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[Théâtre – Avignon] Thyeste à l’ombre de Sénèque

THYESTE © Christophe Raynaud de Lage / Hans Lucas

Dans la cour d’honneur du Palais des Papes, le vent soufflait hier. Si le mistral a permis de magnifier les costumes, il s’engouffrait également dans les quelques tunnels du Thyeste mis en scène par Thomas Jolly. La tragédie de Sénèque n’aurait que peu souffert de deux ou trois coupes. Certaines scènes sont longues et pointent la limite d’une adaptation chargée. 

C’est une histoire complexe et rarement montée à laquelle s’attaque « l’enfant terrible » d’Avignon. Atrée et Thyeste sont jumeaux et rivalisent d’abjection pour succéder à leur père, l’infanticide Tantale. Condamné par les dieux à la soif et à la faim éternelle, l’ancêtre des Atrides qui avait osé douter des savoirs olympiens plongea sa lignée dans une abominable folie. Le spectre de la revanche pousse alors ses deux fils à redoubler d’horreur pour se châtier l’un l’autre. Tenant du rôle d’Atrée, le metteur en scène révèle bien tout l’effroi de la pièce, mais il prend son temps. L’exemple du messager (personnage féminin) qui rapporte la recette du festin cannibale prévu pour Thyeste, parvient difficilement à finir sa scène sans une certaine lenteur. Souvent c’est un sursaut, de lumière et de son, qui vient pour raviver une tension qui baisse au fil du spectacle. 

C’est d’autant plus dommage que la virtuosité ne manque pas à Thomas Jolly. Couché sur le côté la bouche grande ouverte, un visage occupe la droite du plateau pour signifier la soif. Sur la gauche une grande main se tend comme pour cueillir un fruit qu’elle ne peut pas atteindre. Le décor impeccable agit comme un fantôme du supplice de Tantale, inspirateurs des maux que s’infligent ses fils. Le choeur antique est actualisé dans la figure d’une jeune fille lookée punk-bariolée, qui slame parfaitement sur de la techno bien dosée. La musique fait sens et porte effectivement le sentiment tragique. Thomas Jolly sublime chacune des âmes malades qui flottent chez Sénèque, sans parvenir néanmoins à s’emparer de l’ensemble. Question de rythme, peut-être.

 

« Thyeste » de Thomas Jolly, d’après un texte de Sénèque traduit du latin par Florence Dupont
Du 6 au 15 Juillet, dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, Avignon
Plus d’information sur la tournée en France sur http://www.lapiccolafamilia.fr/tourneethyeste/

 




[Théâtre] Tempête de Mendjisky avec « Le Maître et Marguerite »

© Pascal Gely

Le diable aurait-il pénétré Moscou dans chacun de ses recoins ? Sur toutes les lèvres et dans quelques esprits, il avance masqué, on ne sait le trouver… Igor Mendjisky met en scène le roman déluré de Mickaïl Boulgakov, et c’est une réussite.

Non sans espièglerie, Mendjisky s’empare d’un texte en « poupées russes » qui mêle trois récits. Il tient aussi le rôle de Ivan, interné en clinique, dans un Moscou moderne, on est au XXe siècle. Ce soupçon de folie ouvre sur la vie d’un auteur qui écrit une pièce sur le Christ et Pilate. Puis du fond de la salle débarque un farfelu, le professeur Woland, qui s’incruste dans une conversation sur l’existence de Dieu. Fort accent germanique et maître en magie noire, cet espèce d’arriviste bouscule en pleine bronzette Rimsky et son ami. La scène comme une arène est cernée d’un trait blanc et vont s’y enchaîner de magistrales scénettes. Certaines donneront à voir des visions de l’esprit du personnage qui parle. En français ou en russe, en hébreu ou en grec, c’est une idée brillante pour plonger parfaitement dans cette mise en abyme. Rien n’illustre, tout s’incarne comme par enchantement. Quoique de courtes longueurs affectent par moments une mise en scène tonique, c’est très vite oublié. La troupe se régale et tout cela se sent. 

L’humour n’est pas en reste, le public se marre entraîné par Woland en hypnose collective. Déjà plutôt génial, le verbe de Boulgakov est augmenté par cette performance, celle de Romain Cottard, irradiant dans ce rôle de magicien qui frôle le stand-up. De temps à autre on s’offusque. Cynisme et mauvais goût chamboulent un spectateur qui peut alors hésiter à rire ou être outré. Cette pièce est l’expérience du divertissement même. Les doutes existentiels sont si bien esquissés que l’on s’amuse autant que l’on médite sur l’Homme. Le Bien ou le Mal, ces doutes métaphysiques sont montrés et l’on regarde, avec avidité. Si le plateau explose la barrière des lieux, chaque espace se tient et captive l’assistance qui change aussi de forme. Téléspectatrice pendant un live TV filmé, le tout devant ses yeux, l’assemblée se régale des envers de décor. Igor Mendjisky partage la beauté de son art à l’occasion d’une scène où dansent comme des pantins les comédiens, excellents. Amorcé en burlesque, ce passage s’achève en un moment sublime, à l’image de l’ensemble.

« Le Maître et Marguerite » de Michaïl Boulgakov, mis en scène par Igor Mendjisky
Durée 1h50
Plus d’informations sur https://www.la-tempete.fr/saison/2017-2018/spectacles/le-maitre-et-marguerite-76

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[Théâtre] Lorsque « La Magie lente » opère

Benoit Giros dans « La Magie lente » (DR)

Créé à Belleville au mois de mai dernier, repris à Avignon dans le OFF cet été, le texte de Denis Lachaud est un succès poignant. La Magie lente opère, cela grâce à Pierre Notte, qui met en scène le récit d’un coming-out angoissé. Dans un décor sobre, Benoît Giros porte seul la voix d’un narrateur et de deux personnages : un psy et son patient. 

