1

« Innocence », un non sens

© Christophe Raynaud de Lage / coll. Comédie-Française.
© Christophe Raynaud de Lage / coll. Comédie-Française.

Dans « Innocence », de multiples histoires s’intercalent. Fadoul (Bakary Sangaré) et Elisio (Nâzim Boudjenah) sont immigrés clandestins. Quand ils regardent la mer, ils voient leur avenir, jusqu’au jour où celui-ci est perturbé par une femme en train de se noyer. Ils n’osent pas la secourir, ni même l’emmener à l’hôpital : si on leur pose des questions, ils risquent de se faire expulser. Leur conscience ne s’en remettra pas, « la lâcheté [les à] fait rester au sec », se disent-ils. Les clandestins finiront par trouver 200 000 euros dans un sac et, pour tenter de laver leur culpabilité, ils payeront avec cette somme l’opération oculaire d’Absolue (Georgia Scalliet), une strip-teaseuse aveugle qui adore que les hommes la regarde. Frau Habersatt (Claude Mathieu) se fait passer, auprès de parents de victimes, pour la mère de meurtriers. Frau Zucker (Danièle Lebrun), une autre mère – véritable, cette fois-ci –, maltraite sa dernière fille Rosa (Pauline Méreuze), mariée à un croquemort abstinent et qui ramène chez eux, les urnes abandonnées du crematorium… Cette galerie de personnages est bien portée par des acteurs habités, installés en permanence sur scène. C’est la lumière changeante qui déclenche les actions comme une succession de diapositives.

Les dialogues sont soutenus par un décor vidéo étonnant de Felix Dufour-Laperrière, dessinateur d’animation Québécois. Les trois murs de la scène permettent ainsi de projeter ce à quoi assistent les personnages tout au long du drame : femme noyée, téléviseur, candidat au suicide sur un pont. La touche de naïveté – d’innocence – allège et assoupli le propos de la pièce.

Le texte de Dea Loher accentue les contrastes et compose un double discours : les personnages se racontent eux-mêmes, mais narrent aussi l’histoire des autres. « Innocence » parle de l’espérance et de la fatalité. Les personnages sont des exclus qui s’adressent à ceux qui les ignorent. Une bande de destins brisés par des vies injustes auxquelles ils ne peuvent rien. Plus généralement, le texte est une réflexion sur le sens de la vie et le suicide comme issue. C’est une vision du monde moderne, considéré comme « non fiable », où, dans les pays riches les suicides sont bien plus nombreux que dans les pays du tiers-monde, pourtant démunis. Le suicide comme une maladie de riche pressé ? Ou, à l’ère des écrans, un moyen d’attirer l’attention sur soi.

Malheureusement, partant de ces idées intéressantes, le propos est lent, décousu et peu prenant. A l’image du monde actuel, le spectacle manque de vie en étant à la fois fouillis et hiératique. La réflexion amorcée par l’auteur n’est que très peu poussée. On est ennuyé par la répétition des scènes qui, avec des mots légèrement différents, racontent finalement toujours la même chose. L’expression qui ressort le plus de la bouche du public au sortir de la salle Richelieu est « interminable ». Rendons-nous à l’évidence, il n’y a pas de meilleur terme pour qualifier « Innocence ».

« Innocence » de Dea Loher. Mise en scène de Denis Marleau, jusqu’au 1er juillet à la Comédie-Française (Salle Richelieu), Place Colette, 75001 Paris. Durée : 2h20. Plus d’informations et réservations sur www.comedie-francaise.fr.




Danser contre l’oubli, « Dancefloor Memories »

© Cosimo Mirco Magliocca / coll. Comédie-Française
© Cosimo Mirco Magliocca / coll. Comédie-Française

De nos jours, Pierre et Marguerite Delorme fêtent leurs noces de camélias, soit 51 ans de mariage. Les souvenirs, des familles brisées par les guerres du XXe siècle, pour Pierre, la leçon principale de cette longévité est qu’il est plus facile de se souvenir du lointain passé que du proche présent.

Pierre a une maladie dégénérative, il oublie tout, de plus en plus. Par des post-it, sa femme lui rappelle qu’elle l’aime et que les toilettes se situent troisième porte à gauche. Afin de continuer à vivre, elle va danser avec Garry, son futur amant octogénaire. Pendant ce temps, Pierre est émoustillé quand l’aide à domicile antillaise lui fait sa toilette. Comme cette dernière, Garry finira par s’installer à domicile, dans la chambre d’ami. Marguerite devient une mère pour son époux, bien que son amant ne souhaite pas avoir d’enfant. Cette histoire est baignée de danse et de musique, de la biguine au tango en passant par le swing, l’émotion est à la nostalgie.

Le texte de Lucie Depauw a été le coup de cœur des spectateurs de la Comédie-Française en 2012 lors d’une mise en lecture. L’écriture de la jeune auteur est hachée. Elle oscille entre poésie et narration, passé et présent, élégance et trivialité – on pense notamment à Garry qui, pendant qu’il danse avec Marguerite, hurle à qui veut l’entendre qu’il « bande ». Les idées grivoises modernes viennent nourrir cette romance pour public mûr (« sucer n’est pas tromper », dira Garry à Marguerite qui, par jeu, l’écoute). Ces réflexions nous questionnent : comment ceux qui se souviennent vivent avec ceux qui s’oublient ? Comment faire quand le désir est plus fort que la mémoire, plus intense que la fidélité jurée il y a des décennies à une personne qui n’est plus vraiment la même ? Lucie Depauw raconte une histoire d’amour, une seconde vie pour personnes du troisième âge qui, comme les adolescents, peuvent avoir des petits problèmes auxquels il y a forcément des solutions.

Elsa Lepoivre porte les mots avec classe et prestance, habilement épaulée par Christian Gonon (Garry) et Hervé Pierre (Pierre). La scénographie apporte une belle touche esthétique : trois miroirs entourent une piste de danse qui change de couleur en fonction des lumières. Hervé Van der Meulen signe ainsi une mise en scène un peu surannée, en décalage avec notre époque ; mais le résultat est élégant et le questionnement très moderne : les âges passent, mais le désir de danser subsiste.

 « Dancefloor Memories » de Lucie Depauw. Mise en scène d’Hervé Van der Meulen, jusqu’au 10 mai au Studio-Théâtre de la Comédie Française, Carrousel du Louvre, 75001 Paris. Durée : 1h10. Plus d’informations et réservations sur www.comedie-francaise.fr/.




Comment sortir de cette Schitz ?

Comme la famille Schitz pourrait être n’importe quelle famille, la scénographie représente n’importe quel endroit : est-ce un appartement ? Un chantier ? Une salle de mariage ou de conférence ? Tout cela à la fois : c’est une place publique pour des émotions atroces distillées en dialogue, danse ou chanson façon cabaret glouton.

La famille, ce sont deux obèses qui ne savent pas quoi faire de la fille qu’ils ont créée à leur image. Ils la cèderont à celui qui voudra bien d’elle. Le texte d’Hanoch Levin décrit une situation plus que cynique, sombre et dérangeante. La fille est d’abord tâtée, pesée et comparée au cours de la viande de bœuf, bien plus coûteuse. Dépitée dans sa solitude, elle n’est pourtant pas dénuée de rêves, pas même triste de cette situation. Elle a confiance en la vie : un jour son prince viendra et l’enlèvera à ses parents qui, décidément, ne sont pas décidés à crever aussi vite qu’elle le souhaite.

