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« Anna Christie » ou la tempête de l’ennui

Copyright : Pascal Victor
Copyright : Pascal Victor

New York, un vieux troquet proche de la mer. La tenancière somnole quand Chris Christopherson débarque de son rafiot pour se saouler. Alors surgit un imprévu en robe rouge : dans ce bar dont c’est la seule adresse connue du briscard, sa fille qu’il n’a pas vue depuis 15 ans, arrive pour le retrouver. Elle vient de quitter son bordel du Minnesota, éreintée par la violence des hommes. Le père ignore tout de sa vie : il la pense honnête gouvernante. L’ignorance est mutuelle : pour elle, son père est concierge. L’homme a fait croire qu’il avait abandonné la mer depuis longtemps, cette mer qui a pris toute sa vie et sa famille.

Les retrouvailles sont justes. Aujourd’hui, ils ne sont plus que deux étrangers avec la volonté de soigner l’abandon. Tout au long de la pièce, le jeu de Mélanie Thierry augmente en profondeur et en justesse, jusqu’à une sorte d’acmé où elle fondra en larmes de honte, confessant le passé à son entourage. On retiendra aussi quelques belles images de la mise en scène de Jean-Louis Martinelli, notamment quand il fait apparaître le pont d’un navire dans le brouillard ou quand il dispose les personnages, formant des tableaux à la fin de la pièce. Mais c’est tout. Et malheureusement, ces éléments ne rattrapent pas la futilité et l’insignifiance de la pièce.

D’abord, il y a une inadéquation entre le décor « propret » et la réalité que l’on essaye de faire passer dans celui-ci : le troquet a l’air d’un salon D&Co, avec son papier peint Leroy Merlin sur les murs ; cela ne colle pas avec ce lieu où les cuites s’enchaînent. Aussi, d’une manière globale, les personnages sont beaucoup trop propres sur eux pour être crédibles : installés dans la salle, on ne les imagine pas sentir le whisky et le tabac. Ils peuvent montrer qu’ils fument et qu’ils boivent tant qu’ils veulent – et ils le font –, mais leurs peaux restent lisses et leurs cheveux soyeux. Ils manquent de background.

Le drame est trop brutal et évident pour nous surprendre. On pense notamment au moment où un jeune homme est repêché sur la barge du père. Le coup de foudre entre les jeunes gens est instantané. Malheureusement, le rescapé n’est qu’un cliché de dur à cuire. Il n’est doué d’aucune profondeur dramatique, plat comme une mer d’huile. Dans ces conditions, difficile de croire à un naufrage des cœurs. Avec Mélanie Thierry, ils forment un couple aussi niais qu’Orane Demazis et Pierre Fresnay dans Marius et Fanny.

La relation va jusqu’à sombrer dans une platitude consternante. Le bellâtre musclé vient manger sa pitance de jolie jeune fille. Bien évidemment, elle tombe amoureuse de ce beau macho. Cela dans un bain de dialogues qui ont dû inspirer le mouvement des « kékés dragueurs de plage ». On s’attend à entendre « tes parents sont des voleurs car ils ont pris les plus belles étoiles du ciel pour les mettre dans tes yeux » ; mais on s’attend aussi à « moi et mes muscles on va bien te baiser », tellement la pièce sombre dans le vulgaire : quand les personnages ne s’échangent pas des banalités, ils s’insultent violemment. N’a-t-on pas appris à marquer son désarroi de façon moins premier degré au théâtre ? Les hommes sont faussement virils et grossiers pour un rien : « t’es de ce genre de femme qui ne se décide que quand on les force, alors je te force (…) », dira l’amant pour convaincre Anna de l’épouser, avant de menacer de la tuer quand il apprendra qu’elle n’est qu’une « pute [qui] a volé [son] cœur ».

A côté, le père semble divaguer tout seul, répétant inlassablement à qui veut l’entendre que « tout ça c’est la faute de la mer, cette salope ». Des mots qui, au fil de la pièce, perdent tout intérêt dramatique et conduiront le public à rire dans la dernière partie, tellement l’affirmation qui jalonne son texte vire au running gag.

« Anna Christie » n’est finalement qu’une histoire de marin toute bonne à servir de source à un scénario de téléfilm. Pendant la représentation, on en viendrait presque à espérer qu’un décor à coulisse se décroche pour qu’il se passe quelque chose de trépidant sur scène, mais finalement, n’est-ce pas « la faute à cette putain de mer » ? [Rires]

« Anna Christie » d’après Eugene O’Neill, adaptation de Jean-Claude Carrière, mise en scène de Jean-Louis Martinelli, actuellement au Théâtre de l’Atelier, place Charles Dullin, Paris 18e. Durée : 1 h 40. Plus d’informations et réservations sur www.theatre-atelier.com




Que ne ferait-on pas pour la liberté ?

Copyright : François Berthier
Copyright : François Berthier

Prenons l’action à son commencement. Quatre hommes (en fait le même : Henry), style gentlemen au chapeau melon, se saluent. Un wagon en fond de scène et quelques chaises font office de décor. Les fauteuils se transformeront au gré de l’action en sièges de voiture ou de train. Ces quatre visages pris dans ce décor mouvant, racontent comment leur vie a changé du rien au tout.

Le chamboulement débute le jour de l’enterrement de la mère d’Henry. C’est à cette occasion qu’il rencontre tante Augusta, ex-effeuilleuse à la grande gueule revendiquant sa liberté face à toute morale. Le neveu, jeune retraité d’une banque, est casanier et angoissé en la présence de ce drôle d’oiseau. Il s’empresse d’écourter la rencontre car il craint d’avoir laissé sa tondeuse à gazon en proie à l’humidité. L’histoire de sa vie ordinaire prend un tour drôle grâce au regard qu’il y porte. Face à cette globe-trotteuse décidant de le prendre sous son aile, il est comme Bilbo le Hobbit face à Gandalf et les nains qui viennent le chercher pour partir à l’aventure : très frileux.

Copyright : François Berthier
Copyright : François Berthier

Elle lui propose de la suivre à Istanbul, il la convaincra de choisir Brighton. Finalement, après la rencontre avec une voyante, il cède pour l’Orient. Le voyage initiatique prend des airs d’épopée familiale jonchée de rebondissements burlesques et de la Turquie, ils se retrouvent au Paraguay afin de rejoindre l’amour d’Augusta (qui lui a déjà plusieurs fois volé ses économies). L’intrigue est presque aussi trépidante que le Tour du Monde en 80 Jours et aussi riche que Candide : plus que sa tante, c’est lui-même qu’il rencontre et son jardin qu’il cultive.

La prise de conscience se fait dans avec une vision caustique sur la vie écoulée. Henry a un sursaut brutal, sa tante lui a transmis son goût d’une liberté gardée à tout prix. Il abandonne sa vie Londonienne bordée de gazon millimétré pour devenir contrebandier dans la pampa.

Sur scène : Claude Aufaure, Jean-Paul Bordes, Dominique Daguier et Pierre-Alain Leleu. Pas de stars, mais des comédiens au sommet de leur talent. Chaque action est mimée, ils sont Henry mais aussi tous les autres : de la fille de 16 ans au perroquet moqueur, la vieille voyante et le gorille-amant de la tante. Ils sont aussi les détails (surtout Leleu) : l’horloge et le bruit de la sonnette. Ce sont quatre gueules, quatre élocutions marquées et placées dans le tourbillon de la mise en scène dynamique de Nicolas Briançon, qui fait se succéder les situations comme autant de mondes.

« Voyage avec ma tante » d’après Graham Greene, mise en scène de Nicolas Briançon, actuellement au Théâtre de la Pépinière, rue Louis-le-Grand, Paris. Durée : 1 h 40. Plus d’informations et réservations sur theatrelapepiniere.com




Elixir d’amour ? Sérum physiologique !

