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« Eros Hugo » : l’intime énigme d’une pudeur ardente

Affiche de l’exposition Eros Hugo. Entre pudeur & excès, Maison Victor Hugo
Affiche de l’exposition Eros Hugo. Entre pudeur & excès, Maison Victor Hugo.

« Les poètes n’ont pas la pudeur de ce qu’ils vivent : ils l’exploitent. », écrivait Nietzsche*. Pourtant, c’est à un tout autre récit que se livre la Maison Victor Hugo dans cette exposition consacrée au grand homme de lettres. Entre pudeur et excès, ce sont justement les faces multiples des liens tissés entre l’œuvre littéraire et l’intimité de l’homme : une vie sexuelle vivante, complexe et frénétique, a contrario de ses écrits chastes et pudiques, où l’amour se veut sensuel, mais jamais explicitement charnel. Et parfois, quand l’excès et la passion s’immiscent dans les lignes de ses romans, c’est une extraordinaire puissance qui se libère, mais sans jamais sombrer dans le versant licencieux ou pornographique. Alors assurément, si Hugo vit des passions amoureuses et sexuelles exaltées, il ne les exploite pas le moins du monde, au contraire même, il les farde souvent.

Le pari de cette exposition – au demeurant fort réussie – est donc véritablement risqué : d’une part, il s’agit de naviguer habilement entre les poncifs sur la vie sexuelle d’Hugo ; ensuite, il faut parvenir à construire des ponts entre intimité, littérature, création plastique et histoire des mœurs du temps, sans jamais se perdre dans un discours trop hermétique ; enfin, il convient d’adopter justement, un parti pris « entre pudeur et excès » : montrer des œuvres érotiques, voire parfois au-delà – dérangeantes et violentes, tout en justifiant ce choix qui pourrait vite tourner au scabreux injustifié. Force est de constater que le commissaire Vincent Gille, se tire fort bien de ce sujet si délicat à traiter. Attention toutefois, si la monstration de ces images se justifie ici et sont replacées judicieusement dans un discours historique et scientifique, certaines ne sont pas à destination d’un jeune public.

Prise dans cette impétuosité charnelle, la muséographie se fait d’ailleurs héraut de cette ambiguïté des sentiments : elle est à la fois calme et fougueuse. Aux tons bleus et violines de la première salle, succèdent des murs aux couleurs flamboyantes, orangées et vermeilles. Ainsi, à la douceur des patientes amours entre Hugo et sa femme Adèle Foucher, répondent les passions qu’il vivra avec Juliette Drouet, Léonie Biard et Blanche Lanvin.

Boulanger Louis, Claude Frollo et la Esméralda, 1833 ; Maison Victor Hugo. © Maison de Victor Hugo / Roger Viollet.
Boulanger Louis, Claude Frollo et la Esméralda, 1833 ; Maison Victor Hugo. © Maison de Victor Hugo / Roger Viollet.

La première salle s’ouvre avec les années 1820 – 1832, alors que le jeune Victor Hugo se fiance en secret avec celle qu’il connait depuis sa plus tendre enfance. Hanté par le souvenir malheureux du couple conflictuel formé par ses parents, il s’impose – ainsi qu’à sa future épouse, un idéal amoureux intransigeant, où chacun devra rester vierge jusqu’à l’autel. De ces amours graves mais néanmoins heureuses, naîtra l’expression d’un désir qui ne pourra s’épanouir qu’au fil de ses romans : les pages de Notre-Dame de Paris sont emplies de cette violence, où la belle Esméralda est désirée, emprisonnée puis exécutée. Cette manifestation littéraire du charnel qui ne peut s’exprimer au dehors, est ici richement exposée : ainsi, les planches gravées de Dominique Vivant-Denon pour le roman Le Moine de Mathurin Lewis, plongent le visiteur dans l’atmosphère romanesque gothique de la fin du XVIIIème siècle. Comme un écho, les illustrations de Louis Boulanger pour Notre-Dame de Paris leur répondent : de la jeune Antonina persécutée et violée par Ambrosino, à Claude Frollo séquestrant Esméralda, s’étalent sous nos yeux des affections contrariées, cruelles et oppressantes.

Corot Jean-Baptiste, Marietta, l’odalisque romaine, 1843, Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris. © Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris
Corot Jean-Baptiste, Marietta, l’odalisque romaine, 1843, Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris. © Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris

Plus tard, les années 1829 – 1851 amorcent la rupture du carcan moral dans lequel Hugo s’était enfermé : le recueil des Orientales et la pièce de théâtre Hernani, ouvrent une brèche qui n’aura de cesse de s’accroître. Le couple soudé qu’il formait avec Adèle se brise ; alors qu’elle s’éprend de Sainte-Beuve, Hugo succombe aux charmes de Juliette Drouet. Sa vie intime relève dès lors d’une succession d’excès : il côtoie actrices et courtisanes, passe ses nuits dans les bals ou les loges des théâtres, cherche les faveurs sexuelles d’autres femmes pour tromper sa maîtresse, allant même jusqu’à séduire Alice Ozy, une jeune comédienne dont Charles Hugo – son fils – est tombé amoureux.

De cette vie intime devenue plus trouble face à la sagesse de ses jeunes années, Vincent Gille propose une lecture intelligente, à deux versants : aux métaphores de la passion et de la femme désirée, répondent les tragédies écrites pour la scène. Ainsi, les illustrations pour les Orientales de Louis Boulanger et Achille Devéria dans une veine orientaliste, côtoient Marietta, l’odalisque romaine de Jean-Baptiste Corot, la Femme demi-nue étendue sur un lit de Théodore Chassériau, ou encore l’Etude pour l’odalisque à l’esclave de Jean-Auguste-Dominique Ingres. De même, quelques dessins et lettres manuscrites évoquent magnifiquement l’histoire d’amour complexe entre Hugo et Juliette : d’abord, la rencontre charnelle où les rapports physiques tiennent une grande place, symbolisée par une série d’esquisses érotiques représentant des scènes d’atelier de Francesco Hayez ; puis une correspondance privée, précieuse et émouvante, où la souffrance de Juliette petit à petit délaissée, se lit et se ressent.

Hugo Victor, « Sub clara nuda lucerna », plume et lavis d’encre brune sur crayon de graphite, papier vélin, 19.6 x 31.6 cm. Maison de Victor Hugo, © Maison de Victor Hugo / Roger Viollet.
Hugo Victor, « Sub clara nuda lucerna », plume et lavis d’encre brune sur crayon de graphite, papier vélin, 19.6 x 31.6 cm. Maison de Victor Hugo, © Maison de Victor Hugo / Roger Viollet.

Le second versant de cette intimité bouleversée, est abordé par le biais de la scène ; jalousie, infidélité et inceste, sont des thèmes qui traversent l’œuvre théâtrale d’Hugo dans les pièces sombres et tourmentées que sont Angelo, Le Roi s’amuse ou Lucrèce Borgia. Son attrait pour le monde du théâtre est ici abondamment illustré : du point de vue des spectateurs premièrement, de Constantin Guys peignant Deux couples dans une loge à Gavarni et son Galop du bal de l’Opéra. Puis, du point de vue d’Hugo lui-même, alors qu’il se plaît à dessiner son célèbre et récurent personnage de Maglia, un poète, philosophe et anarchiste extrêmement cynique. Le parallèle avec le Bossu Mayeux – créé par Traviès de Villiers en 1832 est d’ailleurs mis en avant, alors que leurs caractères érotiques sont véritablement perceptibles et permettent à leurs auteurs, de belles allusions sexuelles. Et de la sexualité ici, il y en a, notamment par le biais des illustrations d’Henri Monnier pour les chansons érotiques de Béranger. Si certaines sont cocasses ou mettent le rose aux joues, d’autres sont il faut l’avouer, d’un aspect éminemment plus dérangeant et questionnent les limites de l’alibi érotique ; on pensera notamment à cette vignette dans laquelle un homme d’Eglise fouette avec une mine extatique, les fesses d’un petit garçon nu.

Pour autant, au-delà de toute trivialité, c’est bien la femme qui est célébrée chez Victor Hugo. Personnage central de ses romans et poèmes, la figure féminine y est à la fois aimée, étreinte, enviée ; mais elle est aussi crainte tant elle effraye. Esclave et souveraine, elle incarne la permanence d’un désir caché qui finira par s’assouvir, de l’amour chaste de Cosette et Marius dans Les Misérables, à l’infernale Josiane se jouant de Gwynplaine dans l’Homme qui rit. Mais aussi pures ou charnelles que soient ces amours, l’évocation reste toujours le maître mot, dans une pudeur qui se refuse à dévoiler la dimension physique de corps se serrant.

Moulin Félix-Jacques-Antoine, Etudes photographiques, Amélie, tirage sur papier salé d’après des négatifs sur verre au collodion, 21 x 15.3 cm. Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la Photographie, © BnF.
Moulin Félix-Jacques-Antoine, Etudes photographiques, Amélie, tirage sur papier salé d’après des négatifs sur verre au collodion, 21 x 15.3 cm. Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la Photographie, © BnF.

Ici, photographies et croquis alternent pour célébrer la femme désirée, entre délicatesse et dévoilement. C’est ainsi qu’Amélie, modèle des Etudes photographiques de Felix-Jacques-Antoine Moulin, ébauche avec les épreuves de Julien Vallou de Villeneuve, un habile contrepoint aux carnets dessinés d’Hugo où de fugitives silhouettes nues, se couchent sur le papier. Enfin, la très belle toile de Gustave Courbet, Les amants dans la campagne, ponctue habilement ce fragile équilibre antagoniste, de l’obsession du féminin alliée à la destinée de ces couples succombant à l’amour.

Mais voici que dans la dernière salle, c’est l’explosion : l’appétence pour la chair se révèle, l’excès se manifeste sous la plume d’Hugo. Le dieu Pan de La Légende des siècles se fait messager d’un monde où tout n’est que désir et fureur ; Josiane est la femme-araignée dont Gwynplaine n’est que la proie malheureuse. Des satyres, des exaltés ivres de passion et de cruauté, poussent la frénésie jusqu’à l’animalité ; le combat de Gilliatt et la pieuvre dans Les Travailleurs de la mer, n’exprime pas autre chose que ces élans lascifs où tout n’est qu’enlacements. Hugo d’ailleurs, ne résiste pas à cet imaginaire de l’animal tentaculaire très présent au XIXème siècle : il en croque dans ses carnets, tandis qu’Hokusai en 1814, réalise l’estampe érotique intitulée Le Rêve de la femme du pêcheur.

Rops Félicien, La vrille, dessin, mine de plomb, aquarelle, 9 x 6,2 cm. © collection Mony Vibescu / photo Gilles Berquet
Rops Félicien, La vrille, dessin, mine de plomb, aquarelle, 9 x 6,2 cm. © collection Mony Vibescu / photo Gilles Berquet

Mais si Hugo semble enfin succomber à l’expression d’une sexualité plus excessive et assumée, il ne versera jamais du côté de la pornographie. En effet, si la dernière salle de l’exposition met en avant le corps puissant sculpté par Auguste Rodin pour l’écrivain, elle souligne aussi le décalage entre son œuvre et celle de ses contemporains. Chez eux, l’iconographie est obscène, sans fard. La sexualité n’est plus dans l’érotisme grisant, mais verse dans une violence dérangeante où la figure féminine est réifiée à l’extrême, prisonnière de créatures monstrueuses aux multiples verges qui incisent douloureusement la chair et le moindre orifice. Félicien Rops, très critique sur les bonnes mœurs et l’hypocrisie de la société bourgeoise, décline à l’infini des compositions où la femme n’est qu’un jouet soumis aux symboles phalliques – La poupée du satyre, où ce dernier manipule une femme-poupée comme une marionnette sexuelle en est un exemple parmi d’autres. Aussi avilissantes que soit cette imagerie, elle démontre au moins que jamais Hugo n’aura cédé à cette symbolique licencieuse, malgré toute la démesure qui lui a parfois été prêtée.

« Eros Hugo. Entre pudeur et excès », est donc une exposition riche, habile, et qui œuvre pleinement à la déconstruction d’écueils malheureusement trop répandus sur la vie intime de Victor Hugo. Si on le dit prompt à une sexualité ardente, elle ne l’est pas plus que celle de ses contemporains ; et si on le croit exempt de toute production littéraire sensuelle, il faut alors s’empresser de lire ses poèmes publiés à titre posthume. Toute cette ambiguïté, cette intrication de retenue et d’audace, est ici intelligemment déchiffrée et mise en valeur. Les parallèles entre la vie et l’œuvre d’Hugo, ainsi que les perspectives offertes avec d’autres grandes figures de son temps, font émerger une dimension méconnue et pourtant passionnante de ce grand écrivain.

Un regard éclairant sur une personnalité que tout un chacun pense connaître, mais qui recèle encore preuve en est, bien des charmes secrets.

Thaïs Bihour.

* Nietzsche Friedrich, Par-delà le Bien et le Mal, Naumann ,1886.

« Eros Hugo. Entre pudeur et excès » – L’exposition se tient jusqu’au 21 février 2016 à la Maison Victor Hugo. Plus d’informations sur http://www.maisonsvictorhugo.paris.fr/




« Artistes coréens en France » : De la lumière, naît la lumière

BANG Hai-Ja, Naissance de lumière, 2014 128,5 x 128 cm – pigments naturels sur papier © Bang Hai Ja/Jean-Martin Barbut
BANG Hai-Ja, Naissance de lumière, 2014 128,5 x 128 cm – pigments naturels sur papier © Bang Hai Ja/Jean-Martin Barbut

A l’occasion de l’Année de la Corée, le musée Cernuschi célèbre avec force et maestria la création plastique coréenne et ses artistes, prolongeant ainsi les liens tissés entre ces derniers et la France. Portée brillamment par son commissaire Mael Bellec, cette exposition rend compte de l’incroyable vitalité de la peinture coréenne qui évolue à partir des années 1950 dans les milieux artistiques français. Une collaboration qui néanmoins, en préservera toujours la sensibilité et la culture qui la rattache à sa terre natale. Assurément, il s’agit là d’un parcours riche qui captive par son habileté à disserter sur plus de 60 ans de création, sans jamais céder à la facilité, ni enfermer les artistes dans des partis pris réducteurs.

Le propos de l’exposition est en effet honnête : conscient des limites imposées par la multiplicité des artistes coréens ayant séjourné en France – plus de 300 –, Mael Bellec propose un voyage apte à susciter la curiosité, axé sur l’esthétique et la créativité, plutôt qu’une leçon revêche qui briserait le charme à coup sûr. Aussi, par son choix d’exposer uniquement des peintures, laissant volontairement de côté la photographie et les installations, il prouve remarquablement, que profusion n’est pas raison.

LEE Bae, Issu du feu, 2000 163 x 130 cm – charbon de bois sur toile © Lee Bae/D.R
LEE Bae, Issu du feu, 2000 163 x 130 cm – charbon de bois sur toile © Lee Bae/D.R

Cette sagesse se retrouve belle et bien dans la muséographie, tout en finesse et sobriété. Un choix que l’on ne peut que saluer, tant il met les œuvres en valeur pour elles-mêmes. Simplement.

L’exposition débute alors par la mise en exergue des liens tardifs que les artistes coréens ont noués avec la France. En effet, si le Japon durant l’ère Meiji (1868-1912) et la Chine républicaine (1912-1949) se sont déjà tournés vers les modèles occidentaux afin de renouveler le vocabulaire de la création en Extrême-Orient, la Corée reste quelque peu en retrait, et ce jusque dans les années 1950. Pourtant, à partir du moment où ces échanges franco-coréens s’établissent, il devient impossible de nier la vitalité et l’inventivité exaltantes de ces artistes, dont le pays était jusque-là cloisonné par un esprit conservateur et des guerres éreintantes.

C’est d’ailleurs la fin de la Seconde Guerre mondiale qui sonne le réveil de la création, ainsi que l’internationalisation des artistes coréens. Dès lors, en 1947 émerge le courant du Nouveau Réalisme, tandis que les débats artistiques opposant les réformateurs aux conservateurs, marquent l’avènement d’une nouvelle scène artistique contemporaine à Séoul.

Shim Kyung-Ja, Karma, 2012 100 x 80,3 cm - encre et couleurs sur Hanji (papier coréen) © Shim Kyung Ja/D.R
Shim Kyung-Ja, Karma, 2012 100 x 80,3 cm – encre et couleurs sur Hanji (papier coréen) © Shim Kyung Ja/D.R

Toujours soucieuse de dresser des ponts entre la Corée et la France, l’exposition met en lumière l’influence de l’Ecole de Paris sur ces artistes venus se familiariser avec les techniques occidentales. Pour certains, comme Park Seo-Bo ou Kim Whanki, dont les personnalités artistiques sont déjà très affirmées, l’expérience française relève plus d’un regard sélectif sur des techniques et motifs supplémentaires, que d’un véritable bouleversement. D’autres en revanche, tels Rhee Seund-Ja, Lee Ungno ou Bang Hai-Ja, marquent leur intérêt pour l’abstraction lyrique qui se développe à Paris dès la fin des années 1940, en opposition avec l’abstraction géométrique et le constructivisme.

Pour autant, même si ces échanges avec l’Occident favorisent certaines influences, tous ces artistes coréens ne cesseront d’élaborer leur propre processus de création. Chez Kim Guiline, proche du mouvement Supports/Surfaces, cette recherche créatrice s’incarne entre présence et absence, perceptible dans le monochrome Visible, Invisible. De même, chez Chung Sang-Hwa, l’irrégularité de ses toiles et leurs effets de transparence, résultent d’un travail minutieux où des feuilles de papier sont peintes puis déchirées une à une.

Outre ce sentiment d’attraction et de distance remarquable chez certains artistes, leur art est aussi profondément marqué par la guerre qui oppose entre 1950 à 1953, la République de Corée à la République populaire démocratique. Il devient nécessaire, alors, de trouver des motifs aptes à conjurer l’oppression et la douleur ; Park Seo-Bo, pris par cet impérieux besoin, esquissera dans ses toiles, des formes ténébreuses mimant des poumons éreintés, noircis par les heures sombres du conflit.

Kim Guiline, Visible, Invisible, 1977, 200 x 170cm – huile sur toile, © 1982-2015 KUKJE GALLERY (http://www.kukje.org)
Kim Guiline, Visible, Invisible, 1977, 200 x 170cm – huile sur toile, © 1982-2015 KUKJE GALLERY (http://www.kukje.org)

Puis, vient le temps de dévoiler toute la créativité et les partis pris individuels de la nouvelle génération d’artistes coréens, qui dès la fin des années 1960, ne perçoit plus la France – et même l’étranger, comme un terrain privilégié d’inspiration. En effet, les techniques et la renommée acquises par leurs prédécesseurs, constituent un socle solide à même de nourrir leur réflexion artistique. Dès lors, les échanges avec l’Occident ne répondent plus qu’à des envies ou initiatives personnelles de la part des artistes, et renforcent bien souvent leur sentiment d’appartenance au pays originel : confrontés à une forte différence de culture, ils multiplient dans leurs toiles les allusions à la Corée, notamment par le biais des matériaux et de la gestuelle.

Ainsi en est-il de Lee Bae et de ses œuvres entre transparence et contrastes, compositions en noir et blanc où l’encre créée à partir de suie et de charbon, vient se superposer à la trame de la toile. Pour Yoon-Hee, l’œuvre d’art est incarnée par le mouvement, par le geste produit non pas sur la toile, mais autour d’elle pendant la création : de là, émergent des œuvres sensibles et irréelles, où la matière coule en fines larmes de pigments colorés. Remarquable, enfin, ce travail méticuleux porté par Won Sou-Yeol dans des compositions où la peinture est étirée jusqu’aux limites de la toile, composant des stries en reliefs rehaussées une par une à l’encre noire.

Lee Ungno, Poème de Yulgok et poème de Sin Saimdang, 1975 139 x 60 cm – couleurs sur Hanji (papier coréen) © Lee Ungno Museum - Daejeon
Lee Ungno, Poème de Yulgok et poème de Sin Saimdang, 1975 139 x 60 cm – couleurs sur Hanji (papier coréen) © Lee Ungno Museum – Daejeon

S’ouvre alors la seconde partie de cette exposition, orientée vers un axe thématique : existe-t-il, en substance, une identité plastique Coréenne ? Si la réponse est évidemment affirmative, les œuvres exposées ne peuvent recouvrir toute la complexité d’un tel sujet : mais en délimitant clairement trois axes de cette identité plastique – la calligraphie, la valorisation des processus créatifs et le rapport aux matériaux –, il y a de la part du musée Cernuschi, une modestie à avouer que, parfois, il est simplement nécessaire de faire des choix. De cette manière, le parcours laisse place à la découverte, à l’onirisme et à l’émotion.

Ainsi, on se laissera bercer par les œuvres calligraphiées de Lee Ungno, dont l’intrigant Poème de Yulgok et poème de Sim Saimdang, alliance parfaite entre geste et poésie ; on contemplera les célèbres gouttes d’eau en trompe-l’œil de l’artiste Kim Tschang-Yeul, habile jeu de relief et de mise en valeur de l’écriture sur la toile. Et dans cette attention particulière donnée au support perçu comme la matière même de l’œuvre, on s’arrêtera, surpris, devant la technique utilisée par Yun Hyong-Keun dans Burnt Umber et Ultramarice # 209, alors que l’artiste laisse infuser ses pigments directement dans la trame de la toile.

Lee Bae, Sans titre, 2015 163 x 130 cm – acrylique médium, charbon de noir sur toile © Lee Bae/D.R
Lee Bae, Sans titre, 2015 163 x 130 cm – acrylique médium, charbon de noir sur toile © Lee Bae/D.R

L’exposition s’achève avec l’artiste Bang Hai-Ja et son incroyable travail sur la clarté et l’éclat : Naissance de lumière, tel est le titre de cette œuvre fascinante pouvant être admirée des deux côtés, drapée de couleurs flamboyantes, et qui matérialise à elle seule tout le dépassement et la créativité dont sont porteurs ces artistes coréens contemporains.

Sans conteste, « Artistes coréens en France » est une exposition des plus remarquables, mêlant habilement rigueur historique et songe séduisant. A l’instar de « L’école de Lingnan » précédemment portée par le musée Cernuschi, on ressort conquis, captivés par ces échanges complexes entre la Corée et la France.

De cette incroyable richesse, de cette lumière engendrant la lumière par-delà la création, subsiste une sensation essentielle : un sentiment d’harmonie.

