[Théâtre] Irina Brook veut faire « voyager ceux qui ne bougent pas »
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À la tête du Théâtre National de Nice depuis 2014, menant des projets tel que « Réveillons-nous », festival écologiste depuis 2015, dirigeant des mises en scène de textes comme « Terre Noire » ou « ? » de Stefano Massini, « Lampedusa Beach » de Lina Prosa, Irina Brook est l’une des femmes de théâtre à placer très ouvertement le mot « écologie » au cœur de ses projets. Le terme est pris dans sons sens large : humanité, programme social, respect de la nature et donc des êtres. La franchise de son projet va avec l’urgence d’une prise de conscience globale à l’échelle de la planète, un travail au quotidien à sa hauteur.
Irina Brook a régulièrement assumé une conscience écologiste arrivée sur le tard, au fil de lectures. En parallèle de la Cop21, durant la saison 2015-2016, elle lançait « Réveillons-nous », ce festival aux formes multiples qui fait du théâtre un lieu où construire une pensée plus verte, plus à l’écoute du monde qui l’entoure. Durant cette première édition, elle avait accueilli la créations « Les Glaciers grondants », fable de David Lescot, mais aussi l’avant-première du film qui a depuis créé l’événement, « Demain », pour un public curieux et néanmoins nombreux.
Les questions sur les rapports nord/sud transparaissent évidemment dans son travail de metteure en scène, avec « Lampedusa Beach », pièce sur l’émigration tragique d’une africaine pour l’Italie, mais surtout avec « Terre Noire ». Cette pièce de Stefano Massini montre le combat de petits paysans contre la « Earth Corporation » – avatar transparent de Monsanto – afin de pouvoir reprendre le droit de cultiver durablement leurs terres. Dans un très beau décor, où le jeu sur la transparence laisse entrevoir en fond de scène quelques carcasses de machines jonchant des terres souillées, la sagesse simple mais essentielle se laisse entendre. A la question d’un paysan à son fils, « qui travaille le plus à nous nourrir ? », la réponse est l’évidence même : « la terre », et pourtant, on ne la respecte pas. Le couple de paysans est porté par un duo très touchant incarné par Babetida Sadjo et Pitcho Womba Konga, et le combat entre les avocats Romane Bohringer et Hippolyte Girardot ne manque pas de cynisme. Sur des questions capitales, « Terre Noire » est un drame haletant, intense. Certains y verront de la naïveté, nous préférons y voir une fibre positive, un cri d’espoir frontal qu’il faut faire entendre jusqu’à ce que les choses changent.
La metteure en scène a coupé dans le texte de Massini pour donner à la pièce un aspect universel, « cette histoire une parmi des milliers d’histoires similaires ». Afin d’en assumer l’horreur, Irina Brook projette en début de représentation des images des conséquences de la vente des graines stériles de Monsanto aux paysans indiens. 250 000 d’entre eux se sont suicidés quand ils ont pris conscience du piège qui s’était refermé sur eux. On voit les familles, les morts, les bûchers qui les consument….
Brook rêve de voir davantage de spectacles sur cette thématique. En tant que directrice de théâtre, elle dit « recevoir beaucoup de pièces contemporaines et porter de l’intérêt à certaines », tout en regrettant qu’un grand nombre ne parle que de choses qui ne l’intéressent pas : « je ne compte plus le nombre de textes reçus qui parlent, par exemple, de la vie de Modigliani », en d’autres termes, déconnectées de l’actualité.
Car si le théâtre est toujours le miroir de l’humanité, peu de pièces montrent frontalement l’agonie de la nature, selon Irina Brook. Elle dit en « avoir peu trouvées, malgré de nombreuses recherches ». Alors elle attend, espère, qu’un auteur vienne travailler au plateau avec les comédiens et elle sur des idées qu’elle conçoit : « j’aimerais qu’un auteur soit prêt à se lancer dans cette expérience commune ».
Des projets, Irina Brook en a donc quelques-uns, malgré un poste de directrice qui lui paraît parfois éreintant : « il y a quelque mois, j’ai eu envie de tout envoyer balader, mais aujourd’hui, je pense que ce serait vraiment dommage de partir du TNN avant de voir grandir toutes les graines que j’ai semées ». Elle affirme donc vouloir accomplir « au moins » son deuxième mandat, afin de continuer à « faire voyager les gens qui ne bougent pas ».
Hadrien Volle
« Terre Noire » en tournée 2017 :
Théâtre des Célestins (Lyon), du 31 janvier au 4 février,
Théâtre le Forum (Fréjus), 7 février,
Plan les Ouates, 10 février,
Théâtre CO2 (Bulle), 17 février,
Wolubilis (Bruxelles), 22 février,
Théâtre des Sablons (Neuilly sur Seine), 25 février,
Théâtre Jacques Coeur (Lattes), 3 mars,
La Criée (Marseille), 9 au 11 mars,
CC Yzeurespace (Yzeure), 14 mars,
Théâtre la Colonne (Miramas), 17 mars,
Il Funaro (Pistoia), 23 et 24 mars.
[Théâtre] Juste la fin du monde au Théâtre de Verre
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En avril dernier, Victoria Sitjà nous avait éblouis pour sa mise en scène des « Trois Sœurs » de Tchekhov, et sa capacité remarquable à créer, sans moyens, de très belles images. Elle nous a marqué également par son idée d’aborder les questions de l’héritage et de la nostalgie à travers une trilogie composée à partir d’auteurs et de messages différents. Pour continuer ce travail, elle a mis en scène « Juste la fin du monde », de Jean-Luc Lagarce, s’inscrivant ainsi autant qu’elle se détache de l’actualité autour de cette pièce.
« Je décidais de retourner les voir, revenir sur mes pas, aller sur mes traces et faire le voyage », dès les premiers mots de Louis, la question de l’héritage chère à Victoria Sitjà est palpable. On ne cesse jamais de découvrir sa propre famille. À chaque retour chez soi, qui ne se rend pas compte que ces personnes qui nous élèvent ne nous connaissent finalement que peu ?
Le dispositif bifrontal, qui place toute l’action sur la longueur, bien que nous offrant l’excitante position de voyeur, ne porte pas toujours ses fruits dans les effets attendus par le spectateur. Parfois, la famille autour de Louis apparaît telle une brochette, figée, comme tenue par un pique. Une lecture carnassière de l’origine de Louis ? Ce parti pris souligne néanmoins la solitude évidente d’un héros isolé de par le regard de sa propre famille. À plusieurs reprises, le rythme des scènes le laisse à l’écart, en quelques échanges, il se retrouve seul si bien que les glissements vers les monologues se font avec fluidité. Autour de lui, les mots fusent, ils sont coupés, mâchés, débités, le dire des autres personnages crée une musique qui assaille, surcharge les épaules de Louis qui est le seul à parler posément. La mise en scène concoure toujours à renforcer cet effet. Dès que Louis est en famille, les lumières clignotent, les scènes s’enchaînent de même que le choix des musiques effectués par Victoria Sitjà qui nous donne à voir des images spectaculaires allant directement contraster avec les moments de solitude du héros qui, pour autant, sont particulièrement esthétiques. On se souvient par exemple de la famille qui, d’une marche synchronisée, soulève l’estrade depuis laquelle Louis déclame ses souffrances, annonçant le cortège funèbre prochain. À plusieurs reprises, la jeune metteure en scène réussit à nous saisir par ses tableaux devançant le texte et défiant l’action à venir.
On est marqué par le jeu classique d’Alexandre Risso (Louis), il contraste avec une Suzanne touchante, sincère, dont le rôle nous rappelle celui de Macha dans les « Trois Sœurs » où la comédienne s’était déjà illustrée. Mais la plus marquante, celle qui le mieux « cherche la vérité de son personnage, et arpente la réalité onirique de la représentation qu’elle crée », pour reprendre les mots de Krystian Lupa, reste la mère, vécue plus qu’incarnée par Dorothée Le Troadec, si jeune mais évoquant pourtant tant d’expérience, elle marque l’ensemble de la troupe par la puissance de son talent.