Copyright : Fabienne Rappeneau
Copyright : Fabienne Rappeneau

Louise et Adam viennent de se séparer : elle est partie à Montréal, lui est resté à Paris. Débute alors une correspondance jalonnée d’embuches. C’est l’échange d’un ancien couple bourgeois – un psychanalyste et une avocate –, trouvant un nouveau souffle dans la rupture. D’abord ordinaire, la conversation mute en un échange sur l’amour et le désir. Ils se questionnent : existe-t-il un élixir d’amour ? Une technique imparable pour qu’une personne s’éprenne d’une autre ? Pour Adam, la réponse est oui : il s’agit du transfert psychanalytique. D’ailleurs, il va éprouver cela sur une collègue de Louise récemment mutée à Paris. Débute alors un jeu de manipulation où quelques coups bas sont permis. Mais la fin est courue d’avance : c’est exactement celle que vous imaginez.

La richesse réside-t-elle dans le texte ? Non, pas plus que dans les enjeux de ces Liaisons dangereuses édulcorées dans une époque où plus rien ne choque. Les dialogues enchaînent les poncifs sur le cynisme en amour : « sexe et amour sont deux territoires », « n’as-tu jamais pensé à te marier ? – On n’entre pas en prison de son plein gré ! », ou encore « les femmes aiment l’amour, les hommes le font ». Ambiance grinçante mais formules désuètes (« as-tu pris, un amant ? », insistons sur la pause avant le mot « amant » dans la réplique lorsqu’elle est dite sur scène, qui n’en fait que mieux ressortir la platitude). On ne peut pas nier la présence de quelques formules élégantes, comme « il y a des choses qu’il faut éprouver pour en avoir le goût, le café, la cigarette ou la solitude ».

Eric-Emmanuel Schmitt incarne un satyre libidineux sympathique. Il s’appelle Adam, c’est dire si l’auteur a voulu que le personnage – aujourd’hui incarné par lui – se prenne pour le centre du monde. Il est pourtant un misogyne ordinaire accepté comme tel par son interlocutrice, et c’est là que c’est dérangeant. Elle lui pardonne à la fin car il quitte sa carrière pour la rejoindre ; mais renie-t-il pour autant ce qu’il est ?

Ce n’est pas dans le jeu d’acteur que nous trouverons les réponses. Lorsque Schmitt écrit sur sa tablette tactile, nul n’aimerait être la place de cette dernière, tant il n’écrit pas mais montre plutôt qu’il écrit, fracassant l’écran. Cela donne un aspect caricatural à la manière d’écrire, comme si tout résidait dans le geste et non pas dans l’action qu’il opère. Une métaphore intéressante lorsqu’on connaît le premier métier de celui qui évolue devant nous. Lorsque Louise communique avec lui, là aussi il n’écoute pas. Il se mime en train d’écouter. Malgré tout, il faut avouer qu’il est parfois captivant car charismatique, il connaît son texte et doit avoir une certaine idée de ce que doivent être ses personnages.

Marie-Claude Pietragalla n’est pas plus à l’aise dans son corps. Les gestes qu’elle effectue semblent dictés comme une chorégraphie. Prise ainsi dans une incarnation automatique, elle est froide et manque d’humanité : rien ne la touche mais cela ne la rend pas effrayante.

On regrette aussi que rien ne soit laissé à l’imagination du public : les silences sont ponctués par les sons Apple à chaque envoi ou réception d’un message. Les échanges sont trop brefs, l’attente n’est pas laissée au désespoir ou à l’inquiétude, mais à l’énervement et la jalousie : « oh, pourquoi ne me réponds-tu pas ? ». Encore une fois, cela manque de ressenti, c’est frontal : tout est montré, rien n’est vécu.

Ce n’est pas non plus le décor qui nous subjugue : deux tables, un banc et une photo de Montréal en fond de scène. Cela pourrait tout aussi bien le décor de Inconnu à cette adresse.

On n’ira pas voir « Elixir d’Amour » pour rêver, ni pour être surpris, encore moins pour voir une vision progressiste de la relation homme-femme. Alors finalement, pourquoi y va-t-on ? Pour voir Eric-Emmanuel Schmitt et Marie-Claude Pietragalla dans un jeu plat et linéaire. Si l’on passe, dans les jours qui viennent, devant le théâtre Rive-Gauche comme un spectateur esseulé et que quelqu’un vous donne une place, alors allez-y… Mais la représentation est trop pleine de ficèles grossières où l’émotion tente d’être provoquée par la force, alors que nos âmes n’aiment pas la contrainte. Cette promesse d’un « Elixir d’Amour » n’est finalement, qu’un banal sérum physiologique.

Hadrien Volle
hadrien (a) arkult.fr

« L’Elixir d’Amour » de Eric-Emmanuel Schmitt, mise en scène de Steve Suissa, avec Eric-Emmanuel Schmitt et Marie-Claude Pietragalla, jusqu’au 15 mars au Théâtre Rive-Gauche, 6 rue de la Gaité, 75014, Paris. Durée : 1 h 15. Plus d’informations et réservations sur www.theatre-rive-gauche.com




Les « Caramels fous » gardent le cap du succès

Copyright : Philippe Escalier
Copyright : Philippe Escalier

La troupe des Caramels fous est composée d’amateurs. Mais après plus de 20 ans d’amateurisme revendiqué, ils n’en gardent que le label : la qualité, elle, est largement supérieure à ce que l’on attendrait d’un groupe de bénévoles. Aguerris à la scène, ils se produisent chaque année dans une salle parisienne (puis en tournée !) qu’ils remplissent, semble-t-il, sans trop d’efforts et c’est normal : leur nouvelle création « Il était une fois complètement à l’ouest » n’a rien à envier à celle que le Théâtre Mogador ose présenter au public sans rougir depuis le début de la saison, pourtant montée par des pros… C’est dire si ce qualificatif discriminant entre ceux qui pratiquent un loisir et ceux qui en font leur métier est dépassé.

On est à la fin du XIXe siècle, la revue se déroule dans un saloon dont les danseuses de french cancan arrondissent leurs fins de soirée en tripotant les clients. Fidèle à son leitmotiv originel de chorale gay, la troupe qui se produit est 100% masculine, mais aussi 100% live et sans playback. Les reprises se succèdent dans une intrigue bien construite : deux enfants abandonnés se retrouvent et se mettent à la recherche de leur histoire qui est tout sauf celle à laquelle on s’attend. Dans cette aventure, Thriller devient C’est l’heure et Femmes des années 80 se transforme en Femme d’1m80. Les correspondances entre les 40 chansons qui composent le spectacle sont indiquées dans le programme, pour les amateurs du public qui auraient laissé le titre d’une mélodie sur le bout de leur langue.

Parfois pas complètement dans le rythme (mais c’est rare !), globalement très bonnes, certaines voix se démarquent – on pense notamment au jeune barbier ou au shérif doté d’un beau timbre de basse. Les costumes et l’humour des situations absurdes et des postures est réussi : les danseuses sont plus vraies que nature et les virils cow-boys se déplacent en trottinette, au pire, la maladresse est touchante. C’est à la fois grotesque et poétique, détaché, léger et toujours drôle, jusqu’à l’ultra-délirant dosé comme il faut.