Ce n’est pas une placeuse qui vous installera ce soir, mais bien le comédien. Sans détour il invite à occuper le premier rang, comme pour nous dire « Non, non, ça ne va pas crier ». Une voix simple, presque douce embarque le spectateur dans un colloque : «Mesdames, Messieurs, bonsoir. Madame la ministre, Monsieur le Doyen». L’acteur situe l’intrigue comme s’il fallait plonger dans une tragédie grecque. Au fur et à mesure que la scène se déroule, l’accès au personnage s’accomplit sans encombre. Avec autant de puissance que de délicatesse Louvier livre son être, Benoît Giros son art. Il ouvre des fenêtres, franchit des paliers, avance, recule aussi, claquant à l’occasion la porte de son thérapeute. Un rythme impeccable permet allées et venues au cœur d’une relation entre malade et médecin. On entre dans l’intime de la psychanalyse, processus sur le fil, lorsque résonne froidement « On va s’arrêter là. À vendredi prochain. ».

Le sujet de cette pièce est d’aborder aussi (mais peut-être surtout) l’homosexualité. Sans aucune pudeur, le patient Louvier rend gorge de son mal-être, et c’est alors que l’homme se révèle à lui-même. L’ensemble paraît si vrai, que l’on ne cesse de s’interroger sur la fiction du récit et c’est en cela que la magie opère. La crudité des mots, de la situation est en accès direct et ce grâce à une lumière éloquente et adroite, signée Éric Shoenzetter. L’assombrissement scandé de manière progressive entretient un voyage dans les différentes strates et degrés de conscience. Parfois même il délire, Louvier entend des voix quand il prend le métro. Ces mêmes voix faisait dire à son premier psychiatre qu’il était schizophrène.

Car ce conciliabule auquel on est convié porte aussi le sujet du mauvais diagnostic. Une erreur médicale pas vraiment comme les autres, qui peut dans certains cas faire autant de dégâts qu’un cancer du cerveau passé inaperçu. La belle contradiction de cette œuvre c’est aussi d’être titrée « magie » sans artifice superflu : ni vidéo, ni micro. Une courte bande son s’installe quelque instants pour glacer un silence et devenir un crève-cœur. La gravité du parcours n’épargne pas le public d’une puissante empathie voire d’un souffle coupé. C’est une longue maïeutique à laquelle on assiste, sous pression, sous tension, ravivée par endroits de jolis brins de malice.

« La Magie lente » texte de Denis Lachaud, mise en scène de Pierre Notte
Lumières : Éric Schoenzetter

Durée 1h10
Du 5 au 28 juillet, 19h20 à l’Artéphile, Avignon




[Théâtre] Quand l’amour part en Sandre

© Pierre Planchenault

Ultime volet du cycle « À la vie, à la mort », Sandre de Solenn Denis est une sévère claque qui ne manque pas de sublime. En ce froid de fin-mars, La Maison des Métallos accueille un théâtre de l’horreur absolument glaçant. L’enfant, le couple, la famille sont abordés dans cette pièce sous un jour terrible. Et c’est Erwan Daouphars qui, à la place d’une femme, nous livre le monologue d’une mère déchue.

Assise dans son fauteuil, elle semble tourmentée. C’est ainsi que débute la confession distraite d’une épouse désenchantée. Des expressions changeantes, des faces terrifiantes, voilà ce qui donne vie à un texte conçu comme une balade dans un flot de souvenirs. Cette femme parle de sa vie, de son couple et découvre par ses propres mots qu’elle n’est plus heureuse. Elle semble se l’avouer à l’instant même où elle narre les préceptes de sa mère qui jusqu’ici l’ont guidés : bien nourrir son homme, s’occuper des enfants, être toujours patiente et surtout prendre sur soi…

À de nombreuses reprises la lumière modifie la tessiture de sa voix ainsi que le registre de ses expressions : on entre dans le regret, dans l’angoisse, la démence lorsque le désenchantement fait descendre la pression. Sans jamais s’épancher, parfois presque ironique elle tente de se comprendre, et de nous faire entendre un parcours embusqué. Mariée, deux enfants (et certainement pas trois) elle apprend comme bien d’autres, que son mari la quitte pour sa secrétaire, pour une fois plus âgée. Anesthésiée dans son corps depuis qu’elle a commis le pire crime de notre temps, le spectateur peut se pencher sur un cas de conscience qui fait tout basculer.

« Chaque chose en son temps », c’est le rythme de l’intrigue. On se demande avec elle, embarqué d’empathie, comment une ménagère de moins de cinquante ans commet l’irréparable pour cesser d’exister. Rien n’est dit à l’avance, on ne soupçonne pas trop tôt de quel crime il s’agit et lorsque l’on comprend le noeud de son histoire, le dénouement arrive sans se faire trop attendre.

Bien installée dans sa chaise elle s’emporte violemment et semble en fin de compte se saisir d’elle-même. Fin des lapalissades sur l’amour d’une épouse, elle crache à son auditoire des anecdotes ciblées qui valent comme explication du meurtre de son enfant. À mesure qu’elle se livre elle se vide d’un fiel dégoulinant de sa bouche. Elle bave désormais, tout en noir à l’image des mots qu’elle choisit de projeter à la face d’un certain archétype du bonheur conjugal. Heureusement pour la salle, la tempête se calme, elle s’essuie, se reprend et tente de se rassurer. Elle termine son récit dans un calme éreintant, tant pour le comédien que pour les spectateurs qui de concert hésitent entre rire et pleurer.

 

« Sandre » mise en scène de Solenn Denis, avec Erwan Daouphars
Durée 1h
Plus d’informations sur : http://www.maisondesmetallos.paris/2018/01/05/sandre

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[Théâtre] Le Traitement

© Marthe Lemelle

Rémy Barché connaît déjà Crimp (La Campagne, La Ville, Play House) mais il choisit cette fois de combiner deux pièces de l’auteur britannique. Après la Comédie de Reims, c’est au théâtre des Abbesses que s’installe Le Traitement mais aussi Le Messager de l’amour, texte inédit qui le précède. Entre théâtre et cinéma on assiste à un spectacle assez tiède, parfois même trop léché.

Dans Le Traitement il est question d’humiliation : chacun des personnages se place dans une chaîne de rapports de force. Tandis que les uns utilisent les autres, Anne confie l’histoire de sa vie à un couple de scénaristes qui teste ses limites. L’issue de ce feuilleton, brossé à trop gros traits, conclu à un mari perdu qui se range docilement derrière une épouse cruelle. Il est dit sans finesse qu’ils ne s’interdisent rien, tant dans leur ménage qu’à l’égard de Anne.