Par les contrastes dans le jeu et la plus grande simplicité de la mise en scène « Juste la fin du monde » marque une étape, certes moins aboutie que « Les Trois Sœurs », mais qui trouve une logique dans le travail en cours de Victoria Sitjà. Une étape qui accroit notre désir de découvrir cette trilogie dans son ensemble.
« Juste la fin du monde », de Jean-Luc Lagarce, mise en scène Victoria Sitjà, au Théâtre de Verre en décembre 2016.
Liaisons Dangereuses : des rires sans les larmes
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Dès le lever de rideau, Cécile Volange bondit sur scène telle une gamine écervelée. Le ton du parti pris de Christine Letailleur est ainsi donné : Choderlos de Laclos, mis ainsi en dialogues, ressemblera davantage à du Marivaux qu’à du Machiavel. La metteure en scène ira jusqu’à faire « claquer les portes » lorsque le Chevalier Danceny court après Cécile. Des lettres reformulées en sentences dans le but de faire rire le public. « Les Liaisons dangereuses » deviennent drôles, et seulement drôles, dénuées de perversité. Le paroxysme du non-sens est atteint lorsque Valmont, pénétrant Cécile de force, dira à celle qui le repousse « mais ce n’est pas ma main qui est en vous, c’est moi-même ! », devant des spectateurs hilares.
Merteuil et Valmont semblent être deux nobles dont la vengeance est prétexte à l’amusement et à la rigolade. La dimension perverse est occultée, tout ne paraît que futilité dans leur univers où, pourtant, la question du rapport au monde est capital – on l’entend dans la référence incessante faite aux fameuses « réputations » que les deux méchants héros entretiennent.
Vincent Perez ressemble à un jet-setter snob et amusé de rien, rendu ridicule par son costume. Aucune finesse dans son jeu, chacune de ses apparitions sur scène s’accompagne de postures exagérées et d’une voix guturale, cliché du dragueur arrogant en ruth. Cela jusque dans la dernière demi-heure de la pièce où de graves violons viennent soutenir sa chute inévitable de la façon la plus pathétique qui soit. Était-il incapable de jouer sa déchéance sans cet artifice sonore ringard ? À vouloir faire des personnages détachés de leurs émotions, Christine Letailleur en fait des grotesques, il ne manque que les masques pour faire de la (mauvaise) comedia.
Seule Dominique Blanc parvient, malgré des enjeux dramatiques si réduits, à utiliser son immense talent pour faire naître les fêlures dans l’âme de Merteuil, notamment par la lettre où elle explique ses choix de femme forte et libre. Madame Tourvel aussi joue juste, elle est la seule qui semble ressentir des émotions réelles et non pas mondaines.
Bien sûr, Christine Letailleur reste une incroyable créatrice d’images, notamment au moyen de la lumière. Le spectacle est forcément esthétique et fait ressortir des contrastes splendides entre la couleur des costumes et le sombre de la scénographie, support parfait aux jeux d’ombres et lumières. Mais l’esthétique ne vient pas au secours de l’approche superficielle de l’histoire.
Ces « Liaisons dangereuses » ne franchissent pas la barrière du rire et nous font grâce des larmes, mais n’est-ce pas un équilibre entre les émotions que devrait nous produire une histoire si profonde ? En voulant casser les codes et déconnecter l’œuvre de sa morale, Letailleur compose un spectacle attendu et finalement assez classique. Ce n’est pas ennuyeux, mais déplorable de voir un roman ainsi vidé de sa substance. Dépoussiérer ou adapter un texte n’a jamais été synonyme de destruction.
« Les Liaisons Dangereuses », adaptation et mise en scène de Christine Letailleur, d’après Choderlos de Laclos, jusqu’au 18 mars au Théâtre de la Ville, 2 place du Châtelet, 75004 Paris. Durée : 2h50. Plus d’informations et réservations sur www.theatredelaville-paris.com
Thomas Jolly trône sur l’Odéon
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Après avoir triomphé à Avignon et aux Ateliers Berthier avec la présentation dans son intégralité du cycle shakespearien d’Henry VI, Thomas Jolly, directeur de la compagnie la Piccola Familia se sentait suspendu à cette histoire qui n’était pas finie. Pour conclure ce long cycle, il vient alors occuper l’Odéon et conquérir le public parisien par la mise en scène de Richard III, dans laquelle il s’accorde le rôle éponyme de ce sombre roi.
Créée à Rennes en octobre, cette mise en scène de Richard III par Thomas Jolly se base sur une sublime traduction du texte que l’on doit à Jean-Michel Déprats, et qui éblouit la sombre création du jeune metteur en scène. Dans le rôle du roi sanguinaire, du roi des ombres, Thomas Jolly l’enfant terrible propose une esthétique glaciale et sombre pour cette grande pièce de Shakespeare. À cet effet, le décor est réduit au minimum : une structure en fer modulable, et la lumière pour sculpter l’espace cerclé de rideaux noirs. Grâce à une quantité de projecteurs d’une lumière blanche extrêmement puissante, Thomas Jolly tantôt agresse son public, tantôt l’éclaire. C’est une lumière créatrice de formes qu’il propose, comme lorsque de simples raies lumineuses suffisent à créer la prison qui renferme Georges duc de Clarence, le frère de Richard. De bout en bout, c’est la lumière qui dicte les mouvements et rythme les entrées et sorties des personnages. En plus de ces lumières, le metteur en scène joue sur les contrastes de noir et de blanc jusqu’à provoquer l’aveuglement. Les visages peints de blanc, les comédiens sont pour la plupart vêtus de noir, ce qui les fond parfois à l’obscurité et contribue à créer des effets magiques d’apparitions et de disparitions. Ainsi la frontière devient floue entre personnages réels et fantômes ; Thomas Jolly entretient volontairement la porosité entre ces deux mondes que sont le ciel et l’enfer dont Richard III semble être le tyran, le grand dictateur des allées et venues.
Richard III, vêtu de plumes, de cuir, de strass, tout en noir pendant la première partie de la pièce alors qu’il manipule habilement la cour, tout en blanc une fois devenu roi, arbore un style pop rock qui va avec l’ambiance générale de la mise en scène. Dans ce rôle, Thomas Jolly est magistral et incarne puissamment les tourments de ce grand traître par un jeu de contorsions effrayant mais maîtrisé. Il est tellement convaincant qu’il en devient impossible de ne pas l’acclamer lorsqu’il chante et crie « I’m a dog, I’m a toad, I’m a hedgedog » ou « I’m a monster » à l’assemblée. Toute la réussite de cette mise en scène qui dure plus de quatre heures trente, réside bien dans le fait que Thomas Jolly parvient brillamment à faire participer le public à l’intronisation de ce roi que deux heures trente de spectacle avaient pourtant rendu détestable. Malgré lui, le public devient à la fois complice et captif de cette usurpation tyrannique et des meurtres récurrents de celui qu’il appelle désormais son roi. Lorsque Richard III monte sur son trône Thomas Jolly, lui, en vrai tyran s’empare de l’Odéon qui l’applaudit. De cette histoire macabre où les cortèges funèbres s’enchainent, où le sang envahit l’air épais, cette fumée constamment présente sur le plateau et dans la salle, le public est devenu acteur d’un royaume corrompu et surveillé par des caméras de sécurités dont les écrans surmontent le trône royal. Une captivité du public sans doute rendue possible par l’absence de cadre temporel clairement défini dans lequel pourrait se fixer le spectateur. En effet, le décor et les costumes nous perdent et nous retiennent dans un hors temps qui pourrait être tous les temps et tous les lieux. L’usurpation n’a pas de limites et le peu de couleurs présentes sur scène se réduit à du rouge souvent porté par les femmes, ces ventres maudits, sans cesse implorantes et confrontées à leurs pertes, survoltées, souhaitant mourir plutôt que de continuer à engendrer le mal. Et enfin ce vert, cette couleur maudite sur scène, qui sera pourtant celle de l’ordre royal ordonnant l’ultime trahison.
