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Avignon OFF 2016 « King Kong Théorie », dans l’ombre des hommes : accéder à l’humanité ou rester dans la honte

Photo : Émilie Charriot

Paru en 2006, l’essai de Virginie Despentes est devenu emblématique de la lutte d’un nouveau féminisme qui intègre les questions de genre. L’auteure y relate l’expérience du viol et de la prostitution, la sexualité féminine y est abordée sans détours, le langage est cru. Par sa sobre mise en scène de « King Kong Théorie », Emilie Charriot mise sur la force du verbe et du texte pour faire du théâtre le terrain de prolongations d’une lutte à peine en marche.

Dans un espace sombre sans aucun décor ni artifices, une comédienne (Julia Perazzini) et une danseuse (Géraldine Chollet) s’adressent frontalement au public, sans donner l’impression de réciter, leur présence est tout à la fois timide et imposante, elles transpirent le texte. La première, en s’en écartant, avec sincérité, nous parle de son expérience de l’échec notamment au vue de sa carrière de danseuse. Avec une émotion à peine retenue, elle raconte ce que signifie la défaite à ses yeux, un sentiment étroitement lié à l’espoir : avoir l’impression d’avoir beaucoup échoué, c’est d’abord avoir beaucoup espéré. Par des mots qui sont les siens et quelques pas de danse, elle transmet la difficulté qu’il y a à se maintenir en vie, à se sentir déviante tout en voulant malgré tout accéder à l’humanité pour sortir de la honte. Les larmes aux yeux, la danseuse est d’une justesse saisissante.

De son côté, la comédienne prend le relais de ce moment presque intimiste comme pour inscrire cette confession personnelle dans un combat universel, et rappeler que notre système culturel et sociétal doit être repensé. Porte-parole des femmes et de Virginie Despentes, elle raconte le viol qu’a subi l’auteure ainsi que son expérience de la prostitution. Campées au milieu de la scène, les deux femmes ne bougent pas, ce qu’un jeu d’ombres et de lumières vient accentuer. Droites, elles nous toisent et par une grande économie de gestes, elles laissent une belle place aux silences, révolution muette s’il en est une, le féminisme est aussi une attitude. Par ses regards, son élocution et sa présence scénique, Julia Perazzini déclame le texte de Virginie Despentes avec force, les mots noue heurtent et chaque respiration, chaque instant qui se meurt est laissé à notre imaginaire et notre propre réalité.

Dans une société où « femme inapte » est devenu un pléonasme, où une femme qui se fait agresser doit d’abord se justifier de ne pas avoir provoqué ou mérité avant d’être écoutée, dans une société où la possibilité de la mort a été intégrée par les femmes, où être féministe ne semble être ni pertinent, ni urgent : que faire ? Dans cette même société qui attend des hommes qu’ils soient virils, certainement pas émotifs, forts et travailleurs, quelle place est laissée à ceux qu’on appelle les « minorités » que sont les intersexués, transgenres, bisexuelles et homosexuels que l’on devrait délivrer de telle catégories verbales ? Plus que jamais, le texte de Despentes devrait être porté par des voix comme celles de ces deux comédiennes qui redonnent de la force aux mots dans une société qui se nourrit d’images. Avant toute chose, avant d’être un cliché ou accessoire, le féminisme devrait être évidé du féminin, de la binarité sexuelle que l’on s’impose et nous désert pour sortir de l’obstacle des genres.

Le théâtre est là pour dire que tout le monde devrait être féministe et qu’est féministe un homme ou une femme qui se lève et dit qu’il y a un problème avec le rôle des sexes aujourd’hui, un problème réparable.

King Kong Théorie, d’après Virginie Despentes, mise en scène Émilie Chariot, avec Géraldine Chollet, Julia Perazzini.

Festival d’Avignon, Théâtre Gilgamesh, 11, boulevard Raspail, 84000 Avignon, jusqu’au 24 juillet, relâche le 18, 17h50, durée 1h30.