Un jour, enfin, le premier venu arrive. Un maigre officier réserviste qui séduit la fille, en lui disant qu’il n’attend d’elle qu’une femme qui sache tricoter. Après ces deux minutes de séduction intense, le masque tombe : il ne l’a séduite que pour profiter de la fortune du père. Mais ce n’est pas grave : tout le monde s’en fiche, tant qu’elle se marie et qu’elle se fait ensemencer ; personne ne s’en offusquera.

Le mariage est négocié comme un tas de fripes, à la troisième personne, ouvertement, devant la fille. « Le gendre veut l’entreprise et l’argent du père ». La fille est d’accord, prête à tout pour fuir le foyer familial et pour le dupliquer dans un nouvel appartement trois pièces que son mari a négocié dans la dot. D’ailleurs, le futur époux dit « oui » le jour du mariage, seulement quand Papa a signé le chèque de 200 000 lires.

On n’a aucune empathie pour les personnages. La fille est toute aussi monstrueuse que son mari. On se délecte du passage de la séduction où elle roule des pelles à son homme, lui demandant entre chacune s’il peut reconnaître ce qu’elle a mangé la veille. De son propre aveu, c’est la possibilité de manger du saucisson qui tient le père en vie. Il se voit « marié à une imposture », puisque la femme qu’il a épousée n’est plus la même que lorsqu’ils avaient vingt ans. Pourquoi ces gens passeraient leur temps à s’empiffrer s’ils étaient heureux ? Au milieu de cette vie que l’on imagine sans cesse répétée, l’angoisse prend le pas sur le rire qui, jusque-là, rassurait le spectateur.

schitz2

Tout cela est effrayant. Levin est un virulent critique de la société Israélienne qu’il a vue grandir. Cette pièce « politique », écrite en 1975, n’a pas pris une ride quant à sa force de dénonciation d’une société fascinée par la consommation, notamment des produits d’Outre-Atlantique : « Je vais à Los Angeles, tout est merveilleux là-bas, ne serait-ce parce que tout est américain », dira la mère. Levin dénonce aussi le militarisme forcené de l’état. La jeune fille fait un enfant surtout dans le but qu’il parte à la guerre (une guerre qui, au cours de la pièce, éclatera deux fois à l’heure du repas). Le mari, après après avoir fait fortune en creusant des tranchées pouvant être utilisées comme tombe à la fin de la guerre, finit par mourir. Son beau père dont il attendait la mort ardemment hérite de ses affaires. Ironie du sort, cet événement plonge cette tragi-comédie au sommet de l’horreur : cette femme à la « vie peu reluisante » s’est fait prendre son homme par la patrie qu’il exploitait pour s’enrichir.

La mise en scène de David Strosberg et le jeu des acteurs, souvent face au public, semblent d’abord brouillons et imprécis dans l’utilisation de l’espace. Le texte est déclamé et non incarné. Mais que pourrions-nous attendre d’esthétique de la part de ces monstres qui ne se rendent même pas compte que leurs plus grandes victimes, ce sont eux-mêmes ? Bruno Vanden Broecke et Jean-Baptiste Szezot, respectivement père et beau-fils, font preuve d’une distanciation glaçante propre au jeu flamand. Ils nous disent quelle est la réalité brute et froide dénoncée par Hanoch Levin. Si d’abord les membres de cette famille prêtent à rire, avec ces corps devenus des fardeaux, on sombre vite dans le drame de vies ratées, utilisées pour un destin auquel la vie du peuple n’a que peu d’incidence : les guerres.

Schitz, dans son agonie qui ne vient jamais, semble nous dire : c’est donc ça la vie ?

« Schitz » d’Hanoch Levin. Mise en scène de David Strosberg, actuellement au Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette, 75011 Paris, 75014 Paris. Durée : 1h35. Plus d’informations et réservations sur www.theatre-bastille.com.




Grandes filles et blagues grasses

filles2

Dans Les Grandes Filles, Edith, Claire, Judith et Geneviève commencent par se présenter, un peu comme dans Amélie Poulain de Jean-Pierre Genet. Chacune confesse ses petits travers et comment elle se voit. Le public passe avec elles un an de leur vie, de mois en mois. Au fil de l’année, elles se raconteront un peu plus et auront même droit à leur moment de gloire fugace – sous la forme d’un monologue –, où l’on se rendra compte que leurs vies ont été, à chacune, plus compliquées que la première impression faite à celui qui les observe pour la première fois. 

Dès le mois de janvier, la bonne année souhaitée, le quatuor cherche à tromper l’ennui comme la bande de veuves délaissées qu’elles sont. Dans la veine de Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ?, elles sont amies mais sont chacune d’une confession différente : juive, musulmane, catholique et témoin de Jéhovah. La dernière est jouée par une Edith Scob particulièrement à côté de ses pompes : on n’en aurait pas moins attendu de la fidèle d’une secte. Claire Nadeau, la catholique, est lesbienne mais pratiquante et Geneviève Fontanel raconte comment, durant son adolescence, elle a été victime du racisme à son arrivée en France depuis le Maghreb. Ensemble, elles rigolent de tout et tentent – gentiment – de bousculer les codes de la société arrêtée dans laquelle elles ont grandi, en faisant preuve d’autodérision sur leurs croyances respectives.

filles1

De cette tendre idée, Stéphane Guérin n’arrive pas à construire une pièce. Il n’y a pas d’histoire, seulement du temps qui passe, même pas une suite de sketchs. Les mois se suivent, indiqués sur un écran du décor, et se ressemblent. Les enchaînements sont abrupts et il semble que la seule motivation du dramaturge soit de faire se succéder les bons mots. Le leitmotiv ? Faire dire des grossièretés à de vieilles dames pour plonger la salle dans l’hilarité générale. Mais avouons-le, quand on a moins de 60 ans, on se sent gêné de cet humour à la Bigard : lorsque l’une demande à l’autre si elle a lu « Marcel Prout », ou lorsque quelques mois plus tard Edith est prise d’incontinence dans un cimetière alors que Judith lui propose un post-it pour boucher son orifice.

Malgré quelques phrases cinglantes dont Guérin a le secret, la grande partie du texte est vulgaire. Sans doute la mise en scène linéaire de Jean-Paul Muel y est aussi pour beaucoup. Il est difficile de se dire que l’auteur est celui de Kalachnikov, qui avait tant enchanté dans une mise en scène de Pierre Notte au Théâtre du Rond-Point en 2013. Pour son entrée dans le privé, on a l’impression que Guérin fait du théâtre de digestion. Il a bradé son talent et vendu son âme à une bande de vieilles dames aux cheveux teints en orange ; malheureusement pour nous, c’est celles de la salle qui ont fait la meilleure offre.

« Les Grandes Filles » de Stéphane Guérin. Mise en scène de Jean-Paul Muel, actuellement au Théâtre Montparnasse, 31 rue de la Gaité, 75014 Paris. Durée : 1h35. Plus d’informations et réservations sur theatremontparnasse.com.




« Les guêpes de l’été », OVNI textuel déroutant au Rond-Point

Copyright : Giovanni Cittadini Cesi
Copyright : Giovanni Cittadini Cesi

Après l’expérience du Nouveau Ciné Club et Shakespeare is dead get over it !, le collectif « ildi, eldi » débarque non pas d’un, mais avec un nouvel OVNI – Sibérien, cette fois – Les guêpes de l’été nous piquent encore en novembre, d’Ivan Viripaev.

L’action se déroule dans une salle de repos d’un palais des sports quelconque. Derrière la scène, dans les coulisses communes. Sur un téléviseur installé au-dessus de la porte, on voit le concours de danse qui se déroule dans l’enceinte, on entend la musique sourde. Donald est là et attend, Sarah et Robert arrivent transpirants : ils viennent de sortir de scène.