On croise alors sur scène des types peu aboutis : un producteur cupide, une stagiaire effrontée, un vieil auteur raté, un jeune conjoint troublé et même un chauffeur aveugle. Ce potentiel métaphorique, complètement empêché, dénote surtout un certain manque de crédibilité. Les colères peu croyables de Baptise Amann, dans le rôle de Simon le mari de la jeune Anne, sont heureusement compensées par le jeu délicat de Suzanne Aubert, qui porte rien qu’à elle, pas moins de sept rôles.

De regrettables lourdeurs se nichent dans un décor bien trop alambiqué. Le dispositif de planches mobiles prend trop de place. Quand il faut signifier par exemple le quai d’un métro, les secondes s’étirent et à plusieurs reprises. Quant aux fonds dynamiques à l’arrière de la scène, ils desservent Central Park et le restaurant japonais qu’ils sont censé camper. L’écriture, pourtant sobre, du lieu sur ces panneaux apparaît superflue…

Dommage que le propos se voit parasité de ces détails car la mise en scène fatigue. Le cynisme puissant du texte ne porte ici pas plus loin que la mélancolie. Pourtant il y a de quoi se faire happer par le tragique latent des situations cocasses que Crimp a imaginé. D’autant que cette Anne candide et utilisée, est interprétée par Victoire Du Bois (bientôt au cinéma dans Call Me By Your Name) qui développe avec brillo une tout ce qu’elle a subit par amour.

C’est là que l’on reconnait la finesse du rapprochement avec Le Messager de l’amour, monologue éclatant, porté par Suzanne Aubert, qui se raconte elle aussi chosifiée. Réduite par la force de l’homme à subir sa ferveur, la comédienne nous emmène par sa voix, et sa posture fragile, dans le tréfonds de sa tristesse.

« Le Traitement » précédé de « Le Messager de l’amour ». Textes de Martin Crimp, mis en scène par Rémy Barché.
Durée environ 3h.
Plus d’informations sur : http://www.theatredelaville-paris.com/spectacle-letraitementmartincrimpremybarche-1188




[Théâtre] Quills

© Stéphane Bourgeois

Guérir de ses désirs est-ce bien chose possible ? Le texte de Doug Wright détourne la question, convoquant la sagesse du Marquis de Sade. Et c’est inhabituel pour ce fin philosophe machinalement rangé dans la case « libertin ». Le terme prend tout sens et se voit amplifié par une mise en scène signée Jean-Pierre Cloutier et Robert Lepage. Avec charme et ivresse, il est donné à voir qu’au travers les époques, toutes les anatomies recèlent des mêmes envies.

Quelle est la part mentale dans la vue, les croyances, les désirs qui gravitent autour de notre chair ? Si le XVIIIe siècle se pose mille questions, Sade l’a fait plus fort et Quills le lui rend bien. Imaginer un corps comme une enveloppe charnelle, voilà qui est accessible. Entre autres certitudes, un corps cela se sent. On peut le voir aussi, en construire une image puisque l’Homme est capable de se représenter. Sondant l’esprit humain, cette création pénètre sans égards inutiles dans ses recoins terribles. Mais le siècle éclairé traverse une contrainte, celle de la société, citoyenne, civile et également coquine… Toutes les rues de Paris n’étaient pas faite d’orgies, bien que de libres plumes l’imaginèrent ainsi. Sade fût de celles qui, explorant les tréfonds des bassesses corporelles, décrivit nos fantasmes. Panel des penchants, même des plus enfouis, références au vulgaire voire à l’ignominie, les écritures de Sade sont proposée en purge des humeurs et des foules.

Littérateur des vices, il couche sur papier, sur ses murs de prison, sur ses draps, ses vêtements, tout ce qui sous son crâne fait bouillir ses membres. Sur scène Sade est ferré, détenu à Charenton. Ses geôliers à tout prix vont tenter de faire taire cet être jugé fou, qui avait eu l’éclair des troubles de son âme. Malicieux et mesquin il charme tant qu’il peut les personnes qui l’entourent, tâchant de supporter l’enfermement contraint. Or la ruse tourne court, on empêche bientôt un confort bien spécial à ce détenu à part. Faute de résultats dans la cure de ses maux, l’asile de Charenton s’acharne pour faire guérir cet homme pourtant si sain. Mais le Marquis tenace, profondément obscène, ne pourra s’empêcher d’extraire de sa tête ce qu’il lui faut écrire. Et lorsqu’il ne le peut plus, privé de tout moyen de son expression, il utilise les gens à sa disposition. Alors l’abbé en charge de sa guérison, épuisera sa foi ainsi que sa droiture. À force de se prescrire d’un devoir divin d’éradiquer un mal impossible à sonder, le dévot sombrera de l’issue de ses péchés. S’engage sur les planches l’atrophie d’un corps nu, celui du prisonnier qui encaisse la torture, suggérée subtilement, par de vrais beaux moments.

Sade manipule le vice, l’insinue dans les chairs, défendant l’athéisme au sein d’une société encore clouée à Dieu. Pierre-Olivier Grondin, dans la peau du Marquis, révèle avec finesse et un charme irradiant l’habile philosophe cherchant certes à jouir, mais peut-être encore plus à trouver le bonheur pour lui et ses semblables. L’essence même de Sade se vit dans un décor extraordinairement juste, perspicace et tranchant, manipulé de sorte qu’il passe du libre au clos. Les portes s’ouvrent et se ferment, exploitant par moment la transparence des murs pour laisser libre cours à des vues de l’esprit, sensuelles et électriques. La scène offre à la salle l’étude d’un être entier, mal assorti en somme, aux temps qui l’ont fait naître.