Thaïs Bihour

« Artistes coréens en France »  – L’exposition se tient jusqu’au 7 février 2016 au musée Cernuschi. Plus d’informations sur http://www.cernuschi.paris.fr/




« Une brève histoire de l’avenir » : entre chaos, subjectivité et incompréhension

Depuis le 24 septembre 2015, se tient au Louvre une exposition pour le moins irritante et si décousue, qu’elle en perd son éventuel potentiel atypique : on pourrait en rire, si les arguments scientifiques n’étaient pas mis en avant. Car la caution de cet évènement n’est autre que Jacques Attali, figure pour le moins adepte d’aruspices malheureux. Prenant pour point de départ l’ouvrage Une brève histoire de l’avenir dudit auteur, l’exposition souhaite en proposer une interprétation libre, mais néanmoins construite et inspirée. Pour la liberté – ou plutôt le désordre, c’est indéniablement gagné ; en revanche, pour l’objectivité et la qualité du propos, rien n’est moins certain.

Affiche de l’exposition, détail de Thomas Cole (1801-1848), Le Destin des empires. La Destruction, 1836, huile sur toile. New York, collection de la New York Historical Society © The New York Historical Society.
Affiche de l’exposition, détail de Thomas Cole (1801-1848), Le Destin des empires. La Destruction, 1836, huile sur toile. New York, collection de la New York Historical Society © The New York Historical Society.

En engageant Jacques Attali comme conseiller scientifique, on se demande quel était vraiment le dessein du Louvre : présenter des œuvres parlant de transmission du savoir et surtout du futur, en y accolant le nom d’Attali, cela ne fonctionne pas. A la lecture du parcours médiatico-politique de l’économiste et de ses prédictions controversées quant à l’avenir financier de notre pays, on ressent assez vite l’aspect inadapté de cette collaboration culturelle. Et si l’on accepte malgré tout de se plier au jeu, en refusant de critiquer d’emblée, force est de constater qu’après avoir vu…on regrette amèrement notre tolérante curiosité.

Noyées dans un flot d’œuvres disparates et de partis pris incompréhensibles, certaines pièces pourtant anthropologiquement et esthétiquement riches, paraissent dépouillées de leur histoire. Si l’intention de transcender les aires chrono-culturelles en abolissant les frontières traditionnelles peut paraître intéressante, la réalisation s’avère malheureusement inaboutie, forcée et fatalement dérangeante.

Cette volonté quasi anti-chronologique est d’ailleurs visible dès le début de l’exposition, par le biais de l’installation Boneyard de Geoffrey Farmer : plus de 1200 figures en papier découpées par l’artiste évoluent dans des cercles stylistiques disparates, émancipées de toute linéarité temporelle. Si cela peut aisément fonctionner pour une œuvre unique – comme celle de Farmer –, ces manipulations sont beaucoup moins évidentes et subtiles à l’échelle de l’humanité et de cette vaste temporalité voulue par l’exposition. Mais avant d’entrer dans cette « fertile ignorance sur laquelle peut se construire une « brève histoire de l’avenir » » – dixit le cartel de préambule –, le parcours débute par un petit studiolo dédié à l’artiste Mark Manders.

Geoffrey Farmer, Boneyard, 2013-2015, Papiers découpés, bois, colle. New York, Casey Kaplan Gallery © Courtesy of Geoffrey Farmer and Casey Kaplan, New York/ Photo: Jean Vong.
Geoffrey Farmer, Boneyard, 2013-2015, Papiers découpés, bois, colle. New York, Casey Kaplan Gallery © Courtesy of Geoffrey Farmer and Casey Kaplan, New York/ Photo: Jean Vong.

Intitulée « Notre énigme, notre histoire », cette salle abrite telle une alcôve, des sculptures qui raviront les amateurs de l’artiste et permettront au public moins familier de le découvrir. Au centre, la Ramble room chair capte l’attention. Témoin d’une certaine fragilité de la matière, d’une interrogation permanente face à l’objet, d’un monde onirique en sommeil et pourtant si ancré dans l’ordonnancement du monde en construction, cette œuvre est à l’image du travail de Mark Manders : l’expression parfaite de la vulnérabilité de l’instant.

Mark Manders, Ramble room chair, 2010, Bois, peinture époxy, compensée imprimer sur du papier, et une chaise, 85 x 65 x 180 cm. © Mark Manders 1986-2015 (http://www.markmanders.org/)
Mark Manders, Ramble room chair, 2010, Bois, peinture époxy, compensée imprimer sur du papier, et une chaise, 85 x 65 x 180 cm. © Mark Manders 1986-2015 (http://www.markmanders.org/).

Autour d’elle, se déroule une vitrine mimant une frise chronologique : sablier en métal du XVIIIème siècle, feuille de laurier en silex datant de 19000 – 16500 avant J.-C et crâne d’Asmat de Papouasie du début du XXème siècle, se mêlent aux inspirations contemporaines de Manders. L’une d’elles – Composition with blue, mérite que l’on s’y attarde : un visage coupé, mutilé dans son intégrité, tente d’émerger d’un livre qui l’enserre et le contraint. Comme l’explique le cartel, « c’est comme si la fabrique actuelle de l’humain défaillait » : pris entre transmission du savoir, traces archéologiques et survivance du passé, l’homme demeure dans une balance à l’équilibre fragile, entre passé et futur.

Mark Manders, Composition with blue, 2013, Bois, bois peint, peinture époxy, 23 x 33,5 x 13,5 cm. © Mark Manders 1986-2015 (http://www.markmanders.org/)
Mark Manders, Composition with blue, 2013, Bois, bois peint, peinture époxy, 23 x 33,5 x 13,5 cm. © Mark Manders 1986-2015 (http://www.markmanders.org/).

Parmi ces sculptures, affleure une copie d’après Pieter I Bruegel, de l’huile sur toile La parabole des aveugles. Vue sous le prisme de cette exposition, l’œuvre métaphorise l’ignorance des hommes, leur égarement dans un univers où l’inintelligible prend parfois le pas sur la connaissance. L’allusion n’est pas dénuée d’intelligence. Mais comme pour le reste du parcours, les œuvres qui devraient être le centre d’attention, ne sont là que pour illustrer des postulats à rebours. Ici, l’impression désagréable d’un étalage de toiles, d’objets d’art et pièces archéologiques prises en otage demeure irrémédiablement : cautions intellectuelles d’un discours en manque de nuances.

 

 

Copie d’après Pieter I Bruegel (1525-1569), La Parabole des aveugles, fin du XVIe siècle, huile sur toile. Paris, musée du Louvre © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Michel Urtado
Copie d’après Pieter I Bruegel (1525-1569), La Parabole des aveugles, fin du XVIe siècle, huile sur toile. Paris, musée du Louvre © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Michel Urtado.

Malheureusement, entre absence de cohérence et arguments subjectifs, la première salle « L’ordonnancement du monde », agit tel un mauvais présage. L’espace introductif qui met en avant la thématique de la construction des villes et des nouvelles structures d’habitat, dévoile un agencement d’œuvres terriblement disparate et incohérent : là, un Poing colossal égyptien datant de 1260 avant J.-C fait face à la tapisserie Les constructeurs à l’aloès d’après Fernand Leger (1951) ; alors qu’à leurs côtés, s’exposent de splendides figurines et briques de fondation mésopotamiennes, dont l’éclat et la préciosité tranchent avec la Maquette d’architecture, Stadt Ragnitz d’Eilfried Huth et Günter Domenig (1969), faite de plastique et de peinture. Ces œuvres ainsi disposées ne soutiennent aucun argument scientifique : le pari énoncé d’un vaste écart chronologique voulu par l’exposition, assurément, est loin d’être gagné.

Stèle de granit, Mésoamérique, 200-50 av. J.-C. Granit. Site archéologique de Kaminaljuyú. Guatemala City, Museo Nacional de Arqueología y Etnología. © Museo Nacional de Arqueologia y Etnologia, Guatemala City / Bridgeman Images
Stèle de granit, Mésoamérique, 200-50 av. J.-C. Granit. Museo Nacional de Arqueología y Etnología.

Puis, dans une dimension plus économique, la deuxième partie formant cette salle est dédiée aux « Instruments de l’échange ». Et si jusque-là, certains choix pouvaient encore être défendus, une citation indigne de Jacques Attali achève de jeter une part de discrédit sur cette exposition :

« Avec l’écriture, l’accumulation et la transmission du savoir deviennent plus faciles. Surgissent ainsi, du néant de la Préhistoire, les premiers récits d’aventures des peuples et les premiers noms de princes. Surgissent aussi les premières comptabilités, les premières équivalences. Et, bientôt, les premiers empires. »

On appréciera avec aigreur, l’expression de « néant » qui caractérise pour Attali cette période. Loin d’être emplie de subtilité, cette citation révèle une vision réductrice et évolutionniste, en inadéquation totale avec la diversité chrono-culturelle du Louvre. Pourtant, la pluralité de monnaies rassemblées est fascinante : provenant d’ères géographiques et chronologiques différentes, poids à or, tablettes d’abécédaires et statues funéraires côtoient l’éclatante Richesse ou Allégorie de la Richesse de Simon Vouet.

Simon Vouet (1590-1649), La Richesse ou Allégorie de la Richesse, vers 1640, huile sur toile, Paris, musée du Louvre. © Musée du Louvre, dist. RMN-Grand Palais / Angèle Dequier
Simon Vouet (1590-1649), La Richesse ou Allégorie de la Richesse, vers 1640, huile sur toile, Paris, musée du Louvre. © Musée du Louvre, dist. RMN-Grand Palais / Angèle Dequier.

Enfin, cette première section se clôt sur l’espace d’harmonie, de calme et de renouveau fertile qu’évoque le jardin, paradis naturel dans l’artifice des villes en construction. Et si les céramiques turques et iraniennes datant des XVIème et XVIIème siècles sont d’une grâce réelle, il aurait été plaisant d’instaurer ici plus de variété ; c’est ainsi qu’ « Une brève histoire de l’avenir » souffre de ses prises de positions difficiles à tenir sur le long terme : un trop plein d’œuvres disparates d’un côté, opposé à des carcans jalonnés de l’autre.

Plus loin, s’ouvre la nouvelle thématique « Le cycle de l’histoire : empires et fracas des armes », quant à elle beaucoup plus réussie. En effet, il faut souligner la présence du cycle de cinq magnifiques toiles de Thomas Cole, Le destin des empires. Peint en 1836 à New York et exposé pour la première fois en France, il présente successivement de l’état sauvage à la désolation, la fortune fragile et tragique des grandes puissances de ce monde. Pour autant, ce cycle contient une belle promesse d’avenir pour qui veut la contempler : à revers du sens ordinaire de lecture, il semble suggérer qu’à chaque chute succède une nouvelle puissance, une nouvelle ère ; et l’accrochage ici choisi va pertinemment dans cette direction.

Thomas Cole (1801-1848), Le Destin des empires. La Destruction, 1836, huile sur toile. New York, collection de la New York Historical Society © The New York Historical Society
Thomas Cole (1801-1848), Le Destin des empires. La Destruction, 1836, huile sur toile. New York, collection de la New York Historical Society © The New York Historical Society.

De même, l’impressionnante collection de casques, épées et haches mérite que l’on s’y attarde. Elles sont autant d’armes qui soulignent par leur finesse, leur raffinement et leur panache, la valeur accordée aux batailles par des peuples en quête de puissance.

Casque celtique d’Agris. Gaule de l’Ouest, vers 350 av. J.-C. Fer, bronze, or, argent et corail. Angoulême, musée des Beaux-arts. © Philippe Zandvliet, le musée d'Angoulême.
Casque celtique d’Agris. Gaule de l’Ouest, vers 350 av. J.-C. Fer, bronze, or, argent et corail. Angoulême, musée des Beaux-arts. © Philippe Zandvliet, le musée d’Angoulême.

Mais cette conquête du pouvoir n’est rien sans une transmission du savoir active. « Tu es pressé d’écrire / Comme si tu étais en retard sur la vie / S’il en est ainsi fait cortège à tes sources / Hâte-toi / Hâte-toi de transmettre » écrivait finement René Char. Comme un écho, des manuscrits d’Aristote et Averroès, viennent souligner cette soif de connaissance et cette volonté de transmission qui participe à l’élargissement du monde. Mais cette salle, ce sont aussi de très belles cartes de Pieter Goos, John Thornton, ou Hayashi Shihei entre autres qui s’étalent sur les cimaises, dévoilant cette obsession impérieuse des hommes face à la découverte du monde.

On retiendra, enfin, l’installation intelligente et originale de Camille Henrot intitulée Ikebana, dans laquelle l’artiste interprète un panel d’ouvrages – Salammbô de Gustave Flaubert, L’Arachnéen de Fernand Deligny, Avant et après de Paul Gauguin pour ne citer qu’eux – par le biais de l’art floral japonais. Par l’étymologie latine des fleurs, leur usage pharmaceutique ou leur provenance géographique, elle suggère ainsi le lien ténu entre l’art, la littérature, la nature et la transmission du savoir, dans des compositions à la fois puissantes et fragiles.

Averroes-commentaire-aristote
Averroès (1126-1198), Grand commentaire sur Aristote. De anima (traduction de Michel Scot vers 1230), manuscrit sur parchemin, Paris, BNF. © Bibliothèque nationale de France.

Mais l’heure de la révolution industrielle et des grands bouleversements a sonné : de l’exode rural décrit par Henri Daumier dans Les fugitifs, aux importantes mutations des moyens de transports et de l’industrie mise en avant par la sombre mais non moins splendide Vue de Coalbrookdale, de nuit peinte par Philippe Jacques de Loutherbourg au XIXème siècle, tout concourt à dévoiler cet antagoniste mélange d’espoirs et d’angoisses induits par ces nouveaux horizons : la naissance de l’homme moderne courant sciemment vers son martyre est proche.

Honoré Daumier (1808-1879), Les Fugitifs, 1849-1850, huile sur bois. Paris, Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris © Petit Palais / Roger-Viollet.
Honoré Daumier (1808-1879), Les Fugitifs, 1849-1850, huile sur bois. Paris, Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris © Petit Palais / Roger-Viollet.

Et Chéri Samba, dans ses acryliques sur toile, de dépeindre la Destruction du monde par l’homme, la hiérarchie douloureuse de L’employeur et l’employé, de poser l’inextricable problème Quelle solution pour les hommes ? Les femmes étant beaucoup plus nombreuses sur la terre. Par ses œuvres singulières, aux coloris marqués et scintillants comme pour mieux réfléchir au-delà de la dramaturgie du sujet, l’artiste interpelle le spectateur sur les grandes questions du XXème siècle avec un humour satirique et grinçant.

Mais réfléchir sur l’homme martyrisé, c’est aussi savoir où sont les frontières du visible, les limites de la monstration : un témoignage sur la cruauté de cette mécanisation du monde et des guerres modernes. Cette réflexion, Alexis Cordesse la met en avant dans la série de photographies Absences, alors qu’une nature abondante et reposante au regard du spectateur dévoile en filigrane les atrocités du génocide rwandais perpétrées vingt ans plus tôt. Cage douloureuse d’une végétation effrayante de beauté.

Chéri Samba (né en 1956), La Destruction du monde par l’homme, 2015, acrylique et paillettes sur toile. Paris, courtesy de la galerie MAGNIN-A © Kleinefenn / Courtesy Galerie MAGNIN-A, Paris © Chéri Samba.
Chéri Samba (né en 1956), La Destruction du monde par l’homme, 2015, acrylique et paillettes sur toile. Paris, courtesy de la galerie MAGNIN-A © Kleinefenn / Courtesy Galerie MAGNIN-A, Paris © Chéri Samba.

Rhona Bitner (née en 1960), 94125FL, de la série Circus, 1994. Cibachrome sur aluminium. Paris, Fondation Neuflize Vie pour la photographie contemporaine, banque Neuflize OBC 94125FL © Rhona Bitner.
Rhona Bitner (née en 1960), 94125FL, de la série Circus, 1994. Cibachrome sur aluminium. Paris, Fondation Neuflize Vie pour la photographie contemporaine, banque Neuflize OBC 94125FL © Rhona Bitner.

Seulement, après quelques belles créations et observations percutantes, le déséquilibre rattrape fatalement l’exposition. En effet, la dernière salle, « Sibylles et prophètes », semble lacunaire, bâclée. Le discours élaboré autour des œuvres, notamment celle de Rhona Bitner – de la série nommée Circus, est quelque peu lisse et réducteur : l’humanité serait comparable à un funambule au-dessus d’un gouffre symbolisant l’avenir incertain. Pourtant, il semble que l’ancienneté des arts divinatoires et les découvertes archéologiques liées à ces pratiques, auraient pu nourrir le propos de manière plus fine et affirmée, sans avoir recours à de tels poncifs.

Assurément, « Une brève histoire de l’avenir » souffre de l’inspiration que le Louvre a voulu puiser chez Jacques Attali ; le résultat est parfois douteux et la mise en avant de diverses citations nuit à la crédibilité d’une exposition qui recèle pourtant de belles surprises. De ce parti pris difficilement justifiable, subsiste un goût amer, un sentiment de gâchis que la beauté de certaines œuvres, malheureusement, ne parvient pas à dissiper.

« Une brève histoire de l’avenir »  – L’exposition se tient jusqu’au 4 janvier 2016 au Musée du Louvre. Plus d’informations sur louvre.fr.

 




Take me (I’m yours) : une exposition décalée, pleine de fantaisie et de fraîcheur

Affiche de l’exposition, TAKE ME (I’M YOURS) à la Monnaie de Paris, du 16 septembre au 8 novembre 2015.
Affiche de l’exposition, TAKE ME (I’M YOURS) à la Monnaie de Paris, du 16 septembre au 8 novembre 2015.

A la Monnaie de Paris, se tient jusqu’au 8 novembre, une exposition ludique, originale et profondément singulière. Déjà expérimenté en 1995 à la Serpentine Gallery, le concept imaginé par les commissaires Christian Boltanski et Hans Ulrich Obrist d’une exposition où le public devient véritablement acteur, revient aujourd’hui pour notre plus grand plaisir.

Christine Hill, Take Me (I’m Yours), Serpentine Gallery, Londres. Photo © Armin Linke, 1995.
Christine Hill, Take Me (I’m Yours), Serpentine Gallery, Londres. Photo © Armin Linke, 1995.

Enrichie d’œuvres et de performances inédites portées par d’éminentes figures de l’art contemporain – Gilbert & George, Fabrice Hyber, Gustav Metzger, ou encore Hans-Peter Feldmann pour ne citer qu’eux –, Take me (I’m Yours) bouleverse les codes institutionnels et apporte un véritable vent de fraîcheur : c’est l’incarnation de ce qui rendrait fou, n’importe quel gardien de musée ! Toucher les œuvres exposées, les emporter chez soi, devenir un créateur et s’approprier l’espace dévolu d’ordinaire aux artistes seuls, tel est le dessein de cette manifestation.

Gustav Metzger, MASS MEDIA: Today and Yesterday, 2009-2013, Courtesy of the artist. Photo: Marc Domage.
Gustav Metzger, MASS MEDIA : Today and Yesterday, 2009-2013, Courtesy of the artist. Photo: Marc Domage.

Et le moins que l’on puisse dire, c’est que les commissaires d’exposition ont parfaitement pensé l’atmosphère et la muséographie : dès l’escalier d’entrée, on surprend ici et là quelques œuvres subtilement éparpillées. Pour qui est attentif et sensible à l’originalité de la démarche, l’effet est des plus appréciables. Des œufs à la coquille d’un blanc immaculé, roulent sur les marches, pendant que de petites étiquettes s’accrochent aux branches des Wish Trees de Yoko Ono : des plus drôles aux plus émouvants, les messages des visiteurs y sont inscrits. Avec une joie non dissimulée, le public se prête donc volontiers au jeu.

Yoko Ono, Wish Tree, 1996-2015. Courtesy of the artist. Photo: Marc Domage, 2015.
Yoko Ono, Wish Tree, 1996-2015. Courtesy of the artist. Photo: Marc Domage, 2015.

Derrière cette ambiance poétique parfois, et décalée souvent, se cache une véritable recherche esthétique et contemplative. Dans la première salle, une jeune femme tout de noir vêtue, marche lentement entre les monceaux d’habits de Christian Boltanski – évoquant l’installation Personnes de la Monumenta 2010. Elégamment, elle laisse tomber au sol de gros confettis roses poudrés de l’artiste James Lee Byars, traçant un chemin aléatoire au gré de ses déplacements. Parfois, elle en distribue à des visiteurs, leur murmurant mystérieusement « Be quiet » ; un message à revers du postulat de cette exposition, comme pour exacerber les contrastes. Une marque d’émancipation du carcan traditionnel. Plongée dans sa performance, cette femme devient hypnotisante d’incarnation et de simplicité mêlées. Le calme avant la tempête !

James Lee Byars. Courtesy of Galerie Michael Werner. Photo: Marc Domage / Christian Boltanski, Dispersion, 1991-2015. Photo: Marc Domage
James Lee Byars. Courtesy of Galerie Michael Werner. Photo: Marc Domage / Christian Boltanski, Dispersion, 1991-2015. Photo: Marc Domage

A peine le seuil franchi, une réorchestration de « Petit Papa Noël » au piano, résonne en fond sonore. Il accompagne un concert de cartes postales, soigneusement punaisées par Hans-Peter Feldmann : la Tour Eiffel s’étale partout, sous divers angles de vue et couleurs. Le résultat est étourdissant. Sans compter la redondance symbolique, mais non moins amusante, accentuée par les petites Tour Eiffel de métal proposées par l’artiste, et qui n’attendent que d’échoir dans nos poches.

Hans-Peter Feldmann, Postcards, Photo © Guy-Editions A.Leconte
Hans-Peter Feldmann, Postcards, Photo © Guy-Editions A.Leconte

A ce stade, il serait dommage de dévoiler le contenu de l’exposition ; la surprise et l’originalité de l’évènement seraient gâchées. D’autant que Take me (I’m yours), par ses objectifs de dispersion et d’échange entre artistes et visiteurs, est vouée à évoluer, à se transformer. Vous n’y trouverez jamais la même performance deux jours de suite, et l’espace se sera irrémédiablement enrichi d’œuvres nouvelles au fil des jours.

Néanmoins, sachez qu’un squelette en massepain et sa sépulture en sucre roux vous attendent : si vous voulez goûter un fémur, c’est l’occasion rêvée ! Que vous pourrez accrocher votre joli minois aux murs de l’exposition grâce à un photomaton – pour la somme de 1€, et en emporter un double chez vous en souvenir. Vous pourrez encore, entre autres, vous interroger longuement sur le contenu des intrigantes pilules bleues tombant du plafond, de Carsten Höller. Des bouteilles d’eau seront d’ailleurs à votre disposition, pour les plus courageux – ou les plus inconscients !

Daniel Spoerri, Eat Art Happening, 2015. Courtesy of the artist. Photo: Marc Domage.
Daniel Spoerri, Eat Art Happening, 2015. Courtesy of the artist. Photo: Marc Domage.