Thomas Jolly, maître du chaos et du temps, nous courtise et nous fascine autant qu’il nous scandalise. Il crée surtout un spectacle exigeant et terrifiant où les neveux du roi même morts assassinés chevauchent encore une monture blanche sur un fond sonore de jeu vidéo, un cheval qui finira par tomber, annonçant la chute de ce chien sanglant que fut Richard III.
« Richard III », de Shakespeare, mise en scène de Thomas Jolly, jusqu’au 13 février 2016 au Théâtre de l’Odéon, place de l’Odéon, 75006 Paris. Durée : 4h30. Plus d’informations et réservations sur www.theatre-odeon.eu.
Un « Père » sans tension
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Le rideau s’ouvre sur un univers sombre, austère. De grands registres tapissent les murs d’une scénographie à tiroirs, qui, dans la perspective, sera tour à tour cabinet de travail, salle à manger ou corridor. Du point de vue purement plastique, ce décor accompagné de l’important travail de lumière par Dominique Bruguière, « Père », la nouvelle production de la Comédie-Française est splendide.
Ce cadre sévère, sans être aride, voit se dérouler un duel au sommet entre le Capitaine (Michel Vuillermoz) et sa femme Laura (Anne Kessler). L’enjeu ? L’éducation de leur enfant, Bertha. Le Capitaine veut envoyer sa fille à la ville, faisant valoir son droit de père de famille, pouvant trancher ce qu’il y a de mieux pour son enfant. Il souhaite sortir sa progéniture du carcan familial où chaque membre du foyer y va de sa confession et tente d’y convertir l’enfant. En libre penseur et scientifique, pour le Capitaine, sa fille doit partir ! Laura ne peut se résoudre à s’éloigner de son unique enfant ; par une suite de manigances, elle arrivera à faire passer son mari pour fou. Celui-ci meurt dans sa camisole de force, quelques heures avant d’être interné.
Ce combat d’une mère pour garder son enfant (contre sa volonté même), offre de multiples grilles de lecture au spectateur. Elle peut montrer jusqu’où une mère est capable d’aller. Mais exprime encore le combat, parfois injuste que doit mener la femme afin de conquérir sa liberté. Le texte est aussi une réflexion sur la paternité. Laura, insidieusement, sème le doute dans la tête de son Capitaine de mari en supposant qu’il ne soit pas le père de leur fille. On pense évidemment à ce doute, élevé au rang de dogme dans la religion juive, que le père ne soit pas vraiment le père, puisque jusqu’aux tests ADN, rien ne pouvait le prouver avec certitude.
La mise en scène d’Arnaud Desplechin, pour sa première fois au théâtre, n’arrive pas à se décrocher de certains artifices du cinéma. Notamment la musique, présente en permanence pour soutenir l’action (même si parfois, il s’agit d’une note). Ici, elle perturbe le jeu des comédiens qui sont bien obligés de composer avec ces tonalités lancinantes. L’ambiance pesante, la sensation de guerre jamais ne s’installe, parasitée par des jeux d’acteurs qui resteront à des dimensions discrètes en rapport à la portée offerte par les rôles. Michel Vuillermoz est néanmoins juste, et il contraste en cela du reste de la distribution. Mais quelle exagération dans la voix d’Anne Kessler ! On s’attend à chaque seconde, la voir se tordre de douleur et éclabousser la salle de larmes de crocodiles.
Plus que la tension, l’ennui installe son voile dans la salle et de cette sombre intrigue, ne reste qu’une sensation agréable à la mort du Capitaine ; comme lui, nous voilà enfin libérés de ce monde où rien n’est vrai : ni les personnages, ni les sentiments qu’ils devraient nous faire éprouver.
« Père » d’August Strindberg. Mise en scène d’Arnaud Desplechin, jusqu’au 4 janvier 2015 (en alternance) à la Comédie-Française (salle Richelieu), place Colette, 75001 Paris. Durée : 1h55. Plus d’informations et réservations sur www.comedie-francaise.fr
Avignon 2015 – Richard, ton univers impitoyable
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La pièce historique de Shakespeare nous guide dans le sillage de l’ascension au pouvoir du futur Richard III (Lars Eidinger). Ce fils du duc d’York, frère de Clarence et d’Edouard, sera le meurtrier indirect de toute sa famille pour assouvir sa soif de conquête. Richard est bossu, difforme des pieds à la tête, mais Dieu l’a fait charismatique et doué pour manipuler ses semblables. Dans des apartés nombreux, il établit avec la complicité du public un plan machiavélique pour arriver à ses fins.
Dans un décor baroque-industriel, Thomas Ostermeier place les acteurs de son Richard III très proche du public. Dans cette proximité ainsi créée, l’ambiance de groupe éclate, entre rock and roll et instants trash, les têtes tombent et la batterie fait vibrer les murs du théâtre. Tout cela est agrémenté de jets nombreux de confettis et autres serpentins, qui eux-mêmes semblent obéir à la baguette du maître de la Schaubühne.
Le dispositif et l’histoire complexe ne nous font perdre d’horizon à aucun moment que le théâtre d’Ostermeier est un théâtre d’acteurs. Tous jouent « vrai » et juste. Aucun personnage n’est indéfini, chaque caractère est unique et particulièrement humain. Lars Eidinger, dans le rôle principal, est un génie. Ses fins pour maintenir le public sous son emprise se révèleront plus payantes que celles pour se hisser sous la couronne d’Angleterre. Les références manipulatoires à la culture populaires achèvent de bâtir ce personnage hors norme : face à la difformité de Richard, on pensera au Keyser Söze interprété par Kevin Spacey, dans Usual Suspects. Lors des funérailles d’Edouard, on entend quelques notes des Funeral of Queen Mary de Purcell, popularisées par le film OrangeMécanique de Stanley Kubrick, où un autre héros maîtrise et dirige sa folie pour assouvir ses désirs les plus vils.
« Richard III », de William Shakespeare. Mise en scène de Thomas Ostermeier, jusqu’au 18 juillet à l’Opéra Grand Avignon (Festival d’Avignon), puis en tournée durant la saison 2016-2017. Durée : 2h40. Plus d’informations et réservations sur www.festival-avignon.com.
Dans la peau de Peter Handke
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Laurent Stocker, prêté pour l’occasion par la Comédie-Française, incarne dans la nouvelle mise en scène d’Alain Françon, le héros vivant d’une histoire de fantômes. Moi (c’est comme cela qu’il s’appelle), tente de reconstituer son passé familial. D’abord en arrière-plan ; puis, peu à peu, la frontière s’étiole jusqu’à la scène finale où Moi échange directement avec son oncle sur l’histoire telle qu’elle est vécue, et sur la façon dont elle est retenue.
La « tempête » du titre, c’est la zizanie puis la guerre. Ce sont les différents points de vue sur la perte du pays natal et de la langue propre à l’identité d’un peuple, ignorée puis interdite par l’envahisseur – le slovène. En 1936, la famille de Moi vit l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’armée allemande. Il y a les garçons (les oncles de Moi), qui seront d’abord engagés de force avant que deux d’entre eux ne meurent au front, Benjamin et Valentin. Le plus âgé, Gregor, rejoindra sa sœur dans la résistance, niché dans les forêts surplombant la Carinthie (actuel sud de l’Autriche). Les grands-parents se retrouvent seuls : leur dernière fille, mère de Moi, est partie avec son bébé dans ses bagages à la recherche de l’officier allemand qui l’a mise enceinte en 1942. On pense à tous les peuples dispersés par une géopolitique qui a choisi, au mieux, de les ignorer et au pire de les pourchasser comme les Kurdes ou les Arméniens.