« Quills » de Doug Wright, mise en scène et espace scénique signés Jean-Pierre Cloutier et Robert Lepage.
Durée 2h20.
Plus d’informations sur : http://www.colline.fr/fr/spectacle/quills 

 

 




[Théâtre] Andromaque, les héritiers

© Denis Gueguin

Éclatement des lieux, éclatement des esgourdes, cet Andromaque s’échoue entre humour et sérieux. Damien Chardonnet-Darmaillacq, met grossièrement en scène cette pièce de Racine qu’il créé cette année au Phénix de Valenciennes. Andromaque, les héritiers, spectacle compliqué, occulte malheureusement les nuances de l’oeuvre. Rien ne circule alors sur ces planches encombrées. Jusqu’au 10 Février, au Théâtre de la Cité internationale. 

La première parisienne a-t-elle connu des problèmes techniques qui auraient rendu floue notre écoute ? A l’image de Pyrrhus, fils de l’illustre Achille, tant souverain d’Épire que geôlier d’Andromaque, qui a le souffle coupé par un micro qui « bug ». Sa voix porte haut, certes jusqu’à la chambre haute de cette captive qu’il aime, mais sa mâchoire fatigue au terme d’une scène et demie… Il n’articule plus, on entend plus les vers. La faiblesse du recours à la technologie trahit dans l’incident, des voix qui finalement, se suffisent à elles-mêmes. L’option « modernisation » n’est pas au point. Et si cela ne suffit pas pour prouver qu’il s’agit d’un outil maladroit, convoquons là Oreste, le fils d’Agamemnon, qui grésille atrocement lorsqu’il hausse le ton. L’ambassadeur des grecs bousille les enceintes ainsi que les tympans de la salle toute entière.

Comment souscrire d’ailleurs aux fureurs et folies de cet amant transit d’Hermione ? La rage d’Oreste explose à peine dans de tristes mouvements, complètement coincé dans son blouson de cuir. Définitivement ce n’est pas mieux sans veste, il gigote nerveusement sur une scène rétrécie. Il y avait de l’idée à segmenter l’espace par région et par villes, mais c’est trop compliqué. Les comédiens bloqués par toutes sortes d’obstacles, malheureux symboles fixes des cahots intérieurs, figurent l’engoncement. Dans une absence de rythme, la hausse ponctuelle des décibels n’y fait rien. Le numéro de l’acte en cours, froidement projeté sur un rideau, rappelle d’un clin d’oeil lourd que l’on est au théâtre… Chronomètre de l’ennui un spectateur peut, sans rien rater, s’amuser à couper deux heures en cinq pour savoir où il en est.

Pyrrhus assassiné, la chute s’annonce enfin pour évoquer fureur et désespoir. Adulée par Oreste, Hermione l’indécise fustige ce dernier une fois qu’il accomplit la tâche qu’elle-même avait manipulée. Vient alors une tambouille autour de la folie d’Oreste, mélangeant tous ensemble clips crades et insensés ainsi qu’une musique toujours trop véhémente. Le bruit empêche le verbe, le drame est inaudible. Cet Andromaque ne donne rien, et c’est revendiqué.

Pas partageur ? Dommage… « L’amour n’est pas un feu qu’on enferme en une âme ». Il n’en demeure pas moins que cela tourne au grotesque, voire même à l’opaque. Andromaque la pauvre, jolie mais monocorde, manque de densité. Cléone, une suivante confidente d’Hermione, pourrait sauver la pièce ainsi que toutes ses femmes et leurs beaux paradoxes. Mais son genre l’en empêche, puisqu’on en fait un homme ! Et Hermione transsexuelle, cela semble un choix net, sauf qu’une fois validée pourquoi moquer l’idée ? C’est triste d’en vouloir rire, au XXIe siècle, et signifier par là qu’une femme inflexible devrait cacher un homme. Pas de demi-mesure, pas de subtilité, peut-être que ce casting n’aime résolument, ni Racine ni les femmes ?

« Andromaque, les héritiers » d’après Jean Racine, mise en scène par Damien Chardonnet-Darmaillacq. 

Durée 1h45. Plus d’informations sur : http://www.theatredelacite.com/programme/damien-chardonnet-darmaillacq 




[Théâtre] Les Soldats & Lenz

© Le Festin – Cie Anne-Laure Liégeois

Il y a quelques semaines la compagnie du Festin dévoilait à Nantes sa dernière création, et la voilà passée au Théâtre 71 situé à Malakoff. Avant une grande tournée, Anne-Laure Liégeois livre aux spectateurs franciliens Les Soldats & Lenz, deux pièces quasi en une, de Lenz et de Büchner. Si Les Soldats suit le parcours tourmenté d’une jeune femme victime de ses désirs, c’est aussi le récit d’une société réglée par d’étroites conventions. L’œuvre prend de l’ampleur et se voit prolongée par le Lenz de Büchner, traverse initiatique tout à fait saisissante dans l’esprit tourmenté de l’auteur des Soldats.

Marie est une jeune femme qui découvre les hommes, ainsi que son désir. Inversons donc les lettres de ce prénom biblique afin de la décrire et l’ériger en « A-I-M-E-R », puisqu’elle ne veut que cela. Tout à la fois candide, terrible et provocante, elle lèvera un voile que son éducation avait mis sur les hommes. Elle séduit, s’en délecte, puis découvre à quel prix… Tout au long du spectacle qu’elle offre aux soldats, prédateurs insatiables de la caserne voisine, elle est une proie facile. Le fameux, mais subtil, « théâtre dans le théâtre », l’abandonne en pâture aux regards de ces hommes, sous les yeux d’une salle encore éclairée. Puis le foyer s’éteint et le texte devient sombre, avec pour toile de fond l’élite inaccessible par ascension sociale. La scène vomit alors aristos prétentieux et baronnes délurées. Au milieu de cette faune d’humanités vicieuses, c’est Elsa Canovas (Marie), irradiante et subtile, qui souffle la douceur de cette fille inconsciente. Fidèle à ses marottes, Anne-Laure Liégeois questionne sans tabous ni excès, le sexe et la violence : c’est trash mais pas gratuit alors c’est réussit. Pertinentes et sincères, les plusieurs scènes de viol sont infailliblement au service du propos, éminemment féroce.