Mariés depuis 10 ans, ils sont en pleine dispute. Robert veut savoir : « qui était chez nous lundi dernier alors que je n’y étais pas ? ». Sarah est catégorique : « c’était Markus, ton frère ». Markus confirme, mais Donald, soutenu au téléphone par sa femme et la voisine, est catégorique : Markus a passé ce dernier lundi chez lui. Qui a tort et qui a raison ? Cette question qui d’abord nous fait rire, les personnages vont s’y tenir jusqu’à plonger dans le drame psychologique. A travers cette partie de poker menteur, il peut se passer n’importe quoi ; des héros au bord du gouffre s’avouent tout et on en revient toujours au même point : « qui était là lundi ? ». Donald raconte qu’il a mangé le doigt de sa femme, qu’il a refusé de coucher avec elle le soir de sa nuit de noce car ils n’avaient pas de préservatif. Sarah explique qu’elle a un amant depuis trois ans, mais Robert subit sans déroger à la question principale.

Copyright : Giovanni Cittadini Cesi
Copyright : Giovanni Cittadini Cesi

La discorde est parfois entrecoupée d’instants poético-nihilistes sur la perception du monde et du sentiment envers le divin qui nous habite. Quand ils s’affirment, les personnages parlent dans un micro ; quand ils sont immobiles, la lumière s’éteint. D’un drame téléphoné, on passe aux questions personnelles de chacun sur la vie – sans que cela n’aille très loin. Chez Viripaev, l’amour justifie tout et le monde est absurde depuis le temps où les humains pensent pouvoir choisir par eux-mêmes, ce qu’il y a de mieux pour eux.

Pour représenter cela, pas de recherche esthétique. On est dans un ultra réalisme déglingué où, parfois, des actions absurdes nous surprennent – pourquoi Robert monte-t-il un lit de camp ? L’abus des postures de danseurs donne un aspect encore plus dingue : dans un monde qui s’écroule, eux, restent droit.

Et si tout cela, c’était à cause de la pluie qui tombe depuis trois jours ? Oui, c’est ça ! Alors il n’y a plus qu’à se dire qu’on s’aime et qu’on est heureux d’être là, à pouvoir ensemble, manger des gaufres.

« Les guêpes de l’été nous piquent encore en novembre » d’Ivan Viripaev. Mise en scène, jeu et scénographie de Sophie Cattani, Antoine Oppenheim, Michael Pas, jusqu’au 18 avril 2015 au Théâtre du Rond-Point, 2bis avenue Franklin-Roosevelt, 75008 Paris. Durée : 1h15. Plus d’informations et réservations sur www.theatredurondpoint.fr.




Primo Levi, à la vie dans la mort

Copyright : Philippe Lacombe
Copyright : Philippe Lacombe

20 ans après la création du spectacle, Gérard Cherqui et Eric Cénat incarnent encore Primo Levi, chimiste, écrivain, survivant d’Auschwitz et Ferdinando Camon, journaliste italien. Les conversations des deux hommes qui ont eu lieu entre 1982 et 1986 à divers endroits de Turin, sont adaptées à la scène sous la forme d’une interview à bâtons rompus. Assis sur des chaises, face au public, la mise en scène épurée de Dominique Lurcel concentre notre attention sur les propos et les émotions des personnages.

De quoi parlent-ils ? 40 ans après l’holocauste, Primo Levi revient sur sa capture dans le Val d’Aoste, sur son arrivée tardive dans les camps sans doute à l’origine de son salut, sur les souvenirs récurrents dans lesdits camps et la distance qu’il prend sur ses traumatismes. Ferdinando Camon l’interroge sur le consentement massif du peuple allemand à l’époque du nazisme, au fait qu’il n’y ait pas eu de forte résistance dans le pays. Mais Levi a pardonné et refuse tout amalgame. Dans ces confrontations régulières avec les Allemands, bien après la guerre, il est en paix, s’abstenant de tout jugement car il est le témoin et non pas le juge. Les hommes échangent aussi sur la croyance ; Primo Levi n’a jamais eu la foi : « il y a eu Auschwitz, il ne peut donc pas il y a voir de Dieu », précise-t-il.

Le récit est précis et fluide, il se fait sur un ton détendu. Primo Levi pourrait parler de la vie, comme de la pluie et du beau temps. Il a le sourire, une sorte d’apaisement vis-à-vis de son vécu. L’ironie et un cynisme bienveillant complètent son caractère. Ferdinando Camon est davantage passionné ; il interroge à la façon d’un journaliste incisif et incarne la vox populi par rapport à l’expérience concentrationnaire, semblant plus marqué par les horreurs que par l’homme qui les a vécues. Ce dernier lui fait la réflexion : « ce devrait être à moi d’être véhément ».

Mais, dans son jeu, Gérard Cherqui fait ressortir une telle sérénité du personnage qu’il incarne que, si Primo Levi parlait comme cela à notre époque, on le penserait sorti d’un ashram. Ses manières de Gandhi, son choix de la paix et l’humour fin nous concentrent sur les faits, sur la vie et non pas sur les seuls sentiments qu’elle nous procure. Ce jeu naturel, simple et fort pour dire la gravité du monde. Un spectacle qui sert pleinement la volonté du survivant qui, selon Fernando Camon, « ne criait pas, car il voulait faire crier ».

« Primo Levi et Ferdinando Camon : Conversations ou Le Voyage d’Ulysse » de Primo Levi et Ferdinando Camon, mise en scène de Dominique Lurcel, les lundis et mardis au Théâtre Essaïon. Durée : 1h20. Plus d’informations et réservations sur essaion-theatre.com.




D’un Labiche, Marthaler fait un vaudeville flottant

Copyright : Simon Hallström
Copyright : Simon Hallström

A l’origine, Eugène Labiche écrit « La Poudre aux yeux ». L’histoire de deux familles vaguement nanties ayant chacune un enfant à marier : Frederic et Emmeline. Ils se fréquentent déjà, mais parce que le vaudeville gonfle artificiellement des situations simples dans le but de provoquer le rire, ici, les familles bientôt réunies veulent d’abord se faire passer pour ce qu’elles ne sont pas en exagérant fallacieusement leurs CV. Ce qui donne lieu à des situations inextricables mais drôles, magistralement utilisées par Christoph Marthaler pour créer une mise en scène d’un burlesque extrême.

Il y a les codes vestimentaires bourgeois. Costumes pour messieurs et robes pour mesdames. Le vieil intérieur cossu qui constitue la scénographie est l’appartement qui servira aux deux familles : quel intérêt de les différencier ? Il y aura la même vaisselle, les mêmes massacres aux murs en compagnie des portraits pesants de membres de la famille aujourd’hui inconnus. Les bibelots dans un coin et un serviteur dans l’autre : tout est en place, rien ne doit bouger.

Ce cadre immobile est avant tout symbole d’ennui et de torpeur. Après un bref prologue, Marthaler fait débuter le drame à la scène 2. Si, déclamé normalement, le dialogue entre monsieur et madame Malingear ne doit pas prendre plus de cinq minutes, c’est désormais un long quart d’heure qui s’écoule. « C’est moi… Bonjour ma femme », dit mécaniquement monsieur. Quelques minutes passent avant que madame réponde : « Tiens… Tu étais sorti ?… D’où viens-tu ?… ». Ce dialogue imitant la diction informatique nous plonge dans un monde où l’on étend artificiellement les actions simples pour tenter de trouver une justification à son existence. A côté de nous, pendant le spectacle, une spectatrice sort un livre de son sac, elle espère peut-être que l’action prenne le rythme que nous attendrions d’un Labiche. Comme un certain nombre de spectateurs, elle finira par quitter la salle : Marthaler laisse, entretient toute cette lenteur et en fait ressortir un schéma social pesant, lourd de petites choses.

