D’Amiens au Creusot, du Théâtre de la Ville à La Colline, la dernière semaine de théâtre de l’année (avant la trêve de Noël et son lot d’autres « spectacles ») a été riche en poésie.
Poésie shakespearienne avec Louise Moaty qui met en scène, à Amiens, une nouvelle version des « Sonnets ». Bien moins rock n roll que ceux de Norah Krief la saison dernière, cette version donne à voir une poésie picturale et lyrique agréable. Moaty, perchée sur une montagne de terre et accompagnée d’un luth, chante et déclame éclairée du minimum de lumière. Les mots résonnent comme les notes pour nous plonger dans un monde envoûtant d’amour et de tendresse.
Poésie technique avec le « Gulliver » conçu par Karim Bel Kacem, qui ouvre la programmation « Jeune public » de la Colline. Si l’histoire et la construction dramatique laissent à désirer, l’expérience « technique » mérite d’être vécue. Le public n’est pas face à une scène où se déroulerait le conte de Jonathan Swift, mais placé autour d’un cube de bois, la maison de Gulliver, de retour chez lui après 9 mois de retard. On assiste aux retrouvailles en espionnant par autant de fenêtres que de spectateurs et on entend grâce à des casques audio. La conception sonore est particulièrement travaillée : on a l’impression d’être dans les oreilles, pour ne pas dire la tête, du héros. Karim Bel Kacem s’illustre ici en utilisant des techniques du cinéma à la scène, et le résultat mérite d’être connu.
Poésie économique avec les Tréteaux de France où l’on (re)découvre Xavier Gallais dans un grand rôle. Avec « L’Avaleur », il est un trader cynique dans une esthétique « bande-dessinée » imaginée par Robin Rennucci. Cette adaptation d’un texte de Jerry Sterner est éloquente de vérité sur le monde moderne, elle raconte avec humour et gravité le démantèlement d’une entreprise saine pour le profit immédiat des actionnaires. On ne manquera pas de revoir le spectacle lors de son passage à la Maison des Métallos en février. Un seul regret : on ne pourra pas dîner après le spectacle Chez Shao, le « meilleur buffet asiatique de Saône-et-Loire » qui se trouve justement au Creusot et qui a aussi marqué ma soirée.
Enfin, poésie chorégraphique avec Bob Wilson et Mikhail Baryshnikov qui transforment l’Espace Pierre Cardin en scène off-Brodway. Ils y montrent « Letter to a man », d’après le Journal du danseur Nijinski. On regrette un peu l’esthétique désormais classique de Wilson qui rend le spectacle moins surprenant qu’il ne pourrait l’être. Mais Baryshnikov, a presque 70 ans, est encore un immense danseur et ce texte qui est écrit par un homme en train de devenir fou, est bouleversant.
Hadrien Volle
« Sonnets », du 27 au 29 janvier au Théâtre de Caen
« Gulliver », jusqu’au 30 décembre au Théâtre de La Colline
« L’Avaleur », du 31 janvier au 18 février à la Maison des Métallos
« Letter to a man », juqu’au 21 janvier à Théâtre de la Ville – Espace Cardin
Avignon IN 2016 – Collection Lambert : « Yitzhak Rabin : chronique d’un assassinat » : l’œuvre fait preuve
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Le 4 novembre 1995 à Tel-Aviv, après avoir prononcé un discours à l’occasion d’une manifestation pour la paix, Yitzhak Rabin, alors premier ministre d’Israël, est assassiné à bout portant de deux balles dans le dos par un étudiant juif israélien opposé aux accords d’Oslo conclus en 1993 à Washington. Depuis 2015, l’architecte et cinéaste israélien Amos Gitaï travaille sur cet événement qui a enterré le dialogue entre Israël et Palestine et a durablement marqué l’histoire du Moyen-Orient.
C’est d’abord par la réalisation d’un film-enquête intitulé Le Dernier jour d’Yitzhak Rabin présenté à la Mostra de Venise et au Festival international du film de Toronto l’an passé que le travail de Gitaï a pris forme. À Avignon depuis le 3 juillet, le regard porté sur la mort du prix Nobel de la paix de 1994 trouve sa continuité et évolue sous la forme d’une exposition à la Fondation Lambert qui se tient jusqu’au 6 novembre, et qui porte le même titre qu’un spectacle présenté à la Cour d’Honneur du Palais des Papes le 10 juillet : « Yitzhak Rabin : chronique d’un assassinat ». Sous forme de triptyque et par un recours à tous les arts mêlant le documentaire à la fiction, Amos Gitaï construit une œuvre critique profondément engagée, universelle et optimiste, en grande partie élaborée à partir des souvenirs de Leah Rabin, la veuve de Yitzhak.
