Prenons l’action à son commencement. Quatre hommes (en fait le même : Henry), style gentlemen au chapeau melon, se saluent. Un wagon en fond de scène et quelques chaises font office de décor. Les fauteuils se transformeront au gré de l’action en sièges de voiture ou de train. Ces quatre visages pris dans ce décor mouvant, racontent comment leur vie a changé du rien au tout.
Le chamboulement débute le jour de l’enterrement de la mère d’Henry. C’est à cette occasion qu’il rencontre tante Augusta, ex-effeuilleuse à la grande gueule revendiquant sa liberté face à toute morale. Le neveu, jeune retraité d’une banque, est casanier et angoissé en la présence de ce drôle d’oiseau. Il s’empresse d’écourter la rencontre car il craint d’avoir laissé sa tondeuse à gazon en proie à l’humidité. L’histoire de sa vie ordinaire prend un tour drôle grâce au regard qu’il y porte. Face à cette globe-trotteuse décidant de le prendre sous son aile, il est comme Bilbo le Hobbit face à Gandalf et les nains qui viennent le chercher pour partir à l’aventure : très frileux.
Elle lui propose de la suivre à Istanbul, il la convaincra de choisir Brighton. Finalement, après la rencontre avec une voyante, il cède pour l’Orient. Le voyage initiatique prend des airs d’épopée familiale jonchée de rebondissements burlesques et de la Turquie, ils se retrouvent au Paraguay afin de rejoindre l’amour d’Augusta (qui lui a déjà plusieurs fois volé ses économies). L’intrigue est presque aussi trépidante que le Tour du Monde en 80 Jours et aussi riche que Candide : plus que sa tante, c’est lui-même qu’il rencontre et son jardin qu’il cultive.
La prise de conscience se fait dans avec une vision caustique sur la vie écoulée. Henry a un sursaut brutal, sa tante lui a transmis son goût d’une liberté gardée à tout prix. Il abandonne sa vie Londonienne bordée de gazon millimétré pour devenir contrebandier dans la pampa.
Sur scène : Claude Aufaure, Jean-Paul Bordes, Dominique Daguier et Pierre-Alain Leleu. Pas de stars, mais des comédiens au sommet de leur talent. Chaque action est mimée, ils sont Henry mais aussi tous les autres : de la fille de 16 ans au perroquet moqueur, la vieille voyante et le gorille-amant de la tante. Ils sont aussi les détails (surtout Leleu) : l’horloge et le bruit de la sonnette. Ce sont quatre gueules, quatre élocutions marquées et placées dans le tourbillon de la mise en scène dynamique de Nicolas Briançon, qui fait se succéder les situations comme autant de mondes.
« Voyage avec ma tante » d’après Graham Greene, mise en scène de Nicolas Briançon, actuellement au Théâtre de la Pépinière, rue Louis-le-Grand, Paris. Durée : 1 h 40. Plus d’informations et réservations sur theatrelapepiniere.com
« King Kong Théorie », plus humaniste que féministe
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L’historique du droit des femmes prend une large place dans le programme. Avant même le lever de rideau, le décor est planté dans l’esprit du spectateur. Dans « King Kong Théorie », on va assister à un spectacle qui fait du texte éponyme de Virgine Despentes un fer de lance destiné à construire l’édifice de l’égalité homme-femme.
Elles sont trois actrices (Anne Azoulay, Valérie de Dietrich, Barbara Schulz) pour jouer ce texte largement autobiographique. Ici, elles ne sont pas de ces femmes qui séduisent, se marient, attendent leurs enfants amoureusement un gâteau Alsa à la main quand ils rentrent de l’école. Ce n’est pas parce qu’elles ne sont pas de ce monde qu’elles le méprisent, non. Elles sont justes différentes et attendent d’être respectées pour ce qu’elles sont, à savoir elles-mêmes. Et elles sont prêtes à se battre pour ça, nous rappelant en filigrane les héroïnes de Baise-moi, premier roman de l’auteur, adapté au cinéma en 2000. Sauf que, si dans Baise-moi l’exorcisation de la violence des hommes faite aux femmes passe par la violence physique, dans « King Kong Théorie », les armes sont les mots.
