De l’amphore au conteneur : une longue traversée à fond de cale
« De l’amphore au conteneur », c’est la promesse d’un beau voyage qui pourrait nous emporter et nous faire rêver par-delà les océans. En effet, joli thème que celui de la traversée en mer, de ces navires chargés de marchandises apportant avec eux des saveurs nouvelles, fruits des échanges commerciaux entre les Occidentaux et les nouveaux territoires découverts. C’est donc à une véritable expédition que le musée national de la Marine nous invite : des galères antiques et ses amphores emplies d’huiles et de miel, jusqu’aux armateurs contemporains, l’évolution technologique et technique est impressionnante. Malheureusement, ce long périple manque parfois de pertinence et peine finalement à convaincre.
Pourtant, l’exposition – présentée sous un jour chronologique – débute brillamment avec une petite salle intimiste intitulée « L’âge de l’amphore ». Dans une atmosphère tamisée, sont exposées des reconstitutions et maquettes de navires de commerce. L’Empire romain et sa capitale notamment, dont la population affleure le million d’habitants, développe un système d’échanges commerciaux très productif et prolixe : au port d’Ostie, arrivent alors quantités de marchandises que les Romains font venir des territoires qu’ils ont conquis. Bien sûr, pour ces grands acheminements de vivres, seules les amphores n’étaient pas utilisées ; mais les tonneaux ou autres contenants de nature plus fragile et putrescible, sont rarement retrouvés par les archéologues. Ainsi, « L’âge de l’amphore » ne constitue pas un parti-pris réducteur et qui abuserait de poncifs : c’est avant tout la réalité matérielle qui se trouve exposée, une réalité avec laquelle il faut apprendre à composer.
Et malgré ces limites évidentes, vestiges et reconstitutions trouvent habilement leur place : ici, un plâtre d’un bas-relief figurant un « navis oneraria » trouvé à Sidon entre 27 avant J.-C et 476 après J.-C, côtoie des restes archéologiques d’amphores disposés astucieusement à même le sol. De ce jeu de volumes et d’espaces, résulte une entrée en matière fort réussie et dynamique. La curiosité et l’envie de découverte quant au reste du parcours est pour le moment, bien présente.
Puis, une impressionnante reconstitution d’une cargaison de navire étrusque vers 500 avant J.-C, nous enjoint à continuer la visite. Assez vaste, la salle n’est pas saturée d’objets et laisse le visiteur aller librement d’une œuvre à l’autre. Au milieu de tous ces restes archéologiques, la volonté ludique des commissaires d’exposition – Agnès Mirambet-Paris et Didier Frémond – est visible : des films d’animation et jeux d’apprentissage pour les plus jeunes visiteurs, sont disposés tout le long du parcours. Le premier d’entre eux – auxquels les adultes peuvent aussi prendre part – propose une maquette de cale de bateau qu’il faut remplir d’amphores : l’objectif étant de comprendre que l’agencement d’une cargaison ne répond pas au hasard, mais bien à une logique complexe et organisée. Dans un autre genre, le visiteur peut mettre à l’épreuve ses talents olfactifs : en soulevant les trappes de panneaux en forme de jarre, il faut deviner ce que ces dernières transportent. Bien pensés et d’un réel intérêt pédagogique, ces modules s’intègrent parfaitement au parcours de l’exposition – ce qui n’est malheureusement pas le cas des vidéos.
Mais avant de quitter cet espace en forme de prélude, une belle collection d’amphores à vin, saumure et huile d’olive est présentée. Même si la vitrine n’est qu’une « évocation de l’épave ALERIA 1 découverte en 2013 » selon le cartel, la contemplation de ces ersatz archéologiques n’en reste pas moins captivante, puisqu’ils servent à la compréhension du propos et nourrissent agréablement notre imagination.
Mais dès la troisième salle – « Arles, un grand port à l’époque romaine », tout l’intérêt des salles précédentes retombe soudainement et sombre dans des clichés muséographiques sans fond et sans saveur. En effet, la présence d’éléments ludiques est une idée fort louable ; mais à trop vouloir mettre l’accent sur l’intérêt des plus jeunes, le rendu est approximatif et s’enlise dans une esthétique écœurante. Les couleurs de certains modules – pourtant disséminés par touches, sont criardes et dénotent avec les reste : aux murs bleus et violets foncés, se superposent des bancs d’un orange bien trop vif, qui focalise notre attention première. Les vidéos quant à elles, sont très présentes et laissent sur leur passage un concert de voix un peu trop enjouées, qui finit par saturer l’espace de certaines salles. A les entendre, on s’attend plus volontiers à une histoire du Père Castor, qu’à celle des navires de transports marchands.
