« Bettencourt Boulevard », timide manifeste d’une affaire bruyante
|
« Qu’est ce que le théâtre vient faire dans cette histoire ? Telle est la question », ose selon toute vraisemblance se demander un journaliste, maître du puzzle et coryphée de cette pièce éminemment politique, difficilement réductible au seul registre tragi-comique. Écrite par Michel Vinaver, « Bettencourt Boulevard ou une histoire de France » est avant tout un texte intelligent et intelligible voué à une scène que, paradoxalement, l’auteur malmène. Il a déclaré « Je n’écris pas pour le théâtre, j’écris contre lui ». Mais la vie n’est jamais qu’un théâtre où chacun joue son rôle disait Shakespeare, à quoi bon dès lors, discuter la pertinence théâtrale ou l’intérêt scénique d’un fait divers qui a secoué le quinquennat de Sarkozy et qui nourrit encore la presse ? Telle est la vraie question.
Grâce à une scénographie impeccable et une mise en scène élégante et cohérente de Christian Schiaretti, à laquelle s’ajoute un jeu d’acteur précis, « Bettencourt Boulevard » s’impose comme la recomposition admirable mais pas assez assumée d’une affaire difficile.
Sur scène, les acteurs se confiant tour à tour à un chroniqueur sont dix-sept pour jouer trente tableaux qui s’enchaînent dans un décor aussi coloré que minimal, dans la mesure où seuls des fauteuils, sortes de cubes blancs ingénieusement éclairés, occupent le plateau traversé de panneaux transparents ou colorés. Descendant du plafond ou coulissant, une série de carrés colorés inégalement illuminés qui pourraient être sortis d’une œuvre de Mondrian animent la mise en scène et rythment avec fluidité les entrées et sorties des personnages. Une scénographie claire et limpide qui accompagne bien le mythe Bettencourt qui se construit sous nos yeux.
L’Oréal : 38 usines, 17 milliards de chiffre annuel. Soit 1,4 millions d’euros quotidiens dans la poche de Liliane Bettencourt, héritière de l’empire suspectée de démence, parce qu’elle le vaut bien ! On comprendrait presque Sarkozy lui courant après comme un gamin. À l’origine de cet empire qui a fait de la France un pays où on se lave, fil conducteur de cette pièce, Robert Meyers grand-père du mari de Françoise Bettencourt, et Eugène Schueller, barbier coiffeur qui n’aimant pas travailler, devint patron. Des conseils d’avenir que l’on croirait tout droit sorti du Figaro. Le texte, qui a le mérite de montrer les rouages de l’oligarchie française, se joue du temps et du fossé générationnel sans que la cohérence d’ensemble en pâtisse pour autant. Sans difficulté, on descend jusqu’aux ultimes héritiers, fils de Françoise : Jean-Victor et Nicolas. Aussi, l’investigation donne la parole à tous les pions de ce grand échiquier politique et familial, même aux domestiques ou à la comptable qui, depuis l’ombre, voient tout. Les acteurs sont souvent comiques, comme ce Patrice de Maistre joué par Jérôme Deschamps ou Francine Bergé dans le rôle de Liliane Bettencourt. Mais ils auraient cependant pu l’être bien davantage.
En ayant recours à la musique discrètement présente et à la danse savamment dosée, Schiaretti crée un collage méticuleux, peut-être trop. En effet, si tout est propre, les personnages manquent de profondeur et le coryphée nous laisse sur notre faim tant son jeu semble mécanique et n’avoir d’autre intérêt que celui d’expliquer in fine ce que l’on a déjà compris.
« Bettencourt Boulevard », de Michel Vinaver, mise en scène de Christian Schiaretti, jusqu’au 14 février 2016 au Théâtre de la Colline, 15, rue Malte-Brun, 75020 Paris. Durée : 2h. Plus d’informations et réservations sur www.colline.fr.
Au nom d’Ikéa, Carrefour et Primark : amen
|
À l’ouest de Dacca, capitale du Bangladesh, le 24 avril 2013, une usine de textile s’effondre et fait 1133 morts dont la plupart sont des ouvrières. Au même moment à l’autre bout du monde, une femme revient de chez Carrefour en voiture et roule la radio allumée, en entendant les nouvelles tomber elle ferme les yeux un instant, juste assez pour foncer droit dans un mur sans trouver la pédale de frein.
« Comment on freine ? ». Tel est le titre de la nouvelle pièce écrite par Violaine Schwartz, une commande d’Irène Bonnaud, la metteuse en scène, qui a créé le spectacle à Besançon avant de le présenter au théâtre de la Commune à Aubervilliers.
Trois pans de murs blancs, des piles de cartons et un dîner dressé à même ces cartons, tel est le décor dans lequel commence la pièce. Le jour de son anniversaire, une femme (celle qui fonçait dans un mur) retrouve son mari dans leur nouvel appartement parisien fraîchement acheté, alors qu’elle est de retour de convalescence. Les retrouvailles sont difficiles. Difficiles, parce qu’elle a peur maintenant, peur de prendre le métro, de sortir dans la rue, de conduire, mais aussi parce qu’elle se sent coupable de l’effondrement du Rana Plaza à Racca, où des ouvrières confectionnaient des vêtements pour Carrefour et tout un tas de marques dont regorgent les piles de cartons du couple.
Face à son mari, perplexe mais patient, qui avait acheté une robe rouge à sa femme pour lui faire plaisir, elle, sa robe rouge enfilée, se sent étouffer. Animée par la culpabilité et la folie, elle se met à vider les cartons un à un. Sans réfléchir, elle les ouvre tous si bien que le sol de l’appartement se retrouve couvert de vêtements qu’elle essaye de trier, le sort des ouvrières de Racca entre les mains et sous nos yeux. Car cet amoncellement de vêtements et d’étiquettes Primark, Camaïeu, Carrefour, Mango… autant de marques produites à Racca, qui fait rapidement penser à une installation de Boltanski, c’est ce qui nous lie à une classe ouvrière oubliée, occultée par la mondialisation et morte pour la consommation.
