[Exposition] « Rayski – Baselitz : scènes de chasse en Allemagne » : Comme un brame au fond du bois
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En plein cœur du Marais parisien, voilà qu’on sonne l’hallali. Un brame s’élance du fond des bois, et le bruit du cor résonne : dans l’atypique musée de la Chasse et la Nature, des scènes de vèneries picturales se déroulent. Sous le regard de deux figures majeures de l’art allemand que sont Ferdinand von Rayski et Georg Baselitz, l’exposition dévoile un pan de l’art cynégétique des XIX et XXème siècles, assez peu connu en France. Concis mais de qualité, le parcours n’est pas une ode ou une apologie de la chasse ; il représente avant tout, l’opportunité d’admirer des chefs-d’œuvre emblématiques de la peinture germanique, des paysages romantiques de Wilhelm Leibl aux toiles renversées de Baselitz.
A l’origine de cette exposition, il y a l’acquisition récente d’une toile par le musée : la Halte de chasse dans la forêt de Wermsdorf, peinte en 1859 par Rayski ; l’occasion idéale de confronter les antagonismes iconographiques sur la scène de chasse qui se développent des deux côtés du Rhin, et de faire dialoguer les collections permanentes avec celles des grands musées suisses et allemands. Dans une ambiance aux tonalités rouge brique, conférant au lieu un charme automnal, s’ouvre un panorama consacré à la peinture de chasse en Allemagne, entre 1830 et 1914. Si le panel d’œuvres est restreint, il permet néanmoins d’aborder plusieurs thématiques, sans lassitude ou redondance.
Hérité d’une tradition féodale, le droit de chasse reste au XIXème siècle, exclusivement accordé à la noblesse qui la pratique de manière absolutiste, voire impérieuse. Cette violence des grands seigneurs, Carl Wilhelm Hübner la condamne dans sa toile Droit de chasse, où un paysan se fait tirer dessus pour avoir débusqué un sanglier. Pourtant, la révolte gronde dès 1848 et des bouleversements se font sentir : le temps est venu d’ouvrir la pratique au peuple.
A cette évolution, correspond un renouvellement parallèle de l’art cynégétique. L’influence du romantisme allemand n’y est pas étrangère : chez Joseph Anton Koch, paysages héroïques et historiques se parent de scènes de chasse ; tandis que Carl Friedrich Lessing confère à ses compositions, une atmosphère idyllique où se perdent des chasseurs contemplatifs.
Quelle est loin, l’image kitsch et pompeuse que l’on se fait de la peinture de chasse ; entouré par cette faune majestueuse, cerné d’insondables forêts, on est saisi par la force de ces combats de cerfs et leur expressivité. Ici, Christian Kröner, Carl Friedrich Deiker et Richard Friese, sont autant de maîtres allemands qui métamorphosent le genre animalier par l’éloquence de leurs toiles. Nobles et imposants, leurs cervidés sont minutieusement esquissés, dans un profond respect anatomique. De l’autre côté du Rhin, la picturalité est bien différente : à l’instar de Gustave Courbet peignant Le rut du printemps, les peintres français privilégient le sujet à l’exactitude biologique.
Habité par la spiritualité de ces paysages allemands, on se presse au rez-de-chaussée du musée pour prolonger l’instant. Là, on assiste à la rencontre étonnante et pourtant si évidente, entre Rayski (1806 – 1890) et Baselitz (né en 1938) ; deux artistes à la temporalité distincte que leurs motifs rassemblent sensiblement. Dès la première salle, la confrontation se veut sensible et percutante, elle accroche le regard : le Portrait de Ferdinand von Rayski III peint en 1960, catalyse l’admiration de Baselitz pour son prédécesseur et témoigne d’un retour à la figuration où l’humain revient au centre de la toile.
Méconnu en France, Rayski est pourtant une figure éminente de l’art allemand. Peintre de la cour de Dresde, ses œuvres révèlent son amour pour la nature et la peinture cynégétique, tout en respectant ses obligations envers l’aristocratie saxonne dont il ébauche les portraits. Si son Lièvre dans la neige atteste de sa maîtrise pour la représentation animale et de la pluralité de ses talents, on se plaît à découvrir un artiste qui ne cesse d’évoluer pour tendre à une touche plus intime et autonome. Influencé par Courbet, Rayski tend vers une libération du sujet pour faire œuvre de peintre.