Cependant, l’aspect récréatif n’est pas vain, et révèle un propos sous-jacent qui émerge en filigrane. Certes, on s’amuse ici beaucoup, et le concept par son caractère inhabituel, pourra même conquérir les plus hermétiques à l’art contemporain. Mais les interrogations concernant le marché de l’art actuel et la reproductibilité des œuvres sont bien là : chaque visiteur est autorisé et même encouragé, à repartir les poches remplies d’objets divers créés et exposés par les artistes. Inévitablement, la question de la valeur pécuniaire et empathique que nous donnons aux œuvres se pose. Et si cette exposition ne prétend pas donner de leçon à quiconque, elle a au moins le courage et l’intelligence de suggérer une approche à contre-courant, et de transcender l’aspect ludique pour mener à la réflexion.

Carsten Höller, Pill Clock, 2015. Courtesy of the artist and Air de Paris, Paris. Photo: Marc Domage, 2015.
Carsten Höller, Pill Clock, 2015. Courtesy of the artist and Air de Paris, Paris. Photo: Marc Domage, 2015.

Au-delà, Take me (I’m yours) questionne aussi la pérennité des évènements muséaux : que demeure-t-il vraiment au sortir d’une exposition ? Un souvenir ? Une impression ? Un jugement ? Ici, il reste aux visiteurs des œuvres-objets qui ancrent leur expérience dans le concret, dans un certain matérialisme : comme une réification du souvenir, en forme de petite Tour Eiffel sur le bord d’une cheminée.

Felix Gonzalez-Torres, “Untitled” (Revenge), 1991. © The Felix Gonzalez-Torres Foundation. Photo: Marc Domage.
Felix Gonzalez-Torres, “Untitled” (Revenge), 1991. © The Felix Gonzalez-Torres Foundation. Photo: Marc Domage.

Comme bien souvent, il est nécessaire de voir plus loin que l’apparente simplicité de ce que nous avons sous les yeux. L’évènement porté par la Monnaie de Paris en est la preuve, avec ceci d’infiniment plaisant, qu’aucun artiste ici ne se pose en moralisateur. Libre à chacun d’appréhender les œuvres comme il le souhaite, d’y participer et d’en emporter. Libre aussi, de simplement observer : la démarche n’est pas évidente tant elle est singulière, et personne ne vous forcera à bouleverser les habitudes acquises au sein d’un musée.

Rirkrit Tiravanija, Untitled, Eau de Rose of Damascus, 2015. Courtesy of the artist and Galerie Chantal Crousel, Paris. Photo: Marc Domage.
Rirkrit Tiravanija, Untitled, Eau de Rose of Damascus, 2015. Courtesy of the artist and Galerie Chantal Crousel, Paris. Photo: Marc Domage.

Un seul regret pourtant, vient modérer ce parcours enthousiasmant : l’absence totale de cartels explicatifs. Si l’évènement semble volontairement s’émanciper d’un aspect trop scientifique, quelques informations sur les œuvres et le cheminement artistique de leurs créateurs auraient été les bienvenues.

Cependant, entre distraction, étonnement et subtilité, on évolue dans un équilibre plaisant où artistes et visiteurs, s’unissent enfin pour bouleverser brillamment l’espace du musée. En somme, une véritable bouffée d’air frais. Et d’ailleurs, les capsules d’air de Yoko Ono sont là pour ça !

« Take Me (I’m Yours) »  – L’exposition se tient jusqu’au 8 novembre 2015 à la Monnaie de Paris. Plus d’informations sur www.monnaiedeparis.fr/




« Desdémone, entre désir et désespoir » : qui veut enterrer Desdémone ?

Affiche de l’exposition « Desdémone, entre désir et désespoir »
Affiche de l’exposition « Desdémone, entre désir et désespoir »

A l’Institut du Monde Arabe, Desdémone est morte une seconde fois, étouffée par les ambitions d’une exposition quelque peu désorganisée, et où la surenchère intellectuelle laisse place à un certain malaise. Comment a-t-on pu rendre une héroïne si pure et lumineuse, autant insipide ? Malheureusement, entre certains contre-sens face au texte de Shakespeare et rapprochements surfaits, « Desdémone, entre désir et désespoir » ne parvient pas à tenir ses promesses.

Mais pour comprendre sur quels éléments s’appuie cette exposition, revenons brièvement sur l’intrigue d’Othello. Desdémone, la fille du sénateur Brabantio, s’enfuit de son palais pour rejoindre celui qu’elle aime : le général Othello, dit le Maure. Ce dernier est accusé par Brabantio d’avoir séduit sa fille grâce à des sortilèges, insinuant ainsi l’idée fascinante d’un roi thaumaturge. Pourtant, Othello parvient à prouver avec l’aide de sa jeune épouse, qu’ils se sont mariés par amour et que le mariage n’a pas été consommé. Lavé de tous soupçons, il est réhabilité par le Doge de Venise qui lui demande d’aller secourir Chypre, alors menacée par l’invasion ottomane. Arrivés à destination, tous les protagonistes de l’histoire ont été dispersés par une violente tempête ; profitant de la situation, Iago, censé être au service du Maure, échafaude un plan pour le mener à sa perte. Il fait donc boire Cassio – le lieutenant d’Othello – et pousse Roderigo – un noble qui courtisait Desdémone – à aller le provoquer. Mais Cassio, totalement ivre, blesse malencontreusement le gouverneur de Chypre ; Othello est obligé de le sanctionner : le plan destructeur est en marche.

Théodore Chassériau, Le coucher de Desdémone, non daté, héliogravure. Photo © RMN-Grand Palais / Franck Raux. N.B : Cette œuvre ne fait pas partie de l’exposition.
Théodore Chassériau, Le coucher de Desdémone, non daté, héliogravure. Photo © RMN-Grand Palais / Franck Raux. N.B : Cette œuvre ne fait pas partie de l’exposition.

S’en suivra toute une série de manœuvres subtiles, où Iago insinuera la jalousie dans l’esprit d’Othello pour le manipuler ; car la jalousie, c’est le maître mot de l’intrigue, le poison amer qui se répand. Et c’est ainsi que, conseillé par Iago, Cassio tentera de faire changer Othello d’avis sur sa sanction, en demandant à Desdémone d’intercéder en sa faveur. Celle-ci, trop honnête, ne voit pas le piège s’ouvrir sous ses pieds : tous ses efforts pour aider Cassio, seront malheureusement interprétés comme des preuves de son adultère – que Iago s’est chargé de créer. Convaincu de la trahison et envahit par la colère, Othello jure de tuer son épouse. C’est finalement Emilia – dame de compagnie de Desdémone et femme de Iago, qui va comprendre que son mari est l’unique responsable de toute cette tragédie et le dénoncer. Othello, fou de chagrin d’avoir tué celle qu’il aimait par-dessus tout, se suicide par l’épée sur le corps de sa femme.

Mais que propose réellement ce parcours dédié à l’héroïne shakespearienne ? Il a pour vocation, selon le descriptif, de faire dialoguer des œuvres du XIXe au XXIe siècle, en lien avec la dramaturgie d’Othello – notamment le moment clef où l’on passe du désir au désespoir pour aboutir au meurtre. Ainsi, les deux commissaires – Marie Maertens et Edwart Vignot – expliquent que « Dans cette conversation, au-delà du thème classique de la jalousie d’Othello, l’exposition redonne une place forte au personnage de Desdémone, tour à tour aimante, maitresse, femme et victime, interrogeant par là-même le rôle qu’avait voulu lui confier Shakespeare. » L’idée est infiniment plaisante ; mais alors, où est donc passée Desdémone ?

Eugène Delacroix et atelier, La chromatique des sentiments littéraires, Othello et Desdémone, huile sur toile et néon, 70 x 83 cm, © EHV.
Eugène Delacroix et atelier, La chromatique des sentiments littéraires, Othello et Desdémone, huile sur toile et néon, 70 x 83 cm, © EHV.

Dès l’entrée, l’espace est sombre et l’éclairage quasi-inexistant, à l’exception de deux néons fluorescents qui captent étrangement l’attention. Si l’effet est au premier abord intrigant, on perçoit assez vite l’ambiguïté de cette muséographie aux murs bleus et orange qui agit malheureusement à contre-sens du drame de Shakespeare : car si le premier cartel explique que la toile Othello et Desdémone d’Eugène Delacroix et ses tonalités, évoquent une « Venise inconnue où se déroule la scène d’un drame baignée des couleurs du Titien », il est sans doute utile de rappeler qu’Othello ne se situe dans la ville des Doges que pour l’Acte premier, et que toute l’intrication du drame ne se déroule absolument pas à Venise. Mauvaise pioche donc, pour cette première justification incorrecte, mais qui ne sera malheureusement pas la dernière.

Point de départ de la réflexion que cette exposition entend porter, l’œuvre de Delacroix est présentée dès l’entrée. Emprisonnée par les néons de couleur précités, il est impossible de l’observer, de l’admirer ou d’en distinguer les personnages. Où est donc passée la tant attendue Desdémone qui devait faire l’objet d’un véritable hommage ? Et de l’œuvre originale, il ne reste rien qu’un halo de lumière criard et irritant. Quant à la suite du parcours, tout semble n’être que manipulation forcée : là, par l’intermédiaire d’une Odalisque sculptée vers 1940, une jeune fille est allongée sur un lit ? Aucun doute, il s’agit de Desdémone ! Ici, une femme est enlacée dans les bras d’un homme, nue entre des draps : ne serait-ce pas encore Desdémone ? Certes. Mais à prétendre la voir partout, elle finit inévitablement par n’être nulle part. A vouloir forcer le trait et persuader le visiteur que derrière chaque figure féminine se cache l’épouse déchue, on perd l’essence même du drame shakespearien. Car Desdémone n’est pas n’importe quelle femme : elle est – étymologiquement – l’infortunée, celle qui est née sous une « étoile fatale », comme le déclame Othello devant le corps sans vie de son épouse. Elle est aussi la femme lumineuse maudite par la main de son père, celle qui attire toutes les convoitises. Desdémone, c’est la pureté vaincue par le mensonge, la lumière engloutie par les ténèbres.

Émile Picault, Othello et Desdémone, Médaillon uni-face en bronze, 1878, Paris, musée d’Orsay. © RMN-GP (Musée d'Orsay) / Stéphane Maréchalle
Émile Picault, Othello et Desdémone, Médaillon uni-face en bronze, 1878, Paris, musée d’Orsay. © RMN-GP (Musée d’Orsay) / Stéphane Maréchalle.

De plus, tandis que les commissaires ne s’embarrassent ni de chronologie, ni de classification stylistique ou thématique, il est d’autant plus difficile de trouver sa place ici : alors que certains y verront de l’esprit et de la créativité, d’autres n’y trouveront que désordre et méprise pour le texte d’Othello. Pour tenter de saisir le sens de ces accrochages, il faut alors s’interroger sur chaque œuvre, sur ses ascendances historiques et mythologiques, sur l’histoire complexe des protagonistes, sur le travail des artistes exposés et sur les messages qu’ils entendent faire passer dans leurs œuvres. Sur-intellectualisée, compliquée de manière outrancière, l’exposition devient poussive et semble se réjouir de nos interrogations dubitatives.

Paul Cézanne, La Femme étranglée, 1875-1876, Huile sur toile, 31 × 25 cm. © Musée D’Orsay (RMN-GP/Patrice Schmidt)
Paul Cézanne, La Femme étranglée, 1875-1876, Huile sur toile, 31 × 25 cm. © Musée D’Orsay (RMN-GP/Patrice Schmidt).

Pablo Picasso, La femme étranglée, 1902-1904, Stylo et encre sur papier, 16 x 21 cm. Musée Picasso, Paris.
Pablo Picasso, La Femme étranglée, 1902-1904, Stylo et encre sur papier, 16 x 21 cm. Musée Picasso, Paris.

Alors, quand deux œuvres se détachent, sans contre-sens envers la pièce ou interprétation trompeuse, tout s’éclaire enfin : La femme étranglée de Pablo Picasso et celle de Paul Cézanne, servent ici agréablement le propos. De ces corps lourds et ces cous enserrés, émanent les dures paroles de Iago conseillant insidieusement Othello – avant qu’il n’étouffe Desdémone : « Ne vous servez pas de poison : étranglez-la plutôt dans son lit ; dans ce lit même qu’elle a souillé. » Alors, quand l’allusion est subtile et qu’elle fait sens, elle sonne divinement juste. Et le ravissement se poursuit avec les magnifiques esquisses dessinées et gravées par Théodore Chassériau. Bien mises en valeur et présentées dans l’intégralité du portfolio, elles méritent assurément que l’on s’attarde sur chaque détail et expression des personnages. Tour à tour, ce sont les moments clefs de l’intrigue qui se dessinent jusqu’à la mort inéluctable de Desdémone : amoureuse, infidèle présumée, funeste victime ; entre splendeur et cruauté, l’hommage de Chassériau ne pourrait pas être plus beau.

Théodore Chassériau, Oh ! Oh ! Oh !.... pour Othello, planche tirée de Othello. Quinze esquisses à l'eau-forte, 1844. © RMN-Grand Palais (Musée du Louvre) / Stéphane Maréchalle.
Théodore Chassériau, Oh ! Oh ! Oh !…. pour Othello, planche tirée de Othello. Quinze esquisses à l’eau-forte, 1844. © RMN-Grand Palais (Musée du Louvre) / Stéphane Maréchalle.

Puis, émerge une estampe au titre évocateur de l’artiste Felix Vallotton : L’assassinat. Présentée dans le contexte si ambigu et contestable de l’exposition, la présence de cette œuvre est aussi difficile à critiquer qu’à approuver. Alors, interprétation poussive ou coup de génie ? Une lecture de l’œuvre pour elle-même, c’est-à-dire émancipée de la trame tissée entre l’exposition et le texte de Shakespeare, tend à confirmer qu’elle convient au tragique retournement amoureux présent dans l’intrigue d’Othello. En effet, cette gravure datée de 1893 porte en elle une visée de satire sociale : alors que Vallotton se rapproche des mouvements anarchistes, son art se fait désormais vecteur d’une certaine imagerie de la violence et de critique envers l’univers politique.

assassinat
Félix Vallotton, L’Assassinat, 1893, Bois gravé, 14,7 × 24,5 cm. © Musée national d’Art moderne – Centre Georges Pompidou / Pierre Guénat /Besançon, Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie.

 

Pour autant, Assassinat ne parle pas justement, de politique ; elle témoigne avant tout d’une animosité du quotidien, au sein d’un espace privé. Ce crime, c’est la marque d’un absolu : un acte qui pourrait se répéter en tout temps et tout lieu. Avec ce drame passionnel, l’artiste marque son intérêt pour la critique des mœurs qu’il traite ici dans une simplicité esthétique propre à rendre la scène encore plus brutale. Au fond, malgré l’absence de visage ou de sang, l’action est lisible pour celui qui la contemple et c’est sur cette universalité du thème que les commissaires d’exposition jouent assurément. Pourtant, c’est aussi ce parti-pris universaliste qui se révèle critiquable : si cette exposition prétend faire revivre la figure tragique de Desdémone, pourquoi lui donner un caractère si impersonnel ? Pourquoi donner à sa mort, la dimension d’un banal fait divers ? On aurait pu tout aussi bien, parler de la tragédie amoureuse sans prendre Desdémone en otage : ici, elle fait davantage figure de caution intellectuelle, bien plus que d’héroïne tragique.

Plus loin, une toile de Gustave Moreau peinte vers 1850 ; il s’agit de Trois têtes de chevaux, que les commissaires décrivent par ces mots : « Sont-ce ici trois étalons ? Ou deux se disputant la jument convoitée ? ». A ce stade, inutile de chercher où est donc cachée Desdémone, l’amante, l’infortunée, la victime ou autres dénominatifs alléchants annoncés par l’exposition, mais cependant absents de la réflexion. Non, nous n’en sommes plus là, puisqu’à la lecture de cette description qui rapproche les personnages de Shakespeare avec des chevaux, l’incompréhension atteint son apogée : depuis quand, compare-t-on une femme désirée, à une jument que deux mâles veulent saillir ? Outre cette question, l’explication révèle un contre-sens, ou du moins une interprétation grossière de la pièce : Iago ne se bat pas contre Othello de manière frontale ; au contraire, il est déloyal, malhonnête et élabore son plan en secret. Ainsi, Othello ne soupçonne rien de l’engrenage qui l’enserre alors que la jalousie lui étreint le cœur et l’esprit. Y aurait-il alors, d’autres combats entre Othello et d’autres protagonistes du drame, et qui justifierait cet accrochage de chevaux hallucinés ? Là encore, aucun affrontement direct n’est cité chez Shakespeare, du moins pas avant que Desdémone ne périsse ; car c’est sa mort qui sonne l’engrenage et l’aboutissement de tous les drames, non pas en tant qu’évènement déclencheur, mais bien dans la temporalité de la pièce – puisque chaque personnage en blesse ou en tue un autre à partir de ce moment-là.

Emilie Pitoiset, Othello, Video, 1'36, 2006. 1/5 AVN Collection, Vienne.
Emilie Pitoiset, Othello, Video, 1’36, 2006. 1/5 AVN Collection, Vienne.

Puis, comme un écho à l’œuvre précédente, une vidéo d’Emilie Pitoiset intitulée Othello défile à l’écran. Tournée en 2006, elle met en scène un cheval blanc – nommé Othello – en pleine séance de dressage ; ici, l’artiste ne se contente pas d’un fouet pour intimer ses ordres : elle utilise un pistolet pour soumettre l’animal, qui titube avant de s’écrouler au sol. Coutumière du fait, Emilie Pitoiset interroge souvent la figure animale à travers ses œuvres et propose une réflexion artistique empreinte d’une certaine violence. Avec Sleep Well en 2005, elle épingle un papillon vivant avec une petite pancarte « Do not disturb », exprimant par là même, son vif intérêt pour le milieu de la taxidermie, tout en cherchant à faire ressortir le caractère dérangeant d’une telle pratique. Mais avec Othello, le propos est totalement différent : « Le cheval est à la fois un outils pour l’homme et un symbole phallique d’une imagerie vaillante, puissante et conquérante. La situation qui s’opère entre nous [entre le cheval Othello et l’artiste] et ce que j’accentue par le ballet, prolonge le rapport au corps dans ses contraintes et ses limites. Othello est une vidéo performative, presque charnelle et érotique », commente-t-elle. Ici, elle joue sur l’imaginaire collectif du cheval blanc guerrier, accompagnant l’homme dans la bataille ; mais elle donne aussi à voir une mise à mort : un malaise latent et insidieux se dégage alors de cette vidéo, où l’humain soumet par la force celui qui fut son fidèle compagnon. Bien sûr, il faut voir au-delà de la violence évidente qu’impose la simple vision de l’arme : celle-ci n’a de sens concret que pour l’être humain.

Emilie Pitoiset, Othello, Video, 1'36, 2006. 1/5 AVN Collection, Vienne.
Emilie Pitoiset, Othello, Video, 1’36, 2006. 1/5 AVN Collection, Vienne.

Ainsi, quel est le – véritable – rapport avec le drame de Shakespeare ? Mis à part le nom du cheval, cette performance n’exprime en rien le sentiment de jalousie si important dans la trame dramatique d’Othello ; et la dompteuse ne peut prétendre incarner la figure de Desdémone, bien trop éloignée de sa pureté et de son statut victimaire. De plus, l’artiste met en évidence le caractère phallique de sa performance, par le biais du cheval comme symbole guerrier d’une part, mais aussi par l’arme à feu de l’autre. Pourtant, lorsque le Maure ôte la vie à son infortunée compagne, aucun substitut phallique n’intervient : pas d’arme à feu, pas de couteau, mais un oreiller pour l’étouffer. Doit-on chercher l’explication ailleurs ? Car Emilie Pitoiset nous l’avons dit, exprime une sorte de mise à mort, dans laquelle le cheval obéit aveuglément au révolver dont il ne peut saisir la signification. Ainsi, l’Othello de Shakespeare est lui aussi, soumis par le mensonge de Iago à qui il faisait pourtant confiance ; à l’instar du cheval, lui non plus ne comprend pas les manœuvres obscures destinées à le faire chuter. Est-ce là le sens que les commissaires ont souhaité donner à cet accrochage ? Quelques explications auraient été les bienvenues, car à vouloir chercher du sens à tout prix, il finit par s’épuiser dans des questionnements sans réponse.

Erik Nussbicker, Le « D » de Desdémone, 2015, Soie rouge ; Mouches ; Crâne humain ;  Vitrine ;  tiges en fibres de carbone - 270 x 270 x 320 cm. http://www.eriknussbicker.com.
Erik Nussbicker, Le « D » de Desdémone, 2015, Soie rouge ; Mouches ; Crâne humain ; Vitrine ; tiges en fibres de carbone – 270 x 270 x 320 cm. http://www.eriknussbicker.com.

Enfin, l’exposition se clôt sur une installation d’Erik Nussbicker créée en 2014, et intitulée Le « D » de Desdémone. Jouant sur la phonétique et la présence de la lettre « d » dans le prénom de l’héroïne, l’artiste tisse un lien subtil avec la pièce architecturale sculptée et ornant les autels qu’est le « dais ». Oscillant entre solennité et religiosité, lumière et noirceur, autant qu’entre la vie et la mort, Nussbicker élabore une œuvre puissante, intelligente, réflexive et d’une esthétique intrigante. Là, cachée derrière de longs voiles rouges, une taie d’oreiller elle aussi rougeoyante est disposée ; elle contient un crâne entouré d’une ribambelle de mouches sans vie qui évoquent une couronne mortuaire, celle de la défunte Desdémone. Tout ici suggère une prison : celle de la jalousie du Maure qui se referme sur son épouse, celle du piège fatal de Iago, mais aussi, celle de l’oreiller qui étouffe les derniers soupirs qui ne peuvent s’exprimer au dehors. En somme, une œuvre fascinante à l’image de la femme qu’elle célèbre.

Charles Nègre, Nu allongé sur un lit dans l’atelier de l’artiste, vers 1850, Négatif inversé, 11,3 × 18,7 cm, Paris, musée d’Orsay. © RMN-GP (Musée d’Orsay) / Christian Jean.
Charles Nègre, Nu allongé sur un lit dans l’atelier de l’artiste, vers 1850, Négatif inversé, 11,3 × 18,7 cm, Paris, musée d’Orsay. © RMN-GP (Musée d’Orsay) / Christian Jean.

Au fond, seules quelques œuvres dressent réellement de solides parallèles avec la figure de Desdémone, et non des ponts fabriqués de toutes pièces. Ainsi en est-il de l’Othello et Desdémone d’Emile Picault, des Etudes de babouches de Delacroix datées de 1833-1834 ou de cette Etude d’après nature : nu allongé sur un lit de Charles Nègre : ici, l’inversion chromatique en noir et blanc est véritablement convaincante, alors que la pâle Desdémone se pare de la noirceur du Maure. Le lien avec l’œuvre originale semble naturel et l’accrochage s’avère subtil et intelligent. Enfin, d’autres comme les splendides esquisses de Chassériau, sont un véritable ravissement tant leur présence révèle l’évidence.