Au milieu de ces montagnes de vêtements, le couple débat, se débat. Et pendant que son mari part chez Ikéa acheter une « Billy », étagère écoulée à plus de 41 millions d’exemplaire dans le monde, la femme retrouve un globe terrestre lumineux qu’elle croyait fichu. À peine branché, il s’allume de sorte que de nombreuses scènes de la vie du couple vont être entrecoupées par l’apparition d’une femme, porte-parole des ouvrières de Racca qui, en bengali, raconte le drame, sur des pas de danse traditionnelle.
Ainsi le décor minimal est efficace et la mise en scène symbolique dans la mesure où Irène Bonnaud parvient à lier le drame du 24 avril 2013 à nos vies par les vêtements, comme des cadavres sur scène dont les cartons en seront les pierres tombales, et à ces marques qu’on se surprend à porter sur soi. Si quelques scènes paraissent longues, c’est que les silences, au lieu de laisser respirer au contraire nous étouffent. Les acteurs eux, au départ peu convaincants à cause d’une diction non naturelle, finissent par être extrêmement poignants dans leur recherche de solutions. Le monde est malade, mais qui se souviendra de ce 24 avril qui ne le freina en rien ?
« Comment on freine ? », de Violaine Schwartz, mise en scène d’Irène Bonnaud, jusqu’au 17 janvier 2016 au Théâtre de la Commune, 2 rue Édouard Poisson, 93 300 Aubervilliers. Durée : 1h50. Plus d’informations et réservations sur lacommune-aubervilliers.fr/.
Thomas Jolly trône sur l’Odéon
|
Après avoir triomphé à Avignon et aux Ateliers Berthier avec la présentation dans son intégralité du cycle shakespearien d’Henry VI, Thomas Jolly, directeur de la compagnie la Piccola Familia se sentait suspendu à cette histoire qui n’était pas finie. Pour conclure ce long cycle, il vient alors occuper l’Odéon et conquérir le public parisien par la mise en scène de Richard III, dans laquelle il s’accorde le rôle éponyme de ce sombre roi.
Créée à Rennes en octobre, cette mise en scène de Richard III par Thomas Jolly se base sur une sublime traduction du texte que l’on doit à Jean-Michel Déprats, et qui éblouit la sombre création du jeune metteur en scène. Dans le rôle du roi sanguinaire, du roi des ombres, Thomas Jolly l’enfant terrible propose une esthétique glaciale et sombre pour cette grande pièce de Shakespeare. À cet effet, le décor est réduit au minimum : une structure en fer modulable, et la lumière pour sculpter l’espace cerclé de rideaux noirs. Grâce à une quantité de projecteurs d’une lumière blanche extrêmement puissante, Thomas Jolly tantôt agresse son public, tantôt l’éclaire. C’est une lumière créatrice de formes qu’il propose, comme lorsque de simples raies lumineuses suffisent à créer la prison qui renferme Georges duc de Clarence, le frère de Richard. De bout en bout, c’est la lumière qui dicte les mouvements et rythme les entrées et sorties des personnages. En plus de ces lumières, le metteur en scène joue sur les contrastes de noir et de blanc jusqu’à provoquer l’aveuglement. Les visages peints de blanc, les comédiens sont pour la plupart vêtus de noir, ce qui les fond parfois à l’obscurité et contribue à créer des effets magiques d’apparitions et de disparitions. Ainsi la frontière devient floue entre personnages réels et fantômes ; Thomas Jolly entretient volontairement la porosité entre ces deux mondes que sont le ciel et l’enfer dont Richard III semble être le tyran, le grand dictateur des allées et venues.
Richard III, vêtu de plumes, de cuir, de strass, tout en noir pendant la première partie de la pièce alors qu’il manipule habilement la cour, tout en blanc une fois devenu roi, arbore un style pop rock qui va avec l’ambiance générale de la mise en scène. Dans ce rôle, Thomas Jolly est magistral et incarne puissamment les tourments de ce grand traître par un jeu de contorsions effrayant mais maîtrisé. Il est tellement convaincant qu’il en devient impossible de ne pas l’acclamer lorsqu’il chante et crie « I’m a dog, I’m a toad, I’m a hedgedog » ou « I’m a monster » à l’assemblée. Toute la réussite de cette mise en scène qui dure plus de quatre heures trente, réside bien dans le fait que Thomas Jolly parvient brillamment à faire participer le public à l’intronisation de ce roi que deux heures trente de spectacle avaient pourtant rendu détestable. Malgré lui, le public devient à la fois complice et captif de cette usurpation tyrannique et des meurtres récurrents de celui qu’il appelle désormais son roi. Lorsque Richard III monte sur son trône Thomas Jolly, lui, en vrai tyran s’empare de l’Odéon qui l’applaudit. De cette histoire macabre où les cortèges funèbres s’enchainent, où le sang envahit l’air épais, cette fumée constamment présente sur le plateau et dans la salle, le public est devenu acteur d’un royaume corrompu et surveillé par des caméras de sécurités dont les écrans surmontent le trône royal. Une captivité du public sans doute rendue possible par l’absence de cadre temporel clairement défini dans lequel pourrait se fixer le spectateur. En effet, le décor et les costumes nous perdent et nous retiennent dans un hors temps qui pourrait être tous les temps et tous les lieux. L’usurpation n’a pas de limites et le peu de couleurs présentes sur scène se réduit à du rouge souvent porté par les femmes, ces ventres maudits, sans cesse implorantes et confrontées à leurs pertes, survoltées, souhaitant mourir plutôt que de continuer à engendrer le mal. Et enfin ce vert, cette couleur maudite sur scène, qui sera pourtant celle de l’ordre royal ordonnant l’ultime trahison.
Thomas Jolly, maître du chaos et du temps, nous courtise et nous fascine autant qu’il nous scandalise. Il crée surtout un spectacle exigeant et terrifiant où les neveux du roi même morts assassinés chevauchent encore une monture blanche sur un fond sonore de jeu vidéo, un cheval qui finira par tomber, annonçant la chute de ce chien sanglant que fut Richard III.
« Richard III », de Shakespeare, mise en scène de Thomas Jolly, jusqu’au 13 février 2016 au Théâtre de l’Odéon, place de l’Odéon, 75006 Paris. Durée : 4h30. Plus d’informations et réservations sur www.theatre-odeon.eu.
