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Duris, Foïs, Ulliel et Demoustier hantent le Rond-Point

Copyright : Giovanni Cittadini Cesi.

« Démons » tente de montrer la déchéance amoureuse de Frank et Katarina. Un verre de whisky traîne près du lit au réveil, et tous deux fument sans cesse. Ensemble pour mourir ? Se séparer ? Ou bien continuer dans l’oppression vers plus de déchéance ? Arrivés dans une situation où tout ce qui est l’autre dérange, l’impossibilité de quitter cet autre semble se dresser comme un mur infranchissable entre deux vies possibles. Un lien cruel qui entretient cependant l’amour, alors que faire ?

Ce couple a besoin qu’il se passe quelque chose, trouver un substitut afin d’oublier cette misère affective. S’aimer au dépend d’autres ? Pourquoi ne pas diriger toutes les pulsions sadiques qui les animent vers les voisins du dessous. Inviter ces innocents, les humilier pour finalement s’aimer de nouveau. Cette rencontre, faussement impromptue, créée une situation étrange, quelques mots choquants sont échangés et, tour à tour, Katarina et Frank tentent de se faire le voisin, où la voisine, tout dépend…

Peut-être, les coupes dans le texte sont trop importantes. Cette longue pièce est ici réduite à moins de deux heures, avec de nombreux passages de mise en scène pure. Marcial Di Fonzo Bo nous prive ainsi de l’aspect lancinant du texte, faisant de cette situation de sadisme salace où les démons pourraient surgir, une bête orgie foireuse d’où personne ne sort transformé. On ne sent que l’amorce du découpage incisif que Noren fait du couple bourgeois moderne, la répétition, un aspect pasolinien tout juste effleuré. Car la situation est banale, elle pourrait tenir en une phrase, tout l’intérêt est l’analyse de la relation entre les personnages.

Copyright : Giovanni Cittadini Cesi
Copyright : Giovanni Cittadini Cesi

Des personnages incarnés par des acteurs de cinéma : Romain Duris et Marina Foïs – que l’on entend bien au théâtre, remarquons-le ! – dans le rôle du couple invitant Anaïs Demoustier et Gaspard Ulliel : Jenna et Tomas. Duris est cavalier un peu (trop) classe pour le rôle. Très charismatique, il manque néanmoins de noirceur. Ses Démons sont invisibles. Pourtant, il sait jouer des personnages complexes – au cinéma du moins, dans De Battre mon cœur s’est arrêté. Demoustier est gauche et manque d’élégance, comme le rôle lui demande de l’être et Ulliel, s’il nous surprend d’abord lors de son entrée sur scène, en jouant un personnage à contre emploi de sa carrière de mannequin, nous ramène vite à la réalité par son manque de nuance.

Soulignons néanmoins que, dans la mise en scène de Di Fonzo Bo, les deux mondes qui s’affrontent sont bien marqués. L’élégance ostentatoire des premiers contraste fortement avec ce couple de jeunes parents qui prend les premiers vêtements de la pile pour s’habiller le matin. Quand ça pète entre les pauvres – parce que chez Jenna et Tomas tout n’est pas rose non plus – les riches se délectent.

Malheureusement, d’une telle situation se dégage trop peu de tension et fait alterner quelques belles scènes et temps d’ennui. La disparité du niveau de jeu entre les acteurs achève ce tableau qui manque, malgré la perspective offerte par la scénographie, sincèrement de profondeur.

« Démons » de Lars Noren. Mise en scène de Marcial Di Fonzo Bo, jusqu’au 11 octobre au Théâtre du Rond-Point, 2bis avenue Franklin Roosevelt, 75008, Paris. Durée : 1h50. Plus d’informations et réservations sur theatredurondpoint.fr.




« Frangins » : trop fait, plus à faire

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Dans le principe, les « Frangins » du Lucernaire ont tout pour plaire. Un propos amusant et un casting intéressant qui voit le retour de Philippe Duquesne sur les planches quittées depuis 2012. Mais dès la première réplique, il y a quelque chose qui cloche.

Est-ce le décor si réaliste ? Des murs verts que l’on vient de dépouiller, à l’exception de quelques meubles : une commode en bois laqué, une gazinière et une table. En somme, une scénographie que l’on dirait sortie d’un café théâtre des années quatre-vingts. Chaque accessoire semble destiné à un gag ou une réplique potache – ce qui arrivera inévitablement.

Est-ce le jeu des acteurs qui nous dérange ? Si Philippe Duquesne est à peu prêt crédible dans le rôle du petit frère qui a réussi, Jean-Pierre Léonardini, taulard en permission, s’illustre ici aussi peu crédible qu’il est – dans la vie de tous les jours – un critique dramatique digne d’admiration. Le jeu est forcé, attendu et sans aucun naturel, sauf dans les moments de silence. Il semble jouer la réaction aux répliques de ses « Frangins » comme un enfant qui débute sur une scène. Le personnage amusant de Gaby, joué par une Viviane Théophilidès radieuse, ne rattrape pas la médiocrité de l’ensemble.

Et le texte ? Plat comme une feuille de papier, sans aucun fond, plein d’incohérences. La plus évidente : Philippe Duquesne, qui est censé être un magicien reconnu, fait des tours de magie grossiers devant ses frères. Il joue le rôle d’un personnage célèbre, mais « à la Duquesne », c’est-à-dire comme un type normal un peu dépassé par sa vie : on n’y croit pas une seconde. Pas plus que Léonardini dans le rôle du braqueur de banque au cœur d’artichaut. On finit par se dire que ce n’est même pas vraiment une comédie : sans fil conducteur, Jean-Paul Wenzel – qui joue aussi l’un des « Frangins » – a voulu enchaîner gags à tout prix, idées esquissées et inachevées avant de terminer sur une scène ridicule que rien ne motive clairement dans l’histoire. Le rythme est donné tout le long par le respirateur artificiel de la mère mourante.