Alors que les lueurs se rallument un instant, le décor s’allège et laisse place à Lenz. Olivier Dutilloy et Agnès Sourdillon donnent à ressentir ce texte de Büchner, autopsie frénétique de J.M.R. Lenz, dramaturge tourmenté et auteur des Soldats. Et c’est en sweat-basket que les deux interprètes s’empareront des planches, traçant par leurs cent pas la ligne imaginaire de la largeur de scène. Allers-retours terribles comme « tempête sous un crâne », on plonge dans le récit d’une nuit de janvier, dans la neige et dans l’eau où Lenz s’est tué. Tour de force corporel, les mouvements exacts de ces deux comédiens, ponctuent un texte amer, diagnostic douloureux de la folie d’un homme. Tout résonne et fait sens. L’usage des micros permet à chaque soupir d’accrocher le public, en miroir duquel se tiennent sept comédiens, assis en face de nous, à l’arrière de la scène. Néons braqués sur eux, parfois on les regarde, souvent on les ignore. Fantômes indélébiles du drame précédent, ils semblent immobiles mais cependant ils bougent au rythme ralenti d’une conception sonore habile et étincelante, signée François Leymarie.

Manœuvrés tous ensembles pour s’adresser aux sens, les outils du théâtre sont maniés de telle sorte que l’on se laisse faire. D’un drame social sublime à l’histoire ténébreuse de son compositeur, le spectacle est un tout. Jamais pris à parti, le spectateur est libre de vagabonder de l’œil ainsi que de l’esprit. Divaguant dans son coin sur Dieu, sur l’art, sur l’homme, il se saisit des thèmes de ces textes portées hauts par l’harmonie géniale de cette adaptation.

« Les Soldats & Lenz » d’après JMR Lenz, traduction adaptation et mise en scène de Anne Laure Liégeois. Durée 3h10, plus d’informations sur : http://www.lefestin.org/fiche_spectacle.cfm/272420-6813_les-soldats–lenz.html

 

 

 

 

 




[Théâtre] La Clef de Gaïa – Des airs de famille …

Voilà maintenant plus de 3 ans que La Clef de Gaïa a été présenté pour la première fois au public. Quelques tournées et festivals d’Avignon plus tard, l’équipe a posé sa tente depuis fin septembre au Théâtre des Mathurins, en plein coeur de Paris.

Mais on oublie vite la frénésie des grands boulevards si proches, dès que la lumière tombe et que les premiers mots retentissent. Nous sommes plongés dans les évocations de l’Algérie du milieu du siècle dernier. Lina Lamara nous emmène faire connaissance avec sa famille et plus spécialement sa grand-mère paternelle, sa Mouima. Déjeuners en famille (nombreuse), scènes de la vie quotidienne, rituel du hammam, le spectateur est littéralement présent au coeur de cette vie de famille.

Le talent de la comédienne nous fait ainsi passer d’un personnage à l’autre, son jeu se transforme du tac au tac, de l’aïeule et son langage tout en images et en sonorités méditerranéennes, à l’adolescente ennamourée aux complaintes revêches, et aux airs américains. Car c’est bien toute une vie qui nous est donnée à voir au travers du prisme de l’enfant grandissant et s’épanouissant sous nos yeux. Toute une vie imprégnée par l’histoire et l’héritage d’un pays meurtri par de terribles événements, mais également sublimé par une culture séculaire, où le partage, la famille, la bienveillance envers l’autre font office de lois naturelles. La vie d’une Mouima, ordinaire dans sa vie de tous les jours, extraordinaire aux yeux et dans le coeur de sa petite fille. Cette petite fille qui se présente à nous, sur scène, et nous envoûte aux mélodies des mondes qui s’entrecroisent dans sa vie et ses envies.

Portée par les accords d’une guitare, tantôt discrets, tantôt enjoués voire endiablés, Gaïa, comme l’appelle sa Mouima, nous transporte. En explorant ces différents mondes qui l’attirent ou l’aspirent, c’est aussi sa Mouima qui va s’ouvrir et se confier, destins croisés de deux femmes et de deux époques.

La mise en scène, sans extravagance, précise sur les jeux de lumières et les effets sonores, accompagne et magnifie l’évocation de ces destins familiaux. Et si certains instants peuvent sembler décousus ou certaines répliques parfois attendues, l’ambiance magique qui règne dans la salle est plus forte, l’émotion prend le dessus. La beauté des personnages que l’on observe, tout en simplicité et en naturel, fait mouche dans notre contexte troublé et incertain, où certaines valeurs semblent s’effacer progressivement de la nature humaine.

Alors, n’oubliez pas votre d’offrir une orange à ceux qui vous sont chers …

Affiche

La Clef de Gaïa
Théâtre des Mathurins, 36 rue des Mathurins, 75008 Paris
Du jeudi au samedi, à 19h
28 euros en placement libre
Avec : Lina Lamara, Pierre Delaup
Mise en scène : Cristos Mitropoulos
Lumières : Maxime Roger
Décor : Christian Courcelles
Production : Compote de Prod
Réservations : http://www.theatredesmathurins.com/spectacle/336/la-clef-de-gaia




[Théâtre] Avignon/IN : Grensgeval, la crise des réfugiés sous des flots d’images et de mots

Avec Le Sec et l’Humide aussi présenté au Festival d’Avignon, Guy Cassiers a commencé par s’en prendre au fascisme à travers la figure du belge Léon Degrelle, un engagé volontaire dans la Wehrmacht et la Waffen-SS. Après avoir questionné les mécanismes du fascisme, avec Maud Le Pladec il monte Grensgeval pour aborder une question plus brûlante encore que celle de notre Europe du XXe siècle, celle des réfugiés et de nos frontières, en partant du texte de Elfriede Jelinek.

Du début à la fin le spectacle est construit autour d’un flot de paroles et de danseurs qui parvient difficilement à s’équilibrer. Un groupe d’hommes et de femmes est assis autour d’une table, ils discutent de la crise des réfugiés, des problèmes qu’ils rencontrent et des réactions des européens à un rythme frénétique pendant qu’un groupe de danseurs occupe la scène. Alors qu’une mosaïque d’écrans surplombe l’ensemble et nous sature d’images de cette crise que nous ne pouvons plus éviter de regarder en face, les danseurs ondulent et endurent ce que les images et les mots créent comme atmosphère. Si le spectacle donne lieu à de belles compositions comme lorsque les danseurs forment un radeau de la méduse, ou qu’une métaphore est tenue entre ce que la mort d’Hector a levé comme indignation il y a des siècles et le fait qu’aujourd’hui, plus personne ne s’indigne même pour des milliers de personnes, nous avons une sensation de déjà vu. Le spectateur se retrouve donc dans une situation plutôt inconfortable pour en arriver à ce bilan dramatique, car si Guy Cassiers moralise le déni ou l’incompréhension qui a lieu envers les conflits que fuient les réfugiés, il tombe dans des lieux communs avec cette mise en scène trop démonstrative qui n’invite pas à réagir mais à subir.