Mélancolie, paillettes et « Music-Hall »
|
Fondue dans un rideau rouge aux milliers de paillettes, Jacques Michel est une femme superbe. Seul en scène, il incarne une danseuse de revue d’un certain âge, imaginée par Jean-Luc Lagarce. Elle raconte son expérience avec précision, détails et plaisir : sa façon d’entrer en scène, les problèmes techniques rencontrés à de multiples reprises, comment y remédier avec ses « boys », les soucis avec les pompiers, goguenards… Des descriptions imagées qui, malgré les accidents, bercent celui qui les écoute dans ce qui a été, peut-être, une vie de féerie.
Jacques Michel prend le temps de nous montrer cette existence, de ses gestes « lents et désinvoltes », mis en scène par Véronique Ros De La Grange. Le spectateur est lui aussi dans les paillettes. L’envers du décor nous enchante au son des multiples variations de la chanson « De temps en temps » de Joséphine Baker, tantôt métallique, tantôt sobre ou passée dans une chambre d’écho immense, au fil des tableaux.
Ce plaisir, si intense soit-il, nous conduit inévitablement dans les coulisses, un miroir qui se fissure. La critique du monde et l’autocritique de soi auxquelles se livre la vieille danseuse, dessine le portrait d’une ancienne star, ainsi réduite à sillonner les salles de fêtes des banlieues grises comme un vieux microsillon parcourt un disque gondolé : un certain charme se dégage mais plus le temps passe et plus les imperfections sont audibles. D’une langue subtile évoluant au fil du spectacle, Lagarce nous conduit de l’onirisme étoilé à la nuit sans lune. On entend l’anxiété et l’angoisse de l’envers, d’une artiste en désuétude mais aussi de nous-mêmes. Car tout cela, elle l’a dit seule, face à une salle vide, attendant patiemment qu’elle se remplisse. Mais c’est déjà fini.
« Music-Hall » de Jean-Luc Lagarce. Mise en scène de Véronique Ros De La Grange, du 12 janvier au 2 avril au Théâtre de la Reine Blanche, 2bis passage Ruelle, 75018 Paris. Durée : 1h10 minutes. Plus d’informations et réservations sur www.reineblanche.com/.
A Ivry, sobres « Femmes savantes »
|
Elisabeth Chailloux, directrice du Théâtre des Quartiers d’Ivry met en scène « Les Femmes savantes » de Molière en sa maison. Même saison théâtrale, même époque – les sixties –, même volonté de montrer des femmes fortes, la comparaison se fait naturellement avec la création de la même pièce par Macha Makeïeff – donnée au Théâtre Gérard Philippe au mois de novembre. Cette dernière était aussi colorée et explosive que la mise en scène d’Elisabeth Chailloux est sobre et concentrée sur le texte.
Pièce drôle aux accidents cocasses, « Les Femmes savantes » mettent aussi au cœur de l’espace théâtral la question de la condition féminine, à l’ère du « slut-shaming ». La femme y est montrée comme aussi intellectuelle, valeureuse que l’homme, dans ses bons comme ses mauvais côtés, s’extasiant du moindre mot d’esprit.
Ici, l’homme est relégué à la « place » de la femme, non décisionnaire sous la coupe de son épouse. Disons-le : cela nous paraît choquant, alors que cela nous paraîtrait normal si la situation était inversée. Elisabeth Chailloux attire notre regard sur la condition féminine en faisant des hommes de la pièce, des êtres semblables, aux allures de commerciaux dégarnis, peu attirants.
La situation est divisée en deux espaces. La vie, derrière un rideau de tulle, où s’étale la maison et un rectangle noir au cœur de la scène. Il est tour à tour dancefloor ou ring de boxe. Parfois, cela se prête au jeu des situations, parfois les acteurs semblent se trouver dans l’indéterminé. De temps en temps, on regrette aussi une langue noyée par la rigueur du vers avec lequel les acteurs ne semblent pas se sentir parfaitement à l’aise. Ainsi, les sentiments semblent plus didactiques, davantage accrochés aux mots et moins aux âmes. Mais finalement, quoi de mieux que les mots pour faire passer un message nécessaire ?
« Les Femmes savantes », de Molière, mise en scène d’Elisabeth Chailloux, jusqu’au 31 janvier 2016 au Théâtre des Quartiers d’Ivry, 1 rue Simon Dereure, 94200 Ivry-sur-Seine. Durée : 2h10. Plus d’informations et réservations sur www.theatre-quartiers-ivry.com.
« Illiade », sea, sex and blood
|
L’Iliade, cette épopée dont on parle si souvent et qu’on a si peu lue, aurait été écrite par Homère autour de 800 avant notre ère. Quinze mille trois cent trente-sept vers en hexamètres dactyliques, vingt-quatre chants, presque autant de noms et de héros pour raconter six jours d’une bataille qui a opposé les Grecs et les Troyens, qui a divisé l’Olympe pendant plus de dix ans : tel est le texte. Un texte si riche pour raconter une guerre à l’origine si banale, à savoir deux disputes côté mortels, l’une entre Achille et Agamemnon qui a enlevé Chryséis puis Briséis, l’autre entre Ménélas et Pâris qui a enlevé Hélène, la femme de ce dernier. Côté divinités, l’origine du conflit n’est pas moins triviale. Zeus le numéro un de l’Olympe voudrait soutenir les Troyens, mais c’était sans compter sur sa femme Héra qui soutient les Grecs et va le trahir par l’entremise de Poséidon. Alors une belle dispute de couple éclate.
Tout ça pour ça ? C’est en tout cas ce que l’adaptation et mise en scène de Pauline Bayle donne à voir. Grâce à une troupe de cinq comédiens aussi talentueux que survoltés incarnant à tour de rôle quantité de personnages, le texte s’éclaircit pour un résultat plus que bluffant.
Surprenant, voilà comment qualifier le début de la pièce qui commence non pas sur scène mais dans le hall du théâtre de Belleville. Dès le départ, le public est pris à parti par Charlotte Van Bervesselès dans le rôle d’Achille qui voit et désigne dans le public des chefs de guerre venus avec leurs bateaux, un public emmené presque malgré lui au combat qui aura lieu sur scène. S’ensuit la découverte d’un décor qui mise sur l’essentiel, c’est-à-dire cinq chaises, quelques seaux posés ça-et-là et deux panneaux accrochés symétriquement sur le mur du fond, avec pour rappel sur chacun la liste des personnages les plus illustres liés aux camps grec et troyen. La mise en scène qui se veut didactique et réduite à un décor minimal n’en reste pas moins éloquente, comme lorsque le simple fait de retourner les chaises suffit à créer un rempart indiscutablement infranchissable aux yeux de tous. Aussi, les jeux de lumières permettent une lecture claire de l’espace divisé en deux plans, servant toujours une double narration savamment mise en scène.