C’est cet ensemble qui fait des « Frangins » une mauvaise expérience où le temps semble s’arrêter, à l’image de cette horloge bloquée sur scène, qui orne le dessus d’une porte que l’on rêverait de prendre.

« Frangins » de Jean-Paul Wenzel. Mise en scène de Lou Wenzel, jusqu’au 11 octobre au Théâtre du Lucernaire, 53 rue Notre Dame des Champs, 75006, Paris. Durée : 1h20. Plus d’informations et réservations sur www.lucernaire.fr.




« Les Géants de la Montagne » descendent sur La Colline

Copyright : Elisabeth Carecchio.
Copyright : Elisabeth Carecchio.

La rentrée de cette saison prometteuse, à La Colline, se fait en compagnie de Luigi Pirandello et Stéphane Braunschweig, avec la nouvelle création des Géants de la Montagne. Un peu comme en 2012, où le même tandem (à demi-posthume) auteur-metteur en scène donnait naissance à Six personnages en quête d’auteur. Dans ce texte encore, des thèmes chers à Pirandello : le théâtre qui se questionne sur lui-même comme le reflet du monde au travers duquel il est composé. Dans le contexte pirandellien : en plein fascisme mussolinien.

Les Poissards habitent une villa mystérieuse, habillés de fripes trouvées au grenier et vivant des économies de trois décennies d’aumône de l’un d’entre eux. Pauvres, mais libres, ils partagent (physiquement !) les mêmes rêves et cohabitent avec les esprits. Ensemble, ils composent un groupe de survivants au monde sauvage qui les a rendu fous et contre lequel ils luttent. La Compagnie de la Comtesse, des comédiens (sans doute comme Les Poissards) errent à travers le territoire, maudits de vouloir jouer la pièce d’un auteur suicidé. Un soir, ils se retrouvent dans la villa mystérieuse. La rencontre entre les deux troupes vire à la confrontation, débat autour de leur art et de leur devenir artistique.

Copyright : Elisabeth Carecchio.
Copyright : Elisabeth Carecchio.

La Compagnie incarne le regard adulte prisonnier du modèle imposé par l’extérieur, refusant de croire à l’incroyable. Les Poissards sont des enfants mûrs, dirigés par un Peter-Pan-Cotrone (Claude Duparfait), qui ont décidé de tout faire pour vivre dans le monde qu’ils jugeraient bon pour eux, acceptant que tout est possible. Ces derniers aideront les premiers à mener leur projet à bien.

Comme à son habitude, Braunschweig lie mise en scène et décor – ici, une sorte de théâtre miniature aux rideaux clos, devenant lieu indéterminé ouvert aux rêves après une rotation. Souvent, on est perdu dans une sorte de fouillis artistique – entraîné probablement par un texte demeuré inachevé. L’ensemble manque d’une direction claire, de dynamisme et les acteurs bénéficient sans doute de trop de liberté. A cette confusion générale s’ajoutent des questions – pourquoi l’un des rôles secondaires n’est-il pas traduit ? Les Géants de la Montagne, déjà peu narrative, devient ici une pièce difficile, habitée d’une introspection métaphysique intense. Cependant, deux acteurs se démarquent : Claude Duparfait incarne un grand rôle, Cotrone, avec justesse et ironie. La Comtesse, Dominique Reymond, est brûlante de tristesse à vouloir à tout prix rendre hommage à son idéal disparu.

Bringuebalés entre ennui et grandeur poétique, c’est finalement un manifeste – brouillon certes – pour une écoute accrue du monde qui nous entoure que signe Stéphane Braunschweig. Un entrainement à « être détaché de tout, jusqu’à la démence », comme le dit Cotrone, alter-ego de l’auteur et porteur du message essentiel de la pièce : résister à la barbarie par davantage de liberté.

« Les Géants de la montagne » de Luigi Pirandello. Mise en scène de Stéphane Braunschweig, actuellement au Théâtre de la Colline, 15 rue Malte-Brun, 75020, Paris. Durée : 1h50. Plus d’informations et réservations sur www.colline.fr.




Avignon 2015 – Richard, ton univers impitoyable

Copyright : Christophe Raynaud De Lage
Copyright : Christophe Raynaud De Lage

La pièce historique de Shakespeare nous guide dans le sillage de l’ascension au pouvoir du futur Richard III (Lars Eidinger). Ce fils du duc d’York, frère de Clarence et d’Edouard, sera le meurtrier indirect de toute sa famille pour assouvir sa soif de conquête. Richard est bossu, difforme des pieds à la tête, mais Dieu l’a fait charismatique et doué pour manipuler ses semblables. Dans des apartés nombreux, il établit avec la complicité du public un plan machiavélique pour arriver à ses fins.

Dans un décor baroque-industriel, Thomas Ostermeier place les acteurs de son Richard III très proche du public. Dans cette proximité ainsi créée, l’ambiance de groupe éclate, entre rock and roll et instants trash, les têtes tombent et la batterie fait vibrer les murs du théâtre. Tout cela est agrémenté de jets nombreux de confettis et autres serpentins, qui eux-mêmes semblent obéir à la baguette du maître de la Schaubühne.