Outre une muséographie discutable, cette troisième salle est aussi d’un intérêt scientifique qui questionne. Alors qu’une vitrine entière est dévolue à une magnifique collection d’amphores, de col d’amphores et de bouchons trouvés à Arles durant les fouilles du Rhône, deux aquarelles brisent soudain la magie : que viennent faire ici, ces deux œuvres de la fin du XXème siècle de François Poulain? Et d’ailleurs cet artiste, qui est-il ? On n’en saura pas plus de la part des cartels ; d’ailleurs, en a-t-on vraiment envie ? Car à ce stade du parcours, la pertinence d’un tel accrochage est caduque ; brusquement tiré d’une rêverie parmi les ruines antiques, ce retour brutal à l’ère contemporaine est amer. Ici, ces aquarelles cassent la fluidité et l’intelligence du propos : scientifique jusque-là, on bascule alors dans des manipulations d’objets et d’œuvres incertaines, destinées plus à combler les vides qu’à construire semble-t-il, une véritable argumentation.
Et si cette salle présageait du pire, il n’est effectivement pas loin. Sur le mur de la section suivante, s’affiche une reproduction en couleur de l’enluminure Le commerce du sel au Moyen-Âge, plus digne d’une esthétique kitsch que des cimaises du Musée de Cluny. Reproduite à taille humaine et associée aux couleurs déjà douteuses de la muséographie, la vision est pour le moins déroutante. Pourtant d’une belle qualité dans son environnement et sa taille d’origine, cette enluminure perd ici toute sa superbe. Malgré tout, il convient de faire abstraction de ce décor : il est ici des œuvres et objets qui méritent amplement d’être appréciés.
Nous voici à présent, transportés dans les derniers siècles du Moyen-Âge, parmi tous ces navires d’horizons géographiques hétéroclites que sont les galées, les cogues et les hourques. Et c’est un flux intense de transports marchands qui s’organise entre la mer Baltique et la Méditerranée : dans les provinces du Nord, la « Hanse » s’impose comme l’une des compagnies clefs du commerce en Europe grâce aux multiples comptoirs dont elle dispose. Vins, épices, bois ou toiles font partie de ces marchandises très prisées dont elle fait le transport. Tandis qu’au Sud, Venise et Gêne sont les deux pôles prépondérants du commerce maritime européen depuis le XIIème siècle.
Cependant, c’est probablement la section axée sur les XV et XVIIIème siècles qui offre la contemplation la plus captivante, tant dans son esthétique que dans sa diversité. A cette époque, de nouvelles voies maritimes sont exploitables et permettent de commercer avec le « Nouveau continent », les Antilles ou encore l’Asie qui offrent quantité de produits dits exotiques : cacao, épices nouvelles, café, autant de saveurs inconnues qui nourrissent le goût, l’esprit mais surtout l’économie, avec la création au XVIIème siècle, des compagnies des Indes européennes, anglaises et hollandaises. Mais l’impact financier de ces nouvelles transactions ne s’arrête pas là : par leur rareté, il est courant que les prix de ces produits d’importation s’envolent et que les navires marchands soient les garants d’importantes sommes d’argent à acheminer ; une catastrophe pour l’économie s’ils venaient à s’abîmer en mer.
Ainsi, l’impressionnante série de manuscrits présentant l’évolution des cartes navales, des instructions de navigation et des récits de voyages, témoigne de cette attention particulière pour ces nouveaux chemins d’expéditions et leurs dangers potentiels. Parmi eux, on appréciera particulièrement le manuscrit illustré de Lucas Janszoon Waghenaer : Du miroir de la navigation de la mer orientale, paru en 1590.
Plus loin, nichées dans les nombreuses alcôves propres à la spécificité architecturale du musée, sont accrochées de magnifiques estampes de vues de navires et de ports hollandais, dont la Perle et l’Aigle à deux têtes ; ou encore ce vaisseau de la compagnie néerlandaise des indes orientales vers 1652-1654, La Salamandre. Deux toiles du Port d’Amsterdam dans la seconde moitié du XVIIe de Ludolf Backhuysen et du Port de Lorient en 1972 de Pierre-Louis Ganne (d’après Jean-François Hué), complètent la section de façon pertinente.