En effet, comment passer du monde des mortels au monde des dieux, du récit au combat ? Pauline Bayle entend y répondre de deux manières. D’abord, par un renvoi du texte homérique à l’essence même du théâtre : la tragédie et la comédie. Un renvoi manifesté par une opposition entre le monde divin comique qui donne à voir des dieux capricieux tissant le destin des hommes, vivant eux, dans un monde tragique. Ensuite, la mise en scène dépouillée est extrêmement efficace pour signifier les moments de récit et de combat grâce à un recours au sable, à l’eau et à de la peinture rouge. Les tableaux créés et l’utilisation de l’espace par les comédiens, vêtus de noir et misant sur un minimum d’accessoires, sont non seulement esthétiques mais très efficaces. Deux éponges pressées pour faire couler le sang, quelques seaux d’eau jetés à la figure d’Achille pour signifier la mer agitée, des paillettes dorées comme armure, un cercle de sable tracé au sol en guise d’arène de combat : tout fonctionne. Portés par une énergie communicative, les jeunes comédiens parviennent incroyablement bien à restituer la trame des chants de l’Iliade, en s’en faisant les acteurs et commentateurs. Tour à tour et avec une rapidité déconcertante, ils réussissent à émouvoir et faire rire aux éclats. Notamment quand Héra en bikini rouge, jouée par Florent Dorin, demande des conseils séduction à une Aphrodite aux airs de Blondie. Ou quand Poséidon vole la foudre de Zeus : un micro avec lequel il se met à raper de l’hexamètre homérique avec une époustouflante facilité.
Pauline Bayle parvient à proposer une adaptation du texte homérique surprenante, intelligente et convaincante, l’Iliade ainsi résumée à ce qu’elle est : dix ans de conflits et de sang « tout ça pour une seule fille ! ».
« L’Iliade », d’Homère, adaptation et mise en scène de Pauline Bayle, jusqu’au 7 février au Théâtre de Belleville, 94 rue du Faubourg du Temple, 75011 Paris. Durée : 1h30. Plus d’informations et réservations sur www.theatredebelleville.com/.
« Maxi Monster Music Show » : le freaks, c’est chic
|
Pour accueillir le Maxi Monster Music Show, le théâtre noir du Lucernaire se transforme en maison hantée. Les freaks (en référence au film du même nom, sorti en 1932) nous entourent. Il y a la danseuse mécanique, l’homme-fort le plus petit du monde, la femme-tronc, le fakir insomniaque, l’homme-femme… Une joyeuse bande de musiciens menés par Gina Trapezina : la poupée barbue.
Si le « show » est d’abord musical, on est frappé par l’esthétique du spectacle. Benoît Lavigne magnifie ces monstres au moyen de lumières sobres et de volutes de fumées. Les maquillages sont splendides et contribuent à nous plonger dans ce cabaret étrange et envoûtant.
On est marqué par l’incroyable expressivité de chacun des personnages, et particulièrement du clavier, Antoine Tiburce, moitié homme, moitié femme. En apparence comme dans les mimiques, il est captivant. David Ménard à la batterie tient le rythme et malgré un jeu d’acteur important pour chacun d’eux, on ne déplore aucune fausse note.
Si les images font rêver, qu’en est-il de la musique ? On oscille entre mystère bastringue, à la Skeleton Band et la fanfare balkanique, type Shantel, le tout parsemé de quelques notes de Far West et conduit par la voix puissante de Solange de Dianous. Entre rythme, aventure et onirisme, les vibrations et l’énergie dégagée font ressentir au spectateur, un désir rare au théâtre : celui de se lever pour participer à la fête. On se surprend à rêver d’un vieux rade enfumé comme salle de spectacle, Gina Trapezina et sa troupe apparaissant au milieu des effluves d’alcool pour nous emmener dans un ailleurs où tout est possible.
Un ailleurs composé d’odes à la barbe, aux poils en tout genre – des thématiques parfaites pour l’hiver. Le Maxi Monster Music Show est un cabaret hors d’âge, sans époque définie, une référence touchante au monde des freaks bienveillants. Une revue consacrée à la beauté intérieure, et aux rêves en tout genre.
« Maxi Monster Music Show », mise en scène de Benoît Lavigne, jusqu’au 3 janvier au Lucernaire, 53 Rue Notre-Dame des Champs, 75006 Paris. Durée : 1h30. Plus d’informations et réservations sur www.lucernaire.fr/.
Florian Zeller, consternant de banalité
|
Un homme s’habille en pleine nuit. Une femme, dans un lit à ses pieds, lui demande langoureusement de rester. L’Autre refuse : le fiancé, son meilleur ami, va rentrer. Ils doivent décider qui va lui avouer l’adultère.
Puis on est projeté dans le premier appartement qu’Elle et Lui partagent ensemble. Des règles sont établies pour tenter d’empêcher l’intrusion de l’Autre. On remonte à l’origine de l’échec ? Il a débuté ce jour-là, ce jour où ils ont voulu essayer de croire qu’ils n’étaient pas comme les autres et où pourtant, ils prenaient les mêmes sentiers. Très vite viennent les reproches, qui ne laissent transparaître que la peur de se perdre. La dépendance émotionnelle au détriment d’un amour quelconque. Elle ne veut pas rester avec Lui par habitude. Lui accepte jusqu’à un certain point le désamour de sa femme pour ne pas se retrouver seul. Une relation qui tombe dans le sadisme bas de gamme et qui reflète le quotidien de nombreux couples plus ou moins jeunes : rester ensemble alors que c’est déjà fini.
Mais les deux scènes où Zeller semble vouloir nous faire sortir de cette piscine olympique de banalité sont complètement ratées. Le moment où la mère et la fiancée de Lui se confondent, ainsi que la scène de dénouement, où Elle se prépare à être la victime d’un meurtre organisé par Lui – avec la complicité d’un croque-mort, sont évanescentes et imprécises.