Certes, Greensgeval fait partie de ces spectacles nécessaires qui contribuent à mettre le spectateur face une réalité qui n’est pas la sienne. Grâce à ce genre de spectacles il sera bientôt impossible de dire « je ne savais pas », mais s’il y a bien une leçon à retenir d’une Histoire que Guy Cassiers maitrise pourtant bien après avoir monté Le Sec et l’Humide et tout ce que le fascisme a engendré, c’est qu’il faut sortir de l’ère trop confortable de la dénonciation pour entrer dans l’action.

Greensgeval (Borderline), d’après Elfriede Jelinek, mise en scène de Guy Cassiers et Maud Le Pladec, Festival d’Avignon, Parc des expositions, jusqu’au 24 juillet 2017. Durée : 1h15. Plus d’informations ici : http://www.festival-avignon.com/fr/

 




[Théâtre] Avignon/IN : L’Antigone japonaise de Satoshi Miyagi

Photo : Christophe Raynaud de Lage

Après son Mahabharata monté il y a trois ans à la carrière de Boulbon, Satoshi Miyagi ouvre le 71e Festival d’Avignon dans la Cour d’honneur avec Antigone version japonaise. Pour son spectacle, il fait disparaître toute la scène sous l’eau, et nous immerge dans la tragédie grecque par le biais du théâtre traditionnel japonais pour un beau – mais peut-être trop long – moment de contemplation.

Tout le monde ou presque a déjà vu Antigone, ou bien en connaît au moins les tenants et les aboutissants si bien que dès le début du spectacle Satoshi Miyagi nous surprend en se jouant de la connaissance partielle que nous avons de cette pièce. Les dix premières minutes sont en effet consacrées à un résumé en français de la tragédie de Sophocle avec un humour ravageur, tant le français semble être difficile à parler pour la troupe japonaise. Sur le miroir d’eau, le préambule comique passé, les comédiens tels des silhouettes fantomatiques blanches ondulent, jouent et miment la pièce. Le metteur en scène a en fait dédoublé certains personnages comme Antigone, Ismène ou Créon de sorte que l’un conte la fable tourné et figé vers nous, tandis que l’autre mime la scène dont les mouvements sont projetés sur le Palais des Papes dans un jeu d’ombres envoûtant.

Photo : Christophe Raynaud de Lage

Du début à la fin, la mise en scène de Satoshi Miyagi est parfaitement orchestrée, tous les gestes très lents des comédiens concourent à la création d’une ambiance très zen, très chorégraphiée tant les rituels sont dansés. Que ce soit Antigone fardée d’une perruque blonde perchée sur un rocher massif jouant les scènes avec grâce, ou tous les comédiens formant un cercle processionnel hypnotique, la démesure du lieu, du miroir d’eau et des ombres se heurtent à une quiétude remarquable mais qui finit par provoquer de l’ennui. Cette Antigone marquée par le bouddhisme japonais est surtout un spectacle contemplatif pour nous public occidental. Souvent, certains mouvements sont si codifiés que nous sommes relégués à la contemplation de ce que nous trouvons beau sans vraiment savoir pourquoi. Si le théâtre d’ombres voulu par le metteur en scène est spectaculaire, il reste néanmoins figé et certaines scènes s’étirent trop en longueur.

Heureusement pour le public, la méditation poétique à laquelle il est convié est accompagnée de la musique pensée par Hiroko Tanakawa. Ce dernier a composé une partition répétitive, faite de percussions très marquantes dont on ne se lasse pas. De fait, cette Antigone montée avec beaucoup de soin et de grandeur nous impressionne mais reste trop hermétique à son public pour qui la simple contemplation, aussi agréable soit-elle, ne peut suffire quand elle ne dit rien de percutant sur la situation du monde actuel.

Antigone, de Sophocle, mise en scène Satoshi Miyagi, Spectacle en japonais surtitré en français, Cour d’honneur du Palais des Papes, Festival d’Avignon – Du 6 au 12 juillet, relâche le 9 à 22h. Durée : 1h35. Pour plus d’informations : http://www.festival-avignon.com/fr/spectacles/2017/antigone




[Théâtre] Une Mouette qui nous prend au vol et s’abat sur nous

Photo : Clément Carmar

Le Théâtre de la Bastille accueille La Mouette, une pièce de Tchekhov mise en scène par Thibault Perrenoud, qui nous en offre une version décapante, saisissante de réalité et toujours en prise avec l’actualité.

Dans la pièce de Tchekhov, la mouette n’est autre que Nina, une jeune femme qui va périr d’amour. D’abord aimée de Constant qui lui écrit une pièce, la jeune actrice qu’elle est va s’enfouir avec l’amant de la mère de celui qui l’aime et qui lui abattra une mouette. Comme d’habitude chez Tchekhov, tous sont tourmentés, se cherchent, fuient mais reviennent confrontés à ce qu’ils sont. Dans la mise en scène signée par Thibault Perrenoud, les personnages sont ceux de Tchekhov mais comme actualisés, transposés à aujourd’hui et nos vies. Dès leur entrée sur un plateau où le public est installé dans un système en quadri-frontal, ils se révèlent proches de nous, ils jouent des sentiments que l’on connaît tous, ils sont assis parmi nous et dans une temporalité qui nous échappe tant cette pièce ainsi montée s’impose comme une évidence, on est balloté d’émotion en émotion, de la détresse de chacun à la mort annoncée de l’un d’eux.

