Denis Villeneuve met le feu aux poudres
Le réalisateur québécois adapte la pièce de Wajdi Mouawad, Incendies, au cinéma. Pour le meilleur. On en oublierait presque le texte d’origine.
« Jeanne, Simon, où commence votre histoire ? ». C’est ce qu’écrit à ses enfants Nawal, une libanaise expatriée au Canada, et qui a passé sa vie à cacher ce qu’elle a vécu à sa progéniture. C’est un peu aussi l’histoire de la pièce d’origine, et du film de Denis Villeneuve, cette interrogation.
A la mort de Nawal, les jumeaux Jeanne et Simon se retrouvent en effet en possession de deux lettres. L’une à remettre au père, qu’ils ne connaissent pas et qu’ils croyaient mort. L’autre à remettre au frère, dont ils ne soupçonnaient pas l’existence. Commence alors une quête initiatique qui passe par la découverte du passé de la mère pour réussir à remonter à ces deux êtres dont ils ignorent tout.
Le but de cette remontée vers leurs origines : mettre un terme à la colère et au silence qui rongent leur famille. Comme toujours chez Mouawad, petite et grande histoire sont toujours mêlées. Eclaircir la première, c’est aussi réaliser une mise en abyme de l’histoire houleuse de leur pays d’origine, le Liban.
Au théâtre, c’est l’opus de la Trilogie (Littoral – Incendies – Forêts) le plus clairement historique, peut-être le plus complexe sur ce point, mais aussi dramaturgiquement parlant, le moins réussi. La faute à quelques longueurs, quelques dialogues moins enlevés, une certaine lourdeur qui n’est pas que celle du poids de la situation. Le cinéma de Villeneuve – dont l’un des précédents films, Polytechnique, revient sur le massacre opéré à l’école de Montréal le 6 décembre 1989, et que Mouawad évoque, d’ailleurs, dans sa pièce Forêts – donne toute son ampleur à ce texte.
Si au départ le cinéaste reprend presque mot pour mot le texte du dramaturge, il s’en éloigne très vite et se l’approprie complètement. Pour quelqu’un qui n’a pas lu le texte, difficile de croire à la mise en scène au théâtre de cette histoire. Et pour qui l’a lue, c’est au contraire une évidence. Il y avait déjà tout dans la pièce. Et notamment la multiplicité de lieux et d’époques, avec lesquels Mouawad aime jouer.
On notera également dans l’adaptation la puissance de l’interprétation des deux femmes du film. Et plus particulièrement celle de Nawal, jouée par Lubna Azabal, et qui parvient à ne jamais tomber dans le pathétisme facile et l’attitude d’héroïne tragique. Cela, même si la tentation est grande, si l’on se réfère à la succession de drames que le personnage va connaître. Et c’est là qu’on perçoit aussi la qualité de l’adaptation de Villeneuve. Car la frontière chez Mouawad entre le lyrisme qui pourrait être dégoulinant et la beauté tragique, l’émotion véritable, est souvent fine mais jamais dépassée. C’est la même chose dans sa version cinématographique : le fond sonore (du Radiohead parfois presque assourdissant), les plans lents, souvent le silence, donnent de l’intensité et pas du larmoyant au propos.
Des regrets ? Il y en a forcément. Le choix de certaines ellipses par exemple rendent la narration moins fluide que dans la pièce. Alors qu’elles sont censées simplifier au contraire la compréhension. L’une d’entre elles, liée au fils, nuit même à la fin à la logique et à la force du film. Il n’y a pas d’incohérences dans la pièce de Mouawad (affirmation loin de toute idolâtrie, c’est promis). Il y en a dans le film de Denis Villeneuve. Par exemple, le réalisateur rend le notaire qui accompagne les enfants complice du secret de Nawal. Difficile de comprendre cette décision, qui n’apporte rien au déroulement de l’histoire. On pourrait la justifier en se disant que le personnage ne dévoile pas ce qu’il sait car c’est aux enfants de réaliser eux-mêmes leur voyage initiatique s’ils veulent comprendre et grandir. Mais avait-on réellement besoin de ce coup de stabilo sur une symbolique qui est tout de même assez claire ? Pas sûr…
Littoral avait déjà été adapté, par son auteur himself. J’aimerais savoir si avec succès, mais n’ai pas encore eu l’occasion de le voir. Incendies en a suivi le chemin. On attend désormais de pouvoir voir sur les écrans Forêts. Il y aurait là aussi matière à s’amuser en brassant drames familiaux et historiques. En attendant, il n’y a plus qu’à chercher les salles où aller voir le deuxième opus, à partir du 12 janvier.
http://www.youtube.com/watch?v=qpd9J-hDnpI