Cette libération stylistique visible en filigrane, marque Baseltiz au point de constituer un véritable tournant dans sa carrière : s’inspirant de La Forêt de Wermsdorf esquissée par Rayski, il opère un retournement du motif pour aboutir à ses célèbres « tableaux inversés », dont la chasse constitue une thématique prégnante. « Le renversement de la figure me donne la liberté d’affronter réellement les problèmes picturaux » explique Baselitz ; un constat porté à son paroxysme dans la série Remix, où l’attention se concentre pleinement sur l’acte créateur : chez lui, l’anecdotique s’efface derrière la matérialité picturale, la relation au monde se dissocie de la toile.
L’exposition s’achève sur une très belle sélection de dessins de Ferdinand von Rayski, issus du Cabinet d’arts graphiques de Dresde ; une alcôve intimiste et tamisée conçue tel un écrin, une occasion unique de prolonger la rencontre avec l’artiste et son œuvre. De cet exceptionnel bestiaire qu’est le musée de la Chasse et de la Nature, émerge une vision nouvelle de la peinture cynégétique, affranchie des habituels poncifs. Un voyage au cœur de paysages authentiques où l’âme allemande affleure, un cheminement hors des sentiers battus.
Thaïs Bihour
« Rayski – Baselitz : scènes de chasse en Allemagne » – L’exposition se tient jusqu’au 12 février 2017 au Musée de la Chasse et de la Nature. Plus d’informations sur http://www.chassenature.org/
« L’atelier en plein air » : Conter la Normandie contre vents et marées
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Un vent de liberté souffle sur la Normandie et ses plages de galets, tantôt embrumées ou baignées de clarté. Des falaises d’Étretat aux ports de pêches de Dieppe ou Honfleur, le musée Jacquemart André revient sur l’avènement du plein air dans la peinture impressionniste et ses influences anglaises manifestes. Si les maîtres sont au rendez-vous, de belles découvertes enrichissent cette exposition de qualité ; tel est le cas de l’artiste Charles Pécrus dont la postérité est certes plus confidentielle, mais qui occupe une place de choix dans le développement de ces ateliers à ciel ouvert. Si le contexte historique sert de prélude, la démarche géographique qui lui succède, permet une approche plus sensible des grandes villes normandes. Un parcours plein de charme, porté par une muséographie réussie aux tonalités naturelles et apaisantes.
En 1880, Claude Monet s’exclamait : « Mais je n’ai jamais eu d’atelier et je ne comprends pas qu’on s’enferme dans une chambre. Pour dessiner, oui. Pour peindre, non ». Ce plaidoyer en faveur d’une peinture sur le motif et en plein air, cristallise les enjeux d’une révolution picturale née en Angleterre, et qui influencera les peintres de l’avant-garde française dès 1820. Aux œuvres éthérées et lumineuses d’un Richard Parkes Bonington ou d’un William Turner, le mouvement impressionniste doit en effet beaucoup : les aquarelles Lillebonne ou La Seine près de Tancarville peintes par Turner et exposées ici, dévoilent l’intérêt majeur que l’école anglaise portait à la Normandie, et à son atmosphère si particulière. Symbole de cet engouement, la ferme Saint-Siméon – ouverte en 1825 dans la ville d’Honfleur, devient un haut lieu de rassemblement artistique : Eugène Boudin, Gustave Courbet, Frédéric Bazille ou James Abbott Whistler pour ne citer qu’eux, sont autant de peintres qui s’y côtoient, et dont les échanges mèneront à l’élaboration d’une esthétique nouvelle.
Par la force des choses, la Normandie et ses plages deviennent l’endroit de villégiature par excellence, l’incarnation même de la mondanité. Toute la haute bourgeoisie s’y presse pour profiter de l’air marin et flâner Sur les planches de Trouville, telles que les peignait Monet en 1870. Dès lors, les pêcheurs de crevettes et les marins reprisant leurs filets, n’ont plus le monopole de ces paysages aux accents d’iode et d’embruns ; les kiosques à musique et les casinos fleurissent peu à peu dans le panorama normand. Les estivants aisés aiment aussi miser leur fortune tout en se divertissant ; dans La course de gentlemen, Edgar Degas saisit cet instant qui précède la chevauchée dans l’hippodrome, alors que les paris sont ouverts. De cette évolution sociale, les peintres savent tirer parti : galvanisée par ses nouveaux loisirs balnéaires, la riche population parisienne qui boudait les scènes de plage – dont le genre fut initié par Boudin dès 1862, devient la principale clientèle de ces productions.