Fils de Munio Gitaï Weinraub, Amos Gitaï reconnaît avoir été influencé par les « perceptions artistiques » de son père qui était architecte mais surtout juif, il s’était fait expulser d’Allemagne par les Nazis en mai 1933 alors qu’il étudiait au Bauhaus à Dessau, son fils en a fait un film sous forme de diptyque plus largement consacré aux deux parents entre 2009 et 2012. S’il a fait des études d’architecture et suivi les traces de son père, c’est après s’être engagé dans la guerre du Kippour en 1973, où il est blessé par un missile syrien, qu’il se lance dans la réalisation de documentaires. Rapidement, ses travaux sont marqués par des recherches théoriques et expérimentations formelles avec la caméra auxquelles il renonce dans ses œuvres consacrées à Yitzhak Rabin. Fasciné par la reconstitution d’une mémoire à partir de fragments d’histoire, Amos Gitaï entend refléter à travers des prismes artistiques aussi différents mais peu éloignés que le film documentaire, le théâtre et les arts plastiques l’impact de l’assassinat politique de l’homme d’État. Pour l’artiste, le parti pris est constant aux trois propositions, il faut installer une relation entre tous les documents qui ont servi aux recherches, à savoir la vidéo, des éléments sonores, des toiles, des sculptures de céramique, des témoignages, des correspondances… Amos Gitaï n’envisage pas une œuvre d’art sans son contexte, il écrit d’ailleurs ceci « Je comprends qu’il n’est pas possible de faire un travail artistique sans contexte. Sans contexte à la fois artistique et politique ». Alors que le film, long de près de trois heures, est un montage d’images d’archives, de manifestations, d’interviews et de scènes reconstituées par des acteurs, l’hommage continue dans une forme similaire sur les planches.
« Yitzhak Rabin : chronique d’un assassinat » a effectivement été le fait d’une seule et unique représentation le 10 juillet au soir, à l’occasion du Festival d’Avignon qui cette année plus que jamais revendique un choix de spectacles très politiques en prise avec l’actualité comme avec Les Damnés, Ceux qui errent ne se trompent pas en proposant tout particulièrement un focus Moyen-Orient avec des pièces comme Alors que j’attendais du metteur en scène syrien Omar Abusaada. Sur l’immense scène de la Cour d’Honneur et sur un mode récitatif, Amos Gitaï a mis en scène le récit de l’assassinat à partir d’une fable très factuelle saisissante de sobriété et de retenue portée par l’actrice israélienne Hiam Abbass et la française Sarah Adler, qui avait déjà collaborée avec le réalisateur en 2014 pour Tsili. Assises autour d’une table imposante qui renvoie l’image d’un bureau ministériel, les actrices semblent lire un manuscrit qu’elles ne lâchent pas, même lorsqu’elles se lèvent et ne bougent plus lors de la scène finale. Porté par une voix si grave et l’accent arabe de Hiam Abbass, le texte prend vie, résonne et se heurte à des images d’archives du fameux jour de l’assassinat de Yitzhak Rabbin ainsi que de manifestations pour et contre la réconciliation d’Israël et de la Palestine projetées sur tout le mur du Palais des Papes surmontant la scène. Noyé dans ces images silencieuses, le public est simultanément interpelé par deux musiciennes jouant du violoncelle et du piano ainsi que par un chœur foulant sans cesse une platebande de graviers pour un effet sonore tout à la fois captivant et écrasant. Poignant mais toujours esthétique et poétique, le spectacle qu’Amos Gitaï est venu présenter en personne avant la représentation n’est jamais seulement documentaire, si bien que l’hommage trouve naturellement son écho dans l’exposition présentée à la Fondation Lambert en Avignon.
Arrivé au pouvoir en tant que premier ministre et chef du parti travailliste en 1992, Yitzhak Rabin avait encouragé, conjointement avec Bill Clinton, une autonomie palestinienne à peine un an plus tard. Mais dans la foulée, bien que les accords signés par Rabin aient été historiques, les partis d’extrême droite ont déstabilisé le pouvoir et perpétré de nombreux attentats à l’encontre de Rabin. Deux mois avant d’être assassiné et remplacé par Benyamin Netanyahou qui veut maintenir Israël au contrôle permanent de la Cisjordanie, Yitzhak Rabin prévoyait un découpage de territoires palestiniens remettant en question les zones de contrôles d’Israël. Le projet n’aboutira pas, de nombreuses théories du complot ont d’ailleurs été avancées concernant le jour de l’assassinat, et le rapport qui avait réuni plus de 4000 témoignages réalisé à l’issue de l’événement n’a jamais été entièrement publié. Si la pièce de théâtre était centrée sur l’homme d’État et de paix, l’exposition mêle davantage la fiction en s’annonçant dès l’entrée comme un « geste artistique inspiré d’un événement traumatisant ». À travers trois grandes salles sombres aux fenêtres condamnées, la scénographie est répétée à l’identique sur un mode ternaire. Le plus frappant vient du fait que le public est plongé dans une ambiance sonore qui ne laisse aucune chance au silence là où l’espace lui, célèbre le vide et l’obscurité ; comme au théâtre, une tension subsiste entre documents papiers et vidéos, réels et fictionnels.