Copyright  : Simon Hallstrom
Copyright  : Simon Hallstrom

Alors où est la modernité ? De partout, évidemment. A commencer par le mélange des langues : français, allemand et anglais nous plongent dans une sorte de tour de Babel familiale où les parents ne sont pas fichus de comprendre leur propre fille. Du moderne dans la suite de gags, aussi. Le serviteur qui vient poser un hérisson empaillé sur la table reviendra tellement souvent poser de nouveaux animaux, qu’il finira par créer un zoo miniature dans l’appartement. L’ambiance est étrange, en tension. Le spectateur est à l’affut de la surprise suivante. Parfois, il ne se passe rien pendant plusieurs minutes puis, une mouette traverse la scène au bras du domestique ou les amants se retrouvent les fesses par terre après que leurs chaises se sont brisées. Le metteur en scène insiste beaucoup sur ce qui ne se dit pas. Les personnages ont donc un comportement absurde. Ils sont névrosés et plein de tocs, des gestes démultipliés du domestique au jeune premier, bossu et qui frétille comme un dauphin lorsque le père lui accorde la main de sa fille Emmeline. Pendant cinq minutes, on regarde ronfler – ou péter – le maître de maison. Les actions s’étendent et c’est ce qui les rend drôles. Les dialogues deviennent des prétextes au travail de Christoph Marthaler, comme c’est souvent le cas chez les metteurs en scène de langue allemande (Thomas Ostermeier ou Frank Castorf). C’est par cette magie et ses artifices qu’un Labiche en deux actes dure 2h20.

C’est donc amusé que l’on assiste à cette histoire sans intérêt d’une bande de bourgeois occupée à d’absurdes actions pour tromper l’ennui. D’ailleurs, ils en sont conscients puisque, à la fin de la pièce, ils rangent le contenu de l’appartement dans des cartons, comme pour déménager. A la fois grivois et répétitif, c’est finalement un moment très surprenant.

« Das Weisse vom Ei (Une île flottante) » d’Eugène Labiche, Christophe Marthaler, Anna Viebrock, Malte Ubenauf et les acteurs. Mise en scène deChristophe Marthaler, jusqu’au 29 mars 2015 au Théâtre de l’Odéon, place de l’Odéon, 75006 Paris. Durée : 2h20. Plus d’informations et réservations sur www.theatre-odeon.eu/.




Au Banquet d’Auteuil, Besset joue à « qui aura la plus folle ? »

Photo Lot
Photo Lot

En mai 1670, à Auteuil, c’est l’événement dans la maison de campagne de Molière. Chapelle, son vieil ami l’écoute encore une fois se lamenter sur les humiliations que lui fait subir Armande, son infidèle de femme… Mais ce matin-là, il se passe quelque chose de différent. Les angoisses de Molière ne sont pas seulement motivées par sa mésaventure maritale, car on apprend vite que Michel Baron est de retour après trois ans d’absence et qu’il a passé la nuit dans le lit du maître. Molière est donc pris entre les deux feux d’une tempête sentimentale, jurant sur sa femme et s’inquiétant que Baron ne parte de nouveau en quête d’une gloire qu’il ne pourrait pas lui donner ou pire encore : dans les bras d’un autre homme.

Avec « Le Banquet d’Auteuil », l’auteur ne suppose pas, il dépeint Molière comme étant homosexuel – ce qu’aucun élément historique n’étaye sérieusement. Jouissant de sa liberté d’artiste, Jean-Marie Besset dessine ainsi un pédéraste anxieux, fou amoureux de son jeune prodige. Michel Baron est un peu pétasse, à la fois muse et sirène, à la fois source d’inspiration et de destruction. Et parce qu’un homme seul dans ses angoisses ne suffit pas à faire une pièce, Chapelle a pris la liberté d’inviter quelques amis illustres (parmi lesquels Lully et Dassoucy), à dîner afin de deviser de façon plus ou moins discrète sur leurs mœurs coupables, avant de décider de mourir en groupe en se jetant dans la Seine. En monument d’érudition, Besset donne ainsi son interprétation des mœurs du Grand Siècle où tous les hommes de talent seraient des suiveurs – sexuels plus que littéraires – de Théophile de Viau.

Sur scène, dans un premier temps, on assiste à l’arrivée d’une bande de folles où chaque vieux pervers est accompagné de son mignon. Ils portent des noms illustres mais pourraient tout aussi bien être des inconnus libidineux. Ils semblent clairement là pour baiser tout ce qui bouge. Pour bien insister sur le plaisir d’être entre hommes, on les voit sombrer dans une misogynie omniprésente par le dialogue (« nos femmes, ces monstres », obsédées « par le désir de plaire »…), qui achève de placer ces légendes dans le rang des hommes comme les autres. Heureusement que le spectre de Cyrano de Bergerac vient apporter un peu de poésie.

Photo Lot
Photo Lot

Cette pièce est-elle un manifeste ? Très peu probable : les situations sont si grotesques et les répliques parfois si scabreuses, qu’il ne fait nul doute que nous sommes dans la farce ; et de ce point de vue, c’est très réussi. On pense notamment au disciple de Dassoucy qui confesse avoir été non seulement formé mais aussi « déformé » par son maître, devant une salle hilare.

On relève cependant de beaux moments de finesse, notamment dans le caractère de Molière que toute cette comédie excède : il voudrait juste être seul et tranquille avec Baron. Jean-Baptiste Marcenac qui tient le rôle titre est brillant de sensibilité et incarne avec talent, une personnalité austère et meurtrie, amoureux et jaloux que d’autres que lui puissent désirer Baron. La distribution est juste et bien dirigée. Soulignons cependant les prestations d’Hervé Lassince incarnant un Chapelle nihiliste aux faux-airs de vieille tante alcoolique et Alain Marcel, un Cyrano de Bergerac à la prestance de Dalida non dénuée d’une touchante finesse.

Mais la véritable révélation de cette pièce, c’est le talent de metteur en scène de Régis de Martrin-Donos qui fait ressortir toute la drôlerie du « Banquet » en ménageant de belles images poétiques aux moments clés du drame, soutenu par des lumières élégantes allant du clair obscur à l’ambiance spectrale d’un film de Tim Burton. Chaque scène est composée comme un tableau dynamique et la dizaine d’hommes ne paraît jamais de trop – exceptée pendant la scène d’arrivée, où ils semblent placés en rang d’oignions.

Alors, ne voyons pas le « Banquet » comme un drame d’une grande finesse, mais plutôt comme un moment burlesque bien mené où, pour une fois, ce sont les hommes que l’on dénude ! Aussi, et c’est l’élément le plus important, les personnages sacrifiés sur l’autel de la folie nous parlent à tous : « Le Banquet d’Auteuil » est, en somme, une forme de caricature, et on sait à quel point, de nos jours, il est important qu’elle continue à exister.

« Le Banquet d’Auteuil » de Jean-Marie Besset, mise en scène de Régis de Martin-Donos, jusqu’au 25 avril 2015 au Théâtre 14, 20 avenue Marc Sangnier, 75014 Paris. Durée : 1h50. Plus d’informations et réservations sur theatre14.fr.