Théodore Chassériau, Othello étouffe Desdémone, 1849, Huile sur bois, 27 × 22 cm. © The Art Archive / Musée d’art et d’histoire, Metz / Gianni Dagli Orti.
Théodore Chassériau, Othello étouffe Desdémone, 1849, Huile sur bois, 27 × 22 cm. © The Art Archive / Musée d’art et d’histoire, Metz / Gianni Dagli Orti.

Mais que dire de la toile de ce même artiste, Othello étouffe Desdémone, honteusement désavantagée par un éclairage dédaigneux qui rechigne à montrer le crime originel ? Il y a ici tant de volonté essoufflée à montrer des simulacres de morts et des ersatz de Desdémone, que le drame fondateur n’a plus qu’un aspect insignifiant. Sceptique, irrité et submergé d’incompréhension, on se demande parfois si cette exposition n’a pas souffert d’une lecture d’Othello en diagonale. Finalement, si le maître mot était « désespoir », jamais exposition n’aura aussi bien porté son nom.

« Desdémone, entre désir et désespoir »  – L’exposition se tient jusqu’au 26 juillet 2015 à l’Institut du Monde Arabe,1, rue des Fossés-Saint-Bernard, 75005 Paris – Métro Jussieu (ligne 7). Plus d’informations sur www.imarabe.org




De l’amphore au conteneur : une longue traversée à fond de cale

affiche expo« De l’amphore au conteneur », c’est la promesse d’un beau voyage qui pourrait nous emporter et nous faire rêver par-delà les océans. En effet, joli thème que celui de la traversée en mer, de ces navires chargés de marchandises apportant avec eux des saveurs nouvelles, fruits des échanges commerciaux entre les Occidentaux et les nouveaux territoires découverts. C’est donc à une véritable expédition que le musée national de la Marine nous invite : des galères antiques et ses amphores emplies d’huiles et de miel, jusqu’aux armateurs contemporains, l’évolution technologique et technique est impressionnante. Malheureusement, ce long périple manque parfois de pertinence et peine finalement à convaincre.

Pourtant, l’exposition – présentée sous un jour chronologique – débute brillamment avec une petite salle intimiste intitulée « L’âge de l’amphore ». Dans une atmosphère tamisée, sont exposées des reconstitutions et maquettes de navires de commerce. L’Empire romain et sa capitale notamment, dont la population affleure le million d’habitants, développe un système d’échanges commerciaux très productif et prolixe : au port d’Ostie, arrivent alors quantités de marchandises que les Romains font venir des territoires qu’ils ont conquis. Bien sûr, pour ces grands acheminements de vivres, seules les amphores n’étaient pas utilisées ; mais les tonneaux ou autres contenants de nature plus fragile et putrescible, sont rarement retrouvés par les archéologues. Ainsi, « L’âge de l’amphore » ne constitue pas un parti-pris réducteur et qui abuserait de poncifs : c’est avant tout la réalité matérielle qui se trouve exposée, une réalité avec laquelle il faut apprendre à composer.

Et malgré ces limites évidentes, vestiges et reconstitutions trouvent habilement leur place : ici, un plâtre d’un bas-relief figurant un « navis oneraria » trouvé à Sidon entre 27 avant J.-C et 476 après J.-C, côtoie des restes archéologiques d’amphores disposés astucieusement à même le sol. De ce jeu de volumes et d’espaces, résulte une entrée en matière fort réussie et dynamique. La curiosité et l’envie de découverte quant au reste du parcours est pour le moment, bien présente.

Reconstitution du chargement d’amphores étrusques de l’épave Grand Ribaud F. (début Ve siècle avant J.-C.). Fouille Luc Long/Drassm. © Drassm-MCC
Reconstitution du chargement d’amphores étrusques de l’épave Grand Ribaud F. (début Ve siècle avant J.-C.). Fouille Luc Long/Drassm. © Drassm-MCC

Puis, une impressionnante reconstitution d’une cargaison de navire étrusque vers 500 avant J.-C, nous enjoint à continuer la visite. Assez vaste, la salle n’est pas saturée d’objets et laisse le visiteur aller librement d’une œuvre à l’autre. Au milieu de tous ces restes archéologiques, la volonté ludique des commissaires d’exposition – Agnès Mirambet-Paris et Didier Frémond – est visible : des films d’animation et jeux d’apprentissage pour les plus jeunes visiteurs, sont disposés tout le long du parcours. Le premier d’entre eux – auxquels les adultes peuvent aussi prendre part – propose une maquette de cale de bateau qu’il faut remplir d’amphores : l’objectif étant de comprendre que l’agencement d’une cargaison ne répond pas au hasard, mais bien à une logique complexe et organisée. Dans un autre genre, le visiteur peut mettre à l’épreuve ses talents olfactifs : en soulevant les trappes de panneaux en forme de jarre, il faut deviner ce que ces dernières transportent. Bien pensés et d’un réel intérêt pédagogique, ces modules s’intègrent parfaitement au parcours de l’exposition – ce qui n’est malheureusement pas le cas des vidéos.

Evocation de l’épave ALERIA 1. Photo © Unefemmedesvins
Evocation de l’épave ALERIA 1. Photo © Unefemmedesvins

Mais avant de quitter cet espace en forme de prélude, une belle collection d’amphores à vin, saumure et huile d’olive est présentée. Même si la vitrine n’est qu’une « évocation de l’épave ALERIA 1 découverte en 2013 » selon le cartel, la contemplation de ces ersatz archéologiques n’en reste pas moins captivante, puisqu’ils servent à la compréhension du propos et nourrissent agréablement notre imagination.

Mais dès la troisième salle – « Arles, un grand port à l’époque romaine », tout l’intérêt des salles précédentes retombe soudainement et sombre dans des clichés muséographiques sans fond et sans saveur. En effet, la présence d’éléments ludiques est une idée fort louable ; mais à trop vouloir mettre l’accent sur l’intérêt des plus jeunes, le rendu est approximatif et s’enlise dans une esthétique écœurante. Les couleurs de certains modules – pourtant disséminés par touches, sont criardes et dénotent avec les reste : aux murs bleus et violets foncés, se superposent des bancs d’un orange bien trop vif, qui focalise notre attention première. Les vidéos quant à elles, sont très présentes et laissent sur leur passage un concert de voix un peu trop enjouées, qui finit par saturer l’espace de certaines salles. A les entendre, on s’attend plus volontiers à une histoire du Père Castor, qu’à celle des navires de transports marchands.

Extrait de Porte-conteneurs, 2014. © Antoine Hivet
Extrait de Porte-conteneurs, 2014. © Antoine Hivet

Outre une muséographie discutable, cette troisième salle est aussi d’un intérêt scientifique qui questionne. Alors qu’une vitrine entière est dévolue à une magnifique collection d’amphores, de col d’amphores et de bouchons trouvés à Arles durant les fouilles du Rhône, deux aquarelles brisent soudain la magie : que viennent faire ici, ces deux œuvres de la fin du XXème siècle de François Poulain? Et d’ailleurs cet artiste, qui est-il ? On n’en saura pas plus de la part des cartels ; d’ailleurs, en a-t-on vraiment envie ? Car à ce stade du parcours, la pertinence d’un tel accrochage est caduque ; brusquement tiré d’une rêverie parmi les ruines antiques, ce retour brutal à l’ère contemporaine est amer. Ici, ces aquarelles cassent la fluidité et l’intelligence du propos : scientifique jusque-là, on bascule alors dans des manipulations d’objets et d’œuvres incertaines, destinées plus à combler les vides qu’à construire semble-t-il, une véritable argumentation.

commerce sel
Le commerce du sel, Tacuinum sanitatis. Taqwim es siha Ibn Butlân, enluminure, 1445-145. © Bibliothèque Nationale de France.

Et si cette salle présageait du pire, il n’est effectivement pas loin. Sur le mur de la section suivante, s’affiche une reproduction en couleur de l’enluminure Le commerce du sel au Moyen-Âge, plus digne d’une esthétique kitsch que des cimaises du Musée de Cluny. Reproduite à taille humaine et associée aux couleurs déjà douteuses de la muséographie, la vision est pour le moins déroutante. Pourtant d’une belle qualité dans son environnement et sa taille d’origine, cette enluminure perd ici toute sa superbe. Malgré tout, il convient de faire abstraction de ce décor : il est ici des œuvres et objets qui méritent amplement d’être appréciés.

Nous voici à présent, transportés dans les derniers siècles du Moyen-Âge, parmi tous ces navires d’horizons géographiques hétéroclites que sont les galées, les cogues et les hourques. Et c’est un flux intense de transports marchands qui s’organise entre la mer Baltique et la Méditerranée : dans les provinces du Nord, la « Hanse » s’impose comme l’une des compagnies clefs du commerce en Europe grâce aux multiples comptoirs dont elle dispose. Vins, épices, bois ou toiles font partie de ces marchandises très prisées dont elle fait le transport. Tandis qu’au Sud, Venise et Gêne sont les deux pôles prépondérants du commerce maritime européen depuis le XIIème siècle.

Cependant, c’est probablement la section axée sur les XV et XVIIIème siècles qui offre la contemplation la plus captivante, tant dans son esthétique que dans sa diversité. A cette époque, de nouvelles voies maritimes sont exploitables et permettent de commercer avec le « Nouveau continent », les Antilles ou encore l’Asie qui offrent quantité de produits dits exotiques : cacao, épices nouvelles, café, autant de saveurs inconnues qui nourrissent le goût, l’esprit mais surtout l’économie, avec la création au XVIIème siècle, des compagnies des Indes européennes, anglaises et hollandaises. Mais l’impact financier de ces nouvelles transactions ne s’arrête pas là : par leur rareté, il est courant que les prix de ces produits d’importation s’envolent et que les navires marchands soient les garants d’importantes sommes d’argent à acheminer ; une catastrophe pour l’économie s’ils venaient à s’abîmer en mer.

Lucas Janszoon Waghenaer (vers 1534-1606), Trésorerie ou Cabinet de la route marinesque contenant la description de l’entière navigation et cours de la mer septentrionale […], Amsterdam, 1606. © 2015 - La Gazette Drouot
Lucas Janszoon Waghenaer (vers 1534-1606), Trésorerie ou Cabinet de la route marinesque contenant la description de l’entière navigation et cours de la mer septentrionale […], Amsterdam, 1606. © 2015 – La Gazette Drouot.

Ainsi, l’impressionnante série de manuscrits présentant l’évolution des cartes navales, des instructions de navigation et des récits de voyages, témoigne de cette attention particulière pour ces nouveaux chemins d’expéditions et leurs dangers potentiels. Parmi eux, on appréciera particulièrement le manuscrit illustré de Lucas Janszoon Waghenaer : Du miroir de la navigation de la mer orientale, paru en 1590.

Plus loin, nichées dans les nombreuses alcôves propres à la spécificité architecturale du musée, sont accrochées de magnifiques estampes de vues de navires et de ports hollandais, dont la Perle et l’Aigle à deux têtes ; ou encore ce vaisseau de la compagnie néerlandaise des indes orientales vers 1652-1654, La Salamandre. Deux toiles du Port d’Amsterdam dans la seconde moitié du XVIIe de Ludolf Backhuysen et du Port de Lorient en 1972 de Pierre-Louis Ganne (d’après Jean-François Hué), complètent la section de façon pertinente.

Pierre-Louis Ganne (d’après Jean-François Hué, fin du XVIIIe), Port de Lorient en 1972, 1965, huile sur toile, 117 x 176 cm.
Pierre-Louis Ganne (d’après Jean-François Hué, fin du XVIIIe), Port de Lorient en 1792, huile sur toile, 1795, 117 x 176 cm.

Puis, un tableau d’Achille Leboucher et Charles Rauch intitulé La famille du duc de Penthièvre en 1768, dit La tasse de chocolat, constitue une véritable mise en valeur du bouleversement des habitudes alimentaires induites par la commercialisation de ces denrées nouvelles. Dans la même veine, les planches illustrées des coques de cacao, de café et de poivre de François-Pierre Chaumeton et Michel-Etiene Descourtilz sont absolument sublimes ; tout comme les estampes décrivant le transport fluvial à Paris au XVIIIème siècle, alors que les produits exotiques arrivant dans les ports français, étaient mis en vente publique et achetés par des marchands parisiens.

Jean-Baptiste Charpentier le vieux, La famille du duc de Penthièvre en 1768, dit La tasse de chocolat, n.d, huile sur toile, 177 x 255 cm. Photo © RMN-Grand Palais (Château de Versailles) / Gérard Blot.
Jean-Baptiste Charpentier le vieux, La famille du duc de Penthièvre en 1768, dit La tasse de chocolat, n.d, huile sur toile, 177 x 255 cm. Photo © RMN-Grand Palais (Château de Versailles) / Gérard Blot.

Mais une fois encore et malgré la beauté indéniable de certaines œuvres, la confusion et le manque de cohérence nous rattrapent : là, dans deux vitrines, sont présentés des lingots d’or, de zinc et de plomb dans une disposition d’un illogisme bouleversant – à moins que dans une volonté ludique, le jeu soit de retrouver où se cache l’objet décrit. Alors, l’incompréhension nous saisit : deux lingots d’un matériau identique sont disposés sur la même étagère, mais à deux côtés opposés, instaurant par là même une redondance de cartels inutile. Il en est de même pour les nombreuses porcelaines et cafetières, par ailleurs de bonne facture, rangées dans un ordre chronologiquement anarchique : malheureusement, on passe plus de temps à remettre les pièces dans le bon ordre qu’à les admirer pour elles-mêmes.

Tasse à thé en porcelaine de Chine retrouvée dans l’épave du Griffin 1761. © Musée national de la Marine / A.Fux
Tasse à thé en porcelaine de Chine retrouvée dans l’épave du Griffin 1761. © Musée national de la Marine / A.Fux

Enfin, une autre vitrine interpelle : elle contient un herbier qui présente au visiteur, des bâtons de cannelle et des grains de poivre dans des bocaux en verre. Manquait-il à ce point d’œuvres pertinentes pour que l’on soit obligé d’avoir des bâtons de cannelle sous les yeux, érigés de manière quasi-sacrée sous une cloche de verre protectrice ? Certes, il s’agit de l’Ensemble d’échantillons botaniques provenant du droguier général de l’école de médecine navale de Rochefort. Mais là encore, où est la pertinence : alors que la section propose un voyage au cœur du XVI et XVIIIème siècles, la plupart des objets censés illustrer la période est tout bonnement hors chronologie, datant en grande majorité du XIXème siècle.

François-Pierre Chaumeton, planche Cacao, in Flore médicale, 1814-1820, 8 volumes. Photo © Muséum national d'Histoire naturelle, Dist. RMN-Grand Palais / image du MNHN, bibliothèque centrale.
François-Pierre Chaumeton, planche Cacao, in Flore médicale, 1814-1820, 8 volumes. Photo © Muséum national d’Histoire naturelle, Dist. RMN-Grand Palais / image du MNHN, bibliothèque centrale.

Mais vient le moment de passer de l’autre côté de ce vaste espace dévoué à l’exposition. Alors, le parcours reprend de l’intérêt : ici, moins de couleurs criardes et moins de vidéos. Paradoxalement, ce qui semblait vouloir créer le dynamisme avec une atmosphère colorée et sonore, tendait plutôt à annihiler la qualité de l’exposition. Débarrassée de ces artifices, elle gagne en profondeur et en qualité.

C’est donc l’heure du grand changement : au XIXème siècle, les échanges s’intensifient et gagnent en productivité. Déjà, le canal de Suez qui s’ouvre en 1869, inaugure une nouvelle ère en facilitant l’accès vers l’Asie ; et de nouveaux navires marchands – les clippers –, se chargent de transporter de plus en plus rapidement, denrées alimentaires et matériaux précieux. Enfin, le port du Havre en France – immortalisé par Edouard-Marie Adam, avec Navires entrant au Havre derrière un remorqueur –, tient une place toute particulière dans les relations entre l’Amérique et l’Europe : spécialisé dans le commerce du café, il s’agrandit par la suite pour servir au stockage des nombreuses cargaisons de cacao, de coton ou de thé qui transitent sur le continent.

Edouard-Marie Adam, Navires entrant au Havre derrière un remorqueur, 1882, peinture à l’huile, 57 x 85 cm. © Musée national de la Marine / P.Dantec.
Edouard-Marie Adam, Navires entrant au Havre derrière un remorqueur, 1882, peinture à l’huile, 57 x 85 cm. © Musée national de la Marine / P.Dantec.

Malgré tout, les coques de cacao comptent parmi les produits les plus à la mode chez les consommateurs. En témoigne la section dévolue au chocolat Menier : affiches publicitaires, tablettes dans leur emballage d’origine, et petits objets de collection à l’effigie de la marque, rien ne manque dans cet encart récréatif aux accents gourmands.

Firmin Bouisset, Affiche publicitaire pour les chocolats Menier, 1893. © DR.
Firmin Bouisset, Affiche publicitaire pour les chocolats Menier, 1893. © DR.

Pourtant, dès la fin du XIXème siècle, l’évolution et le perfectionnement technologiques se font de plus en plus pressant. Plus question de naviguer avec des voiliers obsolètes ; les machines à hélices, ainsi que les machines à vapeur ont à présent conquis l’océan. Malgré tout, la concurrence est rude, et il faut aussi compter avec les mutations du chemin de fer : désormais, les voies maritimes seront en priorité destinées au transport des produits de l’industrie – charbon, minerais, bois – et des vivres non périssables – maïs, blé ou sucre.

Et au tournant du siècle, surgit le drame de la Première Guerre mondiale, puis le choc de la grande crise de 1929. Exsangue, la France perd peu à peu sa place dans le marché international et se tourne vers ses colonies marocaines, algériennes et tunisiennes. Ici, il semble que la muséographie suive la dramaturgie contextuelle de l’époque : l’atmosphère se veut plus sombre, moins enfantine et les coloris trop francs ont disparu ; des photographies de manutentionnaires sur les docks, des cartes postales et affiches des compagnies maritimes, les remplacent maintenant dans les vitrines.

Barques à vin en train de décharger devant les chais de la société L’Epargne, 1ère moitié du XXe siècle, Toulouse Coll. Famille Miquel. © Musée de la Batellerie / Miquel.
Barques à vin en train de décharger devant les chais de la société L’Epargne, 1ère moitié du XXe siècle, Toulouse Coll. Famille Miquel. © Musée de la Batellerie / Miquel.

affiche maritime
Affiche publicitaire, Votre fret en main sûre, Teyssié, Années 1950. © Musée national de la Marine / P.Dantec © D.R.

Dans cet espace, de nombreuses maquettes sont aussi exposées. On s’arrêtera notamment avec un plaisir non dissimulé, sur ce modèle-coupe très impressionnant du Paraguay réalisé pour l’exposition universelle de 1889, et qui détaille chaque partie de ce paquebot-poste destiné au service de l’Amérique du Sud. Autre curiosité, l’exposition propose un panel intéressant d’outils destinés au déchargement des livraisons : crocs à débarder et à décoller, caisses à thé, raclettes à grains ou encore balances, plantent à eux seuls un décor qui semble décrire la rudesse manifeste des conditions de travail sur le port. Le plus surprenant restant tout de même ce magnifique Panorama des navires de la marine marchande au XXème siècle, qui en un mur entier de maquettes toutes plus détaillées les unes que les autres, retrace la grande aventure du commerce maritime du siècle dernier.

Paraguay, paquebot, vue travers tribord,© Musée national de la Marine/P.Dantec.
Paraguay, paquebot, vue travers tribord,© Musée national de la Marine/P.Dantec.

Enfin, la dernière section de ce long parcours s’ouvre sur un couloir bercé par une bande-son feutrée et étrange : pris entre le bruit d’un sous-marin et d’une musique d’ambiance, le mélange contraste avec l’atmosphère des salles précédentes. D’ailleurs, la contradiction n’est pas que muséographique. En effet, il y a là un parti-pris antagoniste à la qualité objectivement détachée que se doit d’avoir un propos scientifique : ce couloir, ce n’est que du sponsoring déguisé. Visite de la société Louis-Dreyfus Armateurs – mécène du musée depuis 2009, inventaire des métiers à découvrir, murs tapissés de vidéos et de photographies du navire Léopold LD – appartenant donc, à la société Louis-Dreyfus.

Puis, dans le fond, se dresse une petite vitrine contenant un nounours, une chaussure de la marque Converse, un I-Pod et d’autres objets d’un prosaïsme à faire pâlir. Telles sont les marchandises que l’on transporte à présent dans nos amphores modernes. Certes. Mais à ce titre, on se dit finalement que les bâtons de cannelle de l’école de médecine navale de Rochefort, étaient hautement plus signifiants, c’est dire.

Serge Lucas, Tournée nord du porte-conteneur Lapérouse, 1994. © Musée national de la Marine
Serge Lucas, Tournée nord du porte-conteneur Lapérouse, 1994. © Musée national de la Marine.

L’exposition se clôt donc sur les conteneurs – créés en 1956 par l’Américain Malcolm Mac Lean – et leurs vastes dimensions s’adaptant à notre société consumériste pour emmagasiner toujours plus, et toujours plus vite. La réalité économique du marché saute ici aux yeux, bien plus que dans les salles précédentes ; la muséographie ingénieuse de cette salle y est probablement pour beaucoup : entouré de ces boîtes immenses, on se sent telle une marchandise prête à être livrée dans les plus brefs délais.

Au final, que dire de cette exposition qui ressemble davantage à un cabinet de curiosité, qu’à un parcours intelligible et structuré ? Probablement que les bornes chronologiques trop étendues – 2000 ans de commerce maritime, n’ont fait que desservir le propos au lieu de le nourrir ; car dans cette volonté manifeste de richesse et diversité, on se perd parfois sans trop savoir où se raccrocher.

Alors qu’il faudrait accorder toute notre attention aux magnifiques estampes, aux manuscrits illustrés, aux maquettes de navires marchands et aux vestiges archéologiques, la profusion d’œuvres et d’objets sature le regard bien plus qu’il ne le satisfait. Si en ce sens, la muséographie parfois contestable n’aide pas, la douloureuse impression que certaines pièces n’existent que pour combler les vides, demeure tout au long du parcours. Au fond, si quelques agréables découvertes sauvent le tout du naufrage, il s’en est fallu de peu.