Pour faire de la mémoire un agent du changement, Amos Gitaï a couvert les murs de photographies de grands formats donnant à voir des mouvements de foules floutés en noir et blanc, toutes portent le titre de « chronique fragmentée », toutes sont une pièce d’un puzzle politique morbide. Chaque salle participe à la reconstitution de l’assassinat et fait penser à une place vide prête à accueillir une manifestation, tout en faisant répondre à ces photographies sous vitres reflétant le visiteur comme invité à prendre part au mouvement visuel et sonore, un écran géant où des images sont projetées à grande échelle. Dans ce chevauchement sensoriel, les images prennent vie et les sons deviennent visuels, véritable acteur, le visiteur est confronté à ces œuvres qui font preuves. Le rôle et la force des images est d’autant plus mis en question qu’en dessous de ces mouvements anti-Rabin et Palestine sont présentées deux vitrines dans lesquelles des petites figurines de céramique sont elles-mêmes filmées et superposées aux images d’archives, ces petits bonhommes incarnent pour leur part une marche pour la paix qui ne bouge pas, ils sont des « Demonstrators at the peace rallye ». Face à ces modèles réduits anthropomorphiques blanchâtres comme englués là, restés coincés en 1995, on est appelé à envisager la paix comme toujours possible, toujours dormante. Aux mots et beaux discours se heurtent des révolutions silencieuses, le message d’Amos Gitaï est plein d’espoir : et si les gestes artistiques devenaient aussi forts que les balles ?
À retardement, l’art pourrait ressusciter la mémoire, entamer des mouvements et face à un pouvoir qui condamne ce qu’il considère comme dissident, Amos Gitaï propose de condamner le pouvoir, d’élaborer une stratégie sensorielle et artistique totale qui changerait la réalité. À travers cet espace d’exposition, un soulèvement semble urgent face à la reconstitution de cette histoire stagnante et la monstration des étapes de dégradation de l’événement. L’artiste a conscience qu’il ne s’agit pas du plus grand conflit du monde, là où les médias se sont tus, l’art se réveille et en restitue la force symbolique. Israël n’est pas seulement un territoire en conflit permanent, c’est aussi un lieu qui a vu naître trois religions monothéistes, le judaïsme, le christianisme et l’islam, occupé par une politique de mitraillettes. Que ce soit face au film, au spectacle ou dans cet espace d’exposition, le public est certes nourri d’images, pour autant, Amos Gitaï entend faire du visiteur un interprète légitime de tous ces matériaux. Plus qu’un simple consommateur du travail de l’artiste, entre correspondances de sa mère durant la seconde guerre mondiale et photographies découpées et accolées aux murs comme des meurtrières ouvertes sur la foule, c’est au public qu’il incombe de « faire l’histoire ».
Pour venir à bout de ce triptyque, Amos Gitaï a annoncé préparer un livre qui ferait office de synthèse, parce que les mots restent. À travers tous les médiums possibles, l’artiste et réalisateur ébranle l’Histoire, nous montre des frontières poreuses entre réalité et fiction, entre les objets et les images. À une époque de mise en crise des médias et de la banalisation des conflits, pour Amos Gitaï l’art peut encore servir la résurrection de l’oubli historique. Comme disait Christian Boltanski, l’artiste peut et doit poser des questions, à la différence de nombreux philosophes, politiciens ou historiens, il est celui qui ne pense pas avoir de réponses, qui ne pose plus de questions en mots, « mais avec des émotions visuelles ou sonores ».
Amos Gitaï, « Chronique d’un assassinat annoncé », jusqu’au 6 novembre 2016 à la Collection Lambert en Avignon musée d’art contemporain, plus d’informations ici : http://www.collectionlambert.fr/7/expositions/en-cours.html
L’exposition a fait écho à la présence d’Amos Gitaï au Festival d’Avignon dans la Cour d’honneur le 10 juillet 2016 pour son spectacle intitulé « Yitzhak Rabin : chronique d’un assassinat »
Avignon IN 2016 « Les Damnés » : Ivo van Hove fait trembler la Cour d’Honneur
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Après vingt-trois ans d’absence au Festival d’Avignon, la Comédie-Française signe son grand retour dans une adaptation du scénario de Visconti « Les Damnés » mis en scène par Ivo van Hove. Dès les premières minutes de la représentation, le pari est gagné, les comédiens sont au sommet et la mise en scène n’en est pas moins grandiose de beauté et d’intensité.