Godot : L’attente naïve d’une vie meilleure

Copyright : Tristan Jeanne-Valès
Copyright : Tristan Jeanne-Valès

Même si la liberté laissée aux metteurs en scène quand ils touchent à Beckett est restreinte – on est obligé d’appliquer les nombreuses didascalies –, Jean Lambert-Wild, Marcel Bozonnet et Lorenzo Malaguerra adoptent un parti-pris important à souligner dans cette création : Vladimir et Estragon sont joués par Michel Bohiri et Fargass Assandé, deux acteurs ivoiriens virtuoses. Ainsi, l’attente au milieu de nulle part de ces deux vagabonds, prend des airs de mauvais traitements infligés à des étrangers en transit par des locaux peu humanistes. Cet aspect social prend particulièrement corps lors de la rencontre avec Pozzo (Marcel Bozonnet), esclavagiste blanc maltraitant Lucky (Jean Lambert-Wild), son humain de compagnie.

Les deux vagabonds cherchent – et ce depuis 1952 – à passer le temps. Pour cela, ils se questionnent, oublient, pensent à se pendre histoire de s’occuper. Le mythe de « l’heure africaine » rend pour le public l’attente moins insupportable : on se dit que Godot a finalement juste du retard, comme la nuit tant attendue dans la pièce et qui finit toujours par arriver.

Copyright : Tristan Jeanne-Valès
Copyright : Tristan Jeanne-Valès

Dans le jeu de Vladimir et Estragon, il y a un aspect de conte oral. Les répliques phares sonnent comme des adages ivoiriens, « Voilà l’homme tout entier s’en prenant à sa chaussure alors que c’est son pied le coupable ». Ils sont drôles et touchants de sincérité naïve et amnésique ; leur union de plus de 60 ans – et probablement autant de temps à attendre Godot – nous semble évidente. Pozzo, dans sa solitude aveugle – avant même de le devenir complètement dans l’acte II – est un sociopathe heureux de rencontrer des gens avec qui il pourra parler tout seul. Dans ce rôle, Bozonnet est captivant et le duo avec son knouk (Jean Lambert-wild) fonctionne très bien.

Par la lecture qui en est faite ici, on entend un fatalisme sombre incarné par des héros désabusés. Le bitume et la désolation qui entourent le chemin de campagne où ils attendent est qualifié « d’endroit délicieux ». Le désespoir ne les a pas complètement gagné mais ils n’essayent pas de s’extraire de la poétique d’auto-déchéance dans laquelle ils sont embringués – Vladimir est battu chaque soir à l’endroit où il dort, mais il continue de s’y rendre. Chaque jour se répète et les héros attendent qu’un événement extérieur à leur vie les sorte de ce cycle infernal ; à la fin de la pièce, Estragon ne dit-il pas qu’ils seront « sauvés » lorsque Godot arrivera ? Et pourquoi cette situation ne serait-elle pas une faille spatio-temporelle à la Edge of Tomorrow ? Ils sont l’expression d’humains au bout du rouleau qui attendent que quelque chose d’extérieur les sauve, au lieu de réfléchir à comment se sauver eux-mêmes. Ils sont des dépressifs qui attendent que les autres les fassent rire, au lieu de réfléchir à ce qui les déprime.

 « En attendant Godot » de Samuel Beckett, création de Jean Lambert-Wild, Marcel Bozonnet et Lorenzo Malaguerra, jusqu’au 29 mars 2015 au Théâtre de l’Aquarium, La Cartoucherie, route du Champs de Manoeuvre, 75012 Paris. Durée : 2h05. Plus d’informations et réservations sur www.theatredelaquarium.net




Dans la peau de Peter Handke

Copyright : Michel Corbou
Copyright : Michel Corbou

Laurent Stocker, prêté pour l’occasion par la Comédie-Française, incarne dans la nouvelle mise en scène d’Alain Françon, le héros vivant d’une histoire de fantômes. Moi (c’est comme cela qu’il s’appelle), tente de reconstituer son passé familial. D’abord en arrière-plan ; puis, peu à peu, la frontière s’étiole jusqu’à la scène finale où Moi échange directement avec son oncle sur l’histoire telle qu’elle est vécue, et sur la façon dont elle est retenue.

La « tempête » du titre, c’est la zizanie puis la guerre. Ce sont les différents points de vue sur la perte du pays natal et de la langue propre à l’identité d’un peuple, ignorée puis interdite par l’envahisseur – le slovène. En 1936, la famille de Moi vit l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’armée allemande. Il y a les garçons (les oncles de Moi), qui seront d’abord engagés de force avant que deux d’entre eux ne meurent au front, Benjamin et Valentin. Le plus âgé, Gregor, rejoindra sa sœur dans la résistance, niché dans les forêts surplombant la Carinthie (actuel sud de l’Autriche). Les grands-parents se retrouvent seuls : leur dernière fille, mère de Moi, est partie avec son bébé dans ses bagages à la recherche de l’officier allemand qui l’a mise enceinte en 1942. On pense à tous les peuples dispersés par une géopolitique qui a choisi, au mieux, de les ignorer et au pire de les pourchasser comme les Kurdes ou les Arméniens.

L’histoire de Handke, largement autobiographique, met en avant une notion chère à l’auteur : l’importance de la multiplicité des points de vue dans la construction de la vérité historique. C’est lui qui avait fustigé les critiques à son encontre lorsqu’il était apparu à l’enterrement de Slobodan Milošević en 2006, arguant que « Le monde, le soi-disant monde, sait tout sur Milošević. Le soi-disant monde connaît la vérité » ; sous-entendant par l’ironie que l’on avait pas laissé à une autre vérité la possibilité d’émerger.

Cette confrontation entre un jeune et ses ancêtres – autrement plus profonde qu’une chanson des Enfoirés – donne lieu à ce qui s’apparente à du théâtre historique, où histoire vécue et histoire analysée sont exposées. A plusieurs reprises, les aïeuls clament pour justifier leurs actes honorables et courageux : « l’Histoire nous donnera raison ». Il y a une confiance solide en la mémoire à venir que ne partage pas Moi. Aussi, il est très intéressant pour nous, public français, de découvrir comment cette famille vit l’armistice du 8 mai 1945 et comment l’allégresse et la paix sont presque aussitôt sapées par la Guerre Froide qui débute.

(c) Michel Corbou
(c) Michel Corbou

Quelques touches d’ironie viennent alléger ce texte linéaire qui semble allongé de façon artificielle, notamment au début et à la fin. On entre dans le vif du sujet après une longue présentation de la famille et de ses habitudes – en beaucoup de mots pour dire peu de choses. Pénétrer aussi profondément dans leur intimité pour ensuite avoir une approche reculée de l’histoire, est-ce vraiment nécessaire pour le spectateur ? L’intellectualisation de ce qui pourrait être un banquet de famille, est-elle vraiment intéressante ? On pourrait aisément se passer des longues litanies sur les différentes variétés de pommes ou bien les menus complets avant que la famille ne passe à table. Et cela sans commenter le caractère discutable de la traduction (on pense à Gregor qui emploie l’expression erronée « au jour d’aujourd’hui », ou à cette phrase d’une qualité littéraire douteuse : « les hommes meurent et les t-shirts perdent leurs couleurs »).

Les acteurs relèvent le niveau. Laurent Stocker est bouleversant de justesse. On pense aussi à Dominique Reymond, qui prend ici les traits d’une jeune mère joviale et confiante. Dominique Valadié est étonnante et le couple de grands-parents, joués par Nada Strancar et Wladimir Yordanoff, est particulièrement touchant.

Comme l’auteur le désirait, Alain Françon met en scène la pièce de façon concrète et réaliste. Installés sur une scénographie en pente – qui nous rappelle étrangement celle réalisée pour Les Gens d’Edward Bond –, les personnages évoluent sur une steppe aride, sans que jamais la mise en espace ne nous surprenne. Tout le soin a du être apporté à la direction des acteurs, tellement Françon se fait ici le chantre d’un classicisme inassumé, signant ainsi une mise en scène terne, peu compréhensible quand on incarne un homme si important dans l’histoire du théâtre.