Si Jeoffrey Bourdenet et Carolina Jurczak arrivent à étaler une belle palette de sentiments avec un texte aussi simpliste, Benjamin Jungers, Lui, peine à décoller de son personnage benêt d’écrivain raté sans trop d’émotions. Est-ce la figure de Zeller lui-même qu’il incarne ?
La scène d’exposition et la scène de fin sont les mêmes. À l’exception que, dans la seconde, le couple adultérin décide de ne rien dire à Lui. Les catastrophes qui se sont succédées après la première annonce sont ainsi balayées. Y a-t-il une morale ? S’il en est une, elle d’une consternante banalité : pour protéger l’autre, mieux vaut lui mentir.
Aussi, on se demande pourquoi l’Autre ne serait pas féminin ? Est-ce l’apanage des femmes de tromper leur pauvre mari fidèle ? Ce texte a tout d’un exorcisme pour son auteur, un rejet de la femme aux relents misogynes affligeants. On aurait apprécié qu’il garde des démons aussi banals pour lui et son confident – curé ou psychanalyste. Inutile d’en faire tout un drame.
Avec cette pièce, Florian Zeller montre encore qu’il est un auteur important de notre époque en prouvant une chose : écrire et avoir du succès est à la portée de n’importe quelle plume, même des plus médiocres.
« L’Autre », de Florian Zeller, mise en scène de Thibault Ameline, actuellement au Théâtre de Poche-Montparnasse, 75 boulevard du Montparnasse, 75006, Paris. Durée : 1h20. Plus d’informations et réservations sur theatredepoche-montparnasse.com.
« Orestie », avant-garde dépassée
|
Dès les premiers instants, l’ambiance est scarificatrice : composée d’images lentement distillées derrière un sombre rideau de tulle, les personnages évoluent sur scène comme des lames qui pénétreraient lentement nos chairs. L’esthétique de Romeo Castellucci est unique. On est face à sa torture, le public n’a d’autre choix que de suivre le coryphée grimé en lapin blanc. Ici, le groupe antique devient l’unique narrateur à la voix étouffée et lancinante. A la coloration en noir et blanc subsiste quelques touches de rouge, pour le sang, et de doré pour la richesse. Le son est le point d’orgue dans la création de cet univers. Durant la première partie, il laisse entendre la guerre (de Troie?) qui fait encore rage. Quelques cris d’enfants rappellent à notre mémoire le sacrifice d’Iphigénie par son père Agamemnon. Dans la seconde partie de la pièce, le bruit se fait rare, son absence est assourdissante.
Castellucci utilise l’Orestie d’Eschyle comme prétexte à la composition d’un monde désespéré. Il fait apparaître la beauté dans l’horreur. Clytemnestre et Cassandre sont obèses. Agamemnon est trisomique. Les coups de fouets, sous la main d’Egisthe, se transforment en caresses. Il faut l’avouer, rien ne dépasse, tout est sous contrôle. Et c’est bien dommage, Castellucci dessine un théâtre sans accident. C’est ce manque d’imprévu qui conduit ces partis pris très forts à n’être finalement que des accroches, des coups visuels pour lesquels le sens fait défaut. On sombre bien vite dans un ennui inévitable.
Castellucci nous perd, volontairement. Le Lapin Coryphée peut se mettre à raconter les premières pages d’Alice au Pays des Merveilles. Pourquoi ? Plusieurs réponses pourraient bien s’offrir à nous, mais elles ne sont que la projection de notre propre esprit. Bien évidemment, Castellucci refuse d’apporter des réponses. Les connaît-il lui-même ?
En remontant ce spectacle créé en 1995, le metteur en scène italien ne prouve qu’une chose : depuis, il s’est amélioré. Cette « Orestie » donne à voir un spectacle caractéristique d’avant-garde ayant vieilli. Quoi de pire qu’une esthétique aux ambitions dérangeantes qui subsiste aux questions qu’elle voulait détruire ? Castellucci massacre le texte d’Eschyle pour n’en garder que quelques mots, niant le sens ; il laisse chaque spectateur trouver ses propres réponses. En agissant ainsi, ce n’est donc pas le monde qu’il remet en question, mais il se montre seulement lui-même dans cette esthétique splendide au premier abord, mais surtout malsaine, adulée par une frange de spectateurs bouche-bée de pouvoir y voir tous leurs mythes personnels. Castellucci est ici un narcissique qui s’adresse à d’autres narcissiques, et lorsque chacun se regarde le nombril, il n’y a plus aucune communion théâtrale, encore moins d’union dramatique. Tel Dieu, le metteur en scène veut faire le monde à son image.
Romeo Castellucci permet néanmoins une chose, capitale. Il contribue depuis des décennies maintenant à casser les frontières entre performance plastique et art dramatique. Qu’on donne désormais les mêmes moyens à d’autres plasticiens, nul doute qu’ils produiront des images intéressantes ou qui auront au moins le mérite d’être en phase avec le monde actuel.
« Orestie (une comédie organique ?) » d’après Eschyle, de Romeo Castellucci, jusqu’au 20 décembre au Théâtre de l’Odéon, place de l’Odéon, 75006, Paris. Durée : 2h45 (entracte compris). Plus d’informations et réservations sur www.theatre-odeon.eu.
« Sales gosses » : quand l’école pète les plombs
|
Aux premiers instants, sur fond de rock, Alexandra Castellon bondit sur scène gesticulante et désarticulée. Le ton est donné : « Sales gosses » sera corporel, ce corps incroyable de l’actrice qui tour à tour sera chacun des personnages de la pièce. Entre ironie et espoir, elle danse, virevolte sur scène, inattendue et, tel un chat, retombe toujours sur ses pattes. Ce corps est capital à la réussite de la pièce.
Les multiples rôles qu’elle incarne sont les différents personnages, sales gosses, qui se construisent autour de la figure du bouc-émissaire. Alexandra Castellon est la petite fille brimée, sa mère irresponsable, sa maîtresse qui pètera les plombs et ses camarades de classe qui imitent l’enseignante. Elle est la société qui stigmatise, brutalise… Tous les points de vue sont représentés. L’auteure du texte, Mihaela Michailov, signe un texte poético-réflexif qui illustre le vécu d’une écolière différente. Elle sera victime d’un déchainement de violence de la part des élèves de sa classe. Une histoire extrême où l’on assiste à une scène de brimade brutale et excessive. Tout est vécu par l’actrice : les coups, les cris, les détails les plus sordides. On retrace par les mots le chemin qui guide à la mort d’âmes innocentes.