La pièce se déroule sur un immense plateau orange surmonté d’un écran presque aussi grand qui, comme Ivo van Hove en a l’habitude, va servir tout le long à projeter et des images d’archives, et à mettre en abyme ses personnages. Prenant place autour du plateau central, les comédiens se changent à vue, alors que l’espace scénique grouille de petites actions simultanées, chaque personnage est filmé en gros plan et un portrait nous en est fait sans qu’il n’y ait de conflit entre ce que la scène et l’écran nous montrent. Nous sont ainsi présentés les personnages de la famille Essenbeck, grande bourgeoisie industrielle allemande fortunée grâce à son entreprise de sidérurgie qui lors de la montée du nazisme ne verra d’autre possibilité que de servir le pouvoir, croyant sauver la dynastie familiale.
À partir de ces présentations qui donnent à voir les griefs de chacun envers les autres et laissent une tension glaciale qui restera jusqu’à la fin du spectacle, Ivo van Hove parvient à dire l’horreur du régime, et la cruauté de ces individus. Dans cette lutte de pouvoir marquée par une montée du nazisme suggérée par des figurants et des images comme le Reichstag en feu et les grands autodafés de 1933, des personnages se démarquent. Le fils de la Baronne Sophie (Elsa Lepoivre) qui se retrouve au cœur du conflit familial, Martin (Christophe Montenez), s’impose rapidement comme le personnage le plus sombre de l’intrigue, que ce soit dans sa démarche ou ses penchants incestueux et morbides. Dans un chaos qui évolue à l’image du nazisme, des questions comme la collaboration forcée ou inconsciente de l’industrie en temps de guerre sont abordées, vers une pensée plus globale de notre actualité. Le recours du metteur en scène à la vidéo, loin de continuer le film de Visconti sur scène et d’envahir le jeu des comédiens, est maîtrisé et saisissant comme lorsqu’elle décuple la présence scénique des personnages ou qu’elle accompagne la marche funèbre de chacun des membres de la famille vers sa tombe. Car l’une des créations les plus saisissantes de cette mise en scène vient de la disposition de tombes en ligne le long de la scène, toutes ouvertes, elles annoncent la mort de ceux encore debout sous nos yeux. D’une façon habile et toute à la fois brutale le spectateur est confronté à l’idée de la mort que l’écran viendra amplifier étant donné que chaque mise au tombeau sera filmée en gros plan, donnant ainsi à voir les visages révulsés des personnages effrayés.
En suivant le film de Visconti mais en misant sur une esthétique aussi sobre, Ivo van Hove interroge le mal avec d’un côté les loges des comédiens se préparant à vue, et de l’autre ces tombes avec les personnages, mourant de même à vue, comme si le sens de lecture d’une telle soif de pouvoir en ces temps de nazisme était fatalement celui qui se dessine sous nos yeux. Pris entre la verticalité de l’écran et l’horizontalité de la scène, les comédiens sont sidérants et n’étouffent jamais derrière des procédés aussi esthétiques brutaux que la scène finale. Par le prisme de la famille Essenbeck et de l’annonce du patriarche qui décide en dépit de son opposition à Hitler de s’y rallier pour sauver l’entreprise sidérurgique, la montée du national socialisme reste toujours manifeste.
Jusqu’à la dernière image qui heurte le spectateur de plein fouet et fait trembler la Cour d’Honneur, Ivo van Hove se hisse à nouveau au sommet et propose une mise en scène d’une sublime cruauté interpelant le public quant à sa bouillante actualité. Les raisons qui poussent les industriels à se rallier au pouvoir sont peut-être diverses et irréductibles à un seul discours émanant du contexte du nazisme mais quoi qu’il en soit en temps de conflit, comme l’écrivait Primo Levi, « Ceux qui sont dangereux, ce sont les hommes ordinaires, les fonctionnaires prêts à croire et à obéir sans discuter« .
Les Damnés, d’après le scénario de Luchino Visconti, Nicola Badalucco et Enrico Medioli, avec la troupe de la Comédie-Française : Sylvia Bergé, Éric Génovèse, Denis Podalydès, Alexandre Pavloff, Guillaume Gallienne, Elsa Lepoivre, Loïc Corbery, Adeline d’Hermy, Clément Hervieu-Léger, Jennifer Decker, Didier Sandre, Christophe Montenez, Sébastien Baulain, Basile Alaïmalaïs.
Festival d’Avignon, Palais des Papes, 84000 Avignon, 04 90 14 14 14, jusqu’au 16 juillet, durée 2h10.
Du 24 septembre au 13 janvier 2017 à la Comédie-Française.