Avignon OFF 2016 : « Grisélidis », confessions d’une prostituée humaniste

Photo : Jean-Erick Pasquier
Photo : Jean-Erick Pasquier

Seule en scène, Coraly Zahonero – de la Comédie-Française – pour son premier Festival d’Avignon incarne l’écrivain-poète-prostituée militante Grisélidis Réal (1929-2005), après des mois passés à lire ses livres, correspondances, rencontrer et sa famille, et des prostituées pour élaborer son personnage pour une prestations saisissante.

Dans un décor intimiste composé d’un lit, d’un paravent et d’une coiffeuse, Coraly Zahonero économise ses gestes mais pas ses mots, ponctués de temps à autres par la saxophoniste Hélène Arntzen et la violoniste Floriane Bonanni. Son discours semble donné à vif et retrace la vie de la femme, des moments passés avec ses clients à son activisme pour la « Révolution des prostituées », militante jusqu’aux Nations Unies. Si les mots sont parfois durs et peuvent sembler crus, c’est que Grisélidis s’est caractérisée par sa défense publique de la prostitution qu’elle considérait comme un acte d’humanisme. Par des récits de moments passés avec ses clients les plus étranges, l’actrice parvient à dresser une sorte de bestiaire du métier et à injecter de l’humour dans une prestation qui reste grave. Grave non pas pour la prostituée, mais pour le regard qu’elle jette sur le monde et sur la détresse des hommes dépêchés dans son lit pour qui le bonheur réside dans la chaleur d’une femme.

Après tout, qu’est-ce qu’une putain ? Au-delà de l’image de déchéance que notre société colle à la prostitution, pour Grisélidis se prostituer était une manière de venir en aide aux hommes, de comprendre la souffrance de l’autre et de faire preuve d’humanisme. Partant de son enfance massacrée par une mère moralisatrice à outrance, la comédienne tient un discours piquant sur la politique et la religion qui fait du public une assemblée d’iconoclastes prêts à entendre que « Dieu est un con », et que l’hypocrisie du créateur doublée de la morale judéo-chrétienne qui sous-tend notre monde si manichéen a assassiné la sexualité. Même si Grisélidis reconnaissait se sentir piétinée après des nuits passées avec ces hommes à qui elle volait parfois un orgasme, elle était là, socialiste convaincue pour les expulsés de l’humanité. Tout de noir vêtue, marquée par des lumières rouges chaleureuses, Coraly Zahonero touche par sa sincérité et rend un hommage vibrant à l’auteure de « Le Noir est une couleur », pour qui le sexe ne menait pas à la petite mort, mais au contraire, à la grande vie.

Grisélidis, d’après Grisélidis Réal, de et avec Coraly Zahonero de la Comédie-Française et Hélène Arntzen (saxophones), Floriane Bonanni (violon).

Festival d’Avignon, Théâtre du Petit Louvre, 13, rue Saint Agricole, 84000 Avignon, jusqu’au 30 juillet, relâches les 14, 21 et 28, 18h15, durée 1h15.




Judith Magre, activiste anti-solitude

Copyright : Augustin Rebetez
Copyright : Augustin Rebetez

« Les Combats d’une reine » sont, en fait, une pièce biographique mettant en scène la figure de Gisélidis Réal – écrivaine, peintre et prostituée activiste – à trois âges de sa vie : 30, 50 et 70 ans. Trois périodes où le corps, mais aussi les idées et les discours subissent l’assaut du temps.

Pour raconter cette histoire, les actrices ont chacune leur espace sur le plateau – cellule de prison, secrétaire, trottoir – on passe d’une période à l’autre grâce à l’éclairage. La mise en scène de Françoise Courvoisier est assez simple, statique, laissant toute sa place aux voix. Parfois, les époques se croisent, le temps d’une danse ou d’une phrase. Ainsi réunies, les comédiennes créent un portrait vivant de l’icône, explorant et montrant son âme à divers stades de son existence. Une image du temps qui passe…

Idéaliste, rebelle à 30 ans, elle est enfermée dans une cellule et crie au monde son désir de liberté. A 70 ans, elle est profondément cynique et pourtant plus que jamais amoureuse de la vie. Ce dernier aspect est interprété par une Judith Magre captivante, au sommet de son art, portant les 70 ans de Gisélidis comme un charme (bien que, dans la vie, elle en ait 15 de plus !).