Le dispositif et l’histoire complexe ne nous font perdre d’horizon à aucun moment que le théâtre d’Ostermeier est un théâtre d’acteurs. Tous jouent « vrai » et juste. Aucun personnage n’est indéfini, chaque caractère est unique et particulièrement humain. Lars Eidinger, dans le rôle principal, est un génie. Ses fins pour maintenir le public sous son emprise se révèleront plus payantes que celles pour se hisser sous la couronne d’Angleterre. Les références manipulatoires à la culture populaires achèvent de bâtir ce personnage hors norme : face à la difformité de Richard, on pensera au Keyser Söze interprété par Kevin Spacey, dans Usual Suspects. Lors des funérailles d’Edouard, on entend quelques notes des Funeral of Queen Mary de Purcell, popularisées par le film Orange Mécanique de Stanley Kubrick, où un autre héros maîtrise et dirige sa folie pour assouvir ses désirs les plus vils.

« Richard III », de William Shakespeare. Mise en scène de Thomas Ostermeier, jusqu’au 18 juillet à l’Opéra Grand Avignon (Festival d’Avignon), puis en tournée durant la saison 2016-2017. Durée : 2h40. Plus d’informations et réservations sur www.festival-avignon.com.




Avignon 2015 – « Andreas », entre justesse et décalage

Copyright : Christophe Raynaud de Lage
Copyright : Christophe Raynaud de Lage

De la première partie du « Chemin de Damas », Jonathan Châtel créé « Andreas ». Une histoire sordide qui baigne entre rêve et mystère. Le public suit L’Inconnu (Thierry Raynaud), sur le chemin d’une rédemption, nécessaire pour se libérer d’un pêcher supposé originel.

A un carrefour, partout et nul part, L’Inconnu attend le bonheur dans les bras de La Dame (Nathalie Richard). Depuis la publication de son dernier livre – il est écrivain – sa femme et sa fille l’ont quitté. Lui, reste prisonnier des mots. La Dame le guide vers lui-même et pour cela, elle se laisse sculpter à l’image de L’Inconnu en acceptant le nom d’Eve.

Durant son parcours, le héros fera plusieurs rencontre, la plus brève et la plus marquante est celle avec un mendiant mystique qui pourrait être son double. Celui-ci, désormais amnésique, a oublié en route tout ce qu’il a pu désirer à un moment ou un autre de sa vie. Et L’Inconnu, à quel moment s’est-il écarté du chemin de son désir de vivre ? A force de questionnements externes, L’Inconnu devient celui qu’il est, Andreas, un nom qu’il avait quitté quand il avait, malgré lui, anéanti une vie.

Un texte, parfois un peu verbeux, laisse apparaître quelques belles fulgurances, notamment par la bouche des rencontres masculines du héros – toutes jouées par Pierre Baux. On y entend la beauté de la mort, le deuil et le dépassement, l’amour et l’oubli, la solitude et l’être seul. Avec cette visitation aérienne du mythe de l’artiste maudit, Jonathan Châtel, plus que l’artiste, interroge le public en le mettant face à la chute de ses idéaux.

Copyright : Christophe Raynaud de Lage
Copyright : Christophe Raynaud de Lage

La mise en scène est épurée, agréablement flottante, dans une scénographie très neutre et abstraite. Quelques très belles images sont construites dans les moments où la musique futuriste prend le pas sur la parole. Le véritable travail s’est concentré sur les acteurs.

C’est aussi le bémol de la pièce. Le rôle principal est incarné par un Thierry Raynaud trop en décalage avec les mots. Perdu sur les sentiers qui le conduisent en lui, il prend les manières d’un parisien lambda aux airs de Frédéric Beigbeder : quadra branchouille, insolent et je-m’en-foutiste. Ce comportement est assaisonné d’un tic de langage qui peut s’avérer gâcher les mots : Thierry Raynaud ajoute la syllabe « eu » à chaque fin de phrase…

Les autres acteurs achèvent néanmoins de rendre la pièce splendide. Nathalie Richard est fascinée quand elle joue la Dame, exigeante et froide quand elle est La Mère. Pierre Baux et Pauline Acquart sont, eux, à l’image du monde qu’ils racontent : captivants de justesse.

« Andreas », d’après « Les Chemins de Damas » d’August Strindberg. Mise en scène de Jonathan Châtel, jusqu’au 11 juillet au Cloître des Célestins (Festival d’Avignon), puis en tournée durant la saison 2015-2016. Durée : 1h40. Plus d’informations et réservations sur www.festival-avignon.com.




Avignon 2015 – Un « Roi Lear » à demi-fou

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Copyright : Christophe Raynaud de Lage

Sur l’immense plateau de bois, Edmond (Nâzim Boudjenah) tourne en moto autour de Cordélia (Laura Ruiz Tamayo), petite ballerine qui semble tout droit sortie d’une boîte à musique. Ainsi, par cette image, Olivier Py inscrit dès les premières secondes sa mise en scène, comme un espace où se mêlent les contrastes. Des contrastes qui s’avèrent en fait, refléter du non-choix, d’un clair parti-pris.

La dualité est la source même de l’histoire où deux intrigues se mêlent l’une et l’autre. Le roi Lear (Philippe Girard) décide de se séparer de ses biens avant sa mort ; il les partage entre ses filles lors qu’un concours d’éloquence. Mais le père connaît une immense déception lorsque sa préférée, Cordélia, garde le silence dans le temps de son discours. Un silence censé refléter la vérité, s’opposant aux discours faux et intéressés de ses deux sœurs. Lear explose alors de colère et la petite Cordélia devient une sorte de Cendrillon, reniée par sa famille, moquée par ses sœurs. Elle est finalement contrainte à l’exil. Les richesses paternelles partagées, les deux aînées s’empresseront de chasser le père qui en deviendra fou.