C’est donc mitigé que l’on sort des trois heures vingt que durent la représentation. Une idée intéressante, un point de vue novateur et de grands comédiens, dans un texte malheureusement long et gonflé, où l’ennui prend corps à de nombreuses reprises.

 Hadrien Volle
hadrien (a) arkult.fr

« Toujours la tempête » de Peter Handke, mise en scène d’Alain Françon, jusqu’au 2 avril 2015 au Théâtre de l’Odéon (Ateliers Berthier), 1, rue André Suares, 75017 Paris. Durée : 3h20 (avec entracte). Plus d’informations et réservations sur www.theatre-odeon.eu




« Andromaque » inégale au TNB

Copyright : M. Zoladz
Copyright : M. Zoladz

Prenant la guerre de Troie comme un exemple général de toutes les guerres, Frédéric Constant a monté Andromaque de Racine comme le troisième volet d’une tétralogie thématique étirée sur plusieurs années. Après deux créations contemporaines, le metteur en scène s’empare d’une tragédie classique Française, premier succès de Racine en son temps. Créé à Bourges en janvier 2014, le spectacle termine la saison au Théâtre National de Bretagne (à Rennes), avant de reprendre l’année prochaine.

Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus, qui lui, aime Andromaque ; mais cette dernière chérit encore son mari Hector tué pendant la guerre de Troie. Chez Racine, cette intrigue évidente à résumer sert de prétexte au développement des sentiments qui constituent la palette émotionnelle de l’âme humaine.

Pour rafraîchir la mémoire du spectateur, Constant fait précéder le drame d’un prologue splendide. Comme un clair-obscur à la De La Tour, des conteurs placés à cours narrent distinctement des passages de l’Illiade et l’Eneide, éclairant leurs visages à la bougie. Côté jardin, dans la pénombre totale, quatre acteurs sont pris dans une chorégraphie lancinante rythmée de bruits sourds, symboles peut-être, des épreuves passées de ces héros mythiques.

Puis, le drame débute. Au fil de l’histoire, quelques acteurs se distingueront plus que les autres dans cette distribution inégale. Le metteur en scène lui-même, jouant le rôle de Pyrrhus, ainsi qu’Hermione (Catherine Pietri) sont ceux qui s’émancipent le mieux des alexandrins pour parler aussi humainement qu’en prose. Oreste (Franck Manzoni) et Andromaque (Anne Sée) sont aussi justes, mais ils manquent parfois de vécu, notamment dans les monologues de conclusion, étirant artificiellement la pièce. Lorsqu’ils échangent entre eux, ils ont néanmoins toute notre attention. Malheureusement, on n’est pas certain que le reste de la distribution comprenne bien ce qu’il raconte : les jeunes sont scolaires et les plus âgés manquent de nuance. On pense notamment à Cléone (Cyrille Gaudin), confidente d’Hermione qui, lorsqu’elle parle, prend l’apparence d’une gargouille gothique : arquée vers l’avant, hurlant de façon linéaire – avec une diction allant volontiers vers une Marie-Anne Chazel façon Le Père Noël est une Ordure – et dont les yeux écarquillés menacent de sortir des orbites à chaque réplique.

Copyright : M. Zoladz
Copyright : M. Zoladz

La mise en scène semble étouffée dans une scénographie étriquée, absente à plusieurs reprises – les acteurs passent parfois de longs moments en avant-scène avec le rideau comme seul décor ; mais pourquoi ? Cette intrigue qui se déroule, à l’origine, dans une salle du palais de Pyrrhus, se passe ici dans ce qui ressemble à un salon bourgeois : fauteuil en velours, grandes baies, bar à whisky, rien ne manque. Si fortement identifiée, marquée, elle en devient monolithique. Les costumes prolongent ce défaut. Oreste est habillé en Tunique bleue de la bande-dessinée éponyme. On est plus dans la Guerre de Sécession que dans l’entre-deux-guerres revendiqué par le metteur en scène. Tout cela donne un sentiment confus.

Cependant, il faut souligner quelques bonnes idées, notamment dans l’utilisation de la vidéo : mais on aurait aimé en voir plus. Comme ce suicide de Céphise fuyant le palais pour se jeter du balcon intérieur d’un bâtiment en ruine sous les yeux d’Andromaque restée sur scène.

On ne sort pas conquis par ce spectacle, mais pas ennuyé non plus : quelques beaux passages nous font néanmoins ressentir toute la force du texte racinien dont Constant arrive à en souligner, à plusieurs reprises, toute la modernité.

 Hadrien Volle
hadrien (a) arkult.fr

« Andromaque », de Racine, mise en scène de Fréderic Constant, jusqu’au samedi 7 mars 2015 au Théâtre National de Bretagne, 1 rue Saint-Hélier (35000, Rennes). Durée : 3h (entracte compris). Plus d’informations et réservations sur www.t-n-b.fr




« La Bête dans la jungle » : Duras K.O. face à Durex

Copyright : E. Carecchio
Copyright : E. Carecchio

Célie Pauthe ne se contente pas de monter La Bête dans la jungle, nouvelle d’Henry James adaptée par Marguerite Duras. Elle est suivie de La Maladie de la mort, roman original de cette dernière, souvent adapté au théâtre ces dernières années. La metteur en scène construit ainsi un spectacle où les textes sont les deux versants d’une histoire d’amour qui n’aura pas lieu.

La scénographie et la lumière sont particulièrement réussies. Dans les deux histoires, elles accompagnent l’action comme un prolongement aux textes, marquant le temps qui défile lentement. Dans la première partie, l’espace est un château Anglais au début du XXe siècle. Le spectateur ne voit que des murs nus et une décoration minimaliste. Rien de ce qui n’est pas essentiel n’est montré : à plusieurs reprises, Catherine et John regardent un portrait de Van Dyck accroché dans un coin que le spectateur ne peut pas voir. Pour la seconde partie, les profonds volumes s’assombrissent et un lit est poussé à l’avant-scène. Mélodie Richard viendra s’y offrir à un couple fantomatique, décomposé, qui n’a pas réussi à exister dans la première histoire.

Dans celle-ci, Catherine et John se retrouvent après s’être rencontrés dix ans plus tôt. La première fois, il lui avait confié qu’il était persuadé d’être promis à un incroyable destin. John est certain qu’il lui arrivera, au cours de sa vie, un événement particulièrement important et qui le transformera à jamais. De fait, il attendra que quelque chose se passe jusqu’au crépuscule de son existence, sans imaginer une seule fois que cela puisse être sa rencontre avec Catherine. Cette histoire plonge le spectateur dans une frustration totale, assistant ainsi à un gâchis inconscient des personnages, propre à Henry James. Le public d’aujourd’hui que nous sommes, habitué aux loves stories hollywoodiennes, a envie tout au long du déroulement de leur hurler de s’embrasser. La frustration n’en est que plus grande.

Dans le jeu d’acteur, cela se traduit par une confrontation entre la brillante Valérie Dréville et John Arnold. Les premières années, pleines d’espoirs, laissent peu à peu Catherine sombrer dans une mort résignée de n’avoir jamais été aimée d’amour par celui qui est devenu son meilleur ami. Ce dernier étant aveuglé par le fantasme d’une vie à venir qui ne sera jamais la sienne.