De ports en falaises, le parcours prend des allures de flânerie ; on déambule au cœur de Dieppe – qui fut la première des stations balnéaires, du Havre ou de Cherbourg, où l’effervescence portuaire achève de supplanter la vision romantique d’une mer tempétueuse à l’écume brûlante. Les peintres tels Camille Pissarro dans L’avant-port de Dieppe, esquissent des foules de silhouettes qui foisonnent sur les digues et qui se mêlent aux navires arrimés. La même agitation transparaît dans les toiles de Charles Pécrus que l’exposition n’hésite pas à mettre en avant ; cette diversité du regard, qui ne s’attache pas seulement aux grandes figures de l’impressionnisme, est d’ailleurs l’une des grandes forces de « L’atelier en plein air ». Boudin quant à lui, préfèrera vouer sa palette à la lumière, aux variations célestes des côtes de la Manche ; et Berthe Morisot se consacrera à l’étude de la perspective dans des compositions aux vues plongeantes.
Dans son écrin de craie blanche, usée par les éléments, la côte d’Albâtre offre aussi une multitude de motifs pour ces peintres épris de nature. Face à ces abruptes falaises, ils resteront fascinés par les changements de luminosité, les nuances du ciel ou de l’eau qui évoluent au rythme des marées. Cette recherche de l’éphémère se retrouve dans la toile Falaises à Varengeville de Monet, où les couleurs s’entrelacent et les contours se font évanescents.
A travers ce parcours riche de plus de quarante œuvres, la Normandie dévoile ici tout son éclat, et l’on comprend pourquoi les artistes aimaient tant y installer leur chevalet. Alliant diversité naturelle des paysages, patrimoine architectural précieux et douceur de la vie au grand air, les villes balnéaires normandes restent aujourd’hui encore, une destination très prisée. Et si l’exposition prend des allures de promenade séduisante, elle n’en exclut pas pour autant, la qualité du discours et la richesse intellectuelle : une part de rêve et de lumière dans la grisaille parisienne.
Thaïs Bihour
« L’atelier en plein air » – L’exposition se tient jusqu’au 25 juillet 2016 au Musée Jacquemart André. Plus d’informations sur http://www.musee-jacquemart-andre.com/
« Eros Hugo » : l’intime énigme d’une pudeur ardente
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« Les poètes n’ont pas la pudeur de ce qu’ils vivent : ils l’exploitent. », écrivait Nietzsche*. Pourtant, c’est à un tout autre récit que se livre la Maison Victor Hugo dans cette exposition consacrée au grand homme de lettres. Entre pudeur et excès, ce sont justement les faces multiples des liens tissés entre l’œuvre littéraire et l’intimité de l’homme : une vie sexuelle vivante, complexe et frénétique, a contrario de ses écrits chastes et pudiques, où l’amour se veut sensuel, mais jamais explicitement charnel. Et parfois, quand l’excès et la passion s’immiscent dans les lignes de ses romans, c’est une extraordinaire puissance qui se libère, mais sans jamais sombrer dans le versant licencieux ou pornographique. Alors assurément, si Hugo vit des passions amoureuses et sexuelles exaltées, il ne les exploite pas le moins du monde, au contraire même, il les farde souvent.
Le pari de cette exposition – au demeurant fort réussie – est donc véritablement risqué : d’une part, il s’agit de naviguer habilement entre les poncifs sur la vie sexuelle d’Hugo ; ensuite, il faut parvenir à construire des ponts entre intimité, littérature, création plastique et histoire des mœurs du temps, sans jamais se perdre dans un discours trop hermétique ; enfin, il convient d’adopter justement, un parti pris « entre pudeur et excès » : montrer des œuvres érotiques, voire parfois au-delà – dérangeantes et violentes, tout en justifiant ce choix qui pourrait vite tourner au scabreux injustifié. Force est de constater que le commissaire Vincent Gille, se tire fort bien de ce sujet si délicat à traiter. Attention toutefois, si la monstration de ces images se justifie ici et sont replacées judicieusement dans un discours historique et scientifique, certaines ne sont pas à destination d’un jeune public.
Prise dans cette impétuosité charnelle, la muséographie se fait d’ailleurs héraut de cette ambiguïté des sentiments : elle est à la fois calme et fougueuse. Aux tons bleus et violines de la première salle, succèdent des murs aux couleurs flamboyantes, orangées et vermeilles. Ainsi, à la douceur des patientes amours entre Hugo et sa femme Adèle Foucher, répondent les passions qu’il vivra avec Juliette Drouet, Léonie Biard et Blanche Lanvin.