La mise en scène de Michel Didym emploie ingénieusement la scénographie de Philippe Poirot. Alexandra Castellon est entourée de casiers de collégiens. Si, aux premiers abords, ils paraissent simplement orner les murs, chacun renferme des surprises permettant une circulation inédite du décor et des différentes ambiances. Cette collaboration entre metteur en scène et scénographe illustre comment Didym ne s’enferme pas dans une esthétique : il se renouvelle à chacune de ses créations.
On est marqué par ces « Sales gosses » qui luttent contre la société pour œuvrer à la construction de leur individualité. Michailov questionne la maturité et la volonté de grandir à tous les âges et toutes les responsabilités. Un texte roumain, dans lequel il faut voir la société Européenne mise face à ses démons de négation de la différence.
« Sales gosses » de Mihaela Michailov. Mise en scène de Michel Didym, jusqu’au 18 décembre à La Manufacture, CDN de Nancy, 10 rue Baron Louis, 54000, Nancy. Durée : 1h20. Plus d’informations et réservations sur www.theatre-manufacture.fr
Romeo Castellucci : du couvent au tyran
|
Romeo Castellucci est d’abord un créateur d’images fortes. La première demi-heure du spectacle est purement visuelle, sans paroles. On observe la vie quotidienne d’un couvent où les sœurs ont fait vœux de silence. La mort, douloureuse, frappe l’une des pensionnaires, du lever de son lit à sa mise en bière : son agonie est le fil conducteur de la succession des images, à la façon d’un film ou d’une bande dessinée, dans un espace scénique restreint. Le dispositif mouvant des machines ajoute à la beauté austère de ce long prologue : le silence n’empêche pas au son d’occuper une place importante. On est pris dans le roulis des machines, le bruit du bois en mouvement.
Puis une sœur découvre, probablement dans la chambre de la défunte, un ouvrage profane : « Œdipe tyran ». Elle en fait la lecture et la tragédie prend vie sous ses yeux. La scène s’ouvre sur un grand espace, elle sort ainsi de l’obscurité mystérieuse pour aller vers la blancheur grecque fantasmée de ce plateau qui devient un palais, une agora, une église…
Le drame débute lorsque l’irréparable a déjà été commis : Œdipe a tué son père et mis sa mère enceinte. Au public, le parricide et l’inceste sont annoncés par la voix tonitruante d’un oracle grandiloquent qui fait trembler tout le théâtre. La machine est en route, plus rien ne peut l’arrêter. Le destin tragique va s’accomplir.
Cette deuxième partie, avec des paroles, continue de faire se succéder les compositions splendides où chaque corps est l’élément d’un tableau grandiose. Les effets de masse, l’image de l’enchevêtrement des corps imbriqués dans la scénographie, le jeu de contraste avec les couleurs font de l’entièreté du spectacle une fresque très esthétique. Mais il faut le souligner : le texte n’est qu’une excuse à cette succession visuelle. Peu clair, à peine narratif, et avec un retard dans les surtitres – les acteurs jouent en allemand – la connaissance universelle de ce mythe est suffisante pour suivre et profiter du talent de créateur plastique de Castellucci. On regrettera, peut-être, que le talent de ces acteurs irréprochables de la Schaubühne soit si peu employé.
« Ödipus der Tyrann » de Friedrich Hölderlin, d’après Sophocle. Mise en scène, scénographie, lumières de Romeo Castellucci, jusqu’au 2′ novembre au Théâtre de la Ville, 2 place du Châtelet, 75004, Paris. Durée : 1h45. Plus d’informations et réservations sur www.theatredelaville-paris.com/
« Visage de feu » : reflète sans convaincre
|
Table, chaises, vaisselle, bibelots, costumes : le décor de ce « Visage de feu » est blanc. S’il est le plus lisse possible en façade, nul n’est dupe. Il montre comment la clarté est une tentative de cacher l’ennui et le conformisme dans lesquels cette famille allemande stéréotypée des années 1990 est enfermée. Une entité dont les parents s’accrochent au moindre événement de la vie quotidienne pour trouver une raison à leur existence. Cette fausseté est soutenue par le jeu mécanique des acteurs, notamment la mère, interprétée par Sophie Lebrun, calme, cruelle mais toujours très souriante. Très vite, on comprend que Marius von Mayenburg dessine son modèle avec exagération, pour mieux le détruire ensuite.
Dès les premières minutes, entre le frère et la sœur, naît une relation « anormale ». Elle lui fait sa première branlette, au détour d’un couloir dans la demeure familiale. Par ces jeux récurrents, ensemble, ils apprennent la vie adulte et refusent de l’accepter. Les parents entretiennent leurs enfants dans une jeunesse qu’ils ont quittée et ils restent sourds aux cris de leurs progénitures désormais pubères : on pense à la mère qui prend sa douche et se frotte devant son fils. Malgré les remarques insistantes de ce dernier, la mère n’arrête pas : ce n’est encore « qu’un enfant » – et quand bien même ! Une seule issue s’offre alors aux jeunes amoureux : la violence. Ils détruisent la société qui les entoure en devenant pyromanes. Ils vont jusqu’au bout de leur désir de rupture. La relation est consommée charnellement et ils iront jusqu’à supprimer tous les obstacles à leur épopée. La « vie normale » est rejetée en bloc.
Malheureusement, la pièce de von Mayenburg et le talent de créateur d’images de Martin Legros ne parviennent pas à nous captiver. Même si la mise en scène fait bien ressortir les idées principales du texte, on connaît des moments d’ennui. Est-ce la trop belle esthétique dans laquelle nous plonge parfois le metteur en scène qui nous fait oublier la noirceur de la pièce ? Ou bien est-ce l’approche didactiquement provocante de von Mayenburg qui nous coupe de nos émotions, comme face à un film éducatif ? Aucune réponse n’apparaît clairement. Martin Legros est fidèle à son engagement : « un acte artistique n’est censé convaincre personne, il doit juste être le miroir d’une humanité particulière ». Pari réussi, au sortir de la pièce on est songeur, mais nullement convaincu.