L’histoire de Handke, largement autobiographique, met en avant une notion chère à l’auteur : l’importance de la multiplicité des points de vue dans la construction de la vérité historique. C’est lui qui avait fustigé les critiques à son encontre lorsqu’il était apparu à l’enterrement de Slobodan Milošević en 2006, arguant que « Le monde, le soi-disant monde, sait tout sur Milošević. Le soi-disant monde connaît la vérité » ; sous-entendant par l’ironie que l’on avait pas laissé à une autre vérité la possibilité d’émerger.
Cette confrontation entre un jeune et ses ancêtres – autrement plus profonde qu’une chanson des Enfoirés – donne lieu à ce qui s’apparente à du théâtre historique, où histoire vécue et histoire analysée sont exposées. A plusieurs reprises, les aïeuls clament pour justifier leurs actes honorables et courageux : « l’Histoire nous donnera raison ». Il y a une confiance solide en la mémoire à venir que ne partage pas Moi. Aussi, il est très intéressant pour nous, public français, de découvrir comment cette famille vit l’armistice du 8 mai 1945 et comment l’allégresse et la paix sont presque aussitôt sapées par la Guerre Froide qui débute.
Quelques touches d’ironie viennent alléger ce texte linéaire qui semble allongé de façon artificielle, notamment au début et à la fin. On entre dans le vif du sujet après une longue présentation de la famille et de ses habitudes – en beaucoup de mots pour dire peu de choses. Pénétrer aussi profondément dans leur intimité pour ensuite avoir une approche reculée de l’histoire, est-ce vraiment nécessaire pour le spectateur ? L’intellectualisation de ce qui pourrait être un banquet de famille, est-elle vraiment intéressante ? On pourrait aisément se passer des longues litanies sur les différentes variétés de pommes ou bien les menus complets avant que la famille ne passe à table. Et cela sans commenter le caractère discutable de la traduction (on pense à Gregor qui emploie l’expression erronée « au jour d’aujourd’hui », ou à cette phrase d’une qualité littéraire douteuse : « les hommes meurent et les t-shirts perdent leurs couleurs »).
Les acteurs relèvent le niveau. Laurent Stocker est bouleversant de justesse. On pense aussi à Dominique Reymond, qui prend ici les traits d’une jeune mère joviale et confiante. Dominique Valadié est étonnante et le couple de grands-parents, joués par Nada Strancar et Wladimir Yordanoff, est particulièrement touchant.
Comme l’auteur le désirait, Alain Françon met en scène la pièce de façon concrète et réaliste. Installés sur une scénographie en pente – qui nous rappelle étrangement celle réalisée pour Les Gens d’Edward Bond –, les personnages évoluent sur une steppe aride, sans que jamais la mise en espace ne nous surprenne. Tout le soin a du être apporté à la direction des acteurs, tellement Françon se fait ici le chantre d’un classicisme inassumé, signant ainsi une mise en scène terne, peu compréhensible quand on incarne un homme si important dans l’histoire du théâtre.
C’est donc mitigé que l’on sort des trois heures vingt que durent la représentation. Une idée intéressante, un point de vue novateur et de grands comédiens, dans un texte malheureusement long et gonflé, où l’ennui prend corps à de nombreuses reprises.
Hadrien Volle
hadrien (a) arkult.fr
« Toujours la tempête » de Peter Handke, mise en scène d’Alain Françon, jusqu’au 2 avril 2015 au Théâtre de l’Odéon (Ateliers Berthier), 1, rue André Suares, 75017 Paris. Durée : 3h20 (avec entracte). Plus d’informations et réservations sur www.theatre-odeon.eu
Quand Hamlet vire Joker
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Au théâtre de l’Epée de Bois, Daniel Mesguich met en scène Hamlet de Shakespeare, dans sa propre traduction. Le drame est entier, le public observe ainsi la descente vers la folie du prince du Danemark, après que son oncle a fait tuer son père et a épousé sa mère. Ce mythe, régulièrement adapté au théâtre, trouve ici toute son essence classique.
La mise en scène est construite en dualité. L’ambiance de départ est à la fois glaciale et envoûtante : les lumières, tantôt monochromes, tantôt multicolores, la scène coupée en deux par une diagonale composée d’un tapis rouge, la toile du fond de scène composée d’étoiles, contribuent à établir ces changements entre chaud et froid dans l’ambiance royalo-spectrale du drame. Entre chaque scène, le décor glisse, mené avec entrain par les acteurs.
La dualité existe aussi grâce aux corps des personnages, des paires d’acteurs jouent certains rôles importants. Ils permettent ainsi au spectateur de voir le corps du comédien et la manière dont celui-ci se perçoit. On pense notamment à Hamlet qui se voit en l’apparence d’un enfant lorsque ses désirs surgissent de son être. On pense aussi à une Ophélie double, tout aussi impressionnante. On oscille ainsi un peu plus dans la construction de la folie qui finira par habiter chacun des protagonistes. Mesguich revisite la dimension fantastique au profit d’une dimension clairement psychanalytique de la pièce. On retient particulièrement la scène où Hamlet fait venir les comédiens pour rejouer le fratricide devant son oncle coupable : les acteurs qui vont incarner ledit oncle et la reine sont les mêmes que les incriminés, mais non encore costumés.
La dualité ressort encore grâce au mélange du jeu des comédiens. Il peut être dramatique et burlesque, comme Polonius, coiffé d’une perruque orange et affublé d’un maquillage très prenant, faisant face à Claudius, grand et grave, sans fard.
Le prince Hamlet lui-même varie entre les deux possibilités. Joué par William Mesguich, il est à la fois adolescent espiègle – jonglant avec un ballon de foot – et Joker, ennemi juré de Batman-Claudius et de l’humanité entière. Parfois, il est dans une exagération telle qu’il en devient grandiloquent, mais la nuance arrive toujours à propos pour ajouter tout le talent nécessaire au personnage. On regrettera juste que le chemin de la folie soit parcouru trop vite, trop haut, presque dès son apparition en scène.
Pour orchestrer l’ensemble, Daniel Mesguich fait appel à quelques dispositifs cinématographiques : la musique est omniprésente. Un moment d’intensité dramatique sera accompagné d’une montée de violons ou d’une volée de trompettes. Les scènes longues sont soutenues par des plages sonores lancinantes, type « sons bineuronaux ». On remarque aussi certaines scènes, rejouées à partir de différents points de vues.
Enfin, comme l’exige le drame, tout au long du développement, l’histoire va s’accélérant. Dès la mort de Polonius, Ophélie, puis Laërte suivent très vite. Cependant, la fin, extrême, ne sombre pas dans la parodie d’elle-même et laisse tout l’intérêt au spectateur de réfléchir à cette situation bien rendue. Un moment horriblement classique, donc ô combien parlant à nos âmes ?
« Hamlet » de William Shakespeare, mise en scène de Daniel Mesguich, jusqu’au 30 novembre au Théâtre de l’Epée de Bois, La Cartoucherie de Vincennes, du mardi au samedi à 20h30. Dimanche à 16h. Durée : 3h (entracte compris). Plus d’informations et réservations sur www.epeedebois.com
Tartuffe et son délirant entourage
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« Tartuffe ou l’imposteur », probablement l’une des pièces les plus jouées de Molière ces dernières années en France. Peut-être au même titre que « L’Avare » : il y en a au moins une version par an. C’est toujours l’histoire de cette riche famille qui accueille en son sein l’ignoble Tartuffe. Un voleur et menteur aux airs de dévot, dont le père a été séduit par le zèle apparent de ses prières malgré les mises en garde de son entourage. L’histoire se répète, mais sa forme change et Tartuffe reste l’une des comédies qui expose le mieux les noirceurs de l’âme.