En parallèle, Edgar (Matthieu Dessertine) et Edmond établissent la nécessité de tuer leur propre père, Gloucester (Jean-Marie Winling), pour s’emparer de ses biens. Ces rois qui perdent le pouvoir ne sont plus en capacité d’exiger quoi que ce soit et sombrent peu à peu dans la folie.

D’un côté, Py donne à son « Roi Lear » un aspect très intellectuel avec un parti-pris allégorique fort dans le silence de Cordélia. Le théâtre étant le reflet du monde, on relie cet acte à l’Occident qui n’agit plus pour tenter de le changer. Une phrase du texte, placardée avec d’immenses néons sur le mur du Palais des Papes indique : « Ton silence est une machine de guerre ». Un autre mot-néon occupe une place importante dans la scénographie : « Rien », à l’image de l’action de ceux qui peuvent agir pour rendre le monde plus juste et qui détournent le regard.

De l’autre, Py s’essaye au Grand-Guignol. On lit des inspirations de Vincent Macaigne, Thomas Jolly, eux aussi ayant proposé une lecture très moderne – et ô combien réussie – de l’œuvre de Shakespeare. Malheureusement, arracher les yeux de Gloucester à la petite cuillère pour faire gicler le sang, jeter des sceaux de matière fécale et utiliser un tuyau pour transformer le plateau en des champs de boue, ne suffisent pas à inscrire ce spectacle au même niveau de réussite que ces lectures violentes et modernes d’autres drames shakespeariens. En voyant deux hommes nus se rouler dans la fange accompagnés d’un pianiste sur scène, on voit aussi l’esthétique de (la) merde de Rodrigo Garcia : vulgaire et dépassée…

Copyright : Christophe Raynaud de Lage
Copyright : Christophe Raynaud de Lage

Néanmoins, quelques très belles images apparaissent de temps à autre. On pense notamment au roi Lear, trahi, évoluant au milieu d’une arène dont ses mauvaises filles et leurs maris sont les spectateurs hilares. Mais aussi au moment du coup d’état conduit par Edmond et son armée qui, ici, prend l’apparence d’un groupe de terroristes cagoulés munis de kalachnikovs.

Olivier Py est ainsi victime, de ne pas vouloir prendre une seule direction et de la suivre. Ce Roi Lear n’est ni vraiment drôle, ni tout à fait dramatique. Il est donc finalement assez tiède, et la progression de la folie du roi est bien sage. A trop tenter de la montrer, celle-ci ne prend pas corps et le public reste à l’écart.

Vouloir à la fois jouer sur la grandiloquence des acteurs et les effets visuels achèvent de nous perdre. Lorsque des moments d’action se créent, ils s’estompent vite pour retomber sur le jeu – mitigé – des acteurs. Cela donne lieu à des instants très dynamiques, mais qui se terminent avec des morts à la Marion Cotillard dans « The Dark Knight Rise ».

Enfin, la division s’opère sur la traduction de Py lui-même qui, pourtant, ajoute un intérêt nouveau au texte. Certains y entendent de la vulgarité, quand d’autres y entendent une adaptation de Shakespeare au monde moderne : il est peu probable en effet, qu’il ait lui-même écrit « ouille, ouille, ouille, j’ai la nouille qui me chatouille » ou bien « le diable m’honore le cul », hurlé par un Edgar nu, au bord de la folie noire, et se tapant les fesses avec violence. Ces choix, il faut le souligner, ne trahissent pas forcément l’intention première de l’auteur qui jouait aussi et surtout devant la populace anglaise du début du XVIIe siècle. Des personnes qui n’étaient pas nécessairement rompues aux phrases soutenues.

Malgré le plaisir – amusé – que les initiés auront de voir Philippe Girard nu, le spectacle est long, pesant et finalement assez fade. Py réussit la prouesse de faire du roi Lear, une alternance de moments forts et d’ennuis pesants. Nous n’aurions jamais pensé écrire ça à propos d’Olivier Py il y a quelques jours, mais n’est pas Thomas Jolly ou Vincent Macaigne qui veut…

« Le Roi Lear » de William Shakespeare. Mise en scène d’Olivier Py, jusqu’au 13 juillet dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes (Festival d’Avignon), puis en tournée durant la saison 2015-2016. Durée : 2h40. Plus d’informations et réservations sur www.festival-avignon.com.




Les pauvres heures de Thibault et Mathilde

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Les Heures souterraines débutent tôt, le matin du 20 mai. Mathilde (Anne Loiret) est prise d’insomnie à cause de ses problèmes au travail. Thibault (Thierry Frémont) est médecin à domicile. Dans une chambre d’hôtel sur la côte où il a passé le week-end, il réfléchit à comment quitter Linda, jeune fille de 28 ans qui, à son grand désespoir, n’est visiblement pas amoureuse de lui. Une voyante a prédit à Mathilde que ce jour-là, il lui arrivera quelque chose de fort. Thibault reprend ses tournées, supportant de moins en moins la solitude dans laquelle baignent ses patients, probablement parce qu’elle est le miroir de la sienne.

La désespérance lie ces deux vies où « il faut que quelque chose se passe », pour trouver une raison de tenir debout. Chacun de leur côté, ils tentent de refaire le chemin qui les a mené dans cette situation banale. Une situation qui se répète depuis des centaines de jours, tous les mêmes. Ce 20 mai est la journée où Thibault et Mathilde réfléchissent sur la difficulté de supporter leur propre existence.