« Nous, les putes, on ira directement au paradis, parce que l’enfer, on a déjà donné ! »

Les textes de Réal sont une analyse de l’humain sans concession. Il existe dans sa plume un plaisir à choquer au moyen d’un franc-parler cru et grossier. Une expression aussi appelée par la nécessité, semble-t-il, de nommer les choses comme elles sont, sans éponger les angoisses de l’auditeur tranquille. Ce phrasé très imagé parvient également à rendre drôle les pires horreurs de cette vie de prostituée, qui finira par mourir du cancer. Un discours, parfois sordide, est aussi porté par des valeurs humanistes et libertaires capitales pour vivre.

Activiste, combattante, c’est elle qui mène à Paris la « Révolution des Prostituées » en 1975, se battant pour que ce métier soit désormais reconnu. Sur scène, on la voit se désoler de l’effroyable retour en arrière voulu par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur au début des années 2000, et du délit inventé de « racolage passif ». Elle fustige ainsi l’hypocrisie des politiques : difficile de ne pas faire de lien avec les discours du pouvoir en place aujourd’hui. Ce spectacle « manifeste » questionne aussi par le biais de son héroïne : « que faut-il mieux prostituer, son corps ou son âme ? », en référence aux gens qui pratiquent des métiers qui ne sont pas en accord avec leur être.

Terminant sur une touche d’espoir, cette déclaration universaliste nous rappelle enfin, qu’il n’est jamais trop tard pour vivre.

« Les Combats d’une reine », jusqu’au 18 octobre à la Manufacture des Abbesses, 7 rue Véron (18e arrondissement), du jeudi au samedi à 21h. Dimanche à 17h. Durée : 1h10. Plus d’informations sur www.manufacturedesabbesses.com/.




Sans visage – Chronique de l’horreur peu ordinaire

Pekka Hiltunen - Sans visage - Couverture
Pekka Hiltunen – Sans visage – Couverture

Un thriller qui nous vient du froid et interroge sur notre société contemporaine. Par l’intermédiaire des yeux d’une étrangère émigrée à Londres (Lia Palaja), Pekka Hiltunen nous fait réfléchir sur les mutations en cours au sein de nos sociétés occidentales.

La montée en flèche de violences toujours plus sordides, la prise de conscience et l’engagement citoyen, la crise de confiance croissante envers les institutions et administrations, police en tête.

Deux événement déclencheurs de toute l’histoire.
Le premier : une découverte macabre à l’arrière d’un coffre de voiture. Des restes humains, oeuvre d’un passage acharné d’un rouleau compresseur de chantier, déposés aux yeux de tous en plein coeur de la City. Voilà pour l’origine du mal.
Le second : la rencontre entre deux Finlandaises en terre étrangère (Lia et Mari), qui dès les premiers instants, comprennent qu’elles ont une histoire à écrire et vivre ensemble. Voilà pour l’origine du bien.
Vision quelque peu manichéenne qui va toutefois se voir nuancée au fil du récit.

Ce thriller, premier d’une trilogie londonienne, est un manifeste non dissimulé pour un certain féminisme, en guerre active contre la prostitution et les violences faites aux femmes. Un combat fortement teinté d’engagement politique, pour prévenir notre société moderne des dérives que peut engendrer la tentation de se rallier aux extrêmes. Notamment au regard de l’immigration et des débats publics que l’on connaît actuellement dans de nombreux pays européens.