Copyright : Philippe Escalier
Copyright : Philippe Escalier

La mise en scène et les chorégraphies sont dynamiques. Encore ici, il n’y a pas moins de bonnes trouvailles que dans un autre spectacle aux dents longues mais aux idées courtes du Mogador. L’espace scénique est bien occupé, souvent en tension, et les cow-boys et autres zombies envahissent la salle à plusieurs reprises, cherchant un fuyard ou de la chair fraîche pendant que les plumes virevoltent sur scène. Tout cela tient sur la durée (1h45 sans les rappels !), et on se surprend, entre deux rires, à rêver…

Sous ses airs légers, il y a aussi la volonté de transmettre des valeurs nécessaires. Deux hommes qui ne demandent qu’à s’aimer mais pour qui cela est difficile à cause du milieu social dans lequel ils évoluent ; la patronne du saloon, cheyenne, milite pour avoir les mêmes droits que les autres américains. « Il jouait du piano debout » devient « Car on ne fait pas pipi debout », manifeste féministe où le refrain est lancé : « parce qu’une claque sur les fesses n’est jamais tendre ». Cela sans oublier des phrases – comme un parallèle à l’actualité réactionnaire ayant marqué 2013 – telle que « la vie ce n’est pas un papa, une maman, c’est parfois plus compliqué que ça ! ». Ces mots contribuent à construire de la profondeur dans le drame qui est, finalement, une revue hilarante pour plus de tolérance. En l’absence d’une concurrence sérieuse, les Caramels fous signent le musical parisien de la saison.

Hadrien Volle
hadrien (a) arkult.fr

« Il était une fois complètement à l’ouest » des Caramels fous, mise en scène de Nicolas Kern, chorégraphies d’Alma de Villalobos, livret d’Antony Puiraveaud, jusqu’au 14 février au Théâtre Déjazet, 41 boulevard du Temple, 75003, Paris, les jeudis, vendredis et samedis à 20h30. Durée : 2 h. Plus d’informations et réservations sur lescaramelsfous.com – Face au succès, le spectacle sera repris du 21 au 30 mai, toujours au théâtre Déjazet




Des jambes d’azur pour une vie en rose

La Dame aux jambes d'azur - Labiche - Jean-Pierre Vincent - Studio-Theatre-Comedie-Francaise
Copyright : Brigitte Enguérand

Cette – très – courte pièce d’Eugène Labiche n’en est en fait pas une. Avant-même le lever du rideau, Arnal, l’auteur (Gilles David) se confond en excuses face au public : les acteurs ne sont pas prêts, mais ils vont répéter toute la nuit pour nous jouer le spectacle demain. Ceux qui, dans l’assemblée se sont levés, croyant à la bonne foi du narrateur, sont cependant invités à rester : ils vont pouvoir assister à ce work in progress du XIXe siècle, après tout, nous ne nous sommes pas déplacés pour rien. Se montre alors devant nous, une vraie farce sur le drame d’une pièce qui ne commence jamais…

Néanmoins, le rideau se lève pour laisser place à une série de gags ininterrompue pendant une cinquantaine de minutes. Tout est absurde : le décor est une forêt de Venise (!), dans celle-ci, Arnal est rejoint par Ravel (Pierre Louis-Calixte), qui n’a rien à faire là mais qui vient lui tenir compagnie pendant la répétition. Les catastrophes en amènent d’autres : le souffleur est souffrant, un machiniste analphabète le remplace, les comédiens ne connaissent pas leurs textes, et tiennent leurs chiens en laisse sur scène pour éviter que les mâtins ne se battent en coulisse. L’un des acteurs a oublié qu’il déménageait aujourd’hui à midi (Gérard Giroudon) : il quitte donc la scène précipitamment avant de revenir pour déclamer son texte de doge de Venise, un parapluie trempé sur le bras.

Copyright : Brigitte Enguérand
Copyright : Brigitte Enguérand

L’absurdité commence dès le titre, car on apprend que l’héroïne de la pièce vient d’épouser un prince qui tient le bleu en horreur. Mais la malheureuse, crapahutant dans l’atelier d’un teinturier – qui n’est autre que le Tintoret lui même -, se retrouve les pieds teints couleur azur. Elle ne peut donc plus reparaître devant son mari.

Jean-Pierre Vincent fait ressortir tout le comique de situation cumulé au comique de gestes. Les personnages sont très marqués dans leurs corps comme dans leurs caractères, Arnal le premier. On rigole de ce faux érudit autoproclamé auteur de théâtre et qui transforme les « lagunes » en « lacunes » au moyen de prétextes pompeux. Il est sûr de tout de qu’il dit, et plus c’est bête, plus il défend son génie. Après tout, comme il le rappelle à plusieurs reprises, il a écrit les 129 pages de sa pièce en 12 jours, et sans une rature ! Il est un dottore de comedia dell’arte face à l’arlecchino Ravel qui ne rate pas une occasion de lui montrer l’étendue de sa stupidité. Il dirige une bande de saltimbanques plus amusés par l’idée de leurs métiers que de le pratiquer vraiment. On pense notamment à la princesse truculente et joyeuse campée par une Julie Sicard déchaînée aux airs de Sarah Bernhardt des faubourgs, chanteuse de cabaret trop à l’étroit dans son personnage. Elle ne monte pas sur scène avant d’avoir fini sa saucisse et bu une choppe. Quant à celui qui lui fera lâcher, pendant qu’elle déclame, ses aiguilles de tricot, il n’est pas encore né ! Tout comme celui qui ne rira pas en allant voir cette bande de joyeux drilles déchaînés, d’ailleurs…

Hadrien Volle
hadrien (a) arkult.fr

« La Dame aux jambes d’Azur » d’Eugène Labiche, mise en scène Jean-Pierre Vincent, jusqu’au 8 mars au Studio-Théâtre de la Comédie-Française,au Studio-Théâtre de la Comédie-Française, Carrousel du Louvre, du mercredi au dimanche à 18h30.. Durée : 55 minutes. Plus d’informations et réservations sur www.comedie-francaise.fr




Le Malade Imaginaire, bal de névrosés cartoonesque

Copyright : Serge Martinez
Copyright : Serge Martinez

Le 13 janvier 2015, dans le théâtre de la Manufacture de Nancy, Michel Didym (directeur du CDN et metteur en scène du spectacle) prend la parole avant le lever de rideau. Il tient à marquer sa solidarité vis-à-vis des victimes des tueries de la semaine passée : « les artistes sont nécessaires. Ils doivent faire appel au sens critique, à l’intelligence du spectateur. C’est ce que faisait Molière, un français, cela est important car en France, plus qu’ailleurs, notre génie réside dans la critique. Dans ce théâtre, notre façon de résister, c’est donc de porter Molière ». L’acte de résistance est totalement réussi.

Le « Malade Imaginaire » est connu pour être la dernière pièce jouée par Molière. La légende voudrait qu’il soit mort dans le fauteuil du héros, Argan (André Marcon). Dans cette comédie, celui-ci est un hypocondriaque prêt à tout – dont sacrifier le bonheur des siens –, pour s’entourer de nombreux médecins et recevoir leur science.

Ici, l’objet du rire n’est pas le médecin, ni même le malade. C’est le ridicule dans lequel certains se complaisent en se croyant importants. En cela, la comédie n’est pas cruelle ou offensante, elle conduit le spectateur (bien avant la création de la psychanalyse) à la prise de conscience que seul un regard extérieur peut nous apporter. Dans le « Malade Imaginaire », on retrouve certains personnages de Tartuffe : un homme qui en idolâtre un autre alors que celui-ci n’a aucun mérite, un frère qui incarne la raison, une servante désinvolte – l’esprit critique –, et une fille soumise aux colères de son père.