Le duo d’acteurs joue bien la détresse ordinaire, malgré une voix amplifiée au microphone qui n’est pas nécessaire dans la petite salle Réjane du Théâtre de Paris. Celui-ci installe une distance incompréhensible entre le public et les comédiens, il frotte contre les vêtements, créant de nombreux grésillements. La mise en scène d’Anne Kessler met en lumière les réflexions successives de cet homme et de cette femme dans un espace impersonnel qui peut être tantôt un restaurant japonais, bureau, chambre ou bien quai de métro. L’utilisation réaliste de la vidéo termine de peindre le décor de chaque scène. Des scènes qui comparent deux réalités communes, deux personnes qui se cherchent sans le savoir, une rencontre probable qui ne se fera jamais, ni en personne, ni en esprit.

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Mais pour le public, une question naît : va-t-on au théâtre pour voir sa propre vie sans aucune distance ou esprit critique ? La scénographie reprend les carreaux blancs d’une station de métro, les problèmes, les questions des personnages sont celles de tout un chacun. Les Heures souterraines représente le monde qui nous entoure, rien d’autre. On assiste à une tentative gentillette de la part de Mathilde et Thibault, de lutter contre une vie socialement acceptable sans pour autant brusquer le spectateur, telles des personnes qui se disent soucieuses de l’environnement et qui prennent leur voiture pour aller acheter du pain dans le quartier. Ici, Delphine Le Vigan montre ce que le public de théâtre à Paris peut vivre chaque jour et cela sans le moindre recul. On se surprend à imaginer que, si l’on invitait un ami cadre supérieur quadragénaire un peu dépressif à boire une bouteille de vin un soir, son discours serait peu ou prou celui que tiennent les personnages des Heures souterraines.

Le texte est narcissique, non pas qu’il raconte la vie de Delphine Le Vigan : comment le savoir ? Mais il est narcissique pour le public qui y assiste, pour celles et ceux qui vont se retrouver dans ces personnages et qui penseront que cela les aura fait réfléchir. Tous les gestes sont détaillés : la liste de courses, la réunion « planning », la rencontre dans un bar et les 4000 euros par mois. En somme, les détails de la vie les moins dignes d’intérêts sont étalés dans cette suite de monologues sans fond. Relevons néanmoins quelques moments de cynisme et de désabusement dans lequel sombrent les personnages : comme devant un téléfilm, on ne s’ennuie pas. On est malheureusement très loin du niveau d’une Annie Ernaux qui, pourtant, créé les mêmes sortes de personnages mais dotés d’une profondeur dramatique bien plus importante et donc universelle. Avec Les Heures souterraines, Delphine Le Vigan semble avoir trouvé et édité le journal intime d’une cadre de grande agence de communication, une pièce qui aurait pu tout aussi bien être composée d’un digest des meilleurs dossiers de Psychologie Magazine.

Cependant, l’histoire ne finit pas comme l’on pourrait s’y attendre. Les personnages ne transcendent pas cette fatalité dans laquelle ils s’enferment et ont conscience d’être enfermés. Leur vie se résume à leur travail, mais ils veulent s’en sortir, comment faire plus banal ? Oui, cela pourrait être nous. Mais après ?

« Les Heures Souterraines » de Delphine Le Vigan. Mise en scène d’Anne Kessler, actuellement au Théâtre de Paris, 15 rue Blanche, 75009, Paris. Durée : 1h20. Plus d’informations et réservations sur www.theatredeparis.com.




Bernarda Alba en sa sévère demeure

© Brigitte Enguérand, coll. Comédie-Française.
© Brigitte Enguérand, coll. Comédie-Française.

Bernarda Alba est vient de perdre son mari. Cette Calamity Jane espagnole de la vertu tiendra ses cinq filles d’une main de fer, comme elle l’a toujours fait. Pieuse à l’extrême, plus que Dieu, elle craint ce que pourraient cancaner les voisins. Afin de s’en prévenir, elle décrète que les 8 années de deuil se feront sans sortir de la maison, en compagnie de ses enfants.

Ainsi, Bernarda étouffe ses filles. Elle les maintient dans un monde d’une violence psychologique sclérosante. Mais bien vite, un homme bouleverse les plans de cet univers féminin à l’extrême, Pepe le Romano. Celui-ci désire épouser Angustias, la plus âgée des sœurs, car elle est aussi la plus riche. Mais c’est Adelia qui possède son cœur et, la nuit, quand Pepe a terminé de venir faire sa cour à Angustias, il emmène Adelia pour vivre un amour impossible. Martirio, la sœur cadette, découvre vite le manège. Celle qui est aussi éprise de Pepe le Romano conduira la benjamine à sa perte, entrainant le déshonneur sur la famille. Au grand dam de Bernarda Alba.

Au moyen de la danse, la metteur en scène Lilo Baur fait de la figure masculine un spectre corporel quasiment-muet. La distribution féminine souligne activement à la montée en puissance dramatique de l’histoire, comme dans tout univers fermé. Cécile Brune joue la matrone avec sévérité et intransigeance. Aussi, elle arbitre avec force la rivalité poignante entre Jennifer Decker et Adeline d’Hermy, pour qui l’amour avec Pepe est inenvisageable.

L’écriture de Federico Garcia Lorca, traduite par Fabrice Melquiot, mélange le langage populaire domestique et celui, plus soutenu, de ces filles cloîtrées en le rendant toujours très illustré. On pense à Pagnol et à Audiard pour les images et les métaphores.

La scénographie d’Andrew D. Edwards achève de magnifier ce spectacle. Un mur noir tressé sépare la scène de façon horizontale. Celui-ci coupe la famille du monde extérieur ; le public voit les scènes de rues ainsi voilées : procession, exécution ou fuite. L’ensemble contribue ainsi à créer des images dignes de maîtres hollandais. Le charme opère au moyen d’un mélange intense entre pureté et austérité des lignes.

