[Exposition] « Oscar Wilde. L’impertinent absolu » sous les projecteurs
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Événement de la rentrée de septembre, l’exposition Oscar Wilde ne désemplit pas. Et pour cause, elle se targue d’être la première grande rétrospective parisienne dédiée à la figure du dandy. Du petit garçon irlandais à l’homosexuel persécuté, Wilde nous est présenté dans toute sa splendeur et sa décadence.
L’espace aménagé par le Petit Palais pour abriter l’exposition est relativement petit mais très densément occupé par plus deux-cents œuvres et documents divers. On y découvre tout d’abord un Oscar Wilde enfant et jeune homme, entouré de sa famille et de ses mentors dans un intérieur au papier peint qui rappelle le mouvement Arts & Crafts. A travers une reconstitution des expositions de 1877 et 1879 à la Governor Gallery, c’est Wilde critique d’art en tant que défenseur des préraphaélites qui est ensuite mis à l’honneur. La scénographie de ces premières salles plonge le visiteur dans l’atmosphère d’un XIXe siècle élégant où évolue le dandy, partisan du « Beau » et figure de proue de l’Aesthetic Movement.
Les écrits de l’esthète sous vitrines sont augmentés de citations qui tapissent les murs de l’exposition, soit en commentaire immédiat d’un tableau, « […] deux jumeaux flottant au-dessus du monde en une étreinte indissoluble. Le premier déployant le manteau de ténèbres, tandis que l’autre laisse tomber de ses mains distraites les pavots léthéens en une averse écarlate » à propos de La Nuit et le Sommeil de Pickering, soit de manière plus paradigmatique, « Tout art est parfaitement inutile ». Malheureusement, ces citations très abondantes manquent de contexte pour faire sens.
Parce qu’elle est dédiée à un critique d’art du XIXe siècle, on ne peut s’empêcher de rapprocher Oscar Wilde. L’impertinent absolu à l’exposition L’Œil de Baudelaire au Musée de la Vie Romantique.
La contemporanéité de ces deux manifestations soulève de fait des interrogations dans le petit monde de l’histoire de l’art. Certains suggèrent que notre époque est à la recherche de grands hommes, d’autres soulignent le regain d’intérêt pour la critique dans la recherche universitaire, mais ne seraient-ce pas justement ces deux points qui sont traités différemment ? On a vu comment le Musée de la vie romantique s’intéresse à la question de la critique et de l’univers visuel de Baudelaire, alors que les commissaires de Oscar Wilde, Dominique Morel et Merlin Holland, ont plutôt axé leur propos autour de la personnalité de l’écrivain. Vedette lorsqu’il est photographié par Napoleon Sarony aux États-Unis, intellectuel quand il fréquente Victor Hugo à Paris, et enfin décadent parce que condamné pour ses écrits indécents et ses penchants homosexuels : Wilde est finalement un « impertinent absolu ».
Quand on aime les toiles fleuries des préraphaélites, les Salomé séduisantes, les scandales d’un siècle qui ne cesse d’attiser nos imaginaires, et les fins tragiques, cette exposition a de quoi séduire, autrement, il n’est peut-être pas nécessaire d’augmenter la foule qui s’y presse déjà.
Oscar Wilde, L’impertinent absolu, jusqu’au 15 janvier 2017 au Petit Palais, avenue Winston Churchill 75008 Paris. Plus d’informations ici : http://www.petitpalais.paris.fr/
Moreau – Rouault : de l’atelier à la communion des âmes
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Initialement présentée au Japon en 2013, « Gustave Moreau – Georges Rouault, souvenirs d’atelier » est bien plus qu’une exposition comparative, vouée à la confrontation de deux grands artistes. Ici, le Musée Gustave Moreau invite à un dialogue esthétique, une communion des âmes. Certes, l’histoire qui nous est contée est celle d’un enseignement artistique empli d’émulation ; mais c’est surtout un héritage sensible entre les deux hommes qui se dessine en filigrane. Ainsi, ces « souvenirs d’atelier » reconstituent dans une émouvante sincérité, ce lien privilégié entre un maître et son élève : un sentiment quasi filial.
Devenu conservateur du musée en 1902, Rouault commentera peu les œuvres de son professeur ; il exprimera en revanche sa profonde admiration pour l’homme qu’il était, dévoilant une amitié véritable. C’est ce que traduisent leurs échanges épistolaires ici exposés : Rouault, au détour d’une lettre, avoue à son maître qu’il avait été pour son art, « […] le guide, le meilleur et le Père » ; et Moreau de lui répondre qu’il plaçait en son cher élève, « la plus extrême confiance dans [son] bel avenir ».
De cette osmose, l’exposition met en lumière quatre thématiques iconographiques – communes ou dissonantes : paysages, représentations de la femme, visions du sacré et matérialité de l’œuvre, prendront place au fil des salles.
Mais au commencement, se situe l’atelier d’artiste et sa cohorte d’élèves ; nous sommes en 1892, et Moreau succède à Elie de Delaunay comme professeur à l’Académie des Beaux-arts. Son enseignement artistique qui se veut libre de tout carcan, émancipateur et imaginatif, lui vaut d’être jugé trop subversif par ses collègues. Hors des sentiers battus et réfractaire aux dogmes académiques, il encourage ses élèves à se démarquer. Et dans les œuvres de Rouault, transparaît cette richesse : certes l’inspiration qu’il puise chez son maître est palpable, mais sa créativité transperce la toile. Cela, Moreau le perçoit rapidement. Il décèle chez son élève, un réel talent pour la couleur et la matière, ainsi qu’une grande maîtrise picturale du clair-obscur inspiré de Rembrandt – déjà visible dans Christ mort pleuré par les saintes femmes.