Cette résonance avec la pièce-symbole de la critique de la religion, conforte le spectateur dans la confiance d’assister à une pièce absolument moderne. L’hypocondrie n’est pas le sujet principal. Cette comédie pose la question de notre rapport à la médecine, mais plus encore à toutes les drogues ou objets de dépendance. La médecine devient un culte, car c’est en elle que tous les espoirs de vie sont placés. La contradiction entre les discours des docteurs, l’absurdité des remèdes, rien n’ébranle Argan dans sa croyance. La mise en scène vient souligner cet aspect évident : on serra notamment effrayé par l’arrivée du médecin-inquisiteur, lorsque le frère du héros, Béralde (Jean-Claude Durand), ordonne que « le lavement de monsieur » soit reporté.

Copyright : Eric Didym
André Marcon / Copyright : Eric Didym

André Marcon incarne ici un malade extrémiste, fanatique de ses gourous médecins. Il est prêt à leur donner sa fille (Jeanne Lepers) pour venir à bout de la maladie contre laquelle il croit se battre. La servante (Norah Krief) s’assoit sur les tables devant Argan pour mettre les pieds dans le plat. Elle le brutalise, lui met son nez dans le ridicule dans lequel il baigne. C’est elle qui fera ouvrir les yeux à son maître en lui faisant simuler sa mort. Toinette « est Charlie ».

Sous la baguette de Michel Didym, ce combat devient film d’animation aux multiples facettes. Cartoon, par la couleur et la forme de la scénographie, à la fois classique et futuriste. Une grande pièce à vivre classique est installée en diagonale, cachant une scène de cabaret derrière un voile doré. Dans l’exagération contrôlée des personnages, il y a du Tex Avery. Chacun est marqué de traits névrotiques distinctifs (hypocondrie, hystérie, psychopathie …), ce qui soutient le comique du texte à merveille. Pour souligner ces traits, les acteurs semblent parfois pris d’accès burlesques, très maîtrisés.

Enfin, ce « Malade Imaginaire » est plein de surprises. La pièce ne s’installe dans aucun cycle répétitif – notamment au moyen des intermèdes, trop souvent supprimés. Didym réussit la prouesse d’ajouter à cela, une fidélité sans faille au texte que l’on entend très bien. On en ressort (a)guéri.

Hadrien Volle
hadrien (a) arkult.fr

« Le Malade Imaginaire » de Molière, mise en scène Michel Didym, actuellement en tournée : jusqu’au 24 janvier à la Manufacture de Nancy, du 27 au 29 janvier 2015 à l’Opéra-Théâtre de Metz, les 31 janvier et 1er février à La Nef (Saint-Dié-des-Vosges), du 3 au 5 février au Théâtre de Lorient, le 7 février à Ris Orangis, les 9 et 10 février au Manège (Maubeuge), le 12 février à la Maison de la Culture de Nevers, les 16 et 17 février à Limoges, les 19 et 20 février à La Comète (Chalons-en-Champagne), du 22 au 24 février à Clermont-Ferrand, les 26 et 27 février au Théâtre Anne de Bretagne (Vannes), le 1er mars à Cesson-Sévigné, les 3 et 4 mars à la Comédie de Caen, le 6 mars à Epinal, du 10 au 21 mars au Théâtre National de Strasbourg, les 23 et 25 mars à Annecy, du 27 au 29 mars à Montpellier (au Domaine d’O), du 31 mars au 10 avril, aux Célestins (Lyon), du 14 au 17 avril à la Comédie de Béthune, du 21 au 24 avril au Volcan (Le Havre), les 28 et 29 avril à Quimper, les 5 et 6 mai à Perpignan, les 12 et 13 mai à Tarbes, les 15 et 17 mai à Recklinghausen (Allemagne), du 19 au 23 mai à la MAC de Créteil, du 26 mai au 6 juin à Rennes (TNB). Durée : 1h50. 




« Escuela », une école de la Révolution

escuelaweb

Escuela est une pièce montée à l’occasion de l’anniversaire des quarante ans du coup d’état militaire ayant renversé Allende. Le spectateur est invité du côté des rebelles, dans une planque de révolutionnaires en herbe (ou terroristes, tout dépend du point de vue), pour apprendre les rudiments de la conspiration au moyen d’exemples concrets et de diapositives. Tous cagoulés, on devine deux hommes et trois femmes.

Ils vont dérouler leurs motivations, leurs rêves d’un pays nouveau, encouragés par une vision marxiste du monde où le bourgeois est forcément mauvais. Ils étayent leurs désirs de changement en dénonçant l’exploitation de l’homme par l’homme qui s’est construit un capital en volant les terres des Mapuches…

La vision binaire n’évoluera pas : on est dans un univers où l’antagonisme du pauvre est le riche, avec un appel fort aux « consciences de classes » mais où finalement, on se demande ce que l’on ferait si l’on avait le pouvoir.

La richesse du spectacle réside dans le texte et la justesse des acteurs qui l’interprètent. Les descriptions des sentiments, du maniement des armes, du monde dans lequel ils vivent, du pourquoi il est nécessaire de se révolter est d’une précision cynique, méticuleuse, médicale, qui pêche parfois en longueur. Mais la naïveté des questions des apprentis est d’un comique rare, on pense aux personnages du film We Are Four Lions de Chris Morris. Si l’absurde était un citron, Calderon le presserait jusqu’à l’écorce.

Le soir de la première (8 janvier 2015), l’auteur metteur en scène met en garde le public sur les rapprochements que l’on pourrait faire avec les attentats du 7 janvier à Paris. Une façon d’accompagner (un peu trop !) le public, mais aussi de ne pas le choquer. Or, le rapprochement avec tout type de fanatisme ne se fait pas entre les personnages de Calderon. Ils n’ont rien de barbares, il s’agit juste d’une bande de civils effrayés par une dictature militaire. Pas un instant les personnages ne nous font peur, on est naturellement et moralement du côté de ces idéalistes. Peut-être parce que le spectacle manque un peu de nuance, mais grâce au rire, on lui pardonne !

Lire aussi, notre critique des pièces de Guillermo Calderon jouées au Festival d’Automne en 2012, à Paris. 

« Escuela » de Guillermo Calderon, mise en scène de l’auteur, jusqu’au 17 janvier dans la petite salle du Théâtre de la Cité Internationale, Cité Universitaire (75014, Paris). Espagnol surtitré en français. Du lundi au samedi à 20 h 30. Durée : 1h30. Plus d’informations et réservations sur www.theatredelacite.com




A Limoges, un Vania intime

Copyright : Marion Stalens
Copyright : Marion Stalens

Pour son Oncle Vania créé au théâtre de l’Union (Limoges), Pierre Pradinas a placé Scali Delpeyrat dans le rôle titre et Romane Bohringer en Eléna Andréievna. Autour de ces deux grands noms, le metteur en scène réalise un travail classique et élégant, entièrement au service du texte.

Dans la pièce de Tchekhov, Alexandre Vladimirovitch Sérébriakov et sa femme, Eléna, viennent s’installer quelques temps dans la propriété familiale, loin de la ville. Celle-ci est occupée par la fille du premier et l’oncle de celle-ci, Vania. Cette réunion provoque inévitablement un choc des cultures où les sentiments bassement humains se mélangent pour créer une situation dramatique et à la fois banalement prévisible, où l’amour et le désir tiennent une place importante.

A l’action originelle se déroulant dans une grande propriété de province Russe, Pradinas situe le départ dans un jardin discret agrémenté de quelques buissons qui bordent une balançoire et où les oiseaux chantent. Il nous plonge ainsi dans un onirisme champêtre qui se prolongera durant toute la durée du spectacle. Onirisme maintenu notamment par les lumières superbes d’Orazio Trotta.

Du bocage, on migre vers l’intérieur de la demeure. Le décor y est composé de grands volumes d’aplats gris et les ornements y sont esquissés. Si l’éclairage zénithal illuminait intimement le jardin, à l’intérieur la lumière s’invite par les baies. Elle est douce, reposante et participe activement à la construction d’une ambiance intime, qui fait glisser cette lecture de Tchekhov dans des émotions bernhardiennes.