Thaïs Bihour

Joseph Vernet, L’Intérieur du Port de Marseille, vu du Pavillon de l’horloge du Parc, 1754, Huile sur toile, 165 x 263 cm. © Musée national de la Marine / P.Dantec
Joseph Vernet, L’Intérieur du Port de Marseille, vu du Pavillon de l’horloge du Parc, 1754, Huile sur toile, 165 x 263 cm. © Musée national de la Marine / P.Dantec.

« De l’amphore au conteneur »  – L’exposition se tient jusqu’au 28 juin 2015 au Musée de la Marine,1 Place du Trocadéro et du 11 Novembre 75116 Paris – Métro Trocadéro (lignes 6, 9). Plus d’informations sur www.musee-marine.fr




Broodthaers à la Monnaie de Paris

« Une fiction permet de saisir la vérité et en même temps ce qu’elle cache »
Marcel Broodthaers, Communiqué de presse, Documenta 5, Kassel, juin 1972.

Après avoir montré au public la Chocolate Factory de Paul McCarthy, la Monnaie de Paris présente actuellement une exposition consacrée à Marcel Broodthaers (1924 – 1976), artiste belge à l’œuvre protéiforme qui a largement participé au tournant artistique des années 1960. Après trois années de recherches effectuées par la commissaire de l’exposition, Chiara Pisari avec Maria Gilissen-Broodthaers et Marie Puck-Broodthaers, le projet vu le jour en 2015.

Nous partons dès lors à la rencontre d’un artiste à la carrière tardive, puisqu’il ne la débute qu’à quarante ans. D’abord poète et homme de lettres, libraire, reporter photographe, puis critique d’art, il coule en 1963 cinquante exemplaires de son dernier recueil de poèmes, Pense-Bête, dans du plâtre. Ainsi commence la carrière de l’un des artistes les plus importants de la seconde moitié du XXème siècle.

Marcel Broodthaers est connu pour ses assemblages et ses accumulations, faits de matériaux pauvres tels des moules ou des coquilles d’œufs. Mais c’est une toute autre œuvre que nous découvrons à la Monnaie de Paris. Ainsi, dans cette courte carrière artistique, Broodthaers consacre quatre années à un projet ambitieux : le Musée d’Art Moderne – Département des Aigles (1968-1872). Il s’agit d’une œuvre majeure de l’artiste, projet à la fois conceptuel et hermétique, mais aussi absurde et provoquant, qui n’a ni lieu fixe ni collection permanente. Dans le contexte de l’année 1968 à Bruxelles, ce projet s’inscrit dans un climat européen contestataire, à l’heure des grands questionnements sur les changements de la société et sur les institutions artistiques. En 1968 Marcel Broodthaers s’autoproclame dans des Lettres ouvertes « directeur » et « conservateur » du Musée, qui est inauguré dans son appartement la même année, avant de prendre son envol pour différentes villes européennes (Angers, Düsseldorf, Kassel…). Ce musée est composé de onze « sections » qui seront créées au fur et à mesure et qui retracent la vie d’un musée traditionnel : des salles exposant des objets agencés selon une scénographie réfléchie, la publicité autour de l’institution et sa promotion, les documents d’archive du musée… L’espace regroupe ainsi tant bien des képis militaires, des statues et dessins, des emballages de cigares, des lithographies, des panneaux de signalisation, ou encore des cartes postales de peintures du XIXème siècle scotchées au mur. Peu d’homogénéité donc, au risque de perdre le visiteur parfois.

Plaques (Poèmes industriels) (1968-1972), 16 plaques en plastique embouti et peint,  Estate Marcel Broodthaers, prêt de longue durée S.MA.K. Gand. Salle 6.
Plaques (Poèmes industriels) (1968-1972), 16 plaques en plastique embouti et peint,
Estate Marcel Broodthaers, prêt de longue durée S.MA.K. Gand. Salle 6. © Morgane Walter

Une question s’impose à nous de prime abord : pourquoi exposer Marcel Broodthaers dans un lieu aussi emblématique et historique que la Monnaie de Paris ? C’est la Section Financière qui semble dénouer ce paradoxe. En effet, le comble de l’ironie est atteint lorsque l’artiste annonce, en 1970-71, que le Musée est « à vendre pour cause de faillite ». C’est à ce moment-là qu’est créée la Section Financière, composée d’un lingot d’or d’un kilogramme, frappé d’un aigle par la Monnaie de Paris elle-même, qui sera vendu deux fois la valeur de l’or de l’époque pour collecter des fonds pour la sauvegarde du Musée. Le lingot d’or présenté à la Monnaie de Paris est celui acheté par l’artiste contemporain Danh Vo. Ainsi, c’est précisément dans ce lieu fabriquant l’argent depuis des siècles, s’interrogeant sur le devenir de ses collections, que l’œuvre de Broodthaers est la plus à même de trouver un écho : celui-ci questionnant sans cesse le rapport de l’art à l’argent, sa valeur financière et ses liens à l’institution muséale.

Le visiteur doit être averti que la Monnaie de Paris ne présente que des « détails » de ce musée fictif – l’exhaustivité étant impossible à atteindre pour des raisons matérielles. C’est la première fois que ces détails sont reconstitués, et ce grâce aux prêts des mêmes institutions, antiquaires et collectionneurs auxquels l’artiste avait originellement fait appel. Non seulement, selon Chiara Pisari, une présentation exhaustive trahirait la conception que Broodthaers avait du Musée, mais encore, les demandes de prêts aux différentes institutions prêteuses de l’époque – notamment le Musée du Louvre, le Musée des Arts Décoratifs de Berlin, le Victoria & Albert Museum ou encore le Musée Ingres – furent sans aucun doute suffisamment complexes ainsi.

Projection sur caisse (1968), 50 diapositives de reproductions de peintures du  XIXème siècle, 21 cartes postales, caisse de transport Département des Aigles. Section XIXème – Salle 5.
Projection sur caisse (1968), 50 diapositives de reproductions de peintures du
XIXème siècle, 21 cartes postales, caisse de transport Département des Aigles. Section XIXème – Salle 5. © Morgane Walter

Le parcours de l’exposition à la Monnaie de Paris est composé de onze salles, qui reprennent les onze « sections » du Musée : la Section des Figures, la Section Publicité, ou encore, la Section Financière. Ces différentes sections sont réparties entre les salons sur Seine du bâtiment parisien, disposés en enfilade et relativement homogènes – murs blancs, parquet au sol, et dimensions semblables. Chaque section peut être comprise comme une réflexion sur une question ayant trait au rapport de l’art à l’institution muséale, sa valeur marchande, la relation entre l’image et le langage, la copie et l’original, pour n’en citer que quelques unes.

Le spectateur débute sa visite avec l’œuvre présentée dans le Salon d’honneur, la Salle Blanche (1975). Il s’agit d’une reconstitution de la pièce de l’appartement de Broodthaers, à Bruxelles, dans laquelle ce dernier a inauguré le Musée d’Art Moderne. Les murs sont recouverts de mots ayant accompagné sa démarche artistique tout au long de sa carrière. On ne peut qu’être subjugué par la beauté de l’espace d’exposition, le Salon d’honneur, dans lequel la Salle Blanche, bien que d’une taille conséquente, semble disparaître.

Salle Blanche (1975), Encre de chine sur bois, photographies, ampoule, 2 appliques  en plâtre. Collection Maria Gilissen/Musée national d’art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris. Salle 4.
Salle Blanche (1975), Encre de chine sur bois, photographies, ampoule, 2 appliques
en plâtre. Collection Maria Gilissen/Musée national d’art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris. Salle 4. © Morgane Walter

Dans la suite du parcours, on est amené à réfléchir au rapport entre l’image et sa représentation, l’original et la copie, la fiction et le réel. Cela est particulièrement sensible dans la Section Publicité, présentant des photographies des objets montrés dans la Section des Figures. Marcel Broodthaers pose explicitement la question de la reproductibilité de l’œuvre d’art, se plaçant dans l’héritage de Walter Benjamin, et ajoute un double niveau de lecture lié à la publicité, plaçant dès lors de spectateur dans une position de consommateur.

La Section des Figures, salle centrale et emblématique du Musée, réunit ici près de 266 objets sur les 500 recensés dans le catalogue d’origine. Lorsque l’on pénètre dans cette salle, on en vient à se demander pourquoi cette utilisation de l’aigle ? Pourquoi en avoir fait le symbole de ce musée et lui avoir consacré tout une section ? Il va sans dire que l’on est en face d’un symbole ambigu : à la fois allégorie du pouvoir et de l’impérialisme, symbole de Jean l’Evangéliste, mais encore, symbole de noblesse. L’artiste joue de cette ambiguïté pour approfondir sa recherche sur le lien entre l’art, le mot, le langage, la pensée et l’image. Le visiteur peut se sentir décontenancé face à ces centaines d’objets représentant des aigles, car ce symbole est leur seul point commun, ce qui pose un problème de cohérence dans le propos. On est en outre frappé de voir que les œuvres d’art côtoient les bibelots, placés de manière égale sous vitrine avec tous pour même cartel : « Ceci n’est pas un objet d’art » (traduits en Allemand et en Anglais). Le ton est donné. Non seulement, Broodthaers interroge la notion de valeur artistique, mais en outre il cite explicitement son ami Magritte, en référence à l’œuvre devenue icône La trahison des images (1929), représentant une pipe sous-titrée de la mention « Ceci n’est pas une Pipe ». Enfin, l’on peut également rattacher cette pointe d’humour à l’héritage duchampien, qui a remis en cause la notion de valeur artistique institutionnalisée.

Carreau de porcelaine peint vert et jaune. « Ceci n’est pas un objet d’art. N° 92 Section des Figures – Salle 7.
Carreau de porcelaine peint vert et jaune. « Ceci n’est pas un objet d’art. N° 92 Section des Figures – Salle 7. © Morgane Walter

Un point nous heurte alors, c’est le parti pris de l’absence totale de cartels explicatifs. La Monnaie de Paris fait le choix de présenter au public français une œuvre particulièrement complexe et conceptuelle, faisant écho tant aux pratiques poétiques de l’artiste et de ses modèles tels Baudelaire ou Mallarmé, qu’à des références philosophiques et artistiques. Dès lors, proposer une approche dite intuitive, sans aucune explication, paraît être un manque sérieux de considération pour la compréhension du spectateur. Néanmoins, l’institution tente de pallier à ce manque par la distribution d’un livret explicatif, adapté à un public jeune ou mature, et par la présence de médiateurs culturels pouvant, si besoin est, fournir des informations au visiteur.

En outre, des incohérences surgissent dans l’organisation de l’exposition et dans le respect de ses promesses, à savoir la reconstitution fidèle du Musée tel que l’avait pensé l’artiste. Nous pensons notamment à l’œuvre Monsieur Teste qui n’était pas originellement présentée dans le Musée d’Art Moderne. Cette œuvre est pourtant montrée à la Monnaie de Paris pour la simple raison que, selon l’aveu de Maria Gilissen-Broodthaers, l’équipe voulait ajouter « une touche d’humour à l’exposition ». Or, la démarche de Marcel Broodthaers est déjà marquée par une forte dimension humoristique, qui n’apparaît que très peu dans la présentation proposée par la Monnaie de Paris. Les œuvres font sourire le spectateur lorsque l’ironie est assez claire pour être entendue, mais leur agencement dans l’espace d’exposition est austère et figé. Il s’agit d’un projet démesurément fou, ce que le spectateur ne perçoit que sporadiquement, probablement en raison d’une mise en scène très conventionnelle et d’un manque cruel d’explications.

Monsieur Teste (1975), mannequin automate assis sur une chaise en osier, journal,  photo de plage et palmiers, Estate Marcel Broodthaers. Salle 9.
Monsieur Teste (1975), mannequin automate assis sur une chaise en osier, journal,
photo de plage et palmiers, Estate Marcel Broodthaers. Salle 9. © Morgane Walter

L’exposition de la Monnaie prend fin avec la Section Cinéma, pour laquelle n’a été gardée que l’œuvre Cinéma Modèle (1970), un ensemble de films qui prennent appui sur les modèles littéraires de l’artiste, renforçant la dimension poétique de l’œuvre cinématographique de Broodthaers. On y trouve par exemple des références à Kurt Schwitters avec La Clef de l’Horloge (Un poème Cinématographique en l’honneur de Kurt Schwitters » (1957), à Magriite avec La Pipe (1969) ou encore La Fontaine avec Le Corbeau et le Renard (1967).

Cinéma Modèle, Programme La Fontaine (1970), Projections de cinq films, Estate  Marcel Broodthaers. Section Cinéma – Salle 11.
Cinéma Modèle, Programme La Fontaine (1970), Projections de cinq films, Estate
Marcel Broodthaers. Section Cinéma – Salle 11. © Morgane Walter

Ainsi, la Monnaie de Paris a fait le choix de présenter au public français un artiste contemporain essentiel, qui a marqué de son empreinte les principaux courants artistiques des années 1960 : le groupe Fluxus, l’art conceptuel, le Pop Art, ou le Lettrisme. Il a exercé une influence notable tant bien sur ses contemporains tels Joseph Beuys, Hans Haacke ou Daniel Buren, que sur les générations suivantes, comme Mike Kelley ou bien sûr, Danh Vo. Ce dernier par exemple a été largement inspiré par l’artiste belge. Non seulement il collectionne à la manière de Broodthaers, mais encore il crée des environnements inspirés de décors datant de la fin de la carrière de son modèle.

Du reste, la Monnaie de Paris rend hommage à un artiste capable de transformer une exposition en une véritable œuvre d’art, complexe et hermétique, mais riche et stimulante. Avec cette critique du voir et du montrer, de la mise en scène d’une exposition et bien entendu, du musée, l’artiste ouvre à des questionnements éminemment contemporains et toujours d’actualité.

Pour finir, laissons la parole à l’artiste : « Le Musée d’Art Moderne – Département des Aigles est tout simplement un mensonge et une tromperie… Le musée fictif essaie de piller le musée authentique, officiel, pour donner davantage de puissance et de vraisemblance à son mensonge. Il est également important de découvrir si le musée fictif jette un jour nouveau sur les mécanismes de l’art, du monde et de la vie de l’art. Avec mon musée, je pose la question. C’est pourquoi je n’ai pas besoin de donner la réponse. » (Marcel Broodthaers, 1972)

Morgane Walter

« Marcel Broodthaers – Musée d’Art Moderne – Département des Aigles »  – L’exposition se tient jusqu’au 5 juillet 2015 à la Monnaie de Paris, 11, Quai de Conti – 75006 Paris – Métro Pont-Neuf, Odéon ou Saint-Michel (lignes 4, 7, 10). Ouvert tous les jours de 11h à 19h. Tarifs : 12/8€. Plus d’informations sur www.monnaiedeparis.fr




« Les Bas-fonds du Baroque » ou les sombres dess(e)ins de la dépravation

Bartolomeo Manfredi, Bacchus et un buveur, vers 1621, huile sur toile, 132 x 96 cm. Rome, Galleria Nazionale di Arte Antica in Palazzo Barberini. © Soprintendenza Speciale per il Patrimonio Storico, Artistico ed Etnoantropologico e per il Pollo Museale della città di Roma.
Bartolomeo Manfredi, Bacchus et un buveur, vers 1621, huile sur toile, 132 x 96 cm. Rome, Galleria Nazionale di Arte Antica in Palazzo Barberini. © Soprintendenza Speciale per il Patrimonio Storico, Artistico ed Etnoantropologico e per il Pollo Museale della città di Roma.

Provocante, fastueuse, lumineuse. Tels sont les premiers mots qui émergent face à la créativité du scénographe italien Pier Luigi Pizzi, engagé pour sublimer les galeries du Petit Palais. Pourtant, passé le vestibule et sa grandiloquente mise en scène, obscure est le terme qui s’impose à l’évidence. Et ce, au sens propre comme au figuré. Plongé dans la pénombre, on déambule parmi les vices et violences d’une Rome ténébreuse : de l’ivresse dionysiaque aux sortilèges des diseuses de bonne aventure, s’exposent des œuvres aux influences caravagesques marquées, parfois mélancoliques, et souvent provocantes.

Dès le seuil, l’impressionnant décor donne le ton : des vues de Rome, gravées par Giovanni Battista Falda, sont reproduites à grande échelle au sein d’un imposant couloir. Saturant l’espace, ces gravures donnent ainsi l’impression de profusion et d’ivresse, qui sied si bien à la décadence voulue par l’exposition. Mais plus qu’un simple effet ornemental, cette salle introductive fonctionne tel un cartel imagé : elle présente l’environnement, les rues et les palais dans lesquels les artistes évoluent ; au fond, elle nous inclut dans ces lieux de débauche. Et déjà, frontalement, se dresse un Faune Barberini lascif, cuisses ouvertes et sexe en avant : il est temps de quitter la lumière.

Faune Barberini, plâtre d’après un marbre grec du IIIème siècle avant Jésus-Christ, Paris, Musée du Louvre. © Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais / Hervé Lewandowski.
Faune Barberini, plâtre d’après un marbre grec du IIIème siècle avant Jésus-Christ, Paris, Musée du Louvre. © Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais / Hervé Lewandowski.

La salle si poétiquement nommée – « Le souffle de Bacchus », ouvre le parcours. Dieu de la fécondité, libre et irrévérencieux, adepte des célébrations euphoriques ou encore créateur du vin, Bacchus n’en est pas moins une figure inspiratrice pour les artistes. Dans le sillage du Caravage, ses suiveurs tels Bartolomeo Manfredi et le Pseudo-Salini exaltent avec maestria, toute l’ambigüité des effets engendrés par l’alcool : ivresse, abandon et folie, tous ces états d’âme se lisent et s’entremêlent sur ces visages avides de boisson. Chez Manfredi, ces mines dont la soif ne semble jamais étanchée émergent de l’obscurité, lumineuses dans un subtil jeu de clair-obscur – à l’image du Bacchus et un buveur. Chez le Pseudo-Salini, son Jeune Bacchus sert de prétexte à une double et troublante contemplation : celle de l’exaltation bachique, bien sûr, mais surtout celle d’un gracieux éphèbe dont le corps nu s’étale nonchalamment sur la surface de la toile.

Pseudo-Salini, Jeune Bacchus, vers 1610-1620, huile sur toile, Francfort-sur-le-Main, Städel Museum.
Pseudo-Salini, Jeune Bacchus, vers 1610-1620, huile sur toile, Francfort-sur-le-Main, Städel Museum.

Mais ces extases aux relents spiritueux, ne sont pas l’apanage des buveurs esquissés dans l’espace pictural : à l’image de la figure divine qu’ils honorent, les artistes s’initient aux rites dionysiaques et s’abandonnent à une vie rythmée par la débauche. Ainsi en est-il des Bentvueghels, ces jeunes peintres et graveurs du nord de l’Europe établis à Rome vers 1620. Bien sûr, l’opportunité de s’imprégner des chefs-d’œuvre antiques et de s’inspirer des Frères Carrache ou du Caravage, attire de nombreux artistes français, allemands et espagnols à cette époque ; mais tous ne choisissent pas de former une association placée sous le patronage de Bacchus. De manière symptomatique, leur art est à l’image protéiforme du dieu : à la fois désordonné, dévergondé mais proprement talentueux et créatif. Et de la toile Les Bentvueghels dans une auberge romaine, émerge toute la dépravation de leurs cérémonies ; une dépravation qu’ils distillent par leurs pinceaux virtuoses, dans des compositions où se mêlent allégrement, visions d’orgies et de repas inondés d’effluves liquoreuses.

Roeland van Laer, Les Bentvueghels dans une auberge romaine, 1626-1628, huile sur toile, 88,5 x 147,5 cm. © Roma Capitale – Sovrintendenza Capitolina ai Beni Culturali – Museo di Roma.
Roeland van Laer, Les Bentvueghels dans une auberge romaine, 1626-1628, huile sur toile, 88,5 x 147,5 cm. © Roma Capitale – Sovrintendenza Capitolina ai Beni Culturali – Museo di Roma.

Ici, la simplicité muséographique contraste avec l’effervescence de ces personnages fiévreux. Sur des murs patinés couleur ocre, des portraits anonymes de membres Bentvueghels se mêlent aux admirables – mais non moins licencieuses eaux-fortes de Matthys Pool : absorbé par la délicatesse du trait et l’extraordinaire vitalité des gravures nommées Rites d’initiation des Bentvueghels, on en occulterait presque les détails scabreux qu’ils recèlent.

Matthys Pool d’ap. Domenicus van Wijnen, Rites d’initiation des Bentvueghels : cérémonie d’admission d’un nouveau membre des Bentvueghels, 1690-1708, burin et eau-forte, 59.8 x 49.9 cm, Paris, INHA.
Matthys Pool d’ap. Domenicus van Wijnen, Rites d’initiation des Bentvueghels : cérémonie d’admission d’un nouveau membre des Bentvueghels, 1690-1708, burin et eau-forte, 59.8 x 49.9 cm, Paris, INHA.

Mais les bas-fonds ne ménagent aucun répit à celui qui s’y perd. Dans la salle suivante, entre charmes et sortilèges, règne une atmosphère à la fois sordide, sublime et ésotérique : indicible beauté de ces femmes sorcières, qui fascinent et révulsent dans le même instant. Les deux huiles sur bois d’Angelo Caroselli expriment bien cela : ainsi, la Vanité-Prudence répond à L’apprentie Sorcière. Riche de symboliques, si la première évoque en effet la vaine illusion de l’apparat, elle souligne malgré tout la sagesse d’une jeune fille qui, en examinant son miroir, embrasse le passé, le présent et le futur d’un seul regard. Antithèse de la prudence, la seconde œuvre presse au-devant du visiteur, une magicienne au visage rougit par l’angoisse face aux démons qu’elle a invoqués.

Angello Caroselli, Scène de sorcellerie ou l'Apprentie Sorcière, vers 1615-1620, huile sur bois. Collection particulière.
Angello Caroselli, Scène de sorcellerie ou l’Apprentie Sorcière, vers 1615-1620, huile sur bois. Collection particulière.

Angelo Caroselli, Vanité-Prudence, vers1615-1620, huile sur toile, Florence, Fondazione di Studi di Storia dell'Arte Roberto Longhi.
Angelo Caroselli, Vanité-Prudence, vers1615-1620, huile sur toile, Florence, Fondazione di Studi di Storia dell’Arte Roberto Longhi.

Exigu, l’espace de cette salle contraint et emprisonne comme pour mieux envoûter. Dans un angle, affleurent deux scènes de sorcellerie, fabuleuses tant elles sont déroutantes ; celle peinte par Salvator Rosa est sans nul doute, la plus délicieusement ignominieuse : pratiques occultes, femmes à présent repoussantes et enfants pendus, s’étalent sous nos yeux pour ne laisser aucun exutoire. La mort est partout présente. Pourtant, la finesse plastique de cette scène abominable ne peut être occultée : et c’est bien là tout le génie de l’artiste, de nous laisser en proie à notre insatiable curiosité malsaine.