Dès lors, il le pousse à participer aux concours, à exposer au Salon des artistes français ou de la Rose+Croix. Grâce à la confiance qu’il place en lui, Rouault obtient sa première commande concernant deux peintures allégoriques, destinées à orner l’escalier d’honneur d’un hôtel particulier. Ces décors baptisés Stella Matutina et Stella Vespertina, sont mis en parallèle avec une variante de la toile Jupiter et Sémélé de Moreau : ici, la fascination que Rouault éprouvait pour la palette chromatique de son maître est saisissante.
Cette influence mutuelle, entre onirisme, mythologie et réalité, est tout aussi manifeste dans les paysages qu’ils peignent. Mais osera-t-on parler de « peinture de paysage », pour un artiste comme Moreau ? Lui qui ne considérait ces décors naturels que comme des cadres, des toiles de fond destinées à abriter des sujets bibliques ou mythologiques. A l’inverse de ses contemporains, il ne s’essaye guère à la peinture en plein air ou sur le motif : la nature qu’il esquisse n’est qu’imaginaire, et fruit d’habiles reconstitutions. Sous nos yeux, l’huile sur toile Thomyris et Cyrus – dont le sujet est emprunté à Hérodote, illustre ce cruel désenchantement du paysage entre rêve et matérialité : dans un panorama fugitif et inquiétant, comme rongé par une beauté chimérique, se déroule une scène aussi sanglante qu’inéluctable. En regard, Le Bon Samaritain de Rouault, dévoile une obscurité redoutable, funeste linceul d’un homme battu et laissé pour mort par des voleurs. Et chez le maître comme chez l’élève, l’évanescence de la scène confère à la poétique de l’œuvre, l’empreinte de l’illusion.
Pour autant, l’œuvre de Rouault n’est pas exempte de tout réalisme, notamment lorsqu’il peint des figures féminines. C’est probablement à travers cette section dédiée à la « Pécheresse, la courtisane, et la fille », que la rupture picturale avec son maître est la plus manifeste.
Si les femmes ébauchées par Moreau, se confondent dans l’inébranlable archétype d’une silhouette lisse et idéalisée, les modèles de son élève en appellent à la vie-même et à la rue. Sous ses pinceaux, les « filles de joie » aux corps lourds retrouvent cette part d’humanité que des artistes comme Toulouse-Lautrec ou Degas, leur ont sarcastiquement déniée : chez Rouault, l’empathie se lit dans leurs traits disgracieux ; et dans sa palette de couleurs, se déploie une beauté dissonante qui érafle les canons esthétiques si bien-pensants. Chrétien, il ne condamne pas la pécheresse, mais les hommes qui l’ont réduite à cette condition, ainsi que le péché lui-même : « Au fond des yeux de la créature la plus hostile, ingrate ou impure Jésus demeure », dira-t-il.
Courbatue et souffrante, mais capable d’un indicible éclat, voilà l’Humanité telle que Rouault la perçoit. De son iconographie religieuse, affleure une infinie compassion, teintée cependant d’une honnêteté sans fard : quand les âmes sont mises à nu, la beauté physique n’est plus qu’un masque dissimulant la laideur morale ; les figures qu’il peint deviennent alors grotesques, véritables caricatures de l’hypocrisie de ses contemporains. En miroir, l’art sacré de Moreau s’apparente davantage à une spiritualité cérébrale, une manière de combler ses angoisses métaphysiques.
En effet, si son vocabulaire pictural emprunte au christianisme, il puise aussi dans le registre déiste ou syncrétique, tout en s’inspirant des écrits de Blaise Pascal et des philosophes jansénistes de Port-Royal. Une angoisse théologique qui transparaît d’ailleurs, dans sa toile Sainte Cécile : plongée dans l’obscurité, cette dernière semble faire face à une vision spectrale bien plus qu’au traditionnel ange. L’exposition esquisse d’ailleurs un parallèle pertinent avec l’aquarelle L’Apparition, où la tête coupée de Jean-Baptiste apparaît en halo devant Salomé ; une subtile évocation de ces séductrices bibliques qui avaient bien souvent les faveurs de l’artiste.
De Moreau et Rouault, de cette amitié, de leur passion de la matière et de la couleur, « Souvenirs d’atelier » dresse un portrait touchant et habilement maîtrisé : jamais le talent de l’un n’obscurcit le génie de l’autre. Et comme si le maître veillait encore sur son précieux élève, on trouvera ici un peu plus d’œuvres de Rouault ; mais que l’on se retourne, et l’atelier de Moreau prend vie sous nos yeux.
De ce parcours, émerge enfin une envie singulière : celle d’en savoir plus sur ces deux artistes qui leur vie durant, partagèrent à travers l’amour de l’art, un respect des plus sincères.
Thaïs Bihour
« Gustave Moreau – Georges Rouault, souvenirs d’atelier » – L’exposition se tient jusqu’au 25 avril 2016 au Musée Gustave Moreau. Plus d’informations sur http://musee-moreau.fr/