Au lever du rideau, Galin Stoev veut faire croire au public qu’il va assister à un spectacle classique : mur bleu, grands volumes et costumes pastel. Mais dès les premières minutes, on se rend compte que tout cela n’est que tartufferie et si le rôle-titre apparaît seulement au troisième acte, le décor tout entier est une allégorie de sa personne. Cela se remarque au moyen de nombreux détails : Marianne (Anna Cervinka) fume une cigarette électronique, Damis (Christophe Montenez) est débraillé, presque provocant dans sa tenue comme dans sa coiffure. Ces petites choses nous mettent la puce à l’oreille, mais tout devient clair lors des changements de décors, quand la lumière s’éteint et qu’apparaissent des pages qui fouillent la maison et changent les meubles de place, alors qu’en fond de scène, d’autres membres de l’équipe apparaissent écoutant chaque fait et geste de la maison derrière une glace sans tain. Tout converge pour conduire le public à tenter de voir ce qui ne semble pas visible au premier abord. Aussi, Galin Stoev se moque des codes classiques du théâtre français, pour en faire ressortir toute la préciosité et la fausseté supposée : aujourd’hui, on en rigole de bon cœur.
Dans cet étrange univers, le jeu des acteurs est particulièrement appuyé par le caractère des personnages. Ici non plus, aucune préciosité, même chez Serge Bagdassarian (Cléante) qui habituellement en joue avec brio. Didier Sandre est un Orgon superbe, mêlant avec virtuosité les aspects doux et intransigeants du personnage. Son inquiétude vis-à-vis de la santé de Tartuffe fait immédiatement penser à de l’amour aveugle. Quant à Tartuffe (Michel Vuillermoz), il délaisse complètement l’aspect inquiétant du personnage pour lui donner un visage de libidineux un peu sot : aucun sentiment de crainte ne nous vient à son contact. Etonnant. Mais le parti pris est juste dans la mise en scène de Galin Stoev. Un détail gêne plus, c’est le costume de Dorine (Cécile Brune) ; elle campe le rôle à la perfection, mais ses habits ne précisent pas quelle est sa condition. Habillée comme ses maîtres, elle n’a plus rien d’une servante : Molière ne lui en avait pas donné le comportement, Galin Stoev lui en retire l’apparence. Le personnage perd donc sa part de comique qui réside en partie dans ce contraste. Cela est d’autant plus dommage que Dorine est puissante et occupe ici, l’un des rôles principaux de la pièce. Sans doute cet aspect déroutera le spectateur qui n’a jamais vu la pièce – et il y en aura forcément dans le public du Français dans les semaines à venir.
Outre le décor et le jeu des acteurs, Stoev joue et s’amuse, insistant dans les instants critiques (ou plutôt christiques pour le coup), sur l’aspect aveuglant de la religion interprétée de façon littérale. Les personnages sont poussés jusqu’au délire, la folie générale monte sans jamais s’arrêter, jusqu’à donner une fin onirique aux allures d’hallucination collective.
La comparaison avec le « Tartuffe » monté la saison passée dans une autre grande maison, l’Odéon, surgit forcément pour le public amateur. Là où Luc Bondy donnait une lecture extrêmement sombre, Stoev en fait un manifeste de la vie face à la religion qui coupe l’homme de son intelligence. On guérit de la tartufferie par le rire et de catholicisme revendiqué, c’est à toutes les religions (faussement) pratiquées dans leur sens littéral que Stoev questionne. Et c’est bien salutaire.
« Tartuffe » de Molière, mise en scène de Galin Stoev, à la Comédie-Française, salle Richelieu, en alternance jusqu’au 16 février 2015, Durée : 2h15. Plus d’informations sur www.comedie-francaise.fr/
« Le Capital et son singe » : leçon théâtrale d’économie
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On retrouve pour « Le Capital et son singe », le même dispositif scénique utilisé dans « Notre Terreur » : le public est installé sur deux gradins latéraux, autour d’un espace central où se déroule l’action, de part et d’autre d’une table autour de laquelle dialoguent des personnages historiques.
« Notre Terreur » nous transposait en 1793. « Le Capital et son singe » traverse trois époques : la Révolution française de 1848, la création de la République de Weimar, et un temps indéfini où de grandes figures se rencontrent.
C’est dans l’un de ces moment imprécis que débute le spectacle. Le même acteur incarne Brecht, Freud et Foucault dans une performance multiple de haut vol. Il est, à lui seul, un manifeste du « Verfremdungseffekt » de Brecht. Par ce dispositif, l’homme de théâtre – en marxiste convaincu – remet en question la représentation bourgeoise qui découle selon lui du jeu aristotélicien. Ce début en aparté plante le décor idéologique du spectacle : de la distance, le spectateur va être invité à en voir partout : dans le jeu comme dans les idées.
L’action dramatique débute, elle, à la veille de la manifestation du 15 mai 1848. La réunion fictionnelle qui occupe l’espace scénique réunit Auguste Blanqui, Friedrich Engels, François-Vincent Raspail, Armand Barbès, l’ouvrier Albert ou encore Louis Blanc. Ces hommes (et quelques femmes), sont plongés dans une dispute imaginée qui est prétexte à une mise en opposition des idées de chacun, parfois jusqu’à la caricature.
Puis, le temps d’un repas de noce, le public est transporté à Berlin en juin 1919. A table, on parle de la mort de Rosa Luxemburg, de son héritage, de la nécessité de descendre manifester dans la rue. Prenant des airs un peu fantastiques, apparaissent tour à tour Spartacus, puis Ophélie de Shakespeare. L’effet du schnaps qui coule abondamment à table, peut-être…
Enfin, on revient en 1849 au procès de Bourges où l’ouvrier Albert se transforme en Lacan face à Freud, pendant que Lamartine est à la table du jury. Toutes ces rencontres présentent un mélange historique anachronique comme seul le théâtre sait le rendre aussi captivant.
Durant les 2h30 que dure le spectacle, on assiste à une tentative de vulgarisation de concepts principalement économiques. Des mots, difficiles au premier abord, sont suffisamment bien amenés pour que chacun les comprenne. Et quand l’hermétisme pointe son nez, cela en devient presque drôle.
Par l’utilisation d’un langage moderne et populaire (pour « Notre Terreur », certains ont reproché à Sylvain Creuzevault des fautes de français que ces personnages historiques n’auraient jamais commises), il y a un humour certain, reposant surtout sur l’anachronisme et l’exagération des idées et des protagonistes. On pense notamment au chimiste Daniel Borme, joué par Léo-Antonin Lutinier, qui est ici un personnage new-age, candide de la Révolution et ballerine à ses heures perdues.
« Le Capital et son singe » est un théâtre distancé à la mise en scène astucieuse, où sous l’apparence de conversations à huis-clos, se tiennent en fait des scènes hautement pédagogiques, créant un questionnement vrai sur le monde d’aujourd’hui : le travail d’Etat n’occupe-t-il pas des gens à ne rien faire ? L’homme n’est-il pas réduit à l’état de simple marchandise ? Ne sommes nous pas chosifiés ? Quelle différence y a-t-il entre prix et valeur ? Quelle place prend l’objet au détriment de la relation humaine ? Ou comment sont conditionnées lesdites relations par des rapports sociaux et sociétaux ? Malgré le « foutoir » apparent, ce « Capital » porte un propos bien défini et passionnant.
« Le Capital et son singe » d’après Karl Marx, au Théâtre de La Colline jusqu’au 12 octobre, 15 rue Malte-Brun (20e arrondissement), le mardi à 19h30, du mercredi au samedi à 20h. Dimanche à 15h. Durée : 2h30. Plus d’informations sur www.festival-automne.com/.
Cyrano : il est tout, avec trois fois rien
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Rarement, une création fait autant parler d’elle. Fin 2012, en pleine « affaire Depardieu », Philippe Torreton prend parti et assaille le premier dans une longue tribune dans Libération. Un texte truffé de références à Cyrano de Bergerac. Quelques semaines plus tard, Torreton incarne lui-même Cyrano, ce rôle qui colle tant à la peau du grand Gérard. La comparaison se fera forcément. Heureusement, les premiers commentaires seront unanimes : Torreton ne se ridiculise pas, il est Cyrano, un personnage puissant, solitaire et brutal incarné à merveille. Un Cyrano enfermé dans un hôpital psychiatrique construit sur la scène de l’Odéon jusqu’à la fin du mois de juin.
