« Anna Christie » ou la tempête de l’ennui
New York, un vieux troquet proche de la mer. La tenancière somnole quand Chris Christopherson débarque de son rafiot pour se saouler. Alors surgit un imprévu en robe rouge : dans ce bar dont c’est la seule adresse connue du briscard, sa fille qu’il n’a pas vue depuis 15 ans, arrive pour le retrouver. Elle vient de quitter son bordel du Minnesota, éreintée par la violence des hommes. Le père ignore tout de sa vie : il la pense honnête gouvernante. L’ignorance est mutuelle : pour elle, son père est concierge. L’homme a fait croire qu’il avait abandonné la mer depuis longtemps, cette mer qui a pris toute sa vie et sa famille.
Les retrouvailles sont justes. Aujourd’hui, ils ne sont plus que deux étrangers avec la volonté de soigner l’abandon. Tout au long de la pièce, le jeu de Mélanie Thierry augmente en profondeur et en justesse, jusqu’à une sorte d’acmé où elle fondra en larmes de honte, confessant le passé à son entourage. On retiendra aussi quelques belles images de la mise en scène de Jean-Louis Martinelli, notamment quand il fait apparaître le pont d’un navire dans le brouillard ou quand il dispose les personnages, formant des tableaux à la fin de la pièce. Mais c’est tout. Et malheureusement, ces éléments ne rattrapent pas la futilité et l’insignifiance de la pièce.
D’abord, il y a une inadéquation entre le décor « propret » et la réalité que l’on essaye de faire passer dans celui-ci : le troquet a l’air d’un salon D&Co, avec son papier peint Leroy Merlin sur les murs ; cela ne colle pas avec ce lieu où les cuites s’enchaînent. Aussi, d’une manière globale, les personnages sont beaucoup trop propres sur eux pour être crédibles : installés dans la salle, on ne les imagine pas sentir le whisky et le tabac. Ils peuvent montrer qu’ils fument et qu’ils boivent tant qu’ils veulent – et ils le font –, mais leurs peaux restent lisses et leurs cheveux soyeux. Ils manquent de background.
Le drame est trop brutal et évident pour nous surprendre. On pense notamment au moment où un jeune homme est repêché sur la barge du père. Le coup de foudre entre les jeunes gens est instantané. Malheureusement, le rescapé n’est qu’un cliché de dur à cuire. Il n’est doué d’aucune profondeur dramatique, plat comme une mer d’huile. Dans ces conditions, difficile de croire à un naufrage des cœurs. Avec Mélanie Thierry, ils forment un couple aussi niais qu’Orane Demazis et Pierre Fresnay dans Marius et Fanny.
La relation va jusqu’à sombrer dans une platitude consternante. Le bellâtre musclé vient manger sa pitance de jolie jeune fille. Bien évidemment, elle tombe amoureuse de ce beau macho. Cela dans un bain de dialogues qui ont dû inspirer le mouvement des « kékés dragueurs de plage ». On s’attend à entendre « tes parents sont des voleurs car ils ont pris les plus belles étoiles du ciel pour les mettre dans tes yeux » ; mais on s’attend aussi à « moi et mes muscles on va bien te baiser », tellement la pièce sombre dans le vulgaire : quand les personnages ne s’échangent pas des banalités, ils s’insultent violemment. N’a-t-on pas appris à marquer son désarroi de façon moins premier degré au théâtre ? Les hommes sont faussement virils et grossiers pour un rien : « t’es de ce genre de femme qui ne se décide que quand on les force, alors je te force (…) », dira l’amant pour convaincre Anna de l’épouser, avant de menacer de la tuer quand il apprendra qu’elle n’est qu’une « pute [qui] a volé [son] cœur ».
A côté, le père semble divaguer tout seul, répétant inlassablement à qui veut l’entendre que « tout ça c’est la faute de la mer, cette salope ». Des mots qui, au fil de la pièce, perdent tout intérêt dramatique et conduiront le public à rire dans la dernière partie, tellement l’affirmation qui jalonne son texte vire au running gag.
« Anna Christie » n’est finalement qu’une histoire de marin toute bonne à servir de source à un scénario de téléfilm. Pendant la représentation, on en viendrait presque à espérer qu’un décor à coulisse se décroche pour qu’il se passe quelque chose de trépidant sur scène, mais finalement, n’est-ce pas « la faute à cette putain de mer » ? [Rires]
« Anna Christie » d’après Eugene O’Neill, adaptation de Jean-Claude Carrière, mise en scène de Jean-Louis Martinelli, actuellement au Théâtre de l’Atelier, place Charles Dullin, Paris 18e. Durée : 1 h 40. Plus d’informations et réservations sur www.theatre-atelier.com