« Visage de feu » de Marius von Mayenburg. Mise en scène de Martin Legros, jusqu’au 18 novembre au Théâtre Monfort, 106 rue Brancion, 75015, Paris. Durée : 1h30. Plus d’informations et réservations sur www.lemonfort.fr
« Fin de l’histoire » : flirt ambigu avec l’extremisme
|
La scène est un hall de gare monumental. Le grand escalier central sera le lieu de l’action. L’épaisse masse de béton compose cette architecture lourde, pesante, sombre des grands bâtiments du XXe siècle au nord de l’Europe. Le contraste entre le frêle corps des acteurs et l’environnement massif compose de belles images soulignant la solitude des âmes. Rare espace de repos pour les personnages, de grandes banquettes de bois où ils vont attendre.
A l’image de cette horloge qui marque le temps du spectacle – comme dans « Nouveau Roman », la précédente création théâtrale de Christophe Honoré – la temporalité est importante. On observe le temps qui passe en parlant du temps qu’il fait. L’action se déroule avant l’été 1939. Les personnages indiquent la température européenne à l’aube de la Seconde Guerre mondiale. La famille Gombrowicz est arrivée avec neuf heures d’avance à la gare. On observe leur attente longue et erratique. Un temps étendu, incertain, propice aux échanges intimes. Chacun se juge, se livre. Witold Gombrowicz est l’adolescent incompris du groupe – alors que, dans la réalité il aurait 35 ans –, mais toute sa famille est là afin de l’accompagner pour son départ vers l’Argentine.
Que se disent-ils pour tuer le temps ? Car le texte de « Fin de l’histoire » est indiqué d’après Gombrowicz et résulte logiquement en grande partie d’écriture de plateau. On suppose mais on ignore quelle est la proportion de l’un et de l’autre. Est-ce Gombrowicz qui s’exprime lorsque celui qui l’incarne parle dans l’un des nombreux micros sur pied qui – comme dans « Nouveau Roman » – jalonnent la scène ? Probablement pas systématiquement, car globalement, le texte en question est assez pauvre, brouillon et flou. Dans la première partie de la pièce – celle où la famille attend à la gare – on n’en distingue pas la direction. Faut-il mettre en avant l’argument du « poétique » ? L’excuse la plus facile que se trouvent, à la fois les auteurs et le public, lorsque le texte est bancal : « c’est de la poésie, il n’y a rien à comprendre ». Alors, les meilleurs moments viennent du silence.
Que peut-on en distinguer néanmoins ? Le vécu pessimiste du monde de Witold Gombrowicz – et au vu de son entourage familial, on le comprend. Il constate que la poésie n’intéresse personne. Il a le sentiment d’un monde qui sonne faux, qui se passe de lui. Plus profondément encore, il a l’impression de n’être jamais là où l’Histoire est en train de se faire… Alors commence la deuxième partie. Les parents, les frères, l’amie se métamorphosent en Fukuyama, Hegel, Derrida, Marx… La gare devient salle de conférence : les banquettes deviennent tribunes et chacun a sa petite bouteille d’eau à portée. Ils débattent sur la question de la « Fin de l’histoire » des points de vue méthodologiques, techniques et pédagogiques. En matière de contenu idéologique, c’est la seule partie de la pièce un peu sérieuse et intellectuellement honnête. Mais elle est brève : surgit ensuite la troisième partie où Witold Gombrowicz conjure les dirigeants Européens en 1939 de trouver une solution de paix, ou bien d’attendre son retour d’Argentine pour commencer la guerre. Ceux qui était, un long moment auparavant, la famille de Gombrowicz joue désormais Hitler, Mussolini, Staline, Chamberlain et autres Valadier.
C’est la partie la plus transparente quand à la bêtise que renferme cette création. On atteint un point de rupture avec toute forme de pensée au moment où ce qui semble être une blague de répétition devient un gag récurrent jusqu’à la fin du spectacle : Staline ressemblerait à Cabrel, alors celle qui joue « Stabrel » (ou « Caline » ?) chante, fait des gags, ce qu’on attendrait d’elle au « Plus grand cabaret du monde » de Patrick Sébastien. Autre instant où ce spectacle montre qu’il ne raconte que ce qu’il y a de visible : la scène où les personnages refont le sommet de Yalta et où la France et l’Angleterre portent des masques d’autruches : c’est dire si Honoré va chercher loin dans la symbolique ! Un sommet de Yalta plein d’anachronismes, afin de créer un parallèle grossier avec le monde d’aujourd’hui. Le spectateur doit être trop bête pour comprendre.
On touche ici à la contradiction majeure de « Fin de l’histoire » : si on décide de tout montrer au spectateur, il faut le faire jusqu’au bout et ne pas compter sur le fait que son intelligence se réveille dans les dernières minutes. Car ces dernières minutes se veulent absurdes. Hitler et Staline sont montrés comme égaux dans leur cruauté et Mussolini comme un type sympathique. Gombrowicz est démuni suite à l’échec du sommet de Yalta, ses espoirs de paix sont anéantis. Les dictateurs lui hurlent au visage les bienfaits de la guerre – un peu comme lorsque des députés parlaient des bienfaits de la colonisation – ; s’il n’y avait pas eu la Seconde Guerre mondiale, il n’y aurait pas eu Primo Levi, Roman Polanski n’aurait pas pu faire de si bons films. Et si Mussolini était resté au pouvoir, il aurait organisé sa descendance et il n’y aurait pas eu Berlusconi en Italie, alors qui aurait créé la Cinq en France ? Il n’y aurait pas eu Pyramide, et donc, sans cette guerre : on aurait jamais connu Pépita ! Et la Pologne ? C’est Chopin et les plombiers.