Une pièce commune glauque, éclairée au néon. Des tables et des chaises de-ci de-là parsèment l’espace. Torreton est déjà sur scène, dos au public. Un défilé de malades délirant s’opère pendant qu’un juke-box crache de la musique. Rien dans les premières minutes ne laisse présager que nous allons assister à une représentation de Cyrano. Les plus sceptiques se poseront la question de savoir si, comme au cinéma, ils ne se sont pas trompés de salle. Puis, peu à peu, on se surprend à imaginer les salles d’asiles auxquelles chacun a pu être confronté. On se questionne alors : peut-être que ceux qui nous semblent fous habitent un monde parallèle dans lequel ils jouent les plus grands drames de la langue française ? Doucement, l’imaginaire se créé.
Enfin, la pièce débute. Montfleury (Jean-François Lapalus) monte sur une scène faite de tables en formica. Tous autour s’amusent et parient pour savoir si Cyrano viendra interrompre la représentation, ce qu’il fait. Torreton une fois debout efface les autres tant il rayonne, tant son incarnation est pleine de force et de justesse. La transposition dans ce monde en blouse blanche où lui est habillé dans un vieux survêtement Sergio Tachini n’empêche pas le texte d’être limpide et particulièrement bien dit. Rostand est l’un des ancêtres de Pagnol et Audiard en matière de textes imagés.
Bien que l’épée soit remplacée par un fer à repasser et que la scène du balcon devienne une conversation Skype, la dramaturgie est très respectueuse des situations rostandiennes : toutes existent et aucune ne perd en force. Celles-ci sont soutenues dans une mise en scène volontairement déséquilibrée qui met particulièrement en valeur le héros et son nez, au détriment des personnages secondaires. L’organe de Cyrano parle, il est le prolongement parfait de l’acteur. De profil, il accuse, de face, il touche, de dos, il nous manque. Seule Roxanne (Maud Wyler) trouve sa place au-devant de la scène. C’est elle qui rend le Gascon tout chose, plus faible, en un mot amoureux. Monde moderne et monde baroque se confondent lorsqu’on vit cette situation douloureuse d’un amour par procuration.
L’enfermement dans le monde psychiatrique renforce d’autant plus le climat de tristesse de la situation dans laquelle se trouve Cyrano. Cet homme seul, bon et courageux cloisonné dans sa laideur avec ce nez qui « d’un quart d’heure pourtant [le] précède », vit dans un monde imaginaire. Le drame gagne en noirceur et la vie de cet homme fou en devient profondément désespérante, après une scène finale grandiose, on sort du spectacle bouleversé.
Pratique : Cyrano de Bergerac, jusqu’au 28 juin au théâtre de l’Odéon (6e arrondissement). Horaires et réservations sur www.theatre-odeon.eu et par téléphone au 01 44 85 40 40.
Girardot et Schneider, un couple évident
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Dans toutes les professions, dans chaque domaine, chez les communautés de passionnés, il y a des problèmes récurrents. Celui des amateurs de Roméo et Juliette, c’est de savoir si le couple de héros va (pour faire court) tenir la route. Selon les mises en scène, on a pu entendre que la différence d’âge était trop grande, que Juliette était trop vieille (dans la pièce, elle est censée avoir bientôt 14 ans), que le courant passait mal entre les comédiens, que ces derniers sont trop inexpérimentés, etc… Bref, de tous les Roméo et Juliette montés ces dernières années (il y a en a au moins un par saison), celui joué par le couple Ana Girardot et Niels Schneider est certes le plus glamour, mais aussi le plus juste et le plus beau.
Nicolas Briançon transpose l’action de la Vérone du XVIe siècle à ce qu’il semble être le monde de la Prohibition des années trente à New York, et où les Montaigu et les Capulet deviennent deux gangs rivaux (sans pour autant nous faire penser aux Sharks et aux Jets) et le Prince le grand parrain. Ce décalage juste, apporte une certaine modernité visuelle à l’action, tout ce monde évolue dans une scénographie en grisaille et la troupe, nombreuse, est bien orchestrée. Elle donne à voir des scènes collégiales (du bal aux bagarres) dynamiques et brûlantes. La mise en scène est truffée de gags et farces qui font mouche, et les moments plus calmes atteignent même une certaine poésie, car un soin particulier a été apporté à chaque tableau et l’effet s’en ressent sur la vue générale que l’on a du plateau.
La relation nouée entre les deux héros est joliment innocente, sincère. On peut avoir quelques difficultés avec la diction de Niels Schneider (il est québécois), mais lorsque les héros tombent amoureux, cela nous paraît une évidence. Les deux comédiens sont pour la première fois au théâtre et inutile ici de chercher une bonne prise comme au cinéma : la magie opère dès qu’ils se tiennent la main. À la fois rêveurs et conscients du monde dans lequel ils vivent, ici, la plus dramatique, mais aussi la plus belle de toutes les histoires d’amour ne perd rien de sa valeur universelle.
Quelques accents volontairement exagérés sur les seconds rôles et leur présence bien mise en valeur par les coupes du texte nous font également remarquer la très belle prestation de la Nourrice (Valérie Mairesse) et de Frère Laurent (Bernard Malaka). Les autres comédiens soutiennent bien l’action, sans faire d’ombre au couple légendaire.
Un Roméo et Juliette qui fonctionne, c’est une représentation où le public espère que Roméo ne tuera pas Tybalt, où l’on espère à chaque fois que le messager du frère Laurent atteindra Mantoue, où l’on prie pour que Juliette se réveille à l’arrivée de Roméo. Même si l’on connaît la pièce par cœur on est happé, et cette version est une totale réussite, parce que tout l’essentiel y est représenté.
Pratique : Actuellement au théâtre de la Porte Saint-Martin
18 boulevard Saint-Martin, 75010 Paris
Du mardi au samedi à 20h et le dimanche à 15h
Durée : 2h15
Tarifs : 10/52 €
Réservations au 01 42 08 00 32 ou sur http://www.portestmartin.com/
« Platonov » en queue de pie et au vin rouge
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Platonov est une pièce qui pourrait se résumer assez simplement : dans une commune de la Russie rurale où tout le monde s’ennuie, un homme chamboule les habitudes des villageois à tel point que nul ne vivra plus jamais comme avant. Un héros créateur de scandale, critique des pères, provocateur qu’aucune convention n’arrête… Benjamin Porée respecte l’essence de la pièce et nous en propose une lecture très esthétique.
C’est le gigantesque espace des Ateliers Berthier qui sert de cadre au drame. Ce qui frappe avant même le début de la représentation, c’est l’utilisation de la scène par le décor. Cette sensation de profondeur nous habite du début à la fin. Elle est une composante essentielle de la mise en scène[1. Le spectacle a été créé le 11 mai 2012 au Théâtre de Vanves]. Benjamin Porée est lui-même l’auteur de cette scénographie dans laquelle il a orchestré ses acteurs. Le parti pris n’est pas au réalisme : la première action pourrait se situer dans un jardin du sud de la Russie comme dans la cours d’un mas de Provence. Chaque image qui compose les tableaux qui se succèdent est très réussie. La première partie du spectacle est collégiale : jusqu’à une quarantaine d’acteurs viennent occuper le plateau pour le bal. Puis, la cour d’école est occupée par une forêt de balançoires qui descendent du plafond. Enfin, le dénouement se déroule dans le salon du domaine familial, pièce meublée dans une ambiance Belle Époque déglinguée où une immense peinture abstraite fait office de toile de fond. Toutes ces images sont mises en lumière magnifiquement par Marie-Christine Soma, qui, avec ce qu’il semble être une simple ampoule, nous fais basculer de la liesse populaire à la tristesse intime des personnages.
Dans cette succession de décors, les comédiens évoluent et montent en puissance dans leur jeu tout au long du spectacle.
