Métro Basilique de Saint-Denis)
Lundi, jeudi et vendredi à 20h / Samedi à 18h / Dimanche à 16h
Durée du spectacle : 1h45
Tarifs : de 6 à 22 euros.
Réservations au 01 48 13 70 00 ou sur www.theatregerardphilipe.com/




Merlin enregistre la « Dernière bande »

Copyright : Brigitte Enguerand

Bon, quand on va voir Samuel Beckett, on sait que le metteur en scène devra nicher son travail au milieu des didascalies originales. Les ayants droits de l’auteur n’autorisant que l’on monte l’une de ses œuvres uniquement si elle est respectée à la virgule près.

Cette « Dernière bande » a donc les traits communs (outre le texte) de toutes les autres. Krapp (Serge Merlin) va commencer par manger une banane, puis en mordra une seconde avant de la jeter. Il va aussi « fouiller dans la pile de bobines » ou encore « se lever brusquement pour partir derrière un rideau, duquel on va entendre un bruit de vaisselle qu’on cogne ».

La possibilité de mise en scène et de différentiation par rapport aux autres versions est donc ailleurs, mais dans le travail d’Alain Françon elle ne saute pas aux yeux. Ici, Serge Merlin est excellent, il respecte parfaitement le souhait de l’auteur. Faire de Krapp un vieil homme qui enregistre sa dernière bande (audio). C’est le même rituel à chaque anniversaire. Ce soir là, après avoir écouté la bande de ses 39 ans, il en prend une nouvelle au fond du tiroir (comme indiqué dans les didascalies), et il s’énerve contre celui qu’il a été, se reproche la perte du bonheur affectif, hurle dans le micro sa noire solitude. Beckett a instauré un décalage volontaire dans le personnage, ce qui ne le rend ni touchant ni énervant, juste seul, c’est tout. Il est même plus drolatique que triste, difficile à cerner.

Et Serge Merlin est cela. Plongé dans un beau décor (toujours très respectueux des didascalies : un bureau au centre, l’obscurité tout autour…), les lumières (de Joël Hourbeigt) sont très belles, rebondissant dans les orbites et les rides de l’acteur. C’est en elles que réside la beauté de la pièce. Françon, lui, en faisant cette mise en scène, a voulu donner à cette pièce l’essence que son auteur lui a originellement insufflée. Le résultat est donc fidèle et nul doute que Beckett en serait ravi. Sauf que l’écrivain a disparu en 1989…

Espérons qu’un jour nous verrons le monde moderne s’accaparer cette pièce si elle n’était pas prisonnière de ses indications de texte. Vous l’aurez compris, cette « Dernière bande » est très réussie, mais la plume de Beckett continue de vieillir dans un monde qui (bien évidemment) a changé.

Pratique : Actuellement au théâtre de l’Oeuvre, 55 rue de Clichy (75009, Paris) – Réservations par téléphone au 01 44 53 88 88  ou sur www.theatredeloeuvre.fr / Tarifs : entre 10 € (- de 26 ans) et 30 € (plein tarif) – Du mardi au dimanche.

Durée : 1 h 05

Mise en scène : Alain Françon

Avec :  Serge Merlin