Pour ce discours, plus de masques d’autruches ou de symboles ultra-lisibles qui pourtant sont jusque-là l’apanage du spectacle. Christophe Honoré créé un théâtre dangereux. En mélangeant Histoire de bistrot et allusion pas très claire, il s’adonne au même exercice que les politiques actuels, non-cultivés et pris dans la surenchère des effets d’annonce loin de toute forme de vérité. Honoré n’est pas nourri du même sérieux scientifique ni du même talent d’un Joël Pommerat ou d’un Sylvain Creuzevault. Il diffuse, sans les critiquer, des pensées extrémistes – sous couvert d’absurdité gombrowiczienne -, dans le sens où il rend un visage humain à des hommes dont l’aspect monstrueux ne peut pas être occulté. C’est ce que font régulièrement Alain Soral ou Michel Onfray. Mussolini en débardeur, apeuré par la possibilité d’une guerre et chantant Richard Cocciante ne fait que le rendre sympathique. On ne doit pas non plus montrer Hitler comme un type drôle et amusant sans qu’il n’y ait de critique derrière. Honoré ne confronte pas le nauséabond, il ne le remet pas en cause. Pire : il l’utilise dans le seul but de faire rire. Christophe Honoré est certainement inconscient du message qu’il conforte ainsi dans la pensée du public – souvent jeune et perméable aux discours séduisants des extrêmes. Toute la bêtise du spectacle est là. La caution « théâtre contemporain » ne protège pas de la stupidité.
Ce qui a fonctionné pour « Nouveau Roman » ne fonctionne pas pour la « Fin de l’histoire ». Les enjeux sont autres, moins propices à une certaine forme de déconnade. Et malgré une scénographie et une occupation de l’espace intéressantes, espérons que ce nouveau spectacle ne marque pas trop les consciences. Il illustre combien on peut rire de tout, mais à condition de montrer pourquoi.
« Fin de l’histoire » d’après Witold Gombrowicz. Mise en scène de Christophe Honoré, jusqu’au 28 novembre au Théâtre de la Colline, 15 rue Malte-Brun, 75020, Paris. Durée : 2h45. Plus d’informations et réservations sur www.colline.fr
Zingaro : Bartabas achève la bêtise
|
Lorsqu’on se rend au cirque Zingaro, l’aventure est totale, merveilleuse dès l’entrée dans le chapiteau de bois réservé à l’accueil. En hauteur, les souvenirs des spectacles qui ont fait la renommée de Bartabas. Des costumes et autres éléments de décors nous rappellent et nous transportent dans une épopée toujours en cours : celle du créateur du théâtre équestre et sa troupe, composée de chevaux et d’hommes.
La structure de « On achève bien les anges », spectacle créé aux Nuits de Fourvière 2015, reste celle du cirque : une alternance de numéros qui réserve chacun ses surprises. Beaucoup de chevaux, certes (jusqu’à 15 sur la piste), mais aussi des clowns, funambules et autres danseurs. L’esthétique générale, splendide, est dominée par des tons froids : noir et blanc en alternance. La lumière vient moduler les volumes et transforme le cercle central en trou noir, cimetière ou mer de nuages. Quelquefois, une touche de rouge marque un passage drôle ou sanglant.
Bartabas dépasse le simple choc esthétique. Le propos est fort et osé. Il s’attaque ici aux extrêmes religieux, quels qu’ils soient, avec violence. Il dérange, questionne, prend des risques sans tomber dans l’irrespect. A Zingaro, la beauté et l’autodérision soignent le monde.
Aussi, plus qu’un tourment visuel et cérébral, « On achève bien les anges » est un éloge à la lenteur. Le spectateur, par le temps nécessaire pour s’installer, le temps des numéros, le rythme des musiques et le développement des images est une invitation à vibrer sur un autre rythme, à contempler et penser le monde qui nous entoure. Le public n’est plus dans une simple relation de plaisir entre le spectacle et son désir, il doit apprendre à suivre la temporalité qui relie le cheval à celui qui le dresse.
Combinant ces merveilles à un propos limpide, Bartabas fait de ce théâtre sans parole un moment où la bêtise reste suspendue et où le cerveau respire. Une rencontre au sommet entre la beauté et l’intelligence.
« On achève bien les anges », un spectacle du Cirque Zingaro. Mise en scène, Bartabas, actuellement au Fort d’Aubervilliers, 93300, Aubervilliers. Durée : 2h. Plus d’informations et réservations sur bartabas.fr/
« Home », asile de dingues sans un fou
|
La scène du théâtre de l’Œuvre est transformée en coin de paradis au milieu d’une jungle de béton : deux chaises et une table attendent les promeneurs. Rapidement, on se rend compte que nous sommes installés au milieu d’un asile et que certains « cinglés » viennent s’y retrouver au hasard de leurs délires. Des échanges, des relations se nouent ici, des instants qui n’ont pas de prise dans l’âme des pensionnaires : ils passent par là pour se créer quelques minutes de normalité : amour, bavardages et observation de la météo sont au programme.
Cette situation pourrait être propice à une heure de poésie rêveuse et décalée. Mais la pièce est si mauvaise que le public se retrouve propulsé dans un bain d’ennui mortel, au milieu de tarés dont la folie est absente. On est prisonnier, d’abord d’une conversation qui pourrait être celle de deux chômeurs dépressifs (Harry et Jack) qui n’attendent plus rien de la vie. Ils essayent de s’amuser à être quelqu’un et s’échangent – pendant la moitié de la pièce – des banalités consternantes qui aussitôt écoutées, sont illico oubliées. Ils seront rejoints par Kathleen et Marjorie. Les jeux de séduction et d’amour auxquels s’adonnent les personnages sont du niveau de ceux auxquels joueraient, la nuit, des jeunes à l’arrêt de bus de leur village paumé : dans le but de tromper l’ennui sans jamais y parvenir.
La pièce de David Storey est répétitive, linéaire, sans surprise… Le portrait d’un asile sans délire. Les acteurs font ce qu’ils peuvent, jouent des personnages vides, quand ils n’essayent pas de mimer la folie qui devrait les habiter. On pense à Carole Bouquet, d’une étonnante vulgarité, riant comme une pie crierait pour chercher l’amour dès que Pierre Palmade ouvre la bouche. Et ne parlons pas d’Alfred (Vincent Dediard), monsieur muscles dont l’auteur aurait pu nous faire grâce tant sa présence n’apporte même pas un peu de poésie…
Ce « Home » est une parodie de création absurde. La pièce vaccinerait n’importe quel spectateur, qui n’a pas l’habitude d’aller au théâtre, de l’envie d’y retourner. En sortant, on s’interroge : comment une affiche si prometteuse peut produire un résultat si médiocre.
« Home » de David Storey. Mise en scène de Gérard Desarthe, actuellement au Théâtre de l’Oeuvre, 55 rue de Clichy, 75009, Paris. Durée : 1h30. Plus d’informations et réservations sur theatredeloeuvre.fr