Même s’il prend des risques avec le texte original, le metteur en scène crée un spectacle épuré, marqué par des fulgurances qui nous heurtent en plein vol si bien que l’âme de Tchekhov plane toujours au-dessus de nous, et ce malgré le choix d’un franc-parler déroutant au départ. Là où Thibault Perrenoud comme sa troupe d’acteurs excellent, c’est aussi dans ce qui n’est pas dit mais que l’on voit ou que l’on entend quand même. Car entre les répliques ou pendant, les situations semblent se vivre « pour de vrai », toujours il se passe des choses hors-scène, et toujours les frustrations de chacun – amoureuses ou artistiques – sont prégnantes.

En deux heures à peine, on éprouve les vies des personnages, leurs difficiles relations entre eux et avec le monde qu’il faut habiter. Par de multiples clins d’œil intelligents à notre actualité, le chômage, l’écologie, le terrorisme, le metteur en scène nous achève et montre qu’avec peu de choses il reconstitue tout un monde et un tissu social qui nous interpellent. Et plus le temps passe, plus comme cette mouette abattue, spectatrice constante abandonnée en bord de plateau, on y laisse quelques plumes.

« La Mouette », de Tchekhov, mise en scène Thibault Perrenoud, actuellement au Théâtre de la Bastille, 76, rue de la Roquette, 75011 Paris. Durée : 2h. Plus d’informations et réservations sur http://www.theatre-bastille.com/saison-16-17/les-spectacles/la-mouette




[Opéra] Billy Budd au Teatro Real, éclatante plongée dans les abîmes du mâle

Photo : Javier del Real

À l’occasion de son bicentenaire, le Teatro Real de Madrid accueille une création événement coproduite par l’Opéra de Paris (qui devrait donc la présenter pour la saison 2018-2019) : Billy Budd. Cet opéra en deux actes composé par Benjamin Britten, dont le livret est de Edward Morgan Forster et Eric Crozier, est l’adaptation du roman homonyme d’Herman Melville, aujourd’hui mis en scène de façon monumentale par Deborah Warner.

Enrôlé de force sur le navire de guerre « L’Indomptable », contre la France à la fin du XVIIIe siècle, William Budd est un jeune marin qui fascine par sa beauté et son éclat, pourtant le capitaine d’armes John Claggart souhaite le voir disparaître. Accusé à tort de préparer une mutinerie à bord du vaisseau et d’incarner l’esprit révolutionnaire qui secoue la France, alors grande ennemie de l’Angleterre, Billy Budd est fatalement condamné, et pendu.

Si l’issue tragique de cet opéra est donnée dès la première scène, Deborah Warner parvient à créer une ambiance dignement grandiose où tout y est sombre et haletant. Du calme renforcé par le dépouillement de la scène aux tumultes des échanges entre William Budd et le maître d’armes : une vague inquiétante prend corps grâce aux nombreux choristes présents, se mouvant toujours en harmonie, déploiement visuel d’une mer capricieuse. Tels une seule onde tous les hommes de cet opéra, caractérisé par l’absence totale de femme, donnent des frissons, que ce soit par la force tranquille qu’ils représentent constamment ou par la grave puissance de leurs voix qui n’en est qu’une, celle de Billy.

Grâce à d’incroyables possibilités techniques, la metteure en scène crée un espace cerclé de cordes et de lignes d’eau, marqué par une structure en bois imposante qui bouge au gré des remous de la mer, et de la foule d’hommes qu’elle supporte – plus de 90 figurants et chanteurs. L’esthétique proposée par Deborah Warner donne finalement une lecture classique de cet opéra, dont elle parvient à saisir toutes les tensions, aussi admirablement portées par la distribution des rôles et soutenues par la direction musicale d’Ivor Bolton. On ressort notamment marqué par la prestation de Jacques Imbrailo (Billy Budd), mais surtout par celle de Brindley Sherratt, le maître d’armes à la voix de basse saisissante.

Deborah Warner offre un noble retour au Teatro Real, qui parvient à s’affirmer sur la scène européenne par cette coproduction, renforçant l’attente de sa création en mai prochain : Le Testament de Marie, de l’irlandais Colm Tóibín, avec Dominique Blanc au Théâtre de l’Odéon.

Billy Budd, de Benjamin Britten, livret d’Edward Morgan Forster et Eric Crozier, d’après Herman Melville, direction musicale Ivor Bolton, mise en scène Deborah Warner. Production du Teatro Real, coproduction avec l’Opéra National de Paris. Durée : 3h15 (avec entracte). Jusqu’au 28 février à Madrid. Plus d’informations ici : http://www.teatro-real.com/




[Critique-Théâtre] « Aigle à deux têtes » pour acteurs sans direction

« L’Aigle à deux têtes » nous fait prendre le chemin du Théâtre Le Ranelagh d’abord pour l’affiche : Alexis Moncorgé y tient l’un des principaux rôles. Mais le lauréat 2016 du Molière de la Révélation masculine (justement remporté pour « Amok ») se retrouve fauché dans son envol, empêtré dans un spectacle où ni son talent, ni celui des autres acteurs, n’ont de place pour s’exprimer.

Quelle idée de ressortir ce drame médiévo-socialo-romantique de Jean Cocteau, monté sur mesure pour un Jean Marais au sommet de sa gloire (on est en 1949) ? Cette intrigue, très librement inspirée de la mort du roi Louis II de Bavière, montre la rencontre improbable entre la veuve du roi (Delphine Depardieu) et un poète anarchiste qui cherche à l’assassiner (Alexis Moncorgé). L’un comme l’autre se redonneront goût à la vie pour mourir en même temps, évidemment.

Pour ne rien arranger à l’ennui de cette histoire, les acteurs la jouent – on l’imagine ! – comme à sa création : dans un premier degré inouï de candeur dégoulinante. La mise en scène d’Issame Chayle ne permet aucune distance : l’histoire se déroulant dans un château du XIXe siècle, les costumes, les draperies, l’éclairage à la torche, tout est là « pour faire comme ». Aucune réflexion sur l’intériorité des personnages ne vient donner de corps à l’œuvre. Et pourtant, cet orage fracassant que l’on entend au début de la pièce, n’est-il pas une image des sentiments qui habitent la reine ? Rendu ici trop visible, il perd toute sa force, une évidence qui s’affirme tout au long du spectacle. L’étrangeté n’est qu’artifice lumineux, aucun personnage ne l’incarne.