Salvador Rosa, Scène de sorcellerie, vers 1646, huile sur toile, 72,5 x 132,5 cm. © The National Gallery, London. Bought, 1984.
Salvador Rosa, Scène de sorcellerie, vers 1646, huile sur toile, 72,5 x 132,5 cm. © The National Gallery, London. Bought, 1984.

Bien sûr, la beauté énigmatique de ces femmes ensorcelantes ne cesse de fasciner : héroïne d’un quotidien miséreux parmi les sorcières chimériques, la diseuse de bonne aventure devient un motif récurrent de la peinture romaine du XVIIème siècle. Hantant les tavernes lugubres et les bas-fonds de la ville, l’attrait de ses charmes n’a d’égal que la méfiance qu’elle inspire : métaphore de l’imposture et du leurre, elle s’impose comme un reflet du peintre qui par ses manipulations esthétiques, enjôle le spectateur par ses artifices. Bien plus encore, l’œuvre de Nicolas Regnier Joueurs de dés et diseuse de bonne aventure, renforce l’allusion de la tromperie en évoquant l’univers menteur du jeu.

Nicolas Régnier, Joueurs de dés et diseuse de bonne aventure, vers 1624-1626, huile sur toile. Florence, galleria degli Uffizi.
Nicolas Régnier, Joueurs de dés et diseuse de bonne aventure, vers 1624-1626, huile sur toile. Florence, galleria degli Uffizi.

Un jeu dangereux auquel les artistes succombent allégrement au fond des tavernes. Protagonistes de tous les excès, ils participent néanmoins à la construction d’un idéal et d’une certaine moralité. Conscients de la vie sulfureuse qui est la leur, les scènes orgiaques qu’ils dépeignent ont pour vocation d’inciter le spectateur à une conduite plus vertueuse. Eloge fardé de la pudeur devant ce luxe de débauche.

Et dans la Rome des plaisirs et des passions, la dégradation des mœurs conduit à l’invective la plus emblématique et la plus scabreuse de son époque : celle du geste de la fica. Pantomime insultant s’il en est, le pouce se coince entre le majeur et l’index pour mimer la pénétration ou le sexe féminin. Le Jeune homme aux figues de Simon Vouet et l’Homme faisant le geste obscène de la fica – peint par un anonyme, en font le motif principal d’audacieuses compositions. Ainsi, dans une défiance totale vis-à-vis du spectateur, Simon Vouet élabore une mise en scène à l’érotisme palpable, où son personnage vêtu d’un costume féminin, expose à notre regard deux petites figues tandis que sa main esquisse le geste injurieux. Comble de l’infamie, la seconde toile – anonyme, n’utilise plus aucun artifice : elle est l’offense permanente, l’empreinte figée sur la toile auquel on se heurte à chaque regard.

Anonyme caravagesque nordique, Homme faisant le geste de la fica, vers 1615-1625, huile sur toile, 51 x 39 cm. Lucques, Museo Nazionale di Palazzo Mansi. © Archivo fotografico Soprintendenza per i Beni Architettonici, Paesaggistici, Storici, Artistici ed Etnoantropologici per le province di Lucca e Massa Carrara.
Anonyme caravagesque nordique, Homme faisant le geste de la fica, vers 1615-1625, huile sur toile, 51 x 39 cm. Lucques, Museo Nazionale di Palazzo Mansi. © Archivo fotografico Soprintendenza per i Beni Architettonici, Paesaggistici, Storici, Artistici ed Etnoantropologici per le province di Lucca e Massa Carrara.

Puis au cœur de cette salle, émerge une œuvre atypique dont on peut sans peine, imaginer le parfum de scandale : le Jeune homme nu sur un lit avec un chat, de Giovanni Lanfranco. Accrochée aux murs du palais de la reine Christine de Suède, aveu d’une sexualité prohibée, cette toile substitue à l’immuable Vénus dénudée, un corps ici masculin. Bien sûr, l’étonnement est palpable : la tradition iconographique dévolue à ce motif, ancrée dans notre imaginaire, y est sans doute pour beaucoup. Mais bien au-delà, les lourds rideaux qui encadrent l’espace et protègent ce corps dévêtu, rappellent astucieusement l’histoire de ce jeune homme au chat : une œuvre secrètement dissimulée, visible seulement par quelques privilégiés. Une confidence surprenante, à nos yeux contemporains comme à ceux de son temps.

Giovanni Lanfranco, Jeune homme nu sur un lit avec un chat, 1620-1622, huile sur toile, 60 x 113 cm © Londres, Walpole Gallery. Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris.
Giovanni Lanfranco, Jeune homme nu sur un lit avec un chat, 1620-1622, huile sur toile, 60 x 113 cm © Londres, Walpole Gallery. Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris.

Pour autant, la singularité de cette œuvre n’éloigne pas des tourments de l’intempérance : viols, meurtres, guet-apens, rixes ou embuscades sanglantes sont monnaie courante dans la capitale romaine. Etourdissante est la contemplation d’une vie syncopée par la violence et le chaos. A la Scène d’enlèvement de Claude Gellée, répondent L’embuscade ou les brigands de Sébastien Bourdon et L’assaut de Pieter Boddingh. Plus encore, les Fête et rixe aux abords de l’Ambassade d’Espagne de Jan Both, et les Scène de brigandage dans la campagne romaine de Jan Miel, parachèvent la description cet univers inquiétant qui accueillait au XVIIème siècle, nombre d’artistes européens.

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Sébastien Bourdon, L’Embuscade ou Les Brigands, 1636-1638, huile sur cuivre, Lyon, musée des Beaux-Arts.

Toujours soucieux de prêcher à travers leurs œuvres, la vertu qui manque à leurs actes illicites, les peintres ne cessent d’illustrer les vicissitudes de l’homme à des fins moralisantes : dès lors, aux ruines antiques de la « Ville éternelle » et à la grâce de l’Eglise romaine, se mêlent des scènes indécentes ou prosaïques. Ainsi, l’admirable Vue de Rome avec une scène de prostitution de Claude Gellée, allie la délicatesse et la splendeur du paysage, à l’image de courtisanes reléguées dans l’ombre : représentantes d’un monde de manants qui nourrit l’imaginaire des bas-fonds depuis le XVIème siècle.

Claude Gellée dit Le Lorrain, Vue de Rome avec une scène de prostitution, 1632, huile sur toile, 60,3 x 84 cm, Londres, The National Gallery. © The National Gallery, London.
Claude Gellée dit Le Lorrain, Vue de Rome avec une scène de prostitution, 1632, huile sur toile, 60,3 x 84 cm, Londres, The National Gallery. © The National Gallery, London.

Puis, un changement radical de muséographie s’opère. A la sobriété des premières salles, cède une ornementation excessive : la provocation et la démesure cantonnées jusqu’ici à l’espace pictural, sont à présent projetées sur les murs tapissés de velours rouge écarlate et violine. Des miroirs astucieusement disposés, se déploient du sol au plafond dans un intriguant trompe-l’œil qui mime la profondeur. A première vue, on ne peut nier la créativité de ce décor fastueux, qui oppresse autant qu’il émerveille ; mais à l’image de tout ce qui brille, il en devient fatalement hypnotique et accaparant.

Pourtant, les œuvres présentées ici méritent amplement que l’on s’y attarde. Bien loin des scènes querelleuses ou festives de la taverne, libérée des sortilèges et de l’emprise de femmes-sorcières, se dresse une émouvante galerie de portraits. Au XVIIème siècle, Rome s’impose comme le foyer des arts et du catholicisme : artistes, collectionneurs, pèlerins et intellectuels s’y pressent. Mais parallèlement à cette émulation créatrice et spirituelle, mendiants, courtisanes et malfrats façonnent une population marginale, antithèse manifeste de la haute société romaine. Pour ces individus populaires, les peintres se passionnent : inconnus élevés au rang de la postérité, ces habitants des marges côtoient au-travers d’une toile, le faste des plus grands palais Romains.

Jusepe de Ribera, Mendiant, vers 1612, huile sur toile, 106 x 76 cm. © Soprintendenza Speciale per il Patrimonio Storico, Artistico ed Etnoantropologico e per il Polo Museale della città di Roma.
Jusepe de Ribera, Mendiant, vers 1612, huile sur toile, 106 x 76 cm. © Soprintendenza Speciale per il Patrimonio Storico, Artistico ed Etnoantropologico e per il Polo Museale della città di Roma.

Bouleversant et d’une humanité saisissante, le Mendiant de Jusepe de Ribera capte particulièrement l’attention. Humblement, cet homme tient un chapeau pour l’aumône : esquissé hors-champ, débordant du cadre, c’est à nous, spectateur qu’il le tend.

Finalement, une certaine langueur flotte en cette fin d’exposition : plus nuancée, comme délaissant l’extravagance, la taverne mélancolique marque cet instant fragile où la passion retombe. Tous ces personnages espiègles tantôt, semblent à présent harassés de fatigue : las, ils portent le poids des plaisirs charnels et de l’alcool qui les consument. Parmi eux, des musiciens distillent des notes que l’on devine enivrantes, propices à l’abandon mélancolique. Ici, la Réunion de musiciens et de soldats peinte par Valentin de Boulogne, fait écho à l’éblouissant Concert avec trois musiciens de Gerrit van Honthorst : dans cette toile, émergent de l’obscurité des visages qui révèlent à eux seuls, d’impressionnants jeux de lumière et qui en disent long sur l’emprise envoûtante de la musique. Alors, les œuvres se teintent de mystère et interrogent : là où l’obscénité n’est plus de mise, que reste-t-il au sortir de la fête ? Et dans les bas-fonds, lorsqu’enfin médite l’homme, on pourrait presque y croiser la vertu.

Gerrit Van Honthorst, Concert avec trois musiciens, 1616-1618, huile sur toile, Dublin, National Gallery of Ireland.
Gerrit Van Honthorst, Concert avec trois musiciens, 1616-1618, huile sur toile, Dublin, National Gallery of Ireland.

De ce voyage au cœur d’une Rome souillée, une ambiguïté demeure. En effet, certaines maladresses jalonnent ce singulier parcours : on regrettera notamment, un éclairage fâcheux qui dessert les œuvres, annihilant souvent leur beauté. Tel est le cas de la première salle, où la sanguine Les Amours insolents et l’eau forte Silène et nymphes bernés par de petits amours, toutes deux de Pierre Brebiette, sont pratiquement inobservables tant elles sont plongées dans l’ombre. De même, il semble que les nombreuses allusions au Caravage servent probablement plus à attirer le grand public, qu’à construire un véritable propos scientifique. Enfin, on déplorera une muséographie qui par son esprit tapageur, agit quelquefois aux dépens des œuvres elles-mêmes.

Pierre Brebiette, Les Amours insolents, s.d., Sanguine et rehauts de blanc, 15,7 x 22 cm, Rouen, musée des Beaux-Arts. © RMN-Grand Palais / René-Gabriel Ojéda.
Pierre Brebiette, Les Amours insolents, s.d., Sanguine et rehauts de blanc, 15,7 x 22 cm, Rouen, musée des Beaux-Arts. © RMN-Grand Palais / René-Gabriel Ojéda.

Cependant, émancipée de l’image triomphante de la Papauté et d’une Rome souvent célébrée pour sa grandeur, cette exposition propose un regard renouvelé sur la production artistique romaine du XVIIème siècle. Par la diversité des artistes et la qualité des œuvres qu’ils mettent en avant, « Les bas-fonds du Baroque » parviennent à capter la lumière au-delà de la figure emblématique dudit Caravage. Une bonne raison, malgré tout, de sombrer dans l’abîme.

Thaïs Bihour

« Les Bas-fonds du baroque »  – L’exposition se tient jusqu’au 24 mai 2015 au Petit-Palais,Avenue Winston Churchill, 75008 Paris – Métro « Champs-Elysées Georges-Clémenceau » (ligne 1 ou 13). Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h. Tarifs : 11/8€. Plus d’informations sur www.petitpalais.paris.fr

 




« L’école de Lingnan. L’éveil de la Chine moderne » : quand à l’onirisme succède l’ébranlement

Chen Shuren, Après le crépuscule, 1926
Chen Shuren (1884 – 1948), Après le crépuscule, 1926 Encre et couleurs sur papier, 97 x 172,5 cm © Hong Kong Museum of Art.

Il était une fois, l’école de Lingnan et ses trois fondateurs : Gao Jianfu (1879 – 1951), Chen Shuren (1884 – 1948) et Gao Qifeng (1889 – 1933). Des artistes à la fois pétris de tradition, profondément novateurs et révolutionnaires. De leur art et de leur enseignement, naîtront des ateliers destinés à former la nouvelle génération artistique chinoise ; car leur dessein n’est autre que l’émergence d’une nouvelle peinture nationale empruntant largement aux courants picturaux japonais. Un compromis ? Une demi-mesure ? Non, un éveil féroce à la modernité, que le musée Cernuschi dévoile à travers « L’école de Lingnan ».

« Il était une fois », comme dans un conte, ce mode narratif convenant parfaitement au parcours de cette exposition. La muséographie – grâce à un jeu subtil de couleurs – répond en miroir aux évènements historiques qui mènent aux grands bouleversements. Au commencement, on est bercé d’enchantement et de délicatesse ; mais en chemin, l’équilibre se brise et devient ébranlement. Alors, les œuvres bucoliques à l’instar du magnifique Rouleau aux cent fleurs de Ju Lian deviennent guerrières et accusatrices, tandis que l’atmosphère sereine des premières salles se teinte d’une obscurité grisée.

Ju Lian (1828 – 1904) Rouleau aux cent fleurs, 1875 Encre et couleurs sur soie 36,5 x 617 cm (détail) - © Hong Kong Museum of Art.
Ju Lian (1828 – 1904) Rouleau aux cent fleurs, 1875 Encre et couleurs sur soie 36,5 x 617 cm (détail) – © Hong Kong Museum of Art.

La visite s’ouvre sur un espace très épuré, dont les murs à la délicate teinte vert d’eau emplissent d’une grande quiétude. Ici, peu d’œuvres sont présentées, mais elles sont d’une beauté indéniable, incarnant la tradition picturale cantonaise qui, depuis le XVIe siècle, n’a cessé de s’ouvrir aux influences étrangères et de s’en nourrir. Dans cette région du Guangdong, l’enrichissement esthétique n’en finit pas de croître : au XIXe siècle, des artistes tels Meng Jingyi, Song Guangbao ou encore Ju Lian pour ne citer qu’eux, participent habilement au renouvèlement des motifs traditionnels de la faune et de la flore, tout en respectant le patrimoine artistique dont ils sont les héritiers. Car ces motifs, tout aussi bucoliques qu’ils soient, ne sont pas dénués de technicité : à l’artiste Yun Shouping, ils empruntent la délicatesse dans les traits et le raffinement des couleurs, conférant à leurs travaux, un mélange antinomique d’évanescence et de relief.

A l’orée de la deuxième salle, nous sommes happés par un impressionnant panneau sur papier de Gao Jianfu, Voyage dans les montagnes enneigées. Par son accrochage et sa composition, par ses reliefs surprenants et ses habiles jeux d’obliques, il capte toute l’attention. Mais ces montagnes, aussi fascinantes soient-elles, ne fonctionnent pas seules : elles font partie intégrante d’un dialogue intelligemment construit, où chaque œuvre de Goa Jianfu – à qui tout un mur est ici consacré –, trouve son alter-ego japonais. Dans chaque panneau, chaque motif, la tradition picturale chinoise se mêle à une source nippone d’inspiration nouvelle, aisément identifiable grâce aux cartels géographiques qui constituent, pour le visiteur, une aide précieuse.

Bien plus qu’un simple jeu de miroirs, il s’agit de mettre en exergue le dialogue qui s’est instauré entre le Japon et la Chine dès la fin du XIXe siècle. En effet, celle-ci souffre de graves problèmes économiques et politiques, et se voit de plus en plus menacée par les puissances européennes. Il devient nécessaire d’en apprendre davantage sur les pays occidentaux afin d’être en mesure de leur résister. Le Japon représente alors un modèle d’inspiration, lui qui est parvenu durant l’ère Meiji à allier modernité et tradition, tout en gardant son identité propre. A ce pays, les artistes chinois emprunteront donc aux influences du nihonga, mouvement réformateur de l’art japonais.

Hashimoto Kansetsu (1883-1945), Matin après la pluie, vers 1930 Encre sur soie – 112,2 x 132, 2 cm © Museum für Ostasiatische Kunst, Berlin.
Hashimoto Kansetsu (1883-1945), Matin après la pluie, vers 1930 Encre sur soie – 112,2 x 132, 2 cm © Museum für Ostasiatische Kunst, Berlin.

Deux espaces distincts sont nécessaires pour saisir l’importance de cet enchevêtrement culturel et stylistique : le premier invite à la contemplation de paysages, tantôt enneigés, tantôt pris dans les affres d’un climat tempétueux, dévoilant toute la beauté d’un hibiscus pliant sous le poids de la pluie ou la singularité des Seiches de Goa Jianfu, nimbées dans leur jet d’encre noir et profond. Ainsi, à Kôno Bairei, Takeuchi Seihō et Yamamoto Shunkyo, Goa Jianfu emprunte les volumes, l’illusion de la profondeur, l’ajout de pigments et l’utilisation d’un élément repoussoir au premier plan ; autant de techniques révélatrices de l’assimilation des influences occidentales par les artistes japonais. Puis, le second espace prend la forme d’un incroyable bestiaire qui doit beaucoup au vocabulaire et aux motifs traditionnels japonais : en fondant la technique du « sans os » – sans contour – tout en portant une attention particulière aux détails des plumages et des fourrures, ces animaux semblent à la fois pris dans une évanescence et une matérialité particulière, qui confère à cette salle une ambiance toute en poésie.

Gao Jianfu (1879 – 1951), Seiches, Années 1920 Encre et couleurs sur papier 135,8 x 69,1 cm © Hong Kong Museum of Art.
Gao Jianfu (1879 – 1951), Seiches, Années 1920 Encre et couleurs sur papier 135,8 x 69,1 cm © Hong Kong Museum of Art.

Gao Jianfu (1879 – 1951), Les faibles sont la proie des forts, 1914-1928 Encre et couleurs sur papier 127,5 x 60,2 cm © Hong Museum of Art.
Gao Jianfu (1879 – 1951), Les faibles sont la proie des forts, 1914-1928 Encre et couleurs sur papier 127,5 x 60,2 cm © Hong Museum of Art.

Puis, un changement d’atmosphère s’opère brutalement, et au calme succède la tempête : les murs vert d’eau s’assombrissent pour laisser place à des teintes plus obscures : allégorie du renouveau, amorce d’une transformation. Si les motifs floraux et animaliers ont toujours une vocation ornementale, ils se chargent désormais de symboliques nouvelles et portent en eux un message politique et révolutionnaire. Ainsi, certains animaux représentés en posture de chasseurs, les muscles saillants et prêts à l’action, métaphorisent en réalité l’esprit guerrier devant régner au sein de cette société chinoise en pleine mutation. A ce titre, Après le crépuscule, une impressionnante encre et couleurs sur papier de Chen Shuren, incarne parfaitement cette intense ferveur patriotique.

De même, le passage entre tradition picturale et volonté novatrice, est visible dans la manière de peindre la figure humaine : si des artistes comme Gao Jianfu tentent de moderniser la thématique en portant une attention nouvelle au gens du peuple plutôt qu’aux grandes icônes, leur style iconographique ne marque pas d’évolution notable. Pris dans un entre-deux où l’inspiration traditionaliste voudrait cependant laisser place au renouveau, rares sont ceux qui parviendront à insuffler une réelle modernité à cette peinture de personnages.

Gao Jianfu (1879 – 1951), Poète du Sud, 1932 Encre et couleurs sur papier 211 x 94,7 cm © Hong Kong Museum of Art.
Gao Jianfu (1879 – 1951), Poète du Sud, 1932 Encre et couleurs sur papier 211 x 94,7 cm © Hong Kong Museum of Art.

Puis, vient le temps véritable de l’action et de la guerre : « Faire et peindre l’histoire », tel est le mot d’ordre des maîtres de l’école de Lingnan. Tandis que Chen Shuren s’engage politiquement – et de manière officielle, Gao Jianfu et Gao Qifeng prennent part aux activités illégales et violentes de la société clandestine Tongmenghui, dont le but est de destituer l’empire Qing. Ainsi, la violence des évènements historiques et leurs prises de positions politiques, influencent fortement la production artistique des trois hommes : c’est là que se situe l’avènement d’un renouveau iconographique considérable et visible. Et si certains artistes très émus par les bouleversements passés continuent de s’y référer dans leurs œuvres, d’autres s’attèlent activement à la figuration du temps présent. Ainsi, Gao Jianfu, l’un des premiers artistes chinois à utiliser des motifs d’une grande modernité tels les avions de guerre, réalise en 1938 Les os des morts s’affligent depuis longtemps des malheurs de la nation. Cette encre sur papier, d’une forte puissance plastique, est une référence directe à ce grand drame de l’histoire contemporaine chinoise qu’est la guerre sino-japonaise de 1937 – 1945. Beaucoup de ses élèves le suivront dans cette voie qui conduit désormais, à l’évocation des problématiques et enjeux contemporains.

Gao Jianfu (1879 – 1951), Les os des morts pleurent sur les malheurs de la nation, 1938 Encre et couleurs sur papier 71,8 x 47,2 cm ©Hong Kong Museum of Art.
Gao Jianfu (1879 – 1951), Les os des morts pleurent sur les malheurs de la nation, 1938 Encre et couleurs sur papier 71,8 x 47,2 cm ©Hong Kong Museum of Art.

Au fond, il s’agit là d’une exposition pertinente dans son sujet, remarquable pour la beauté et la qualité des œuvres présentées, mais qui nous perd un peu parfois par le manque de clarté du propos. On regrettera notamment, un discours quelque peu hermétique pour un public non averti, et peu familier de l’histoire ou de la culture chinoise. En revanche, il nous faut souligner la qualité du catalogue d’exposition, qui par sa limpidité et sa concision, permet de combler ces lacunes. On déplorera en outre, que certaines explications arrivent trop tard dans le déroulement du parcours : en effet, si l’importance du nihonga – ce mouvement pictural japonais – est palpable dans les trois premières salles, il est dommage et peu judicieux d’attendre la quatrième pour en avoir une définition précise. Au final, on se laisse facilement porter par la beauté et la richesse des œuvres pour se rendre compte à la sortie, que l’on n’a pas forcément embrassé toute la complexité de l’exposition.