La première salle s’ouvre avec les années 1820 – 1832, alors que le jeune Victor Hugo se fiance en secret avec celle qu’il connait depuis sa plus tendre enfance. Hanté par le souvenir malheureux du couple conflictuel formé par ses parents, il s’impose – ainsi qu’à sa future épouse, un idéal amoureux intransigeant, où chacun devra rester vierge jusqu’à l’autel. De ces amours graves mais néanmoins heureuses, naîtra l’expression d’un désir qui ne pourra s’épanouir qu’au fil de ses romans : les pages de Notre-Dame de Paris sont emplies de cette violence, où la belle Esméralda est désirée, emprisonnée puis exécutée. Cette manifestation littéraire du charnel qui ne peut s’exprimer au dehors, est ici richement exposée : ainsi, les planches gravées de Dominique Vivant-Denon pour le roman Le Moine de Mathurin Lewis, plongent le visiteur dans l’atmosphère romanesque gothique de la fin du XVIIIème siècle. Comme un écho, les illustrations de Louis Boulanger pour Notre-Dame de Paris leur répondent : de la jeune Antonina persécutée et violée par Ambrosino, à Claude Frollo séquestrant Esméralda, s’étalent sous nos yeux des affections contrariées, cruelles et oppressantes.
Plus tard, les années 1829 – 1851 amorcent la rupture du carcan moral dans lequel Hugo s’était enfermé : le recueil des Orientales et la pièce de théâtre Hernani, ouvrent une brèche qui n’aura de cesse de s’accroître. Le couple soudé qu’il formait avec Adèle se brise ; alors qu’elle s’éprend de Sainte-Beuve, Hugo succombe aux charmes de Juliette Drouet. Sa vie intime relève dès lors d’une succession d’excès : il côtoie actrices et courtisanes, passe ses nuits dans les bals ou les loges des théâtres, cherche les faveurs sexuelles d’autres femmes pour tromper sa maîtresse, allant même jusqu’à séduire Alice Ozy, une jeune comédienne dont Charles Hugo – son fils – est tombé amoureux.
De cette vie intime devenue plus trouble face à la sagesse de ses jeunes années, Vincent Gille propose une lecture intelligente, à deux versants : aux métaphores de la passion et de la femme désirée, répondent les tragédies écrites pour la scène. Ainsi, les illustrations pour les Orientales de Louis Boulanger et Achille Devéria dans une veine orientaliste, côtoient Marietta, l’odalisque romaine de Jean-Baptiste Corot, la Femme demi-nue étendue sur un lit de Théodore Chassériau, ou encore l’Etude pour l’odalisque à l’esclave de Jean-Auguste-Dominique Ingres. De même, quelques dessins et lettres manuscrites évoquent magnifiquement l’histoire d’amour complexe entre Hugo et Juliette : d’abord, la rencontre charnelle où les rapports physiques tiennent une grande place, symbolisée par une série d’esquisses érotiques représentant des scènes d’atelier de Francesco Hayez ; puis une correspondance privée, précieuse et émouvante, où la souffrance de Juliette petit à petit délaissée, se lit et se ressent.
Le second versant de cette intimité bouleversée, est abordé par le biais de la scène ; jalousie, infidélité et inceste, sont des thèmes qui traversent l’œuvre théâtrale d’Hugo dans les pièces sombres et tourmentées que sont Angelo, Le Roi s’amuse ou Lucrèce Borgia. Son attrait pour le monde du théâtre est ici abondamment illustré : du point de vue des spectateurs premièrement, de Constantin Guys peignant Deux couples dans une loge à Gavarni et son Galop du bal de l’Opéra. Puis, du point de vue d’Hugo lui-même, alors qu’il se plaît à dessiner son célèbre et récurent personnage de Maglia, un poète, philosophe et anarchiste extrêmement cynique. Le parallèle avec le Bossu Mayeux – créé par Traviès de Villiers en 1832 est d’ailleurs mis en avant, alors que leurs caractères érotiques sont véritablement perceptibles et permettent à leurs auteurs, de belles allusions sexuelles. Et de la sexualité ici, il y en a, notamment par le biais des illustrations d’Henri Monnier pour les chansons érotiques de Béranger. Si certaines sont cocasses ou mettent le rose aux joues, d’autres sont il faut l’avouer, d’un aspect éminemment plus dérangeant et questionnent les limites de l’alibi érotique ; on pensera notamment à cette vignette dans laquelle un homme d’Eglise fouette avec une mine extatique, les fesses d’un petit garçon nu.