N’oublions pas que deux personnes que tout sépare socialement, qui s’aiment à la folie et qui connaissent une histoire dramatique, cela peut donner « Roméo et Juliette » mais aussi « Titanic ». Malheureusement, sur le baromètre de la niaiserie, « L’Aigle à Deux têtes » ferait passer le film de James Cameron pour une réflexion complexe sur la relation homme-femme.

« L’Aigle à deux têtes », de Jean Cocteau, mise en scène d’Issame Chayle, avec Delphine Depardieu et Alexis Moncorgé (Molière de la Révélation Masculine 2016), François Nambot, Julien Urrutia, Salomé Villiers, actuellement au Théâtre Le Ranelagh, 5 rue des Vignes, 75016 Paris. Durée : 1h40. Plus d’informations ici : www.theatre-ranelagh.com




[Théâtre] Irina Brook veut faire « voyager ceux qui ne bougent pas »

Irina Brook (photo : Martin Bouffard)

À la tête du Théâtre National de Nice depuis 2014, menant des projets tel que « Réveillons-nous », festival écologiste depuis 2015, dirigeant des mises en scène de textes comme « Terre Noire » ou « ? » de Stefano Massini, « Lampedusa Beach » de Lina Prosa, Irina Brook est l’une des femmes de théâtre à placer très ouvertement le mot « écologie » au cœur de ses projets. Le terme est pris dans sons sens large : humanité, programme social, respect de la nature et donc des êtres. La franchise de son projet va avec l’urgence d’une prise de conscience globale à l’échelle de la planète, un travail au quotidien à sa hauteur.

Irina Brook a régulièrement assumé une conscience écologiste arrivée sur le tard, au fil de lectures. En parallèle de la Cop21, durant la saison 2015-2016, elle lançait « Réveillons-nous », ce festival aux formes multiples qui fait du théâtre un lieu où construire une pensée plus verte, plus à l’écoute du monde qui l’entoure. Durant cette première édition, elle avait accueilli la créations « Les Glaciers grondants », fable de David Lescot, mais aussi l’avant-première du film qui a depuis créé l’événement, « Demain », pour un public curieux et néanmoins nombreux.

« Les Glaciers grondants » (photo : Pascal Victor / Artcomart)

Les questions sur les rapports nord/sud transparaissent évidemment dans son travail de metteure en scène, avec « Lampedusa Beach », pièce sur l’émigration tragique d’une africaine pour l’Italie, mais surtout avec « Terre Noire ». Cette pièce de Stefano Massini montre le combat de petits paysans contre la « Earth Corporation » – avatar transparent de Monsanto – afin de pouvoir reprendre le droit de cultiver durablement leurs terres. Dans un très beau décor, où le jeu sur la transparence laisse entrevoir en fond de scène quelques carcasses de machines jonchant des terres souillées, la sagesse simple mais essentielle se laisse entendre. A la question d’un paysan à son fils, « qui travaille le plus à nous nourrir ? », la réponse est l’évidence même : « la terre », et pourtant, on ne la respecte pas. Le couple de paysans est porté par un duo très touchant incarné par Babetida Sadjo et Pitcho Womba Konga, et le combat entre les avocats Romane Bohringer et Hippolyte Girardot ne manque pas de cynisme. Sur des questions capitales, « Terre Noire » est un drame haletant, intense. Certains y verront de la naïveté, nous préférons y voir une fibre positive, un cri d’espoir frontal qu’il faut faire entendre jusqu’à ce que les choses changent.

La metteure en scène a coupé dans le texte de Massini pour donner à la pièce un aspect universel, « cette histoire une parmi des milliers d’histoires similaires ». Afin d’en assumer l’horreur, Irina Brook projette en début de représentation des images des conséquences de la vente des graines stériles de Monsanto aux paysans indiens. 250 000 d’entre eux se sont suicidés quand ils ont pris conscience du piège qui s’était refermé sur eux. On voit les familles, les morts, les bûchers qui les consument….

« Terre Noire » (photo : Théâtre National de Nice)

Brook rêve de voir davantage de spectacles sur cette thématique. En tant que directrice de théâtre, elle dit « recevoir beaucoup de pièces contemporaines et porter de l’intérêt à certaines », tout en regrettant qu’un grand nombre ne parle que de choses qui ne l’intéressent pas : « je ne compte plus le nombre de textes reçus qui parlent, par exemple, de la vie de Modigliani », en d’autres termes, déconnectées de l’actualité.

Car si le théâtre est toujours le miroir de l’humanité, peu de pièces montrent frontalement l’agonie de la nature, selon Irina Brook. Elle dit en « avoir peu trouvées, malgré de nombreuses recherches ». Alors elle attend, espère, qu’un auteur vienne travailler au plateau avec les comédiens et elle sur des idées qu’elle conçoit : « j’aimerais qu’un auteur soit prêt à se lancer dans cette expérience commune ».

Des projets, Irina Brook en a donc quelques-uns, malgré un poste de directrice qui lui paraît parfois éreintant : « il y a quelque mois, j’ai eu envie de tout envoyer balader, mais aujourd’hui, je pense que ce serait vraiment dommage de partir du TNN avant de voir grandir toutes les graines que j’ai semées ». Elle affirme donc vouloir accomplir « au moins » son deuxième mandat, afin de continuer à « faire voyager les gens qui ne bougent pas ».

Hadrien Volle

« Terre Noire » en tournée 2017 :

  • Théâtre des Célestins (Lyon), du 31 janvier au 4 février,
  • Théâtre le Forum (Fréjus), 7 février,
  • Plan les Ouates, 10 février,
  • Théâtre CO2 (Bulle), 17 février,
  • Wolubilis (Bruxelles), 22 février,
  • Théâtre des Sablons (Neuilly sur Seine), 25 février,
  • Théâtre Jacques Coeur (Lattes), 3 mars,
  • La Criée (Marseille), 9 au 11 mars,
  • CC Yzeurespace (Yzeure), 14 mars,
  • Théâtre la Colonne (Miramas), 17 mars,
  • Il Funaro (Pistoia), 23 et 24 mars.