L’Oncle Vania de Pradinas n’est donc pas sombre, mais grinçant. Il y a une ambiance de vacances, on se dit que rien n’est grave, que tout passera. Scali Delpeyrat campe un héros plutôt sympathique, tenant plus du ravi de la Crèche que d’un Léon. Il voit la vie « telle qu’elle est » ; mais à la rancœur franche, ce Vania préfère l’espièglerie et l’abandon de l’idéalisme se fait au profit d’un plongeon dans une ironie désespérée.

Sa partenaire, Romane Bohringer, est dotée d’une voix incroyable. Quand elle parle, elle capte instantanément l’auditoire. Son corps accompagne sa finesse, elle a une démarche aérienne et la tension qu’elle entretien avec les hommes qui la désirent est presque palpable.

Par ces choix de mise en scène, on entend bien le texte et le propos est plus saisissant que chez Christian Benedetti, par exemple, qui en faisant dire les mots à une vitesse accrue, nous déconnecte de l’essence profonde de certaines situations qui demandent du temps. Pradinas prend les minutes nécessaires (et parfois un peu plus) quand celles-ci s’imposent. On pense notamment à la fin de la pièce, où le vide provoqué par le départ du couple de la ville est comblé par le retour instantané des personnages aux petites tâches qui occupent l’esprit et qui a pour seul intérêt de combler l’ennui profond.

Un seul regret dans ce spectacle : la musique choisie pour les changements de décor. C’est une sorte de world music aux accents pop. Elle n’entretient pas de rapport logique avec ce que l’on voit, elle ne prolonge pas l’onirisme et brise l’intimité créée par les acteurs et la lumière.

Cependant, la création est globalement réussie. Même avec ce parti pris édulcorant, Pradinas fait ressortir la désespérance d’une vie ratée, d’une existence mise de côté au service des autres pour des questions d’honneur. En filigrane, la situation nous questionne, sans nous brusquer, sur le sens même de l’existence moderne. On assiste à un doux manifeste théâtral, pour que chaque « vie ressemble à une vie ».

Hadrien Volle
hadrien (a) arkult.fr

« Oncle Vania » d’Anton Tchekhov, mise en scène Pierre Pradinas, actuellement en tournée : jusqu’au 17 décembre au théâtre de l’Union (Limoges), les 14 et 15 janvier à la Comédie de Caen, du 20 au 23 janvier à La Coursive (La Rochelle), les 26 et 28 janvier au Bonlieu (Annecy), 5 février au Théâtre de la Princesse Grace (Monaco), du 11 au 14 février à Amiens, 24 et 25 février à Narbonne, du 3 au 6 mars à Nancy, 10 et 11 mars à Albi, le 15 mars à Ajaccio, 19 au 21 mars au théâtre du Jeu de Paume (Amiens). Durée : 2h. 




Des liaisons dangereuses selon Marivaux

© Brigitte Enguérand
© Brigitte Enguérand

Dans « La Double Inconstance », Silvia (Adeline d’Hermy) est enlevée par le Prince (Loïc Corbery), car celui-ci s’est épris d’elle et il compte l’épouser. Celle-ci refuse, car elle aime Arlequin (Stéphane Varupenne) et jure de lui rester fidèle. La comédie va montrer toutes les manigances que le Prince met en œuvre pour tenter de délier les amants. Les premières tentatives échouent : Silvia ne veut rien entendre des promesses d’élévations sociales et Arlequin congédie Lisette (Georgia Scalliet) qui joue les midinettes peu farouche, pour tenter de le séduire contre l’assurance de fortune. Alors, Flaminia (Florence Viala), propose une nouvelle idée à son maître : faire en sorte que les deux amants désirent l’un et l’autre une autre personne.

Cette stratégie va s’avérer payante. Fine, intelligente et féline, Flaminia séduira assez vite Arlequin en se faisant passer pour son alliée dans la tourmente. Elle finira par se prendre à son propre jeu. De son côté, le Prince dont Silvia ignore l’apparence, endosse le rôle d’un simple officier qui lui avait rendu plusieurs fois visite peu de temps auparavant dans la forêt, et pour qui Silvia avait eu un léger béguin. Au fil de la pièce, avec cet humour prodigieux dont Marivaux a le secret, la technique fonctionne. On assiste à l’érosion d’une fidélité trop vite assurée et hésitante, chaque scène conduisant un peu plus vers la séparation inévitable. La « Double Inconstance » produit ainsi un double mariage.

Une fois de plus, la comédie de Marivaux oppose les classes sociales du début du XVIIIe siècle. Non pas dans un but révolutionnaire, comme on a voulu lui en prêter l’intention de manière anachronique, mais dans le but d’amuser. Et aujourd’hui encore, la « Double Inconstance » nous amuse. Cette bataille entre la fortune, le plaisir des aristocrates et la simplicité désirée et revendiquée de la part des pauvres fonctionne. Finalement, le marivaudage agit : les promesses s’étiolent, les amants se dénigrent et l’amour vrai triomphe.

Dans cette mise en scène réussie, Anne Kessler suit un fil évolutif. Elle donne à cette pièce une première image de légèreté, avant de laisser se construire une profondeur dramatique, qui augmente tout au long de la représentation. Au début, le décor n’en est pas un : il est la reproduction du foyer des acteurs de la Comédie-Française et nous assistons aux répétitions (le numéro des scènes est indiqué sur un écran). La répétition est parfois gênée par le passage d’une costumière ou d’un accessoiriste. La vidéo prolonge la vie des acteurs dans les couloirs ou sur le balcon, d’où l’on voit les voitures défiler sur l’avenue de l’Opéra. Dans les premières scènes, certains comédiens sont habillés en costume de ville, cannette de soda à la main ou baladeur dans les oreilles. L’habit arrive par pièce et s’avère, comme le décor, totalement terminé dans l’acte trois. Les acteurs se laissent ainsi totalement accaparer par les personnages.

La progression se lit aussi dans le jeu de ces derniers. Les premières scènes d’amour semblent mécaniques et finissent dans la dernière partie, par être totalement incarnées. Il y a un changement du degré de finesse du jeu en fonction de la chronologie. Et quel jeu ! Tous les acteurs sont excellents. La distribution est jeune, très vivante et sert ce texte classique à merveille : on entend tout. Et pour profiter du génie de Marivaux, cela est particulièrement louable.

Hadrien Volle
hadrien (a) arkult.fr

« La Double Inconstance » de Marivaux, mise en scène Anne Kessler, jusqu’au 1er mars 2015 à la Comédie-Française, 2 place Colette (75001, Paris), en alternance. Durée : 2h15. Plus d’informations et réservations sur www.comedie-francaise.fr




La Vi(lle) selon Crimp

Copyright : Elisabeth Carecchio
Copyright : Elisabeth Carecchio

« La Ville » de Martin Crimp a pour cadre un espace neutre, mais évolutif. La scénographie est parfois cuisine, parfois jardin : un sol blanc, une niche noire en fond de scène et les meubles impersonnels sont décorés des seules émotions des personnages. Cet environnement sied à toutes les possibilités d’interconnexions humaines, c’est un espace vierge où le spectateur va pouvoir assister à l’ouverture des mondes intérieurs des héros.