Viol, prostitution, pornographie. Trois mots qui définissent les axes de la pièce. Trois mots qui sont le terrain de jouissance des hommes au détriment du corps des femmes. Trois mots qui reflètent chacun une part de la construction psychique, du vécu de Virginie Despentes. Trois mots qui, du point de vue de l’auteur, prennent un sens neuf et sont autant de balises vers l’égalité.
Le viol a été commis à la fin des années quatre-vingt, lors d’un retour de Londres en stop. A cette époque, la société par un nombre incroyable d’artifices rhétoriques fait comprendre aux victimes que le viol n’en est jamais tout à fait un, qu’une femme vraiment digne aurait préféré mourir plutôt que d’accepter. Les comédiennes relatent ici le regard difficilement soutenable que la société française porte sur les victimes. Elles font ressortir la dualité entre loi des hommes et loi des femmes, qui conduit ces dernières à devoir se construire avec un traumatisme que beaucoup ne nomment pas.
La question est posée : comment se reconstruire dans une société qui accepte toutes sortes de stigmates psychiques, mais pas le viol ? Comment ces femmes qui désormais sont psychiquement scarifiée (Despentes parle de la peur de la nuit, de la violence contre elle-même) continuent à vivre ? Dans « King Kong Théorie », la réponse est simple : « j’ai fait du stop, je me suis faite violée, j’ai refait du stop ». On assiste ici à une ode à la persistance, un refus de se laisser sombrer. Ces femmes sont justement violentes, elles répondent par la violence des sentiments à cette agression : « le viol est fondateur, parce que c’est ce qui me défigure et me constitue », disent-elles.
Au début des années 90 vient la prostitution. Travaillant dans un magasin de photo en grande surface, l’héroïne découvre le minitel. Elle se déclare libre, louant la prostitution indépendante et volontaire où chaque centime va dans la poche de celle qui se donne. Provocatrices, « les femmes qui trouvent la prostitution dégradante ont juste peur de la concurrence », affirment-elles. On entend le besoin d’écouter, de se sentir vivre, d’éponger la solitude des hommes en profitant de son pouvoir de séduction. Difficile ici de ne pas penser aux textes de Grisélidis Réal joués jusqu’à la fin du mois d’octobre, par un autre trio d’actrices, Judith Magre en tête, à la Manufacture des Abbesses.
Comme le viol, dans « King Kong Théorie », la prostitution est élevée au rang de vaste hypocrisie sociétale, une tartufferie. « Séduire est une bonne chose, à condition qu’on y gagne », un point de vue radical, comme toute pensée qu’on est obligé d’affirmer avec violence si on veut avoir une chance d’être entendu. Elle fustige celles qui condamnent les passes mais se marient avec des hommes fortunés qu’elles ne supportent pas.
Puis, on s’attaque à la pornographie. Ce type d’aventure qui « ne laisse pas le choix, passe la barrière du fantasme » qui serait destiné aux seuls hommes. Despentes le refuse et se bat pour pouvoir, comme tout le monde, être acceptée comme femme et consommatrice de films X. Ce n’est pas contradictoire. C’est aussi l’occasion de parler du plaisir solitaire féminin, ici totalement assumé.
Enfin, le spectacle fait ressortir de ce cri de liberté volontaire, la « King Kong Théorie » en tant que telle. Prenant l’exemple de la relation entre l’héroïne du film éponyme et du primate géant, cette théorie est l’exposition d’une sexualité d’avant la distinction des genres. Montrant de cet être sensible que la force n’impose pas la domination.
Les actrices de cette adaptation sont excellentes. Parfois évoluant à l’intérieur de la scène dans leur monde, parfois en avant-scène, arguant directement le public, sans mièvrerie, sans hargne, mais avec force, respect et conviction. D’un ton qui ne se laisse pas démonter, d’une voix libre, posée, virile aussi : parlant librement de masturbation et buvant des cannettes de bières.