Un démarrage difficile pour une fin réussie
Car dans les premières scènes, les textes sont dit mécaniquement, les personnages (hormis Platonov) ne se démarquent pas les uns des autres, les actions sont molles et manquent de motivation… Mais après peut-être est-ce un choix de Porée pour représenter dans quel ennui ces villageois sont agglutinés. Si tel est le cas, le but est atteint : pendant la première heure, le public s’ennuie autant que les personnages.
Puis, le banquet arrive. D’une manière générale, cette scène bien composée mais manque un peu de folie : c’est très sage. La volonté d’une démarcation générationnelle ne ressort pas. Ici, la révolution des consciences se fait au vin rouge, pas à la vodka. On y voit Platonov comme une sorte de Valmont bas de gamme qui planifie ses conquêtes de la nuit à venir. Tout cela manque de naturel, de distance, et peut-être même d’une certaine grandeur. Néanmoins, on sent un changement à venir, une nouvelle étape de la montée en puissance grâce à la scène où la générale Anna Petrovna se déclare à Platonov.
À partir de cet instant, la suite de la pièce est sans faux-pas. On est véritablement surpris, Sofia Iegorovna (Sophie Dumont) fait enfin ressortir son talent face au héro, Sacha (Macha Dussart) est particulièrement touchante dans l’attente de son mari dont elle ressent la tromperie… Cette lancée se poursuit après l’entracte où la chambre du héros ressemble à la pièce d’un squat. Enfin ! Moins de sagesse, plus d’insalubrité. On gagne véritablement en profondeur de jeu : le contraste d’avec la scène d’exposition est surprenant. On ressent désormais la sensation des personnage : celle de n’être personne et la colère de ne rien pouvoir y changer. On ressent cette douleur dûe à désillusion collective, on partage cette prise de conscience générale de subir une vie de merde qui nous colle la peau, jusqu’à l’explosion finale.
Ce qui avait commencé comme un cauchemar se termine comme un joli rêve pour le spectateur, et si cette création n’est pas parfaite, elle a le mérite d’être réussie.
Pratique :
Jusqu’au 1er février 2014 aux Ateliers Berthier,
14 boulevard Berthier (75017 Paris).
Du mardi au samedi à 19h00. Le dimanche à 15h
Durée du spectacle : 4 h 30 [avec un entracte de 30 minutes]
Tarifs : de 6 à 30 euros.
Réservations au 01 44 85 40 40 ou sur www.theatre-odeon.eu.
Vivre, par défi ou par dépit
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C’est dimanche dans cette ville de l’est de la France. La dernière mine de charbon a fermé. Elle sera désormais un parc d’attractions. De cet événement naissent neuf histoires (qu’on imagine parmi tant d’autres) qui vont se dérouler devant nous. Neuf « tranches de vies » dans un pays sinistre, délabré, oublié par le monde moderne et le capitalisme financier. « Entre-temps j’ai continué à vivre » expose les blessures des habitants de cette bourgade. Mais la pièce montre aussi comment la vie suit son cours, que ce soit par désir ou par dépit.
Deux sœurs se retrouvent, l’une est partie de sa ville natale depuis longtemps. Elle ne s’est pas donnée la peine d’accompagner son père, mutilé par la poussière âcre des galeries, jusque dans sa tombe. L’autre le lui reproche et refuse de voir en elle une personne qu’elle aime. D’anciens collègues se retrouvent, parlent d’histoires d’amour, de vieilles rancœurs en sortent… Ces espèces de contes qui pourraient nous faire penser à des « Strip-tease » des années quatre-vingt-dix sont soutenues par des comédiens au jeu très réaliste (bien que la scénographie propose un décalage : c’est une sorte de carré pentu trônant au cœur de la scène dont les acteurs font tour à tour un mur, une pente de jogging ou le sol d’une chambre).
Mais attention, ce n’est pas qu’une suite de sombres drames auxquels nous assistons. Le texte contient de nombreuses touches d’humour et de cynisme, de l’amour raté et une mise en dérision des conventions sociales dans lesquelles sont souvent représentées (et caricaturées) les classes populaires.
Entre chaque scène, la lanterne rouge de l’ancienne mine scintille, comme un fantôme, un souvenir obscur qui a marqué l’âme des personnages au fer et qui plane au dessus de leur vie, inexorablement. Et nous, spectateurs, on explore les souvenirs comme les mineurs des galeries, à la recherche d’une matière pour se réchauffer, ou dédramatiser.
Pratique :
Jusqu’au 2 février 2014 dans la salle Rouge du Lucernaire,
53 rue Notre-Dame-des-Champs (75006 Paris).
Du mardi au samedi à 21h30. Le dimanche à 17h
Durée du spectacle :1 h 10
Tarifs : de 15 à 30 euros.
Réservations au 01 45 44 57 34 ou sur www.lucernaire.fr.
Benjamin Barou-Crossman : « L’avant garde, c’est un acteur et un texte ! »
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Benjamin Barou-Crossman est un jeune acteur et metteur en scène, né en 1983. Il a étudié à l’école du Théâtre National de Bretagne (Rennes) de 2006 à 2009. Il dirige actuellement Mireille Perrier dans « Jeu et théorie du duende » de Federico Garcia-Lorca au théâtre des Déchargeurs jusqu’au 21 décembre 2013.
Arkult.fr : Dans votre travail, il y a une sorte de fil rouge que vous appelez la « culture gitane ». On la retrouve sous plusieurs aspects dans vos créations. On pense à cette mise en scène de textes d’Alexandre Romanès au Conservatoire de Montpellier en 2012, mais aussi au spectacle que vous présentez actuellement aux Déchargeurs : Jeu et théorie du duende. Vous n’êtes pas ce qu’on peut appeler un gitan de naissance[1. Les parents de Benjamin Barou-Crossman, Jean-Pierre Barou et Sylvie Crossman sont les fondateurs de la maison d’édition « Indigène », connue notamment pour avoir été à l’origine de la diffusion du texte de Stéphane Hessel, « Indignez-vous! ».], alors comment s’est établi le lien entre cette culture et vous ?
Benjamin Barou-Crossman : Pour comprendre ce lien, il faut revenir à mon enfance. Petit, j’ai beaucoup voyagé avec mes parents vers des sociétés non-occidentales car ma mère était correspondante au Monde [2. Sylvie Crossman a été envoyée spéciale à Sydney.]. J’ai été en contact avec les Aborigènes en Australie, les Navajos aux États-Unis, entre-autre… Sans être ethnologues ou anthropologues, mes parents se sont passionnés pour l’art Aborigène. Ils ont été les premiers en France à monter des expositions à Paris et à Montpellier sur ce type d’art[3. L’exposition Peintres aborigènes d’Australie s’est tenue du 25 novembre 1997 au 11 janvier 1998 dans la Grande Halle de la Villette à Paris.]. Dans cette culture, vie et art sont inextricablement liés : l’art peut soigner par exemple. Enfant, dans certaines cérémonies, j’ai pu observer une théâtralité, avec de la mise en scène, de la mise en danger… En fait, tout ce que j’aime voir dans le théâtre était déjà là.
Comment cela vous est-il revenu dans votre vie d’adulte ?
Lorsque je suis revenu en France et après mes études au TNB, quand j’ai commencé à travailler à Paris, il me manquait ce lien entre art et vie. Il me manquait l’aspect humain dans le travail de la scène, celui du risque, de la chaleur, du partage, de la dépense… Je me suis mis en quête de tout cela, et c’est dans la culture gitane que je me suis retrouvé.
Était-ce par hasard au coins d’une rue ? En rencontrant un travail en particulier ?
C’est grâce aux petits haïku écrits par Alexandre Romanès parus chez Gallimard, ces textes m’ont profondément touché : j’y voyais le monde de mon enfance, le partage. Cette société qui ne laisse pas autant de place à l’argent. Dans cette culture, la monnaie n’est pas une valeur, c’est l’humain qui prime. Contrairement aux occidentaux et comme dans la société aborigène, la société gitane est matriarcale, et tous les membres sont des créateurs, des artistes.
Est-ce la liberté qui vous attire chez les gitans ? Comme un moyen de soigner le monde moderne ?