Au fil de la Bête dans la jungle, le décor évolue d’un objet ou d’un meuble. Ces changements, qui se déroulent dans une quasi pénombre, sont particulièrement réussis. Agissant comme un voile apaisant qui nimbe le spectateur, accompagnés d’une musique sourde, des personnages vêtus de noir prennent le temps de placer chaque élément. Tous ont de l’importance. Ce ballet semble travaillé et précis comme des cérémonies du thé. La dernière transition, qui nous conduit à la Maladie de la mort, est particulièrement splendide.

Copyright : E. Carecchio
Copyright : E. Carecchio

Dans la deuxième situation, John Arnold est l’homme du roman de Duras, payant une femme pour qu’elle vienne chaque soir afin d’essayer de l’aimer. Valérie Dréville partage le texte et agit comme un fantôme aigri de l’histoire précédente. Le troisième personnage, joué par une Mélodie Richard ingénue, existe surtout par son corps nu. Ce trio constitue un huis-clos où le langage cru masque un manque d’amour de cet homme pris par « la maladie de la mort ».

Le jeu prostitué-client imaginé par Duras devient, dans la mise en scène de Pauthe, une sorte d’Orgie de Pasolini où le couple imagine de nouveaux jeux sexuels sans jamais se toucher. Les personnages vivent leur sexualité sans contact, tendant à créer une punition cruelle pour l’homme à cause de sa vie précédente, où il a laissé Catherine mourir sans accepter l’amour qu’il aurait pu avoir pour elle.

Malheureusement, cette deuxième partie est – disons le – d’un ennui mortel. Peut-être le texte est-il en cause. A l’heure de la pornographie à outrance, les mots de Duras sonnent édulcorés face à ceux de Durex. Aussi, on imagine quelle serait la réception de ce texte s’il avait été écrit par un homme ; probablement serait-il décrié. A la fois soporifique et vulgaire, on s’interroge sur la pertinence de l’avoir fait succéder à celui de James. Les idées visuelles de mises en scène sont bien plus intéressantes que l’enchaînement, et si la première partie est réussie, il faut fuir la seconde.

 Hadrien Volle
hadrien (a) arkult.fr

« La Bête dans la jungle » d’Henry James, adaptation de Marguerite Duras, mise en scène de Célie Pauthe, jusqu’au 22 mars 2015 au Théâtre de la Colline, 15 rue Malte Brun (75020, Paris), du mercredi au samedi à 20h30, le mardi à 19h30 et le dimanche à 15h30. Durée : 2h20. Plus d’informations et réservations sur www.colline.fr/




« Les Estivants » dans la torpeur des vacances

© Cosimo Mirco Magliocca
© Cosimo Mirco Magliocca

Qui sont les Estivants ? Ces centaines de visages dessinés en surimpression sur le rideau de scène et les troncs d’arbres qui jalonnent la scène ? Deux gardiens les définissent dès les premières répliques : ils sont nécessaires à l’économie locale, mais ils ne sont pas pour autant les bienvenus. Ce sont ces gens qui font multiplier par 10 la population des petits villages côtiers et des stations de montagne. Ils ne respectent rien. Si les locaux ne s’intéressent pas à eux, l’inverse est aussi vrai.

Une fois installés dans leurs locations habituelles, les Estivants de Gorki ressemblent aux parisiens dans le Morbihan. Les conventions sociales conduisent les citadins à prendre des vacances, et par habitude ou par manque d’imagination plus que par plaisir, ils se retrouvent au même endroit chaque année. Toute la bande est là, sur scène à s’ennuyer. Une torpeur qui les pousse à lire le journal en entier jusqu’aux brèves. Mais voilà : l’oisiveté est mère de tous les vices. Les épouses deviennent méchantes et les maris maltraitent leurs femmes. Tout cela dans un concert d’ombrelles et de bruits d’oiseaux incessants. Ces Estivants ont beau essayer d’inventer quelques intrigues d’amour, toujours pour s’occuper, comme la paille appelle le sexe dans les campagnes reculées où il ne se passe pas grand chose. Untelle papillonne sur sa balancelle, l’autre sous son parasol. Promiscuité oblige, c’est un temps qui annihile tous les fantasmes que l’on peut encore entretenir sur ses fréquentations. On vit cette désillusion, comme celle de Warwara Mikhaïlovna (Sylvia Bergé), admiratrice de Yakov Petrovitch Chalimov (Samuel Labarthe), et qui se rend compte finalement, qu’il n’est qu’un homme comme les autres.

Dans la salle, les spectateurs murmurent : bien que de la même génération, Gorki n’est pas Tchekhov. Forcément, lorsqu’on parle d’ennui, de province russe, tout cela dans une ambiance collégiale, difficile de ne pas faire le rapprochement. Chez Gorki, les personnages se sentent supérieurs au reste du pays, quand chez Tchekhov, ils ne vivent que dans leur monde. On retrouve les personnages idéalistes comme Maria Lwovna (Clotilde de Bayser) qui attendrait des écrivains qu’ils s’engagent plus. Face à elle, des passéistes, des réactionnaires, des gens qui se plaignent que rien ne change mais qui n’ont jamais rien fait pour. Heureusement, il y a aussi l’esclave qui se libère, Vlas Tchernov (Loïc Corbery) écorché vif qui met de la vie et de la désinvolture dans ce monde propre en apparence mais où tout le monde a quelque chose à cacher. Quelques belles tirades finissent de donner son importance au texte, notamment de la bouche de Labarthe, écrivain qui cherche le visage de son lecteur et Calérie (Anne Kessler) qui profite d’une certaine folie pour mettre sans cesse les pieds dans le plat : « la vie de tout homme qui réfléchit est une catastrophe », dira-t-elle.

Ce rassemblement laisse place à des situations très amusantes, très bien jouées. On pense notamment à Bruno Raffaelli en bon capitaliste et exploiteur assumé qui finira par dépenser sa fortune dans des constructions d’écoles, dépité que son neveu, Piotr Ivanovitch Souslov (Thierry Hancisse), puisse un jour hériter de sa fortune. Mention également pour Alexandre Pavloff qui campe un Pavel Sergueïevitch Rioumine bégayant, dramatiquement drôle – et qui ratera son suicide en se tirant dans le bras.

Malheureusement, la mise en scène de Gérard Desarthe est ronflante. Les acteurs sont tous sur scène, et l’on passe d’une conversation comme d’un groupe à l’autre, sur une grande toile peinte avec costumes d’époque. Chaque groupe attend que l’autre ait fini pour commencer sa conversation. Au piano, c’est forcément les saisons de Tchaïkovsky qu’on entend. Rien n’est étonnant, et trois heures sans surprise, c’est long. On dirait Desarthe inspiré par Lelouch, Deauville en moins.

Le public finit par s’ennuyer avec les personnages. Sur scène, les acteurs baillent et une douce léthargie ne peut que nous envahir, tant nous ne sommes jamais brusqués. On assiste à une sorte de crise de la quarantaine collective que rien ne motive (pourquoi cet été-là plus qu’un autre ?). La phrase terminale résume finalement bien cette pièce mi-drame, mi-comédie : « tout cela est insignifiant, tout cela est dérisoire ». Et on sort de là engourdi, de corps et d’esprit.

« Les Estivants » de Maxime Gorki, mise en scène Gérard desarthe, jusqu’au 25 mai 2015 à la Comédie-Française, 2 place Colette (75001, Paris), en alternance. Durée : 3h (avec entracte). Plus d’informations et réservations sur www.comedie-francaise.fr




La déprime de Monsieur Tout-Le-Monde

Copyright : Thierry Dague
Copyright : Thierry Dague

Ivanov est la première pièce créée du vivant Tchekhov. Drame complexe, moins joué que Platonov, Oncle Vania ou La Mouette, réputé difficile à monter, il n’en reste pas moins un texte captivant.

