[Exposition] « Grand Trouble » : entre fascination et regrets
Réunis à la Halle Saint-Pierre pour acter la naissance de leur nouveau collectif, près de quarante artistes explorent le monde dans sa complexité, sa beauté et sa violence intrinsèque, au sein d’une exposition dont le titre interpelle : « Grand Trouble ». Sous cette dénomination énigmatique, se cache un dialogue permanent de médiums, de supports et d’identités artistiques qu’aucune école de pensée ne rassemble. Dans cette optique dégagée de tout dogmatisme, le parcours promet au visiteur d’expérimenter une nouvelle manière de s’émouvoir, sans carcan ni contrainte. Mais est-on réellement saisi par ce trouble tant attendu ?
Si la manifestation « Grand Trouble » se veut émancipée des codes de la création contemporaine, et détachée de l’esprit mercantile inhérent au marché de l’art, quelques réserves se dessinent. Porté par ce collectif d’artistes que leur amitié et leur admiration mutuelle rassemblent, le parcours souffre paradoxalement de l’incohérence stylistique qu’ils revendiquent ; si le postulat d’un mouvement libéré des dogmes peut constituer une véritable force, l’intention s’égare parfois dans la réalisation : en choisissant pour seul lien thématique la violence et la beauté du monde, le fil conducteur s’avère si ténu qu’il semble se dissoudre dans un léger déjà-vu.
Certes, le sujet est porteur et de prenantes réalisations ponctuent la visite. Mais à l’évidence, choisir la fureur du monde et l’expressivité de l’angoisse comme sujet fédérateur est un exercice périlleux ; tant de grands noms s’y sont essayés : Otto Dix, Egon Schiele, Francis Bacon pour ne citer qu’eux…l’esprit est marqué par ces généalogies artistiques dont on ne parvient pas à se détacher totalement. Serait-on à ce point conditionné et aveuglé par une culture muséale des chefs-d’œuvre ? Ou emprisonné dans un discours formaté qui ne souffrirait aucune opinion divergente ? Que nenni ; car en contemplant les enfants armés du talentueux dessinateur Frédéric Pajak, ce ne sont pas les grands maîtres de l’histoire de l’art qui viennent à l’esprit, mais bien l’imagerie populaire – tantôt victimaire, tantôt patriotique – de la Première Guerre mondiale. Bien sûr, la posture de ce collectif d’artistes est défendable : aucune création ne peut naître ex nihilo. A raison, Frédéric Pajak admet volontiers que « tout artiste […] participe d’une filiation éthique et esthétique ».
Alors au fond, ce qui gêne dans ce « Grand Trouble », c’est son argumentaire : dans la forme, exposer librement les œuvres d’un collectif est un moyen pertinent de mettre en lumière la création contemporaine. Le souci n’est pas là. En revanche, la promesse d’une monstration du monde dans sa violence et ses paradoxes, engendre une attente démesurée vis-à-vis des artistes : l’atmosphère du lieu est poignante, les œuvres prises isolément fascinent et imposent leur présence ; mais la finalité de l’ensemble se dilue dès qu’on tente de l’effleurer.
Néanmoins, la Halle Saint-Pierre reste fidèle à ses engagements de liberté artistique et de non-conformisme : « Grand Trouble » plonge dans des univers d’abstraction où la confusion du trait se mue en harmonie, à l’instar des troublants dessins de Marcel Katuchevski ; elle révèle des processus esthétiques quasi-cosmogoniques et dévoile un hyperréalisme glaçant d’où émergent les femmes mannequins désincarnées de Sylvie Fajfrowska. Ces œuvres fortes, portées par leurs créateurs, laissent leur empreinte et marquent l’esprit.
Ainsi en est-il de Tomi Ungerer et ses réifications dérangeantes du corps humain, où des prisonniers de guerre s’entassent dans des boîtes de sardines ; d’Alain Frentzel qui se joue de notre regard, brouillant les identités et les frontières entre visible et invisible dans sa série La vie dans les plis. On se laisse absorber par les toiles à la fois magnétiques, violentes et stellaires de Jean-Paul Marcheschi qui s’abîment dans ces fusions de cire, d’encre et de suie. Plus loin, on est saisi par les maquettes d’Edith Dufaux, comme autant d’espaces hallucinatoires et fictifs où la mémoire n’a plus de repère. De même, on reste captivé par les œuvres d’Uroch Tochkovitch, ce peintre mystique dont les autoportraits douloureux saisissent au plus profond de l’âme.
Mais transcrire le monde dans sa violence et son pur chaos, nécessite aussi de plonger dans l’ordre cosmique et le sacré des origines ; Chantalpetit livre ici une série de sculptures splendides, brutes et particulièrement valorisées par une muséographie en nuances. Mise en exergue dans une vidéo de l’artiste, la technique à l’œuvre dans sa Fabrique des météores se situe entre maîtrise du matériau et hasard du processus créatif ; une installation aboutie qui se déploie majestueusement au cœur de la Halle Saint-Pierre.
Enfin, une œuvre de Jérôme Cognet capte littéralement le regard : un écran géant, posé au sol, diffuse des séquences d’archives en continu dont l’artiste a effacé au montage, toute forme de figuration pour ne garder que le grain de l’image et son rythme saccadé. Au son d’un grésillement quasi-hypnotique, une matière granuleuse et scintillante se répand à terre, telle une mine de graphite usée par un inlassable frottement ; celui d’une violence insatiable du monde ?
« L’art est fait pour troubler. La science rassure », affirmait Georges Braque. Alors que l’on se laisse emporter par les propositions de ce mouvement artistique ; ou que l’on reste sur la réserve, « Grand Trouble » est une manifestation inédite qui ne laissera personne indifférent. Probablement, il y a là matière à débat ; et c’est tant mieux !
Thaïs Bihour
« Grand Trouble » – L’exposition se tient jusqu’au 30 juillet 2017 à la Halle Saint-Pierre. Plus d’informations sur http://www.hallesaintpierre.org/