Puis, un tableau d’Achille Leboucher et Charles Rauch intitulé La famille du duc de Penthièvre en 1768, dit La tasse de chocolat, constitue une véritable mise en valeur du bouleversement des habitudes alimentaires induites par la commercialisation de ces denrées nouvelles. Dans la même veine, les planches illustrées des coques de cacao, de café et de poivre de François-Pierre Chaumeton et Michel-Etiene Descourtilz sont absolument sublimes ; tout comme les estampes décrivant le transport fluvial à Paris au XVIIIème siècle, alors que les produits exotiques arrivant dans les ports français, étaient mis en vente publique et achetés par des marchands parisiens.
Mais une fois encore et malgré la beauté indéniable de certaines œuvres, la confusion et le manque de cohérence nous rattrapent : là, dans deux vitrines, sont présentés des lingots d’or, de zinc et de plomb dans une disposition d’un illogisme bouleversant – à moins que dans une volonté ludique, le jeu soit de retrouver où se cache l’objet décrit. Alors, l’incompréhension nous saisit : deux lingots d’un matériau identique sont disposés sur la même étagère, mais à deux côtés opposés, instaurant par là même une redondance de cartels inutile. Il en est de même pour les nombreuses porcelaines et cafetières, par ailleurs de bonne facture, rangées dans un ordre chronologiquement anarchique : malheureusement, on passe plus de temps à remettre les pièces dans le bon ordre qu’à les admirer pour elles-mêmes.
Enfin, une autre vitrine interpelle : elle contient un herbier qui présente au visiteur, des bâtons de cannelle et des grains de poivre dans des bocaux en verre. Manquait-il à ce point d’œuvres pertinentes pour que l’on soit obligé d’avoir des bâtons de cannelle sous les yeux, érigés de manière quasi-sacrée sous une cloche de verre protectrice ? Certes, il s’agit de l’Ensemble d’échantillons botaniques provenant du droguier général de l’école de médecine navale de Rochefort. Mais là encore, où est la pertinence : alors que la section propose un voyage au cœur du XVI et XVIIIème siècles, la plupart des objets censés illustrer la période est tout bonnement hors chronologie, datant en grande majorité du XIXème siècle.
Mais vient le moment de passer de l’autre côté de ce vaste espace dévoué à l’exposition. Alors, le parcours reprend de l’intérêt : ici, moins de couleurs criardes et moins de vidéos. Paradoxalement, ce qui semblait vouloir créer le dynamisme avec une atmosphère colorée et sonore, tendait plutôt à annihiler la qualité de l’exposition. Débarrassée de ces artifices, elle gagne en profondeur et en qualité.
C’est donc l’heure du grand changement : au XIXème siècle, les échanges s’intensifient et gagnent en productivité. Déjà, le canal de Suez qui s’ouvre en 1869, inaugure une nouvelle ère en facilitant l’accès vers l’Asie ; et de nouveaux navires marchands – les clippers –, se chargent de transporter de plus en plus rapidement, denrées alimentaires et matériaux précieux. Enfin, le port du Havre en France – immortalisé par Edouard-Marie Adam, avec Navires entrant au Havre derrière un remorqueur –, tient une place toute particulière dans les relations entre l’Amérique et l’Europe : spécialisé dans le commerce du café, il s’agrandit par la suite pour servir au stockage des nombreuses cargaisons de cacao, de coton ou de thé qui transitent sur le continent.
Malgré tout, les coques de cacao comptent parmi les produits les plus à la mode chez les consommateurs. En témoigne la section dévolue au chocolat Menier : affiches publicitaires, tablettes dans leur emballage d’origine, et petits objets de collection à l’effigie de la marque, rien ne manque dans cet encart récréatif aux accents gourmands.
Pourtant, dès la fin du XIXème siècle, l’évolution et le perfectionnement technologiques se font de plus en plus pressant. Plus question de naviguer avec des voiliers obsolètes ; les machines à hélices, ainsi que les machines à vapeur ont à présent conquis l’océan. Malgré tout, la concurrence est rude, et il faut aussi compter avec les mutations du chemin de fer : désormais, les voies maritimes seront en priorité destinées au transport des produits de l’industrie – charbon, minerais, bois – et des vivres non périssables – maïs, blé ou sucre.