Bien sur, il y a un lien a établir pour ça entre eux et l’Occident. Par la suite, j’ai rencontré Alexandre Romanès, nous nous sommes liés d’amitiés et je me permet de penser que c’est grâce à nos valeurs communes. Chez lui je retrouvais des éléments de mon histoire qui, je pense, me permettent de m’inscrire dans une continuité logique.
Etes-vous allé plus loin qu’une rencontre ? Vous-êtes vous immergé dans cette culture ?
Oui. J’aime leur idée de la famille, qui est élargie, collective. On est pas dans un schéma père, mère, fils, fille : c’est ouvert. Peut-être que celui qui remplira le rôle du père, sera l’oncle ou l’ami. Du côté occidental, c’est difficile d’avoir des rapports sains avec ses parents, il y a toujours une mémoire, une névrose, que la famille élargie permet de résoudre. J’y ai retrouvé la théâtralité, je crois que dans mon théâtre, et c’est ce à quoi je tend, j’aime l’excès. Et à la fois j’aime aussi l’épure totale, les plateaux vides où le spectateur a la possibilité de penser, de rêver, de s’interroger, car surtout il ne faut pas dire au spectateur ce qu’il faut penser. Cette liberté permet de ramener le spectateur à son intelligence, alors que malheureusement le monde moderne n’a de cesse par de multiples attraits de faire en sorte qu’on ne pense plus par nous même, pourtant c’est capital si l’on veut être heureux.
La liberté fait partie intégrante de votre travail, est-ce le seul aspect que vous intégrez ? Comment la culture gitane devient-elle outil d’interrogation ?
Je l’intègre aussi dans le rapport scène-salle. Au cirque Romanès, il n’y pas de différenciation. Comédiens et spectateurs ne font qu’un, donc il n’y pas un qui sait et l’autre qui ne sait pas. Ensemble, tous partagent une expérience. Cette dimension est importante dans mon travail. Dans Jeu et théorie du duende, la salle reste allumée un long moment au début du spectacle. À un instant donné, Mireille vient dans la salle, elle s’intègre au public. Je lui demande d’être au service du poète, donc de ne pas faire sentir aux spectateurs que « c’est comme ça qu’il faut penser », parce que cela nous éloigne de lui. On s’interroge ensemble, c’est comme ça qu’on avance.
En somme, c’est une expérience commune où chacun évolue ?
Par le biais du poétique, on atteint le politique. Et ce n’est surtout pas par une démonstration du politique qu’on atteint le politique. Dans ce type de travail ça finit toujours par les bons d’un côté et les méchants de l’autre, or notre monde est beaucoup plus nuancé. Dans Jeu et théorie du duende, Lorca relie malheur et bonheur, il relie mort et vie. Tout les jours on renaît. Il relie aussi les cultures, l’Espagne de Garcia-Lorca c’est l’Espagne arabo-andalouse, c’est l’Espagne du mélange, c’est ce qui rendait fou les phalangistes et les franquistes ! Le spectateur peut trouver avec ce texte une résonance avec ce qui se joue aujourd’hui dans un monde où les peuples sont séparés, les âges sont séparés. Alors que non ! Je peux avoir des amis de 90 ans et d’autres de 20. Je n’ai pas envie d’entretenir un racisme de l’âge ou des cultures. Je repense à la phrase de Montaigne : « un honnête homme est un homme mêlé »[6. Montaigne, Les Essais, Livre III, Chapitre IX].
Comment as-tu rencontré le texte de Garcia-Lorca ?
C’est un texte que Stanislas Nordey nous a fait lire lorsque j’étudiais au TNB. Il m’avait déjà bouleversé. Ensuite, Mireille Perrier m’a mis en scène dans un spectacle en 2012[7. « J’habite une blessure sacrée », voir notre critique ici]. En cadeau de première, elle m’a offert Jeu et théorie du duende. J’y ai vu comme un signe. Je ne crois pas en la fatalité, mais je pense que les choses les plus fortes de notre vie adviennent car on est disponible et ouvert. Cela n’est pas de l’ordre de la volonté, du « je veux, je veux ». Quand on veut trop quelque chose, on finit par s’en priver. On ne contrôle pas ce qui nous arrive et là ça s’est fait naturellement.
Qu’est que le duende ?
Le duende c’est le feu sacré, la flamme, le supplément d’âme. Quelque chose que la technique n’apportera jamais, ou alors au moyen d’une technique tellement maîtrisée que, à un moment, on peut atteindre ce feu. Mais c’est quelque chose qui ne se répète jamais, d’imprévu et d’imprévisible. Là aussi est le lien avec la culture gitane. Les gitans sont dans la vie, dans l’instant. S’ils ont envie de chanter à minuit, ils chantent ! Il n’y a pas de cadre qui les enferme, ça peut être ça le duende. Chez Garcia-Lorca, c’est aussi ce qui m’a beaucoup touché. C’est moi qui le lit ainsi, mais il me semble que le duende sublime la douleur du poète. La joie se reconquiert à chaque instant et pour cela, il faut aller la chercher au fond des tripes. Donc cela remue, cela fait mal, il peut donc il y avoir de la douleur dans le duende. Je repense à cette phrase de Genet : « on est pas artiste sans qu’un grand malheur s’en soit mêlé »[6. Jean Genet, Le Funambule.]. Je pense ici à Garcia-Lorca, ce n’est pas de l’ordre de ma petite histoire personnelle, pour ça il y a la psychanalyse !
Mais chaque metteur en scène met un peu de lui à travers le texte de l’auteur…
Inconsciemment, peut-être, mais la base du théâtre reste le texte et l’acteur.
Ce n’est pas un peu réactionnaire que de penser encore cela aujourd’hui ?
Bien sur que non ! L’avant-garde dans nos années c’est un acteur et un texte. Aujourd’hui on met de l’image et de la vidéo de partout. Je milite pour un retour à l’essentiel. Sinon qu’ils aillent faire du cinéma ou des performances ! Les grandes histoires du théâtre viennent à la base du texte et de l’acteur non ? Le fait de ne pas imposer d’image ça n’empêche pas d’intégrer de l’imaginaire au spectacle. Le metteur en scène est au service du texte, c’est là où il existe le plus.
À propos de l’existence du metteur en scène, vous remerciez Claude Régy dans la feuille de salle. Lui connait bien la formule « un acteur et un texte ». Quelle est sa contribution à votre travail ?
Il m’a conseillé, m’a reçu chez lui pour parler de mise en scène. L’un des premiers textes qu’il ait monté c’est justement un Garcia-Lorca : Doña Rosita. À ce propos il m’a dit, « qu’est-ce que j’étais naïf à l’époque » (rires). Il a vraiment la sagesse des gens qui se sont construit leur expérience en osant.
Quels outils retenez-vous de Régy pour votre travail ?
Qu’il faut oser se planter ! Se lancer pleinement car entre deux eaux, tu es mort. Qu’il faut aller au bout de ce tu penses comme étant juste. Il m’a aussi rappelé que l’un des défauts des jeunes metteurs en scène, c’est que l’on veut trop montrer qu’on existe au moyen d’artifices qui font perdre de vue l’essentiel. Enfin, il m’a appris une chose importante en matière de direction d’acteur : tu ne peux pas faire faire à ton acteur quelque chose qu’il ne veut pas faire. Car même si tu le force, il le fera mal, consciemment ou non il y aura toujours une gêne dans sa façon de jouer ce moment là. C’est important d’entretenir le dialogue avec le comédien, celui-ci peut t’emmener sur un terrain que tu n’aurais peut-être pas soupçonné et que cela te semble juste. Il faut avoir l’humilité de se déplacer soit.
Pratique :Jeu et théorie du duende de Federico Garcia-Lorca. Au théâtre des Déchargeurs, 3 rue des Déchargeurs, 75001 Paris. Du mardi au samedi à 19h30. Durée : 1h15. Tarifs : entre 10 et 24 euros.