Pour autant, c’est indiscutablement un sentiment positif qui prédomine face à cet « Eveil de la Chine moderne » porté par le musée Cernuschi. Si la première partie de l’exposition nous fait ouvertement rêver, la seconde nous projette dans une modernité rude, où la guerre, la révolution et les enjeux politiques ne peuvent laisser indifférents. On entre fasciné par une beauté animale et bucolique, mais on ressort empli de gravité : un parcours où le charme fait place à la réflexion. Cela n’en est que plus estimable.

Thaïs Bihour

« L’école de Lingnan : l’éveil de la Chine moderne »  – L’exposition se tient jusqu’au 28 juin 2015 au musée Cernuschi, 7, avenue Vélasquez, 75008 Paris – Métro « Villiers » (ligne 2). Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h. Tarifs : 10/8€. Plus d’informations sur www.cernuschi.paris.fr




De l’ablution publique à l’invention d’un rituel secret et familier

Eugène Lomont, Jeune femme à sa toilette, 1898, huile sur toile, 54 x 65 cm, Beauvais, Musée départemental de l’Oise. © RMN Grand Palais / Thierry Ollivier
Eugène Lomont, Jeune femme à sa toilette, 1898, huile sur toile, 54 x 65 cm, Beauvais, Musée départemental de l’Oise. © RMN Grand Palais / Thierry Ollivier

« On a remarqué que de tous les animaux, les femmes, les mouches et les chats sont ceux qui passent le plus de temps à leur toilette », écrivait Charles Nodier dans ses Maximes et Pensées. Toute misogyne qu’elle soit et d’un humour piquant, elle ne semble pas moins vraie au regard de l’étonnante exposition du Musée Marmottan « La toilette. Naissance de l’intime ». Car vous ne trouverez pas ici d’hommes affairés à leurs ablutions ; cependant ne nous y trompons pas, ce n’est pas un parti-pris sexiste qui l’a emporté, mais bien la réalité matérielle : la toilette masculine, d’un point de vue pictural, reste encore à inventer.

Sous cet aspect plutôt trivial voire commun à première vue que pourrait révéler la thématique de la toilette, il n’en est rien : nous ressortons du musée, ravis de s’être immiscé au sein de cette sphère privée. Car c’est là tout l’intérêt de cette exposition : par son parcours chronologique et son propos à la fois esthétique et sociologique, les commissaires – Georges Vigarello et Nadeije Laneyrie-Dagen – parviennent à montrer habilement, la singulière évolution d’un rituel aujourd’hui si familier.

Pays-Bas du Sud, Le bain, tenture de la vie seigneuriale, vers 1500, laine et soie, 285 x 285 cm, Paris, musée de Cluny – Musée national du Moyen Age. © RMN Grand Palais (musée de Cluny – Musée national du Moyen Age) / Franck Raux
Fig. 1 – Pays-Bas du Sud, Le bain, tenture de la vie seigneuriale, vers 1500, laine et soie, 285 x 285 cm, Paris, musée de Cluny – Musée national du Moyen Age. © RMN Grand Palais (musée de Cluny – Musée national du Moyen Age) / Franck Raux

La première salle s’ouvre sur une tapisserie du musée de Cluny : Le bain, tenture de la vie seigneuriale (Fig. 1), datée vers 1500. Il ne faut pas y chercher un témoignage de pratiques hygiéniques, bien au contraire : la finalité désirée n’est pas la réalité d’une gestuelle précise, mais plutôt la mise en valeur d’un idéal féminin. L’érotisme d’ailleurs, est perceptible : la baigneuse est bercée par les notes de musique, parée de bijoux et de voiles transparents au milieu d’une nature foisonnante. La toilette en public n’est pas encore devenue ce moment de l’intime. Aussi, n’oublions pas de citer cette très belle toile attribuée à l’Ecole de Fontainebleau, Portrait présumé de Gabrielle d’Estrées et la duchesse de Villars au bain (Fig. 2), à même d’aiguiser la curiosité du visiteur : cachées derrières de lourds rideaux, ces deux femmes se baignent sous les yeux d’une nourrice allaitante ; vêtues de chemises couleur chair et joliment apprêtées, avec leurs corps qui se confondent dans la même eau du bain, elles expriment pourtant une pudeur certaine qui ne nous laisse pas indifférents.

La deuxième salle opère une rupture nette dans le temps et les rituels de propreté : au XVIIème siècle, il n’est plus question de se laver en public, ni même de se laver d’ailleurs…avec de l’eau, porteuse à cette époque de nombreuses maladies. On parle alors de « toilette sèche », on se frotte la peau avec des chiffons, mais surtout, il n’est plus temps de ritualiser la propreté de manière collective. Là commence véritablement l’intimité de la toilette, où les individus les plus pauvres chassent les parasites religieusement – à l’instar de l’admirable tableau La Femme à la puce (Fig. 4) de Georges de La Tour, et où les plus riches s’ornent de leurs plus somptueuses parures, symboles d’une beauté illusoire – telle cette Vanité ou Jeune Femme à sa toilette de Nicolas Régnier (Fig. 3).

Anonyme (Ecole de Fontainebleau), Portrait présumé de Gabrielle d’Estrées et la duchesse de Villars au bain, fin du XVIème siècle, huile sur toile, 63.5 x 84 cm, Montpellier, Musée Languedocien, Collection de la société Archéologique de Montpellier.
Fig. 2 – Anonyme (Ecole de Fontainebleau), Portrait présumé de Gabrielle d’Estrées et la duchesse de Villars au bain, fin du XVIème siècle, huile sur toile, 63.5 x 84 cm, Montpellier, Musée Languedocien, Collection de la société Archéologique de Montpellier.

Le parcours se prolonge par la découverte singulière de quatre petits tableaux de François Boucher, mis en valeur par une muséographie très réussie. Quatre œuvres fonctionnant par paire, dont l’histoire ne manquera pas d’étonner tout en nous instruisant sur leur fonction première ; car ces petites toiles, sont en fait de grandes cachottières. Leur forme ovale, tout d’abord, n’est pas due au hasard ; elle nous suggère que nous entrons dans la sphère de l’intime, et même au-delà, elle nous place dans la peau du voyeur : l’ovale métaphoriserait alors, selon notre imagination, deux trous de serrures ou deux paires d’yeux indiscrets. Puis, nous découvrons le stratagème derrière les chastes apparences : les deux portraits de femmes jouant avec un bambin pour l’une et un petit chien pour l’autre, cachent lorsqu’on les soulève, des scènes grivoises, où ces mêmes femmes s’affairent à leurs besoins quotidiens dans des positions équivoques. Ces tableaux libertins, réservés aux cabinets privés de ces messieurs au XVIIIème siècle, ne se font toutefois pas remarquer uniquement pour leur caractère licencieux : le modelé des chairs, la beauté des parures et l’éclat des couleurs, font de cet ensemble une des pièces maîtresses de l’exposition (Fig. 5 et 6).

Nicolas Régnier, Vanité ou Jeune femme à sa toilette, Circa, 1626, huile sur toile, 130 x 105.5 cm, Lyon, Musée des Beaux-Arts. © 2014 DeAgostini Picture Library / Scala, Florence.
Fig. 3 – Nicolas Régnier, Vanité ou Jeune femme à sa toilette, Circa, 1626, huile sur toile, 130 x 105.5 cm, Lyon, Musée des Beaux-Arts. © 2014 DeAgostini Picture Library / Scala, Florence.

Georges de La Tour, La femme à la puce, 1638, huile sur toile, 121 x 89 cm, Nancy, Musée Lorrain. © RMN Grand Palais / Philippe Bernard.
Fig. 4 – Georges de La Tour, La femme à la puce, 1638, huile sur toile, 121 x 89 cm, Nancy, Musée Lorrain. © RMN Grand Palais / Philippe Bernard.

François Boucher, L’enfant gâté, 1742 ? Ou années 1760 ?, huile sur toile, 52.5 x 41.5 cm, Karlsruhe, Staatliche Kunsthalle Karlsruhe © akg-images
Fig. 5 – François Boucher, L’enfant gâté, 1742 ? Ou années 1760 ?, huile sur toile, 52.5 x 41.5 cm, Karlsruhe, Staatliche Kunsthalle Karlsruhe © akg-images

François Boucher, L’Œil indiscret ou La Femme qui pisse, 1742 ? Ou années 1760 ?, huile sur toile, 52.5 x 42 cm, Collection particulière © Christian Baraja
Fig. 6 – François Boucher, L’Œil indiscret ou La Femme qui pisse, 1742 ? Ou années 1760 ?, huile sur toile, 52.5 x 42 cm, Collection particulière © Christian Baraja

Avec la salle suivante consacrée au XIXème siècle, une césure esthétique s’installe progressivement. Nous sommes plongés avec tendresse au cœur d’une intimité féminine où les corps sont certes moins idéalisés, mais où ils gagnent assurément en humanité, en simplicité ; une simplicité pourtant, qui ne perd rien de sa sensualité. Les peintres, à l’instar d’Edouard Manet et de sa Femme nue se coiffant – ou de Berthe Morisot avec Devant la psyché (Fig. 7), marquent les courbes sensuelles, les plis de la chair ; ils soulignent les dessous des bras de traits rougeoyants pour figurer qu’à cet endroit, la peau est plus détendue. Et dans cette peau imparfaite qui pend subtilement, il y a la vie. Les mots de Nadeije Laneyrie-Dagen à ce propos sont touchants : « ces femmes sont tendrement érotiques », explique-t-elle. En effet, ces imperfections les humanisent avec douceur et bienveillance. Les sujets grivois n’ont plus leur place au milieu de ces toiles impressionnistes, où la finalité du dévoilement corporel se fait plus délicate ; seuls les derniers instants de la toilette sont esquissés. Mais il n’y a pas que ce changement esthétique qui mérite d’être souligné : la clarté chronologique du parcours imaginé par les commissaires d’exposition, permet aisément de comprendre l’évolution des rituels de propreté. Dès le XIXème siècle en effet, l’eau est intégrée au quotidien, son usage devient plus accessible ; et d’un sujet que l’on pensait somme toute ordinaire, émerge une complexité captivante et insoupçonnée.

Berthe Morisot, Devant la psyché, 1890, huile sur toile, 55 x 46 cm © Fondation Pierre Gianadda, Martigny.
Fig. 7 – Berthe Morisot, Devant la psyché, 1890, huile sur toile, 55 x 46 cm © Fondation Pierre Gianadda, Martigny.

Un peu en retrait, pris à la fois dans le flot de l’exposition et dans l’intimité de son alcôve, se trouve une toile qui ne manquera pas de nous interpeller. Prêtée par le Musée départemental de l’Oise, la Jeune femme à sa toilette d’Eugène Lomont se révèle inclassable : sa beauté mystérieuse et son charme ténébreux, légitiment assurément l’accrochage spécifique qui lui est réservé. Puis, avec Pierre Bonnard, la toilette devient le moment privilégié où l’on peut s’extraire de la foule et du bruit de la ville ; les corps changent à mesure que les salles de bains gagnent en confort : si l’artiste peint sa femme Marthe au tub en 1903, les corps qu’il figure vers 1940, finissent par se mêler aux reflets de l’eau dont les vertus ne sont plus simplement hygiéniques, mais apaisantes pour le corps et l’esprit.

Au tournant du XXème siècle, les avant-gardes se questionnent sur le corps féminin et les modalités de sa représentation. Les enjeux dépassent la simple mimesis : c’est le temps de l’exploration, de la déconstruction, où les artistes s’évertuent à explorer toutes les facettes de ce cérémonial privé de la propreté et de l’apprêt. La toilette sert ici de prétexte alors que la forme prévaut sur l’objet – osons l’expression, du désir : le spectateur a quitté son statut de voyeur pour céder à la délicatesse humanisée de corps tendrement familiers pour observer, enfin, la vitalité extraordinaire des Femmes à la toilette de Fernand Léger (Fig. 8). Au fond, à l’épreuve de la Grande Guerre, succède l’envie de retrouver la simplicité des gestes forgés par le quotidien. Il semble dès lors que la toilette se prête de manière évidente à cet exercice de réappropriation du corps, tant psychologique que picturale.

Fernand Léger, Les femmes à la toilette, 1920, huile sur toile, 92.3 x 73.3 cm, Suisse, Collection Nahmad © Suisse, Collection Nahmad / Raphaël BARITHEL ADAGP, Paris 2015.
Fig. 8 – Fernand Léger, Les femmes à la toilette, 1920, huile sur toile, 92.3 x 73.3 cm, Suisse, Collection Nahmad © Suisse, Collection Nahmad / Raphaël BARITHEL ADAGP, Paris 2015.

Enfin, vient le temps de faire face à notre propre époque ; à nos mœurs engoncées dans une quête perpétuelle de perfection esthétique, où la publicité se fait l’écho de nos passions nombrilistes et quasi prophylactiques. Devant ces photographies de femmes-objets, on se surprend à repenser affectueusement à celle peinte par de La Tour, chassant religieusement ses puces à la lueur tamisée d’une bougie. Pour autant, fidèle à sa volonté de dévoiler une évolution sensible des usages liés au corps, le propos véhiculé par cette dernière salle n’est pas figé ; tout ne tourne pas autour de ces simulacres de la beauté. Et même si les artistes féminines qui se sont emparées du sujet, ne semblent pas vouloir s’émanciper du motif de la femme, les enjeux ici sont sensiblement différents. Les femmes sont à présent observatrices, parfois cruelles, se jouant ironiquement du regard posé sur elles par les hommes – à l’image du mannequin Karen Mulder photographiée par Bettina Rheims (Fig. 9). Ici, le malaise est palpable, mais surtout, il est voulu : le propos n’est pas érotique comme nous pourrions le penser à première vue ; il est moqueur, effronté, rejetant les individus masculins aux portes de la salle de bain. Elle est à présent le sanctuaire des femmes dont elles seules connaissent les secrets de beauté.

Bettina Rheim, Karen Mulder portant un très petit soutien-gorge Chanel, janvier 1996, Paris, 1996, C-print, 120 x 120 cm, Signé au dos sur le cartel, Paris, collection de l’artiste © Bettina Reims copyright Studio Bettina Rheims
Fig. 9 – Bettina Rheim, Karen Mulder portant un très petit soutien-gorge Chanel, Paris, 1996, C-print, 120 x 120 cm © Bettina Reims copyright Studio Bettina Rheims

Assurément, cette exposition est probante tant dans l’originalité de son sujet que dans sa réalisation. La muséographie est véritablement au service des œuvres parmi lesquelles se trouvent de très beaux prêts : l’atmosphère y est de circonstance, intime et feutrée, mais sans jamais sombrer dans l’excès ; l’éclairage, très abouti, participe à la mise en valeur des toiles et des quelques sculptures exposées. Finalement, comme un écho à la toile Portrait présumé de Gabrielle d’Estrées et la duchesse de Villars au bain (Fig. 10), répond une photographie d’Alain Jacquet intitulée Gaby d’Estrées : deux femmes dans leur bain qui selon les commissaires d’exposition, seraient prêtes à se jeter avidement sur cet intrus voyeur ; mais pourquoi ne voudraient-elles pas plutôt, le laisser entrer au sein de leurs rituels intimes ? Puisqu’après tout, à travers cette captivante exposition, c’est bien de cela qu’il s’agit.

Thaïs Bihour

Alain Jacquet, Gaby d’Entrées, 1965, sérigraphie quatre couleurs sur toile, 119 x 172 cm, Courtesy Comité Alain Jacquet et Galerie GP & N Vallois, Paris © Comité Alain Jacquet ADAGP, Paris 2015.
Fig. 10 – Alain Jacquet, Gaby d’Entrées, 1965, sérigraphie quatre couleurs sur toile, 119 x 172 cm, Courtesy Comité Alain Jacquet et Galerie GP & N Vallois, Paris © Comité Alain Jacquet ADAGP, Paris 2015.

« La toilette. Naissance de l’intime »  – L’exposition se tient jusqu’au 5 juillet 2015 au musée Marmottan-Monet, 2, rue Louis-Boilly, 75016 Paris – Métro « La Muette » (ligne 9) / RER « Boulainvilliers » (Ligne C). Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h. Nocturne le jeudi jusqu’à 21h. Tarifs : 11/6,50€. Plus d’informations sur www.marmottan.fr




Niki de Saint Phalle – Nana Power au Grand Palais

Le Grand Palais rend hommage aux femmes.
A une femme. Niki de Saint-Phalle. Artiste rebelle.
Morte d’avoir pratiqué son art. Elle aurait eu 84 ans.
A la Femme ensuite. A toutes les femmes.
A leur destin souvent imposé. A leurs libertés bafouées. A leur honneur sali.
A leur place dans la société moderne. A leurs espoirs.


Portrait Niki de Saint Phalle

L’art violent, en réponse à la violence

Au début, il y eut la violence. La violence d’un père, puissant parmi les puissants. L’indifférence d’une mère. L’irréparable se produisit. Acte inavouable. Acte impardonnable. Effroyable inceste.
L’adolescence arriva. La vie continua, quotidien familial imperturbable dans les années noires du deuxième conflit mondial.
Niki offrit alors sa beauté aux grands magazines de l’époque.

Mais les démons se firent plus forts. Ils l’entraînèrent dans un profond désarroi, une méchante dépression. Internement. Repos. Puis la révélation.
L’art sera son échappatoire. La condition de sa libération intérieure.

Commence alors une période de découvertes pour Niki. Découverte de ses aspirations. Découverte du champ des possibles. Découverte du soulagement artistique. Et découverte de l’art brut, avec Jean Dubuffet, duquel Niki sera très proche.

Collages, peintures, sculptures pour démarrer. Pollock est très présent dans l’esprit de ces premières œuvres. Puis apparaît la femme. La femme mariée. La femme donneuse de vie. La femme déesse. La femme veuve. La femme se constitue d’objets du quotidien. Telles les compositions massives présentées dans cette deuxième salle de l’exposition du Grand Palais.

Ensuite viennent les Tirs. Réponse violente à la violence de la société. Cette société où les hommes dominent. Cette société où les femmes vivent pour les hommes. Où les femmes vivent pour la famille.

Saint Sébastien/Portrait of my lover, 1960-1961

La femme, source de création et de vie

Les Tirs proposent une nouvelle approche de l’art. Une approche féminine des armes et de la violence. « Bang bang, I shot you down ». Voilà le credo classique d’une société où les armes sont reines. Où les armes détruisent et tuent. Niki souhaite les faire créer. La naissance et la création sont à portée de canon.

L’exposition présente des extraits de ces spectacles de rues pour le moins inhabituels. Et le résultat de ces séances de tirs d’arrière-cour. Des poches de peintures explosées. Des vomissures de couleurs. Laissées dégouliner à leur bon vouloir sur des obstacles tout de blanc peints. Ces compositions aléatoires cohabitent avec des œuvres un peu différentes. Collages, moulures, sculptures présentant les grands du monde d’alors. Et mêlant fantaisie et politique. Le monde masculin est un monde de guerre et de violence. De pouvoir et d’affrontement. La femme est là pour veiller sur la création. Sur la vie.

 

La Nana Power, ou l’imagination en grand

Cette vie et cette création, Niki la voit en grand. Elle lui donne corps. Dans une Eve nouvelle, porteuse d’espoir, porteuse de couleurs, porteuse de joies. Les Nanas voient le jour dans les mains de l’artiste pour révéler la force de la femme. Leur grandeur est censée représenter le champ de l’imaginaire féminin, la puissance de cette énergie créatrice. Et la petitesse de sa tête, telle une tête d’oiseau, marque la place qu’on lui accorde dans la société. Elle n’est pas censée réfléchir. Elle n’est pas censée utiliser son esprit. Son corps la porte au fil de la vie. Selon les décisions et le bon vouloir des hommes.

Quel merveilleux hommage au génie de l’artiste que la salle présentant ce Nana power. Une mise en espace réussie. Un effet saisissant. Une mise en valeur remarquable de ces corps de femmes surdimensionnés. Le tout agrémenté d’interviews de De Saint Phalle, et de dessins. Ces dessins, à la fois journal intime d’une vie bousculée. Correspondance avec ses amis à travers le monde. Dessins aux motifs enfantins mais à la gravité si adulte. Une plongée en apnée dans l’univers intérieur de celle qui fut mannequin puis créa la beauté de ses mains. Et la destina au grand public. La beauté et la création comme lieux de vie et de récréation.

Affiche “Vive l’amour”, 1990

Le Jardin des Tarots, le Golem

Profondément bouleversée par la visite du parc Güell, Niki de Saint Phalle décide de créer un jardin idéal. Plus beau encore que la pièce maîtresse de Gaudi. Plus grand. Plus spectaculaire. Son Jardin des Tarots sera en Toscane. Les sculptures démesurées seront autant de lieux de vies. Autant de cartes de vies, mais aussi de mort. De personnages sacrés. Elle y consacrera les dernières années de sa vie. Pour ce qui sera réellement l’œuvre de sa vie.

Cette dernière salle, à grands renforts de maquettes et de vidéos, nous propose une immersion dans ce pays imaginaire. Il y avait eu le Hon pour représenter la femme comme source de la vie. Puis le Golem comme aire de jeux. Il y eut finalement le Jardin des Tarots, aire de vie. Promenade dans l’imagination et la rêverie d’une femme qui consacra son existence aux femmes.

Jardin des Tarots

 

 

Niki de Saint Phalle
Du 14 décembre 2014 au 2 février 2015
Galeries nationales du Grand Palais – Paris




L’impression de l’instant : Caillebotte à Yerres

Périssoires sur l'Yerres MAM 1965 Milwaukee Art Museum
Gustave Caillebotte, « Périssoires sur l’Yerres », 1877, 103x56cm, Art Museum, Milwaukee.

Il y a eu aux yeux du grand public du XXe siècle, Manet, Monet, Renoir… Un peu Degas, puis les autres impressionnistes, parmi lesquels Sisley, Pissaro, Morisot… Depuis les années 1970, Gustave Caillebotte remonte dans l’estime des historiens de l’art ainsi que des amateurs pour s’approcher un peu plus de la place qui lui est due. Mécène, il a aussi contribué artistiquement au mouvement impressionniste avec de nombreuses peintures et pastels, dont une partie a été réalisée dans la propriété familiale d’Yerres, au sud de Paris.

De cet homme, l’Histoire retient surtout le rocambolesque « legs Caillebotte ». La première grande collection impressionniste, constituée par ce dernier a été donnée à l’État à la fin du XIXe siècle. Les instances dirigeantes en avaient alors refusé une partie. Gustave Caillebotte possédait de nombreuses œuvres réalisées par ses amis, les mêmes Manet, Monet, Renoir ou Morisot. Certaines toiles ont ainsi pu être gardées par la famille et d’autres achetées par la suite par des musées, notamment américains.

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Gustave Caillebotte, « Pêche à la ligne », 1878, Huile sur toile, 157x113cm, Collection particulière, avec la courtoisie du Comité Caillebotte, Paris.