Et au tournant du siècle, surgit le drame de la Première Guerre mondiale, puis le choc de la grande crise de 1929. Exsangue, la France perd peu à peu sa place dans le marché international et se tourne vers ses colonies marocaines, algériennes et tunisiennes. Ici, il semble que la muséographie suive la dramaturgie contextuelle de l’époque : l’atmosphère se veut plus sombre, moins enfantine et les coloris trop francs ont disparu ; des photographies de manutentionnaires sur les docks, des cartes postales et affiches des compagnies maritimes, les remplacent maintenant dans les vitrines.
Dans cet espace, de nombreuses maquettes sont aussi exposées. On s’arrêtera notamment avec un plaisir non dissimulé, sur ce modèle-coupe très impressionnant du Paraguay réalisé pour l’exposition universelle de 1889, et qui détaille chaque partie de ce paquebot-poste destiné au service de l’Amérique du Sud. Autre curiosité, l’exposition propose un panel intéressant d’outils destinés au déchargement des livraisons : crocs à débarder et à décoller, caisses à thé, raclettes à grains ou encore balances, plantent à eux seuls un décor qui semble décrire la rudesse manifeste des conditions de travail sur le port. Le plus surprenant restant tout de même ce magnifique Panorama des navires de la marine marchande au XXème siècle, qui en un mur entier de maquettes toutes plus détaillées les unes que les autres, retrace la grande aventure du commerce maritime du siècle dernier.
Enfin, la dernière section de ce long parcours s’ouvre sur un couloir bercé par une bande-son feutrée et étrange : pris entre le bruit d’un sous-marin et d’une musique d’ambiance, le mélange contraste avec l’atmosphère des salles précédentes. D’ailleurs, la contradiction n’est pas que muséographique. En effet, il y a là un parti-pris antagoniste à la qualité objectivement détachée que se doit d’avoir un propos scientifique : ce couloir, ce n’est que du sponsoring déguisé. Visite de la société Louis-Dreyfus Armateurs – mécène du musée depuis 2009, inventaire des métiers à découvrir, murs tapissés de vidéos et de photographies du navire Léopold LD – appartenant donc, à la société Louis-Dreyfus.
Puis, dans le fond, se dresse une petite vitrine contenant un nounours, une chaussure de la marque Converse, un I-Pod et d’autres objets d’un prosaïsme à faire pâlir. Telles sont les marchandises que l’on transporte à présent dans nos amphores modernes. Certes. Mais à ce titre, on se dit finalement que les bâtons de cannelle de l’école de médecine navale de Rochefort, étaient hautement plus signifiants, c’est dire.
L’exposition se clôt donc sur les conteneurs – créés en 1956 par l’Américain Malcolm Mac Lean – et leurs vastes dimensions s’adaptant à notre société consumériste pour emmagasiner toujours plus, et toujours plus vite. La réalité économique du marché saute ici aux yeux, bien plus que dans les salles précédentes ; la muséographie ingénieuse de cette salle y est probablement pour beaucoup : entouré de ces boîtes immenses, on se sent telle une marchandise prête à être livrée dans les plus brefs délais.
Au final, que dire de cette exposition qui ressemble davantage à un cabinet de curiosité, qu’à un parcours intelligible et structuré ? Probablement que les bornes chronologiques trop étendues – 2000 ans de commerce maritime, n’ont fait que desservir le propos au lieu de le nourrir ; car dans cette volonté manifeste de richesse et diversité, on se perd parfois sans trop savoir où se raccrocher.
Alors qu’il faudrait accorder toute notre attention aux magnifiques estampes, aux manuscrits illustrés, aux maquettes de navires marchands et aux vestiges archéologiques, la profusion d’œuvres et d’objets sature le regard bien plus qu’il ne le satisfait. Si en ce sens, la muséographie parfois contestable n’aide pas, la douloureuse impression que certaines pièces n’existent que pour combler les vides, demeure tout au long du parcours. Au fond, si quelques agréables découvertes sauvent le tout du naufrage, il s’en est fallu de peu.
Thaïs Bihour
« De l’amphore au conteneur » – L’exposition se tient jusqu’au 28 juin 2015 au Musée de la Marine,1 Place du Trocadéro et du 11 Novembre 75116 Paris – Métro Trocadéro (lignes 6, 9). Plus d’informations sur www.musee-marine.fr