Enfermés, dans un vase clos, s’opèrent alors une alchimie et une empathie importantes de la part du public, pour ces femmes qui veulent simplement vivre libres du joug qu’elles s’imposent à elles-mêmes. Un cri pour plus de liberté. Une réussite totale.

« La Maison de Bernarda Alba » de Federico Garcia Lorca. Mise en scène de Lilo Baur, en alternance jusqu’au 25 juillet à la Comédie-Française, salle Richelieu, place Colette, 75001 Paris. Durée : 1h30. Plus d’informations et réservations sur www.comedie-francaise.fr.




« Peau de vache » : loin du coup de génisse

Copyright : Dakota Langlois
Copyright : Dakota Langlois

Chaque lundi, jusqu’au mois d’août, le Théâtre des Déchargeurs accueille un spectacle à l’initiative louable : « Peau de Vache » de Céline Naissant. Ouvertement militante, celle-ci tente de conduire le public à une réflexion sur le traitement des animaux, notamment dans la grande distribution. Une partie des bénéfices de la musique du spectacle est d’ailleurs reversée à l’association éthique et animaux L214.

Malheureusement, la forme ne suit pas le fond.

Cinq vaches se rendent dans la salle d’attente d’un abattoir, pensant se rendre chez le médecin. Elles parlent de leurs vies comme des humaines : fausses couches, grossesses nerveuses et maltraitance de leurs hommes – les fermiers – qui décident tout pour elles. Lorsque l’une est emmenée, les autres cancanent comme des poules.

De cette idée amusante, qui pourrait faire une bonne improvisation dans un bar, naît une pièce interminable. Les mauvaises blagues attendues se succèdent : le mari de l’une – forcément un taureau – porte des cornes, une autre a été « marquée au fer rouge » par son ancienne relation ; tout cela parsemé d’un amalgame douteux entre « aux champs » et « Auchan ». Aussi, un jeu de mot incompréhensible autour de la marque Spanghero, ayant besoin d’être longuement expliqué, termine dans un grincement de dents du public.

Les vaches sont montrées comme des femmes grossières et médisantes (« tu attires les clients du Flunch, tu es buffet à volonté »), et si elle travaille à une prise en compte plus importante de la souffrance animale dans l’industrie alimentaire, la pièce ne participe pas à l’émancipation des femmes. La plus cultivée d’entre elle, montrée comme étant forcément la plus agaçante, se fait interrompre sans cesse par une autre au son d’un « tu nous fais chier », répété à plusieurs reprises.

Copyright : Dakota Langlois
Copyright : Dakota Langlois

La seule partie du texte qui défend lisiblement le propos désiré, intervient lorsque les vaches débattent autour de l’importance de la vie des mouches. Mais là encore, on a droit à tout un tas de clichés généralisant sur la défense animale qui étayent les débats de fin de banquets : « au Moyen Âge, on pensait que les femmes n’avaient pas d’âme » ou encore « jusqu’à Dolto, on considérait l’enfant comme un paquet de lessive » – ce qui est inexact. Ecouter Céline Naissant pousse autant à la réflexion qu’écouter Brigitte Bardot : seuls les convaincus sont prêchés.

Le manque de finesse de la mise en scène achève le tableau. Les actrices font ce qu’elles peuvent, victimes de tentatives peu claires mais insistantes, pour leur faire adopter un comportement bovin au moyen d’artifices vulgaires ou redondants – les besoins dans un coin de la scène ou des ruminements à intervalles régulier, sans oublier quelques pets bruyants. Ici, nul jeu d’acteur : on montre qu’on joue des vaches.

La partie la plus méritante est aussi la plus ratée. Les dernières minutes du spectacle laissent place à un vidéoclip musical d’une naïveté digne d’Enya : une chanteuse maquillée se fait la voix d’un veau qui ne veut pas finir à l’abattoir, après une vie misérable. Un langage fait de poncifs qui iraient tout aussi bien à la défense des tortues qu’à des SDF. Le tout accompagné par une sorte d’expression libre dansée par la dernière actrice-vache survivante. Tout cela est bien trop sage.

Ce qui aurait été acceptable comme un spectacle écrit par des élèves de troisième dans un atelier de sensibilisation à l’écriture dramatique, ne devrait pas être programmé aussi longtemps sur le plateau d’un théâtre un peu sérieux.

« Peau de vache » de Céline Naissant. Mise en scène de l’auteur, chaque lundi jusqu’au 3 août au Théâtre des Déchargeurs, 3 rue des Déchargeurs, 75001 Paris. Durée : 1h. Plus d’informations et réservations sur www.lesdechargeurs.fr.




Des corps déglingués, « Bistouri » et « Dans l’atelier »

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De passage à Paris, les marionnettes de Tof Théâtre se sont installées pour deux spectacles sans parole au Tarmac : « Bistouri » et « Dans l’atelier ».

Le premier se déroule dans une sorte de tente pour réfugiés transformée en ce qui ressemble autant à un bloc opératoire qu’à un vieux garage abandonné, tant le bric-à-brac entassé réduit l’espace. Le spectateur va suivre les déboires d’un chirurgien à l’air sévère, occupé à découper le corps d’un loup – qu’on apprendra être celui du « Petit chaperon rouge » – sans que l’on ne sache vraiment pourquoi. Muni d’une caméra, le médecin fou explore l’intérieur de son patient tout en l’anesthésiant régulièrement au maillet. Dans ce voyage au centre de l’artère, les surprises s’enchaînent, d’abord drôles, puis poétiques, quand le monde enfermé et vu à la caméra s’échappe de son réceptacle pour jouer à l’extérieur sous les yeux médusés du praticien.