La situation de départ montre un couple, un soir à table. Par des mots, Clair et Christopher meublent leur ennui, leur peur de la solitude. Ils approfondissent, jusqu’à l’absurde, les banalités qui leur sont arrivées durant le jour. À plusieurs reprises, on entend : « comment était ta journée ? » et les réponses anodines qui en découlent : le badge qui ne débloque pas la porte d’entrée, le collègue de bureau stressant… Puis, Clair brise la routine : en attendant à la gare elle a fait la rencontre d’un écrivain célèbre qui a du se séparer de sa fille. Il lui a offert un agenda vierge. Clair projette de l’utiliser comme journal intime. Assistant à ce brusque accident, le mari est effrayé, il la rappelle sans cesse à son quotidien rassurant, ne voulant pas entendre l’exceptionnel. C’est alors que la lumière change, un bruit surgit et fait trembler le théâtre. Clair recouvre la tête de Christopher d’un sac plastique. Moment d’égarement ou prélude à un meurtre ? Le voyage peut commencer.

De scène en scène, à travers le temps et l’espace, les évolutions respectives du couple vont prendre des chemins différents qui ont comme point commun l’influence de l’environnement extérieur sur leurs âmes. Elle décide de voyager, de profiter des richesses du monde. Lui perd son travail et devient de plus en plus paranoïaque vis-à-vis de sa femme, sa voisine ou ses enfants. La mise en scène laisse à voir les pulsions meurtrières et les névroses de chacun. Les désordres de la vie participent au façonnage d’émotions extrêmes : Jenny, voisine borderline qui finira par exploser est aussi habitée par ses angoisses causées par les autres : elle parle de son mari parti à la guerre, dans un combat fantastique où le but est de détruire une ville et où l’on apprend que les nourrissons sont utilisés comme leurre de guerre. On est à l’orée de la folie furieuse, mais tout en étant relié à une réalité brute : c’est glaçant.

Copyright : Elisabeth Carecchio
Copyright : Elisabeth Carecchio

Le texte est absolument captivant, il surprend le spectateur pendant presque deux heures. Limpide, sans amasser les poncifs sur la relation amoureuse. Martin Crimp approfondit au maximum les angoisses relationnelles modernes. Il rend compte des situations jusqu’à leur absurdité morbide. Chez Clair, Christopher et leur entourage il y a quelque chose du couple Leonardo Di Caprio et Kate Winslet dans « Revolutionary Road » de Sam Mendes : des situations attendue, mais dans lesquelles il y a toujours la possibilité que tout dérape dans le drame. Un mot, une phrase, un regard suffisent pour changer la donne. On pense à la description froide, franche et médicale des sentiments humains dans la bouche de Jenny l’infirmière. On se souvient de la fille du couple qui répète une chanson que l’on pense être une provocation sensuelle, mais qui est en fait destiné à la mère qui rentre de Lisbonne. Les délires créés sont aussi effrayants, car, prenant leur source dans ce que l’humain a de plus instinctif. La voisine demande à ce que les enfants soient enfermés pendant la journée, le mari la tue (pour de vrai) avec un pistolet en plastique. Plus loin, on sombrera dans l’horreur avec le spectre d’une fille morte ensanglantée qui rôde sur scène. De la cruauté des relations, on accède à un univers fantastique mystico-délirant.

Les acteurs sont virtuoses et servent à merveille ces enjeux. Entre le couple de héros, on ressent une vraie relation, on perçoit la sensualité et la crainte de la perte. Avec leur voisine, l’animosité est palpable.

Tous ces éléments sont combinés par l’intelligence de la mise en scène de Rémy Barché. Celle-ci est précise et tendue comme les relations qui nouent les personnages. Entre ces derniers, on sent avant même les mots qu’il y a toujours un échange nourri. On observe la grande multiplicité des sentiments et des rapports humains, amoureux ou conflictuels, que contient la pièce au moyen de divers artifices : nimbes de fumée, dispositifs tenant de la magie, les jeux de lumière soulignant le passage d’une situation « normale » à une situation de crise, sans oublier le fil rouge : le bruit assourdissant d’un tremblement provoqué par un camion stationné moteur allumé.

Et puis finalement, n’avons nous-mêmes pas rêvé tout cela ? N’avons nous pas tout inventé ? « Rien ne semble normal, tout me semble décalé », dira un personnage. En cette phrase, elle résume parfaitement la sensation qui nous habite un long moment après la représentation.

 « La Ville » de Martin Crimp, mise en scène Rémy Barché, jusqu’au 20 décembre dans la petite salle de La Colline, 15 rue Malte-Brun (75020, Paris), Le mardi à 19 h. Du mercredi au samedi à 21 h. Le dimanche à 16 h. Durée : 1h50. Plus d’informations et réservations sur www.colline.fr/

 




« La petite fille aux allumettes » : la flamme ne prend pas

Copyright : Cosimo Mirco Magliocca
Copyright : Cosimo Mirco Magliocca

Jusqu’en janvier 2015, le Studio-Théâtre de la Comédie-Française accueille une adaptation de La petite fille aux allumettes d’après Hans Christian Andersen. À la fille (Anna Cervinka), l’adaptation d’Amrita David et Olivier Meyrou ajoute la présence d’un père (Nâzim Boudjenah) et d’une mère (Céline Samie). La nuit du Nouvel An tragique d’un XIXe siècle danois a été transposée à une Saint-Sylvestre de la fin du XXe siècle français, dans un environnement pauvre et misérable.

La scène d’exposition montre la petite famille dans le photomaton d’une gare. Les parents viennent faire des photos pour leur fille, peut-être dans un but administratif. Assez vite, un drame éclate après cette après-midi semblant heureuse : la mère se fait renverser par une voiture, la tristesse et la douleur conduisent le père à envoyer sa fille, affamée, subvenir toute seule à ses besoins en vendant des allumettes dans la rue.

L’ambiance est voulue extrêmement sombre. Le père hurle sur sa fille : il est effrayant pour elle et pour le spectateur. L’enfant se retrouve seule sur scène, abandonnée. Un dispositif scénographique nous permet de voir ses rêves : sur un écran ou derrière celui-ci apparaissent des visions rassurantes – la mer et son bruit – ou cauchemardesques – l’image du père extrêmement violent, frappant sur un caddie, car elle rentre les mains vides.

Le physique et le jeu d’Anna Cervinka se prêtent bien au rôle. Elle est fine, timide et seule sous la neige, tendant sa marchandise. Elle est fragile comme une flamme légère qui vacille. Parfois, elle brûle une allumette pour se réchauffer les doigts, ce qui lui fait avoir des visions réconfortantes, accompagnées de la jolie musique de François-Eudes Chanfrault.

Malheureusement, c’est tout. L’expérience pour le spectateur se résume à assister à l’agonie de l’enfant pendant une heure. Ses visions – luxuriantes dans le conte originel – sont minimales et ne nous conduisent à aucun moment dans un quelconque onirisme, pourtant promis dans les intentions du metteur en scène. Le conte originel, bien qu’aussi tragique, laisse place à une sorte d’espoir : la jeune fille voit sa grand-mère dans une ultime hallucination et elle décide de la suivre. Rien de cela n’est gardé dans ce spectacle qui reste d’une noirceur assumée et où l’aïeule a une voix de monstre. Anna Cervinka est seule, jouant avec des ordures, elle mange des morceaux de journaux en guise de friandise et l’unique personne avec qui elle dialogue est un pou.

Dans cette situation, les acteurs font ce qu’ils peuvent, c’est la transposition qui semble mauvaise. Elle est l’œuvre d’une monteuse (Amrita David) et d’un documentariste (Olivier Meyrou). Cela ne veut pas dire qu’ils sont donc incapables de produire un bon travail d’adaptation, mais dans ce cas précis c’est un échec. En inventant un avant, on retrouve les erreurs récurrentes inhérentes aux travaux de jeunes artistes qui se sentent obligés de tout expliquer. Il y a aussi ici la volonté manifeste de faire le lien avec la situation actuelle des sans-abris, l’appel de 1954 prononcé par l’abbé Pierre est diffusé plusieurs fois à la suite lorsque le père, inquiet, part à la recherche de sa fille. La culpabilité de celui-ci est complètement inventée et la mise en scène y accorde une grande importance. Nous sommes face à une métaphore simpliste à volonté culpabilisante où nous (le père) abandonnons les sans-abris (la fille) à leur sort. Il n’y a aucune place pour l’imagination du spectateur. À vouloir déborder de bons sentiments, le résultat devient donc l’inverse d’une démarche optimiste : le conte nous effraye plus qu’il ne suscite pitié et crainte. Cela revient à dire à un fumeur, « si tu n’arrêtes pas, tu vas mourir », avec l’efficacité que l’on sait d’une telle posture.