« Sans Visage » peut se lire comme une ode au multiculturalisme. Au coeur d’un Londres composé de populations de tous horizons (est-ce qu’il le restera ? Les débats en cours en Grande-Bretagne pourraient modifier la donne). Avec deux héroïnes finlandaises. Et des personnages venus d’Europe de l’Est. Quel destin pour ces émigrés, en quête d’un nouvel avenir ?

Des ingrédients assez basiques finalement dans la littérature, mais qui font mouche sous la plume du finlandais Pekka Hiltunen. Sans doute grâce aux personnalités fortes des différents personnages, Lia et Mari en tête, et au rythme haletant du récit. Malgré certaines invraisemblances ou « heureux hasards » dirons-nous, « Sans Visage » ne vous laissera de répit qu’une fois achevé. Impossible de s’y soustraire en cours de lecture … 

Extrait :
La panique se propagea dans la rue. Elle se répandit sur les visages des passants et dans leurs gestes inquiets.
Encore écrasée par la torpeur matinale, Lia fixa la scène à travers la vitre du bus. Tous les passants arboraient soudain la même expression, comme une grimace provoquée par une terrible nausée.
On était début avril. Lia se rendait à son travail. C’était une cérémonie de soumission quotidienne, une heure en offrande au flux de la circulation qui traversait cette ville trop grande et trop remplie. Pour Lia, vivre à Londres signifiait vivre collée à d’autres personnes, un abandon constant de son propre espace vital au profit des autres.
Ce matin-là, dans la rue Holborn, peu avant le terminus de la rue Stonecutter, elle vit quelque chose qu’elle n’avait jamais aperçu auparavant.
L’instant avant la catastrophe. C’est à ça que ça ressemble.
Une voiture était garée sur le trottoir et une foule se pressait tout autour. Là se trouvait la source de la peur, le point zéro d’où la panique se propageait.
La voiture était une grosse Volvo blanche, garée en travers du passage piétons, comme abandonnée là en urgence. On n’apercevait personne à l’intérieur du véhicule mais le coffre était grand ouvert. Les passants le montraient du doigt, et ils étaient de plus en plus nombreux à ralentir le pas et à s’arrêter.
Dès qu’une personne s’approchait suffisamment pour voir à l’intérieur du coffre, son expression changeait. La grimace.
Quel qu’ait été le contenu, il les pétrifiait tous, comme s’ils recevaient un coup en pleine figure. Beaucoup se dépêchaient de s’éloigner.
Pourtant, la foule continua à s’amasser sur les lieux.
Par la porte ouverte du bus, Lia entendit les exclamations des passants. C’étaient des phrases angoissées, hachées, elle n’arrivait pas à savoir ce qui s’était passé. Un homme appelait un numéro d’urgence avec son portable. Une dame âgée avait fermé les yeux et répétait : «Mon Dieu. Mon Dieu.»
Lia se mit debout pour voir ce qui se passait sur le trottoir, mais à l’instant même le bus démarra et les portes se fermèrent. Le chauffeur appuya sur l’accélérateur pour se réinsérer dans la circulation. L’instant d’après, Lia fut projetée contre le siège devant elle, puis rebondit sur son propre siège. Le chauffeur avait pilé pour ne pas entrer en collision avec deux véhicules qui étaient venus se garer devant lui.
Le premier était une voiture de police. Ce n’est qu’en voyant le gyrophare clignoter sur le toit, même une fois la voiture arrêtée, que Lia fit le lien avec la sirène assourdissante qu’elle entendait en fond sonore. Le second véhicule qui s’était frayé un passage était une camionnette d’une chaîne télé, flanquée du logo d’ITV News.
Le bus repartit. Lia ne pouvait plus apercevoir l’intérieur de la Volvo d’aussi loin. En un instant, la scène étrange fut derrière elle.

 

Pratique :
Sans Visage – Pekka Hiltunen
Titre original : Vilpittömästi sinun
Traduction française : Taina Tervonen
448 pages
Editeur : BALLAND (5 avril 2013)
Langue : Français
ISBN : 978-2353151671