Pour autant, au-delà de toute trivialité, c’est bien la femme qui est célébrée chez Victor Hugo. Personnage central de ses romans et poèmes, la figure féminine y est à la fois aimée, étreinte, enviée ; mais elle est aussi crainte tant elle effraye. Esclave et souveraine, elle incarne la permanence d’un désir caché qui finira par s’assouvir, de l’amour chaste de Cosette et Marius dans Les Misérables, à l’infernale Josiane se jouant de Gwynplaine dans l’Homme qui rit. Mais aussi pures ou charnelles que soient ces amours, l’évocation reste toujours le maître mot, dans une pudeur qui se refuse à dévoiler la dimension physique de corps se serrant.
Ici, photographies et croquis alternent pour célébrer la femme désirée, entre délicatesse et dévoilement. C’est ainsi qu’Amélie, modèle des Etudes photographiques de Felix-Jacques-Antoine Moulin, ébauche avec les épreuves de Julien Vallou de Villeneuve, un habile contrepoint aux carnets dessinés d’Hugo où de fugitives silhouettes nues, se couchent sur le papier. Enfin, la très belle toile de Gustave Courbet, Les amants dans la campagne, ponctue habilement ce fragile équilibre antagoniste, de l’obsession du féminin alliée à la destinée de ces couples succombant à l’amour.
Mais voici que dans la dernière salle, c’est l’explosion : l’appétence pour la chair se révèle, l’excès se manifeste sous la plume d’Hugo. Le dieu Pan de La Légende des siècles se fait messager d’un monde où tout n’est que désir et fureur ; Josiane est la femme-araignée dont Gwynplaine n’est que la proie malheureuse. Des satyres, des exaltés ivres de passion et de cruauté, poussent la frénésie jusqu’à l’animalité ; le combat de Gilliatt et la pieuvre dans Les Travailleurs de la mer, n’exprime pas autre chose que ces élans lascifs où tout n’est qu’enlacements. Hugo d’ailleurs, ne résiste pas à cet imaginaire de l’animal tentaculaire très présent au XIXème siècle : il en croque dans ses carnets, tandis qu’Hokusai en 1814, réalise l’estampe érotique intitulée Le Rêve de la femme du pêcheur.
Mais si Hugo semble enfin succomber à l’expression d’une sexualité plus excessive et assumée, il ne versera jamais du côté de la pornographie. En effet, si la dernière salle de l’exposition met en avant le corps puissant sculpté par Auguste Rodin pour l’écrivain, elle souligne aussi le décalage entre son œuvre et celle de ses contemporains. Chez eux, l’iconographie est obscène, sans fard. La sexualité n’est plus dans l’érotisme grisant, mais verse dans une violence dérangeante où la figure féminine est réifiée à l’extrême, prisonnière de créatures monstrueuses aux multiples verges qui incisent douloureusement la chair et le moindre orifice. Félicien Rops, très critique sur les bonnes mœurs et l’hypocrisie de la société bourgeoise, décline à l’infini des compositions où la femme n’est qu’un jouet soumis aux symboles phalliques – La poupée du satyre, où ce dernier manipule une femme-poupée comme une marionnette sexuelle en est un exemple parmi d’autres. Aussi avilissantes que soit cette imagerie, elle démontre au moins que jamais Hugo n’aura cédé à cette symbolique licencieuse, malgré toute la démesure qui lui a parfois été prêtée.
« Eros Hugo. Entre pudeur et excès », est donc une exposition riche, habile, et qui œuvre pleinement à la déconstruction d’écueils malheureusement trop répandus sur la vie intime de Victor Hugo. Si on le dit prompt à une sexualité ardente, elle ne l’est pas plus que celle de ses contemporains ; et si on le croit exempt de toute production littéraire sensuelle, il faut alors s’empresser de lire ses poèmes publiés à titre posthume. Toute cette ambiguïté, cette intrication de retenue et d’audace, est ici intelligemment déchiffrée et mise en valeur. Les parallèles entre la vie et l’œuvre d’Hugo, ainsi que les perspectives offertes avec d’autres grandes figures de son temps, font émerger une dimension méconnue et pourtant passionnante de ce grand écrivain.
Un regard éclairant sur une personnalité que tout un chacun pense connaître, mais qui recèle encore preuve en est, bien des charmes secrets.
Thaïs Bihour.
* Nietzsche Friedrich, Par-delà le Bien et le Mal, Naumann ,1886.
« Eros Hugo. Entre pudeur et excès » – L’exposition se tient jusqu’au 21 février 2016 à la Maison Victor Hugo. Plus d’informations sur http://www.maisonsvictorhugo.paris.fr/