Le chirurgien, manipulé par l’infirmier qui l’accompagne, nous fait penser à une sorte de Krank, de « La Dernière bande » de Beckett. Il opère à la perceuse en écoutant de vieilles cassettes dans ce foutoir impressionnant. L’utilisation ingénieuse de la vidéo est particulièrement remarquable, elle nous plonge à travers les yeux du héros. Le marionnettiste est rapidement oublié au profit du personnage central en papier mâché et de cette histoire inattendue.

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« Dans l’atelier », le second spectacle se déroule sur un établi. Quelques cartons et des morceaux de polystyrène composent le décors. Une marionnette sort de sa boîte, sans tête. Son défi consiste, avec l’aide de deux assistantes, à s’en fabriquer une. D’un morceau de mousse vont naître des visages, sur fond de la chanson toute désignée de Christophe (« Les Marionnettes »). Drôle et absurde, le petit héros va se retrouver tel Frankenstein, à perdre le contrôle de sa créature-tête… La gentille entité est renversée par la deuxième, plus grosse, plus imposante, qui d’un pinceau se fait une moustache hitlérienne et pisse ensuite sur le public. Heureusement, la méchante finira par perdre face aux assistantes paniquées, mais courageuses. Ici aussi, la virtuosité de la manipulation permet au public de se plonger dans un monde à part.

Destinés à un jeune public, les deux spectacles, à travers des corps fabriqués, questionnent la représentation et l’intériorité – physique ou mentale – de l’humain. Et peut-être, indirectement, le rapport que chacun entretient avec lui-même ? Avec ou sans question, le résultat est passionnant.

« Bistouri » et « Dans l’atelier » d’Alain Moreau, jusqu’au 18 avril au Tarmac, 159 avenue Gambetta, 75020 Paris. En tournée : 13-16 mai à La Réunion (Leu Tempo Festival), 19-24 mai à Bruxelles (Théâtre National, Bruxelles), 31 mai à Saverne, 3 juin au musée Picasso (Paris), 10-12 juin à la Maison des Arts Thonon-Evian. Durée : 1h. Plus d’informations et réservations sur www.letarmac.fr




Etrange plus qu’inquiétant ou brutal

« Oh putain ! » Eirik (Daniel Delabesse) et Berg (Laurent Sauvage) viennent de découvrir leur père décédé dans son fauteuil. Désemparés, les deux frères sont honteux de n’avoir pas été auprès de lui pour son dernier souffle. Pris dans la panique, ils errent dans l’appartement du défunt et tombent sur divers indices qui, rassemblés, dessinent un homme différent de celui qu’ils connaissaient : poète notoire atteint du syndrome de Diogène.

Par cette situation coquasse, « Les inquiets et les brutes » commence fort dans l’humour absurde. On s’amuse des règlements de comptes familiaux que Eirik fait à Berg, lui-même plutôt détendu mais apeuré. De piques légères, on dérape peu à peu dans une violence affective dans laquelle le premier plonge le second. Berg est l’inquiet et Eirik la brute. Mais au fil de la pièce, les rôles auront tendance à s’inverser…

Car derrière l’aspect un peu café-théâtre, la situation devient de plus en plus étrange dans son développement. Derrière ces répliques cinglantes se dessinent les questionnements que chacun peut avoir face à ses morts, le premier deuil ou plus en amont : comment s’occuper de nos vieux ? La pièce nous montre la confrontation de deux êtres que la vie a façonnés de manières opposées, et qui se retrouvent dans une situation similaire à laquelle ils réagissent donc différemment. Le huis clos est propice aux confidences et au repli sur soi. Sans cesse, ils disent qu’il faudrait « appeler quelqu’un » mais lorsque la sonnette retentit, ils ne veulent pas ouvrir.

Cependant, et ce malgré la mise en scène pleine de bonne volonté d’Olivier Martinaud, le texte sonne finalement assez creux. Aussi, face à un Daniel Delabesse puissant, Laurent Sauvage manque de profondeur et de naturel dans son jeu – il garde toujours la même posture et la même intention alors même qu’il s’empare du rôle de bourreau. « Les inquiets et les brutes » n’est donc ni une bonne comédie, ni un bon drame, pas même un texte poétique. Le passage d’émotion est raté et la promesse de découverte d’un jeune auteur de théâtre allemand, Nis-Momme Stockmann, est loin d’être une révélation.

« Les Inquiets et les brutes » de Nis-Momme Stockmann. Mise en scène d’Olivier Martinaud, jusqu’au 16 mai au Lucernaire, 53 Rue Notre-Dame des Champs, 75006 Paris. Durée : 1h20 minutes. Plus d’informations et réservations sur www.lucernaire.fr.




Un plaisir tout en désuetude

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La première minute est effrayante : au lever de rideau, on est plongé dans les tréfonds immémoriaux que représentent pour nous le milieu du XXe siècle : musique, décors en carton, paroles frivoles, difficile de faire plus désuet. Puis, dès la deuxième minute on est conquis : tout n’est en fait qu’humour et le côté vieillot complètement assumé ajoute une touche extrêmement drôle à un spectacle qui l’est déjà beaucoup.


C’est l’histoire de deux frères et une sœur de la campagne qui montent à Paris afin de trouver un parti. Pour cela, ils se rendent à ce qu’ils pensent être l’agence matrimoniale. Par un quiproquo, ils se retrouvent embauchés comme domestiques chez un riche docteur de la ville, pensant que ce dernier, sa fiancée et sa sœur sont leurs futurs époux.