Olivier Meyrou est doué pour faire parler le monde réel dans ses documentaires. Mais la nécessité de relier un conte presque initiatique à une existence sordide connue de tous lui enlève tout intérêt (au conte !). Ici, le réalisateur assume mal le rôle de metteur en scène, laissant la comédienne livrée à elle-même créant ainsi de longs moments de solitudes.

Pour terminer ce tableau, on déplore un décor composé d’ordure. La scène ressemble plus aux prémices d’une habitation occupée par une victime du syndrome de Diogène que l’espace d’un sans-abri. La scène est transformée en champs de déchets, même les rêves de la petite fille sont laids, sa mort, libératrice, est moche. La recherche d’une esthétique semble absente. À cela, ajoutons la question de l’exemple : ce spectacle étant destiné à un jeune public, il semble légitime de s’interroger sur l’intérêt de montrer une héroïne se couvrant la tête de divers sacs en plastique et où l’acte de bruler des allumettes est réduit à un geste normal…

C’est bien à cela que l’on pourrait résumer le problème de ce spectacle : à la volonté d’imposer une sorte de normalité dans le sordide sans aucune recherche de transcendance qui permettrait au spectateur de trouver la volonté de changer le monde. Ou au moins le regarder tel qu’il est.

Hadrien Volle
hadrien (a) arkult.fr

« La Petite fille aux allumettes » d’après Hans Christian Andersen, mise en scène d’Olivier Meyrou, jusqu’au 4  janvier au Studio-Théâtre de la Comédie-Française, Carrousel du Louvre, du mercredi au dimanche à 18h30. Durée : 1h10. Plus d’informations et réservations sur www.comedie-francaise.fr




Le Misanthrope : cris, vodka et vers’n’b

Misanthrope

Dans la salle haute du Théâtre de la Bastille, l’ambiance est à la fête. Çà et là sont installées des tables avec des bonbons, des verres en plastique et un large éventail désaltérant : de l’eau pétillante à la vodka. Stevie Wonder crache dans les enceintes, tout le monde bavarde et se confond, public et comédiens. Soudain, une bagarre éclate : Alceste (Marc Arnaud) ne supporte pas cet univers mondain, ses poings commencent par parler avant sa bouche.

La violence dans laquelle commence le drame, entièrement transposé dans une ambiance moderne, donne le ton du reste de la représentation : hurlante, mais solide. Hurlante, car, chez Vincent Macaigne c’est aussi le cas, les cordes vocales des acteurs sont mises à rude épreuve : dans la deuxième moitié du spectacle, Alceste peine un peu. Représentation solide, car dotée d’une puissance réelle : les cris sont nourris d’un vrai propos. Difficile d’atteindre le niveau de Molière en matière d’analyse de l’âme humaine, le Misanthrope nous le montre très bien.

Alceste en 2014 manque d’amour et de considération vraie. Il est fatigué de la convenance et de l’hypocrisie inhérente à la société qu’il habite. Mais aussi, tel l’ancêtre d’un Yes Man, sa trop grande honnêteté cause des drames, parmi lesquels sa dispute avec Oronte qui débouchera sur une décision de justice. Sans oublier sa désillusion vis-à-vis de Célimène qui à vouloir séduire tout le monde se retrouve honnie par tous.

Dans cette mise en scène de Thibault Perrenoud, on voit clairement tout cela au moyen d’images violentes, mais belles : explosion de fleurs, nudité et eau à profusion, instants chorégraphiés baroques où les personnages ajoutent à leurs jeans et pull, une perruque à boucles ou une veste de velours. On pense aussi à une scène dans le noir, très bien réalisée.

Côté acteurs, tous manient bien le contraste de la langue et de l’époque. Il y a une différence entre le parler et le faire. Marc Arnaud fait preuve de virtuosité en incarnant un Alceste tout en nuance, de la colère au pardon. D’intonations chiraquiennes à un vers’n’b improvisé.

Le texte a été légèrement adapté pour en souligner la portée moderne. Une scène où les acteurs parlent normalement des mœurs de la cour a été adaptée pour parler du petit milieu du théâtre, c’est drôle et soigneusement fait.

Enfin, le drame se déroule comme il avait commencé : de façon très rock and roll. On est impressionné par la palette de sentiments modernes exposés avec cette langue de 1666. Un groupe de scolaire de 15 ou 16 ans se regarde au moment des applaudissements en répétant à plusieurs reprises « c’était trop bien », et nous aussi, nous aurions pu nous limiter à cela.

Hadrien Volle
hadrien (a) arkult.fr

« Le Misanthrope » de Molière, mise en scène de Thibault Perrenoud, jusqu’au 20 décembre au Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette (11e arrondissement), du mardi au samedi à 19h. Dimanche à 15h. Durée : 1h55. Plus d’informations et réservations sur www.theatre-bastille.com




Stéphane Rousseau : Brise la Glace

Bulletin météo : L’hiver sera rude avec neige abondante dans la vallée, bourrasques fréquentes  force 14 (pour les non-initiés ou pour ceux qui ont le vertige l’échelle de Beaufort ne comporte que 13 échelons, c’est dire si va souffler sévère !), et de fortes gelées sont prévues en plaine. Pas de panique, Stéphane Rousseau « Brise la glace » (je ne suis pas très fier de celle-là mais j’assume !).

Après «Les confessions de Rousseau», « Brise la Glace » est son sixième anticyclone, véritable remède aux dépressions hivernales. Poussé par des vents d’ouest le comédien est accompagné par Emmanuelle Caplette à la batterie et William Croft aux claviers/guitares qui font monter la température au gré des alizés québécoise exhalées par Monsieur Rousseau.

Switch Agency
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Cette fois en mode stand up c’est donc sans sketch et sans filet que le comédien se met à nu (au sens figuré les filles !) et évoque son existence tout en autodérision: l’âge, l’amour, les enfants bref la vie de son cœur de cible. Cet égoïste, egocentrique, alcoolique comme il se décrit lui-même émeut même un peu lorsqu’il ranime son chagrin d’amour suite au départ de sa femme (de ménage) de 17 ans (sa cadette). Il reprend vite le dessus lorsqu’il tente de nous faire croire qu’il ne sait pas séduire lui qui a toujours été dragué.

La chaleur monte d’un cran lorsque Stéphane Rousseau ondule en danse contemporaine ou se lance dans ses vocalises qui, depuis le début de sa carrière, ont fait sa réputation. Quelques imitations, notamment d’une Isabelle (Garou) Boulay, comment dire, pour le moins orageuse, nettoieront l’atmosphère. El Niño et le sirocco chasseront définitivement les derniers cumulonimbus (j’adore ce mot !) au moment où l’ouragan Rico Chico entamera sa danse de l’amour.

Première tournée d’Adieu, « Brise la Glace » sera le dernier spectacle de Stéphane Rousseau avant longtemps (au moins jusqu’au prochain) alors ne ratez pas ce phénomène climatique à tendance très show.