Pêche à la ligne 8, 56 MOPêche à la ligne 8, 56 MO

Le domaine d’Yerres, dans lequel le peintre s’est en partie construit a été acheté par son père, Martial Caillebotte, riche industriel ayant fait fortune en vendant de la toile militaire. Nous sommes en 1860, Gustave a alors 12 ans. En 1879, après la mort du patriarche et de son épouse, les frères Caillebotte revendent la propriété. La municipalité la rachète dans les années 70, et la restaure pour l’ouvrir au public 30 ans plus tard, en 1998.

La ferme ornée des lieux a depuis été transformée en un bel espace pour accueillir des œuvres. L’exposition qui s’y déroule jusqu’au 20 juillet a comme principale ambition de faire découvrir au public la concordance entre les toiles du peintre et le domaine yerrois. La visite des lieux suivie d’une promenade dans le parc fait ressortir tout l’intérêt d’un tel projet. Celui-ci a été entièrement réaménagé par le paysagiste Louis Bénech, afin de lui rendre l’apparence qu’il avait à la fin du XIXe siècle. Une tablette tactile permet même aux visiteurs les plus technologiquement aguerris de superposer certaines œuvres au paysage grâce à la réalité augmentée, participant encore un peu plus à la mise en lien du champ visuel de l’artiste retranscrit dans son travail.

Gustave Caillebotte porte un regard novateur sur son propre mouvement, le commissaire de l’exposition, Serge Lemoine, l’explique en ces termes : « sa peinture ne ressemble pas à celle de Monet, de Pissaro ou de Renoir [elle] se trouve souvent davantage inscrite dans la filiation du réalisme ». Aussi, de par le cadrage et l’instant qu’il représente, Caillebotte contribue à une peinture qui préfigure la photographie. Cette dernière qui commence alors à connaître un certain essor à l’époque.

Gustave Caillebotte, "Canotier au chapeau haut de forme", 1875-78, Huile sur toile, 90x117cm, Collection particulière, Avec la courtoisie du Comité Caillebotte, Paris.
Gustave Caillebotte, « Canotier au chapeau haut de forme », 1875-78, Huile sur toile, 90x117cm, Collection particulière, Avec la courtoisie du Comité Caillebotte, Paris.

Elles n’y sont pas toutes (il en manque quatre ou cinq), mais la majorité des œuvres composées au domaine d’Yerres avant 1879 est rassemblée ici. Dès la première pièce, on est plongé dans les loisirs bourgeois de la fin du XIXe : promenade sur le canal, baignade, pêche à la ligne. Caillebotte dépeint une ambiance perçue, d’un point de vuenouveau pour l’époque. La sensation prend le pas sur le sujet. Serge Lemoine souligne, toujours dans le catalogue, que nous voyons ici un « quotidien dans toute sa banalité ». Sur les murs, ces toiles emblématiques dégagent verdure, insouciance et légèreté.

Deux œuvres méritent alors particulièrement l’attention du visiteur. D’abord, un très bel assemblage de panneaux décoratifs, destinés à l’origine à être encastrés dans les boiseries d’un intérieur cossu, en temps normal séparé. L’exposition d’Yerres les montre ensemble, avec un encadrement nouveau faisant ressortir toute leur unité. En face, un petit pastel qui était en dépôt à Agen depuis 1947, mais qui va revenir à Orsay après son passage à Yerres, montre un jeune plongeur toujours d’un point de vue très singulier baigné dans une sorte d’embrumement avec des couleurs saisissantes.

Dans la pièce suivante, on observe des représentations de la ferme et du jardin. Il est amusant d’imaginer la vie d’alors, avec une certaine nostalgie, mais vue par le prisme impressionniste. Une palette portative vient compléter cette plongée dans le travail de Caillebotte d’après la nature environnante, toujours très verdoyante.

Gustave Caillebotte, "L'Yerres, effet de pluie", 1875, Huile sur toile, 81x59cm, Indiana University Art Museum, Bloomington.
Gustave Caillebotte, « L’Yerres, effet de pluie », 1875, Huile sur toile, 81x59cm, Indiana University Art Museum, Bloomington.

Une certaine mélancolie se dégage également des toiles. Yerres, effet de pluie est particulièrement touchante et ne manque pas de nous rappeler, Rue de Paris, Temps de pluie, toile maîtresse du Art Institute of Chicago. À proximité sont également montrés des crépuscules, de formats plus réduits, plus intimes. Dans le cadrage, le lien avec la photographie continue de faire sens, notamment de par certains points de vue où la perspective semble être le sujet principal de l’étude, c’est le cas avec une très moderne vue de la maison depuis la propriété.

Avec la dernière pièce, l’exposition fait quitter l’insouciance dans laquelle le visiteur était plongé pour le faire retourner dans l’univers parisien de l’artiste, avec notamment un très impressionnant Boulevard vu d’en haut qui nous fait quitter la luxuriance végétale de l’Essonne. Un contraste évident existe aussi par les saisons ainsi montrées : la famille Caillebotte se rend dans sa propriété aux beaux jours, et passe alors l’hiver à Paris. Avec la peinture urbaine, la grisaille reprend l’importance qu’elle a au jour le jour dans le regard de l’artiste. Cependant, une belle toile de régate constitue une ouverture à la suite de la vie de Gustave, qui, plus tard dans sa vie et bien après sa période yerroise, se passionnera pour la navigation sportive.

Gustave Caillebotte, "Yerres, sur l'étang : nymphéas", avant 1879, Huile sur toile, 19x28cm, Collection particulière, avec la courtoisie du Comité Caillebotte, Paris.
Gustave Caillebotte, « Yerres, sur l’étang : nymphéas », avant 1879, Huile sur toile, 19x28cm, Collection particulière, avec la courtoisie du Comité Caillebotte, Paris.

Caillebotte à Yerres au temps de l’impressionnisme – L’exposition se tient jusqu’au 20 juillet 2014 au domaine Caillebotte, 8 rue de Concy, 91330 Yerres Paris – RER « Yerres » (Ligne D). Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h. Nocturne le dimanche jusqu’à 19h. Tarifs : 8/6€. Site internet : proprietecaillebotte.com/

Le catalogue d’exposition sous la direction de Serge Lemoine est disponible chez Flammarion. Broché, 168 pages au prix de 25,9 €.




Les clichés parisiens de Martin Parr

On connait tous le Paris noir et blanc de Doisneau, où les amoureux s’embrassent en marchant; celui de Prévert, peuplé d’oiseaux et de prostitués ou la cour des miracles et les gargouilles de Victor Hugo. Dans son film Midnight in Paris, Woody Allen nous livrait même une vision américaine de la capitale : un lieu étrange et poétique où se côtoient les plus grands artistes. Il faut reconnaître que Paris a mille visages et les saisir n’est pas l’apanage des Français. Depuis trente ans, l’association Paris Audiovisuel puis la Maison Européenne de la Photographie donne carte blanche aux plus grands photographes pour saisir les multiples facettes de cette ville historique. Cette année, c’est le plus anglais d’entre eux, Martin Parr, qui livre ses clichés…

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Pendant deux ans, Martin Parr s’est promené parmi nous. Il a photographié les Champs Elysées, le salon de l’agriculture, les défilés de mode, la prière du vendredi dans les rues du 18ème arrondissement et les flots de touristes qui brandissent leurs téléphones devant tous les monuments célèbres. Au premier plan, nous. Notre quotidien de Parisiens, nos rues, nos habitudes, notre tour Eiffel, nos musées, ce paysage qui nous entoure et que nous ne voyons plus, qui reste pourtant reconnaissable entre tous pour le reste du monde. Les photographies de Martin Parr aussi sont facilement identifiables. Elles représentent ce dont on préfère rire chez les autres qu’observer dans son miroir. Reconnu pour ses séries sur le tourisme de masse, ce photographe de l’agence Magnum immortalise toujours ceux qui regardent plutôt que ce qui est regardé. Des clichés, au sens propre et figuré, qui disent la vulnérabilité et la vulgarité d’une situation mieux que n’importe quelles autres photographies. Souvent amusantes et décalées, elles frôlent parfois la laideur, le ridicule et l’ordinaire. Martin Parr livre nos failles au public.

 

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Alors elles sont laides ces photographies? Non, bien sûr. Les clichés de Martin Parr sont à la photographie, ce que l’hyperréalisme est à la peinture, fidèles. Ils sont surprenants, dérangeants et éloignés de nos attentes. Ils provoquent le rire, la surprise et donc, l’attachement. Finalement, ils sont notre beauté à tous.

  • Du 26.03.14 au 25.05.14 à la Maison Européenne de la Photographie, 5/7 Rue de Fourcy – 75004 Paris. Ouvert du mercredi au dimanche, de 11h à 19h45.
  • Martin Parr est représenté par la galerie Kamel Mennour à Paris, 47 rue Saint-André-des-Arts – 75006.

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« Fêtes galantes » au Jacquemart-André

« De Watteau à Fragonard, Les fêtes galantes », l’exposition printanière du musée Jacquemart-André contribue à rendre à la peinture du XVIIIe siècle français une place plus importante auprès du grand public.

Rassemblant des prêts nationaux et internationaux, le parcours suit un fil chronologique. La première salle est consacrée à l’inventeur incontesté de la « Fête galante », Antoine Watteau (1684-1721). C’est lui qui est à l’origine du genre. Comme nous l’indique le panneau de présentation, on retrouve dans ses œuvres champêtres « la tradition de la pastorale ». Celle-ci est née en France à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle. Après un déclin dans la seconde moitié du Grand Siècle, elle connaîtra un retour en grâce à la fin du règne de Louis XIV, et ce jusqu’à la chute de l’Ancien Régime. Sérénité et joie sont les sensations vécues face à ces compositions très vertes, telles « L’accordée au village » de Londres ou « La proposition embarrassante » (Fig. 1) de Saint-Pétersbourg. On y voit les relations galantes entre les personnages rassemblés dans ce qu’on qualifie aujourd’hui de pique-nique et où se mêlent gens de qualité et acteurs de théâtres en costume. Mais il y a aussi de l’humour, du mystère… Lorsque l’on observe attentivement, dans les fonds un peu troubles des œuvres, on aperçoit un ou plusieurs couples à l’écart et dont les occupations n’ont pas de rapport avec les autres habitants de la toile. Chaque personnage, chaque situation a ses particularités, ses finesses, à condition que l’on prenne le temps de les regarder : s’arrêter au premier plan d’une fête galante c’est comme penser avoir goûté un biscuit sans avoir ouvert la boite.

Fig. 1 - Antoine Watteau - La proposition embarassante
Fig. 1 – Antoine Watteau – La proposition embarrassante (c. 1715-1720) – © The State Hermitage Museum

Watteau est un inclassable de son époque. Il n’est pas conventionnel : entré à l’Académie comme peintre d’Histoire, il s’y illustre avec ses « Fêtes galantes ». Connu et apprécié de son vivant, il est solitaire et il aura la particularité de ne pas diriger d’atelier, il n’a donc pas eu de disciple à proprement parler. Le genre de la fête galante lui est propre et les artistes du XVIIIe siècle n’auront de cesse de se l’approprier avec, selon nous, moins de génie. À l’exception de Nicolas Lancret et de son lointain suiveur, Jean-Honoré Fragonard.

Nicolas Lancret (1690-1743) justement trouve sa place dès la seconde salle de la visite, en compagnie de Pater et Lajoüe. Ces peintres qui abordent de manière plus libre le thème de la fête galante y ajoutent des « expérimentations érotiques », nous dit le panneau accompagnant le visiteur. On remarque aussi une surface plus importante laissée à l’architecture, notamment dans le « Pavillon architectural avec vue de coucher de soleil et figures décoratives » de Lajoüe. La fête galante trouve ici refuge dans les villes, il y a plus de profondeur perspective, mais certainement moins de mystère. Le thème se fait plus lisible, presque libertin. À côté de Watteau, le travail de Pater se rapproche de l’esquisse, on le remarque notamment dans la « Fête galante avec cavalière ». Pour Pierre-Antoine Quillard, dans « L’île de Cythère », l’humain et la nature paraissent être un amas. Chez Jean-François de Troy, c’est l’inverse : le trait est trop précis, trop vraisemblable. Hormis Lancret, qui sera peut-être la plus belle découverte pour le public (après les héros du titre de l’expo), aucun ne surpasse ni même n’égale le maître et son art. Néanmoins, toute cette salle a le mérite de fait ressortir l’importance que Watteau a eue sur les peintres de sa génération et les suivantes.

Dans le troisième espace, on peut observer quelques dessins de Watteau qui laissent apparaître son processus créatif. Il n’était pas rare que le peintre compose ses toiles en assemblant plusieurs dessins réalisés parfois à plusieurs années d’intervalles. Une « Femme au papillon » prêtée par le Met de New York mérite particulièrement notre attention, tellement elle est fine et troublante. Plus loin, on retrouve deux aquarelles de Watteau ainsi qu’une sanguine.

Dans les deux salles suivantes, un panneau nous apprend qu’au fil du siècle, « la fête galante tend à intégrer des éléments du réel (…) comme autant de clins d’œil aux spectateurs » au moyen de statues ou de portraits par exemple. Une fête galante d’Antoine Pesne n’est qu’un prétexte à un paysage probablement familier de Freienwalde. On remarque, toujours chez Pesne et aussi chez Lancret, l’ajout aux scènes champêtres de visages connus de la période, car outre le fait de nous enseigner certains us et coutumes du XVIIIe siècle, la fête galante en montre désormais des visages. Une très belle toile, peinte autour de 1727-1728, représente Marie-Anne de Camargo, danseuse, qui était alors au sommet de sa gloire dans le Paris de l’époque (Fig. 2).

Fig. 2 - Nicolas Lancret - Fête galante avec la Camargo dansant avec un partenaire (c. 1727-1728) © Courtesy National Gallery of Art, Washington
Fig. 2 – Nicolas Lancret – Fête galante avec la Camargo dansant avec un partenaire (c. 1727-1728) © Courtesy National Gallery of Art, Washington

Dans la sixième salle, les commissaires rapprochent les travaux de Gabriel de Saint-Aubin à la fête galante. Saint-Aubin est connu avant tout pour ses gravures qui représentent la vie aristocratique du XVIIIe siècle : promenades, concerts dans des jardins, spectacles de théâtre. Celui-ci était un témoin de son époque, son travail presque journalistique et la présence de ces gravures présentent l’avantage de rapprocher l’imaginaire des fêtes galantes d’un réel dans lequel se reconnaissait peut-être la noblesse de l’époque…

Enfin, dans les dernières salles, nous arrivons aux travaux de Boucher (1703-1770) et Fragonard (1732-1806). Dans leurs œuvres, on remarque une complexification des sources d’inspirations. On ne représente plus des Parisiens, mais des Européens. On relève la présence de sujets russes, espagnols (« La précaution inutile »). Mais on remarque également ce qui est un formidable retour aux sources de la fin de la Renaissance : la représentation de bergers et de bergères accompagnés de leurs moutons, qui étaient en fait un jeu de travestissement imaginé pour les élites qui regardaient ces toiles. Dans les thématiques, on retrouve également des sujets chers au XVIIe siècle, comme l’Armide, célèbre tragédie de Lully mais aussi de Gluck, contemporain de Boucher qui est l’auteur de la toile exposée ici.

Le point d’orgue de la visite, fin magistrale, c’est le prêt accordé par la Banque de France de « La fête à Saint-Cloud » (Fig. 3), de Fragonard. Ce format immense (211 x 331 cm) est d’une complexité bien différente des prémices inventées par Watteau. La narration multiple séparant plusieurs groupes dans chaque espace, montre une sorte de « paysage social », la place de la nature par rapport aux personnages marque en quelque sorte l’apogée du genre. C’est ce que cette exposition veut nous montrer, et, en ce sens, elle réussit son pari.

Jean-Honoré Fragonard - La Fête à Saint-Cloud (c. 1775-1780) © RMN-Grand Palais / Gérard Blot
Jean-Honoré Fragonard – La Fête à Saint-Cloud (c. 1775-1780) © RMN-Grand Palais / Gérard Blot

Le musée Jacquemart-André contribue à montrer le XVIIIe siècle, peut-être par l’un de ses genres les plus célèbres, mais sous un jour renouvelé. Cette époque a parfois aujourd’hui la réputation de produire une peinture figée et précieuse : les artistes exposés au musée Jacquemart-André font ressortir toute l’erreur que comportent ces idées reçues.

Un regret avant de partir, mais c’est souvent le cas, vu la taille consacrée aux événements temporaires du musée : c’est un peut court. Mais il vaut mieux rester sur sa faim que d’être trop repu. Notons aussi que les panneaux d’expositions insistent trop sur la « galanterie » des œuvres, sur leur légèreté et pas assez sur leur mystère. Aussi, le parallèle avec le théâtre de l’époque aurait pu être plus approfondi.

 Infos pratiques :

L’exposition se tient jusqu’au 21 juillet 2014 au musée Jacquemart-André, 158 boulevard Haussmann, 75008 Paris – Métro Saint-Augustin, Miromesnil ou Saint-Philippe du Roule (M9, M13 et M14), RER Charles de Gaulle-Étoile (Ligne A).

Musée ouvert tous les jours de 10h à 18h. Nocturnes lundi et samedi jusqu’à 20h30. Tarifs : 12€/10€. Site internet : www.musee-jacquemart-andre.com




Des impressionnistes inédits au musée Marmottan-Monet

Le musée Marmottan-Monet est un lieu de pèlerinage pour l’amateur d’impressionnisme puisqu’Impression soleil levant de Monet, la toile qui a donné son nom au plus célèbre mouvement pictural du XIXe siècle fait partie de la collection permanente. Une collection qui a pris une forme nouvelle depuis l’entrée en fonction de Patrick de Carolis, membre de l’Académie des Beaux-arts, installé à la tête du musée en 2013.

Le nouveau dirigeant a pris le parti de rassembler les œuvres de Monet, principale richesse de l’établissement, dans un seul espace au sous-sol sur des cimaises blanches. Les toiles gagnent en lisibilité par rapport à leur ancien accrochage sur les murs Empire, ornés de dorures et peints en bleu. Toujours dans cette idée de rassemblement, ce sont désormais deux salles qui, à l’étage, regroupent les œuvres de Berthe Morisot dont le musée possède 80 pièces.

Le troisième changement, le plus marquant, réside dans le choix de créer désormais une scénographie originale pour les expositions, afin de rompre avec l’espace galerie impersonnel qui accueillait jusque-là les événements temporaires.

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Fig. 1 – Alfred Sisley – Une cour à Chaville (vers 1879)

Cet espace est inauguré par des toiles rares, puisque c’est une cinquantaine de collectionneurs qui ont prêté des œuvres, pour la plupart impressionnistes, afin de constituer une exposition dont c’est le leitmotiv : voir des richesses qui, habituellement, ornent les murs de beaux appartements. La centaine d’œuvres rassemblée provient de France, des États-Unis, de Suisse, de Grande-Bretagne et même du Mexique. C’est amusant de voir que la personnalité du collectionneur est au cœur de l’actualité de l’histoire de l’art, puisque le festival de cette discipline y sera consacré au mois de mai prochain.

La majorité des pièces ainsi sorties des collections ne l’ont pas été depuis plusieurs dizaines d’années (certaines depuis les années 30 aux dires de la commissaire d’exposition !). Outre des huiles, quelques dessins et deux sculptures sont montrées. La taille de l’exposition est la bonne. L’œil se contentera de ces cent œuvres sans avoir la sensation, ni de rester sur sa faim, ni de faire une overdose. De plus, la variété des thèmes exposé écarte largement cette dernière possibilité. Les toiles claires sont installées sur des cimaises aux couleurs mates et dans un éclairage paisible. Ce qui a pour effet de faire ressortir toute la lumière intrinsèque aux œuvres. Le parti pris a été fait de les faire se suffire à elle-même, sans commentaire, puisqu’un seul panneau de présentation est lisible à l’entrée, sans compter les cartels. Le visiteur est libre au milieu des peintures.

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Fig. 2 – Frédéric Bazille – La Térasse de Méric (1867)

Un fil rouge chronologique a été tracé. On commence par la seule toile du jeune Frédéric Bazille, une vue du parc Méric (Fig. 2), plus loin ce sont des dessins réalisées par un Monet de 18 ans qui dans son âge tendre caricaturait les figures locales du Havre. Dans l’espace suivant, une étude pour les Folies Bergères de Manet met en scène une jeune femme de ce monde interlope qui nous regarde.

Nous voyons tout au long de l’exposition beaucoup de paysages, naturels (majoritaires) ou urbains. Notamment un très beau Quai de la Rapée de Guillaumin, La Seine à Bougival  d’Alfred Sisley, des vues de Paris par Pissaro et d’élégantes vues de la plage de Trouville par Monet. Nous remarquons également un bouquet de roses et pivoines par Renoir et quatre tableaux impressionnistes de Cézanne, dont le lien avec son maître Pissaro est ici limpide. L’accrochage fait ressortir les similitudes de composition entre les toiles et montre une belle cohésion d’ensemble.

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Fig. 3 – Edgar Degas – Pagan et le père de Degas (vers 1895)

La section Caillebotte est aussi très réussie. Le peintre qui représente ce qu’il voit depuis la fenêtre de l’appartement qu’il partage avec son frère nous livre ici une vue de la rue Halévy et une magnifique Femme à la fenêtre (Fig. 4). Dans la suite du parcours, les visages se font plus présents, chez Degas (Fig. 3) et chez Renoir, encore. La variété des œuvres et la présence de pièces graphiques font encore ressortir (ce qui normalement doit être acquis pour chaque visiteur !) : les impressionnistes sont aussi des dessinateurs précis.

Nous soulignerons enfin que (air du temps oblige ?) Berthe Morisot, Mary Cassatt et Eva Gonzales, les trois femmes du mouvement bénéficient d’une belle place, néanmoins artistiquement méritée.

L’exposition se termine sur un Nymphéa de Monet, clin d’œil à la collection permanente du musée. Une étonnante vue de Leicester Square la nuit (du même peintre) est également présente dans cette salle qui « conclue » de façon lisible le parcours effectué par le visiteur avec les prémices d’une sortie de l’impressionnisme, sans trop s’en éloigner.

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Fig. 4 – Gustave Caillebotte – Intérieur, femme à la fenêtre (vers 1880)

Infos pratiques :

L’exposition se tient jusqu’au 6 juillet 2014 au musée Marmottan-Monet, 2 rue Louis-Boilly, 75016 Paris – Métro La Muette (M9), RER Boulainvilliers (Ligne C). Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h. Nocturne le jeudi jusqu’à 20h. Tarifs : 10/5€. Site internet : www.marmottan.fr

Le catalogue d’exposition sous la direction de Marianne Mathieu et Claire Durant-Ruel Snollaerts est disponible chez Hazan. Broché, 120 illustrations, 232 pages au prix de 29 €.