Tout cela se passe dans un vestiaire à armoires métalliques, probablement celui d’une grande surface. En tenue de caissières les premières minutes, elles se libèrent peu à peu du carcan dans lequel la société les enferme, se changeant à vue, libres toujours, passant du short en jean à la robe longue. Ces casiers renferment le temps qui passe, et c’est de ces derniers que partent les souvenirs.
Ce spectacle nous met le « nez dans la merde ». Derrière tant de vulgarité, le texte de Despentes est d’une grande intelligence. La violence des idées en fait des propos clairs et limpides, très bien audibles au théâtre où on les entend régulièrement (de la première version de King Kong Théorie il y a quelques saisons au « Modèles » de Pauline Bureau en 2012). Par celles-ci, c’est une remise en question générale de la société qui se dégage. Une réflexion en cours qui mérite d’être répétée, rabâchée, jusqu’à ce que tout ce que contient ce texte nous semble dépassé, ce qui aujourd’hui est loin d’être le cas. Et plus qu’un pamphlet qui serait une défense des femmes en opposition aux hommes, « King Kong Théorie » encourage le sexe masculin, à qui l’on pardonne tout, à se réconcilier avec sa part de féminité.
Ici, pas de condescendance. Ces femmes veulent juste faire ce qu’elles veulent, comme n’importe quel individu libre. Ce théâtre est féministe, oui. Féministe parce qu’il faut des mots pour qualifier un immense besoin d’humanité.
« King Kong Théorie » de Virginie Despentes, mise en scène de Vanessa Larré, actuellement au Théâtre de la Pépinière, du mardi au samedi à 19h. Durée : 1h15. Plus d’informations sur www.theatrelapepiniere.com.
Des rencontres réelles pleines d’illusions
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Actuellement, Alexis Michalik a le vent en poupe avec son spectacle, « Le Porteur d’Histoire », toujours à l’affiche du Studio des Champs-Élysées. Le jeune auteur ne s’arrête pas sur cette victoire, puisque sa nouvelle création, « Le Cercle des Illusionnistes » est déjà sur les rails à la Pépinière Théâtre depuis la fin du mois de janvier.
« La vie n’est pas un trait, c’est un cercle », nous disent les héros de ce nouveau spectacle. Un cercle qui fait que tous les personnages suivent un chemin et finissent par se rencontrer d’une manière ou d’une autre dans des époques interposées. Robert Houdin, Georges Méliès, Avril, Décembre, tous ces gens de magie passent sur des traces déjà laissées par d’illustres prédécesseurs. On décolle en 1871, on se retrouve en 1984 puis on repart en 1825. Comme ça, naturellement… Voilà ce que nous montre « Le Cercle des Illusionnistes ». Les accidents de la vie qui créent des rencontres, qui changent un homme, provoquent une symbiose, comme par enchantement.
L’ambiance du spectacle est (presque) ouvertement inspirée de « Hugo Cabret », film de Martin Scorcese sorti sur les écrans français en 2011. La musique aussi nous plonge dans cet univers fantasque où chacun retrouve son âme d’enfant. On assiste à une histoire, et les réussites comme les échecs sont ponctués de tours de magie, dont certains ont fait la gloire de leur créateur. La pièce n’exploite pas ces légendes, elle leur rend hommage sous la forme d’un conte poétique où l’aventure humaine n’est pas mise de côté.
Michalik met en scène lui-même sa pièce de manière cyclique, ingénieuse, pleine de bonnes idées et de dispositifs surprenants. Son utilisation de l’espace amuse et touche, fait ressortir ce lien fictif qu’il veut mettre en avant entre ses héros, et du début à la fin le spectateur est emmené comme hypnotisé dans ces péripéties biographiques teintées d’un humour certain.
Pratique : Actuellement à la Pépinière Théâtre
7 rue Louis Le Grand, 75002 Paris
Jusqu’au 29 mars 2014. Du mardi au samedi à 20h30. Matinée le samedi à 16h.
Durée : 1h40
Tarifs : 12/39€
Réservations au 01 42 61 44 16 ou sur www.theatrelapepiniere.com