Nicolaï Alexeievitch Ivanov est un monsieur tout le monde de la Russie de la fin du XIXe siècle. Un temps joyeux, l’existence n’intéresse plus ce « vieil homme » de 35 ans. Bouc-émissaire d’une société de stéréotypes provinciaux tchekhoviens, sorte de braves gens de Brassens, tous l’accusent d’avoir choisi sa femme pour sa dot. Mais cette dernière n’a jamais été versée car, juive – elle s’est convertie pour lui –, les parents de la jeune fille l’ont reniée. Pour cette raison, il serait en train de la laisser mourir…

Micha Lescot est un Ivanov incroyable de naturel. Blasé, lassé, ennuyé de tout, il baigne dans une sorte d’oblomovisme où il avoue lui-même n’avoir « pas la force de [se] comprendre ». Il porte un regard impitoyable sur sa personne et, par extension, sur les autres. Si tant est qu’il soit encore nécessaire qu’il le prouve, Micha Lescot fait preuve d’un talent fou. Parfois introspectif, perdu au milieu du décor monumental de Richard Peduzzi, il peut en un instant, s’avancer sur le proscenium du théâtre et prendre le public à partie sur sa condition déplorable, façon one man show où les larmes tirées remplacent les rires forcés.

Copyright : Thierry Dague
Copyright : Thierry Dague

Celle qui tente de le sauver, Sacha, est incarnée par une Victoire Du Bois sublime. A la fois fragile et sensuelle, elle sacrifiera sa jeunesse à son amour pour Ivanov afin de lui redonner goût à la vie. Elle est la seule, devant Ivanov lui-même, à croire en lui.

Le reste de la distribution est très juste et bien marquée par différents caractères, et parce qu’on ne peut pas tous les évoquer avec précision, revenons simplement sur Ariel Garcia-Valdès qui incarne un comte Chabelski grandiloquent et sautillant, défenseur de l’orphelin de foi Ivanov. Marcel Bozonnet en papa gâteau imbibé d’alcool et soumis à son avare de femme, est aussi particulièrement excellent. Chaque personnage est une idéologie et toutes s’affrontent sans cesse entre elles.

Sous la baguette de Luc Bondy, le texte est limpide ; tout ce monde empeste la vodka et l’ennui. L’alcool devient un exhausteur de vie. Grâce à la scénographie mouvante, le décor peut être gigantesque ou intime, adapté à trois personnages puis à vingt, pour les scènes collégiales. On retiendra cette image superbe dans la deuxième partie où le cortège du mariage arrive agglutiné et chancelant de l’église vers la salle des fêtes.

Tout cela contribue à la création d’un grand spectacle, attendu, mais qui remplit très bien sa mission.

 Hadrien Volle
hadrien (a) arkult.fr

« Ivanov » d’Anton Tchekhov, mise en scène de Luc Bondy, jusqu’au 1er mars au Théâtre de l’Odéon, Place de l’Odéon, 75006, Paris. Durée : 3 h 30 (avec entracte). Plus d’informations et réservations sur theatre-odeon.eu




« The Servant » au Poche-Montparnasse

© Brigitte Enguerand
© Brigitte Enguerand

Après 6 ans de souffrance dans la brousse africaine, Tony rentre à Londres en homme riche. Son ami Richard l’accueille dans une maison anglaise louée pour lui, dans laquelle il ne manque rien, pas même un Chesterfield et le chariot à whisky. Celle qui était amoureuse de lui avant son voyage, Sally, l’attend aussi. Toute cette histoire pourrait n’être qu’une banale histoire de retrouvailles joyeuses. Mais le recrutement de Barrett, domestique zélé et inquiétant, vient bouleverser ce happy ending pourtant si bien commencé.

Rapidement, la place entre le domestique et le maître s’inverse. On assiste à des situations entre eux qui tiennent plus de celles que l’on s’attendrait à voir entre deux amants : petites disputes, vexations et réconciliations sont quotidiennes. Le matin, ils s’installent pour faire les mots croisés du Times ensemble. Ce changement de paradigme marque peu à peu chaque personnage en profondeur. Comme l’entourage d’un toxicomane est forcément touché par sa dépendance. L’héroïne de Tony, c’est Barrett. Pour lui, il se coupe de ses amis et perdra sa copine – ou comment Tony ne rencontrera jamais Sally. Pour le domestique, tous les moyens sont bons pour étendre son emprise. Il ira même jusqu’à faire embaucher sa petite amie, Vera, avant de la faire sombrer dans le lit de son maître pour que la camisole de sentiments lui soit prégnante au possible. Barrett est un excellent cuisinier, dévoué serviteur, et Vera une amante hors-pair qui contrôle son maître à coup de reins. Cette ambiance ainsi dépeinte est très excitante et effrayante à la fois. Tony est totalement soumis par ses vices, ceux de tout homme : la nourriture, le sexe et l’attention portée à sa personne.

Les deux tourtereaux que rien ne semble motiver, si ce n’est le contrôle total d’un homme, se feront voir au grand jour lorsque Tony rentrera à l’improviste d’un week-end à la campagne. L’intrigue ne s’arrête pas là, un nouveau rebondissement fait se terminer la pièce dans une apothéose glauque et obscène où l’homme s’abandonne complètement à ses pulsions, sans se soucier de quoi sera fait demain. Fantasme masochiste où le maître se retrouve esclave total du domestique.

© Brigitte Enguerand
© Brigitte Enguerand

Thierry Harcourt signe une mise en scène discrète, au service du drame génial de Robin Maugham, quintessence du théâtre anglais du XXe siècle. Le texte est loin d’être linéaire, et s’il ne cesse jamais d’être drôle, il creuse au fil des répliques dans la profondeur de l’âme de Tony, son personnage principal. Finalement, la pièce est inattendue – si l’on n’a pas vu le film de Joseph Losey adapté par Harold Pinter – de par son déroulement et sa chute.

Une jeune distribution virtuose vient s’épanouir dans ces méandres sombres. Chacun campe un rôle précis et justement british (l’expérience d’Harcourt outre-manche est ici bien mise à profit). On est impressionné par le naturel de Roxane Bret, qui a fait sa première fois sur les planches le 3 février dernier. A la fois juvénile et très sûre d’elle, elle est une domestique qui ne peut laisser de glace. Maxime d’Aboville est un Barrett directement échappé du vivarium dans lequel on conserverait les personnages les plus dingues de la famille Adams. Arrivant sur scène comme un diable sortant de sa boîte, il est un psychopathe précis, son regard laisse aisément voir que, s’il ne s’était mis au service d’autrui, il aurait tout aussi bien pu tuer des gens pour passer le temps. Tony (Xavier Lafitte) est amoureux de son domestique (champ lexical à l’appui), et ses deux amis, joués par Alexie Ribes, désespérée, et Adrien Melin, ironique, complètent ce tableau étrange.

Du public, on assiste à l’évolution des personnages que l’expérience ne semble pas laisser indemne. Ils sont Dorian Gray et les spectateurs jouent le rôle du portrait. S’amusant avant de tomber dans une déchéance volontaire, nos rides se creusent au fil du drame. Du drôle on vire au glauque, et de la surprise, on vire à la conviction. Tellement qu’à la fin, on en redemande. Si d’habitude le metteur en scène est au service du public, ici, les rôles s’inversent.

 Hadrien Volle
hadrien (a) arkult.fr

« The Servant » de Robin Maugham, mise en scène de Thierry Harcourt, actuellement au Théâtre de Poche-Montparnasse, 75 boulevard du Montparnasse, 75006, Paris. Durée : 1 h 30. Plus d’informations et réservations sur theatredepoche-montparnasse.com/