 « Stéphane Rousseau brise la glace », jusqu’au 10 janvier au Théâtre du Palais-Royal, 38 Rue de Montpensier (1er arrondissement, Paris), du mardi au samedi Plus d’informations et réservations sur www.theatrepalaisroyal.com




George Dandin, drame d’Hervé Pierre

(c) Christophe Raynaud de Lage
(c) Christophe Raynaud de Lage

Après avoir présenté Trahison de Pinter en début de saison, le Vieux-Colombier continue de mettre en lumière la noirceur des relations homme-femme avec George Dandin de Molière. Cette pièce cruelle, montre un paysan parvenu ayant épousé Angélique, une noble désargentée. Cette union, dont aucun n’est dupe – « c’est nos biens qu’ils épousent », comprend Dandin – devient pour le héros un rappel perpétuel à sa basse condition, de laquelle il ne peut s’extraire pour tout l’or du monde. Dans ce climat, le pauvre homme surprend un arrangement galant qui doit avoir lieu entre son épouse et le seigneur local. Cela le rend affreusement jaloux. Malheureusement pour lui, son seul témoignage ne suffira pas pour obtenir les soutiens nécessaires, pour que la fautive lui rende des comptes.

Nous revoilà dans un monde où les nobles pensent que leur naissance leur donne tout pouvoir. La jeune épouse, mais surtout ses parents, rabaissent, cassent, à chacune de ses paroles le pauvre paysan qui pensait s’offrir un rêve, mais qui, en fait, a payé un cauchemar hors de prix. Toute cette horreur conjugale est bien orchestrée par Hervé Pierre, et les quelques pertes de rythme de la représentation n’empêchent en rien ce spectacle d’être tout à fait réussi.

La belle scénographie a été composée par Eric Ruf. Grâce à celle-ci, ce George Dandin semble se dérouler au Far-West, au pied d’une maison de planches qui occupe toute la hauteur du théâtre. La mise en scène, vivante et bien dosée, fait ressortir toute l’exclusion et la solitude dans laquelle est placé Dandin. L’ensemble de ce monde de sang bleu, avec l’aide de domestiques zélés, parvient à faire passer l’honnête paysan pour un fou, le poussant ainsi au suicide. L’espace est aussi utilisé à la composition de jolis tableaux ; on retiendra particulièrement l’idée (simple, mais ingénieuse) de faire jouer la scène nocturne dans le noir total.

« J’enrage de bon cœur d’avoir tort, lorsque j’ai raison » (Dandin)

Du texte ressort tout l’humour, l’autodérision et la cruauté. Les passages muets, dansés, montrent des nobles qui s’arrangent entre eux pour conserver leur supposé prestige hypocrite, au nez et à la barbe du mari. Mais la musique délicate et les meilleurs parfums ne cachent pas toute la laideur des bonnes gens.

De cette vision classique, mais bien jouée de la pièce, peut s’opposer un autre point de vue qui semble apparaître dans les 30 dernières minutes. Et si George Dandin devenait une réflexion sur le mariage, cette institution aujourd’hui souvent considérée comme vieillotte ? Angélique questionne à un moment son mari : « mais vous m’avez demandé mon avis avant de m’épouser » ? Faisant écho aux arrangements entre familles qui peuvent encore avoir lieux aujourd’hui dans le monde. Alors, cette épouse malhonnête devient aux yeux du public une femme libre, qui a décidé de vivre la vie qu’elle désire et non plus celle que la société attendait d’elle.

(c) Christophe Raynaud de Lage
(c) Christophe Raynaud de Lage

« George Dandin » de Molière, mise en scène d’Hervé Pierre, jusqu’au 1er janvier 2015 à la Comédie-Française, Théâtre du Vieux-Colombier, 21 rue du Vieux-Colombier (6e arrondissement, Paris), le mardi à 19h, du mercredi au samedi à 20h. Dimanche à 16h. Durée : 1h25. Plus d’informations et réservations sur www.comedie-francaise.fr




Le spectateur en « Mission »

Copyright : Elisabeth Carecchio
Copyright : Elisabeth Carecchio

La scénographie nous plonge dans le sombre d’un monde kafkaïen. Une croix géante transperce le sol et tourne, tourne sans cesse, avance, écrase, inexorablement. Le décor comme les lumières ou les costumes des personnages, seront comme autant de rappels à ce monument : noirs, gris et lourds. Seules quelques touches de rouge, de sang et de vin viendront colorer ce lieu sinistre. L’ambiance contribue à la création d’une organisation spatiale originale, dans cet espace volontairement très limité autour de la machine infernale.

Antoine a l’apparence d’un clochard pitoyable. Il est le premier à être mené sur scène par la croix. Un courrier lui parvient, rédigé à son agonie par l’un de ses camarades. Ce dernier l’informe que la « mission » a échoué. Très vite, on comprend que le drame se déroule entre la fin de la Révolution Française et le coup d’état de Napoléon Bonaparte. Claude Duparfait et Jean-Baptiste Anoumon clament la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789, dont les phrases clés sont soulignées par des accords de guitare électrique. Résonnance trop évidente avec une actualité, résonnant avec le mode de vie des édiles de notre pays qui violent lesdites phrases impunément. Voilà pour la plantation du décor.

Antoine, déprimé par cet échec est rendu pitoyable. Autant que par la trahison qu’il a accomplie et que sa conscience lui rappelle sans cesse. Retour en arrière, on est projeté dans son souvenir. Mais quelle est cette mission ? Qu’est-ce qui a réduit l’homme à cet état de délabrement si poussé ? Il a abandonné ses camarades, aujourd’hui exécutés. Ensemble, ils avaient été envoyés par la Convention en mission secrète en Jamaïque, pour provoquer un soulèvement des esclaves. Lors du renversement du Directoire par Napoléon, la mission est naturellement terminée. Antoine abandonne ses deux camarades qui, eux, ne veulent pas laisser les esclaves à leur sort. « Napoléon ou Directoire, les esclaves n’en sont pas moins esclaves ». On assiste au tiraillement entre le devoir et les idées. Antoine ne se le pardonnera pas : il est sans cesse visité par l’ange du désespoir et ses anciens camarades lui apparaissent en rêve, ensanglantés.

Cette idée, séduisante sur le principe, est malheureusement très mal réalisée. La mise en scène utilise une multitude de stéréotypes du vieux théâtre dit d’avant-garde mais largement subventionné. Une avant-garde des années soixante-dix, aujourd’hui réactionnaire.

Pendant le spectacle, on se retient souvent de rire : « Ne fait pas aux autres ce que tu ne veux pas qu’on te fasse », CLING (bruit de guitare). On voit aussi des répétitions de phrases censées porter une forte connotation symbolique, mais qui sont tellement ouvertes, que finalement, elles ne veulent plus dire grand-chose : « La Révolution est le masque de la mort », dit sur un ton qui frise le cours au Collège de France, est un sermon à l’église d’en face. Le thème de l’abolition de l’esclavage donne lieu à une analogie simpliste avec le monde dans lequel on vit. Rien n’est subtil, tout manque de finesse, jusqu’au jeu des acteurs. Les personnages montrent la colère, exhibent leur désespoir, baignant dans un sur-jeu permanent, assez fatiguant pour le spectateur.

La farce est amplifiée par l’arrivée d’un homme habillé en employé de bureau moderne, qui déclame un discours d’une quinzaine de minutes en allemand. Le rapprochement n’a rien de naturel ; pourquoi ne pas avoir traduit ce passage ? Encore une fois, on pense à une volonté d’intellectualisme mal placé. Le final, où le public est aveuglé par un énorme projecteur, termine d’inscrire le spectateur dans ce monde qu’on veut lui faire croire fin, mais qui est en fait très grossier. On assiste à une pièce de musée rendue poussiéreuse par des principes dépassés et qui voudrait nous faire croire, à tort, qu’elle témoigne du temps présent.