Ce revival est orchestrée avec rythme, les acteurs sont mis en scène de façon élégante et dynamique, chacun doté d’une personnalité est d’une voix particulière ce les rend d’autant plus intéressant à voir comme à écouter. On observera particulièrement la sœur venue de Loche qui campe une provinciale illuminée d’un grotesque totalement assumé : c’est irrésistible, sans oublier le personnage de la maîtresse, extrêmement coloré qui ajoute parfaitement le piment nécessaire à cette comédie bourgeoise.


Ce spectacle musical sans prétention est une adaptation, mais qu’on se rassure : la construction et l’humour caractéristique de l’auteur sont respecté, et comme dirait une dame (d’un âge respectable!) du public un soir de générale : « Feydeau aurait adoré ».


Pratique : « Les fiancés de Loches », actuellement au théâtre du Palais-Royal (1e arrondissement). Horaires et réservations sur http://theatrepalaisroyal.com et par téléphone au 01 42 97 40 00. – Reprise pour l’été 2015, du mois de juin au mois d’août




« 20 Novembre », compte-à-rebours macabre

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Le 20 novembre 2006, après plusieurs années de préparation, Sebastian Bosse se rend dans son lycée et tire sur des personnes au hasard. Le jeune homme sera le seul à mourir. Avant de passer à l’acte, ce dernier aura pris soin de diffuser des vidéos ainsi que son journal intime sur internet. De la production mentale de Bosse, Lars Norèn a créé un monologue sobrement intitulé « 20 Novembre », mis en scène au Studio-Théâtre d’Alfortville par Alexandre Zeff.

Le spectateur est plongé dans un dispositif angoissant : lumière basse et bande son sourde à laquelle se mêle la voix amplifiée de l’actrice. Elle distille un discours sombre en mots comme en images. Sur scène, une étendue d’eau dans un bassin rouge. A plusieurs reprises, Sebastian Bosse joue avec cette flaque de sang pendant qu’il prépare le massacre à venir.

Brusquement, la salle s’éclaire. Bosse quitte la scène pour rejoindre le public dans un jeu désincarné et totalement naturel (formidable Camille de Sablet !), libérant de la camisole lancinante le public maintenu obsédé. En cet instant, Sebastian nous interroge alors sur nos propres contradictions, tente de nous convertir à son fatalisme sordide, à son regard sur un monde jugé ignoble. Nous sommes pris à parti, impliqués dans son projet ; mais comment pourrions-nous agir ?

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« 20 Novembre » évoque la haine qui conduit à mettre son intelligence au service d’un projet meurtrier et amoral puisqu’il conduit au désir de tuer des innocents, devenus symboles de ceux que hait le héros. Pourquoi les déteste-t-il ? Pour les brimades et les violences incessantes qu’il a vécues en milieu scolaire depuis son enfance. Traumatisme contre traumatisme : tuer pour laver l’affront, une décision prise au comble du désespoir. Plus profondément dans son discours paranoïaque, le personnage s’insurge contre la « normalité » – ce que la société attend que nous soyons – et dans laquelle il n’a jamais réussi à se fondre.

Le texte est court et puissant, dit en rafale comme les balles d’une mitraillette. Sebastian Bosse est un rebelle désillusionné, victime d’intenses harcèlements scolaires. Il est « le pauvre mec débile » dans la cour ou dans la classe, victime de toute la méchanceté de ses camarades. Cependant, à aucun moment nous ne pouvons ressentir de l’empathie ou de la compréhension vis-à-vis du personnage ; Norèn se contente d’exposer toute la folie qui conduit du désir de vengeance au passage à l’acte.

La salle sera de nouveau allumée avant le départ de l’assassin : « avant que je parte, quelqu’un veut dire quelque chose ? ». Personne ne répond, la porte claque. Aurions-nous pu éviter cela ?

Avec l’alternance entre distance et proximité, le spectateur est sans cesse bousculé par la mise en scène. Ainsi forcé de prendre conscience de cet éloge à la différence qui invite à vivre le ressenti de celui qui évolue à nos côtés, être l’autre. « 20 Novembre », par son mélange entre esthétique et pédagogie est un spectacle salutaire, qu’il serait sage d’utiliser comme un outil d’éducation auprès du plus grand nombre.

« 20 Novembre » de Lars Norèn. Mise en scène de Alexandre Zeff, jusqu’au 18 avril à au Théâtre-Studio d’Alfortville, 16 rue Marcelin Berthelot, 94140 Alfortville. Durée : 50 minutes. Plus d’informations et réservations sur www.theatre-studio.com.




« La Révolte » ou la vie

Depuis son XIXe siècle natal, « La Révolte » d’Auguste Villiers de l’Isle-Adam nous crie toute sa modernité flamboyante au visage, grâce à la mise en scène toute en tension de Marc Paquien. De prime abord, rédigée comme une critique de la bourgeoisie financière de son époque, la pièce s’avère représenter le sursaut de vie d’une épouse, portée par Anouk Grinberg, femme brillante et puissante.

© Pascal Victor-Artcomart
© Pascal Victor-Artcomart

Celle-ci a subit un mariage par contrat et se retrouve ainsi prisonnière, « mariée, mais pas unie à son époux ». Consciencieuse, elle est soumise à la tenue des comptes de l’affaire familiale 10 heures par jour. Elle prépare secrètement son échappée du « monde réel » dans lequel elle est enfermée depuis plus de quatre ans. Lors de la rupture, elle adopte l’attitude d’une employée qui quitte un patron abasourdi, en présentant les comptes faits et les affaires en ordre.

Le mari (Hervé Briaux) est l’archétype du bourgeois de la Troisième République, la face la plus sombre d’un personnage échappé d’un Feydeau. Il est dur, opportuniste et catégorique ; ne laissant aucune chance de s’exprimer à ceux qui l’entourent par ses discours d’intentions réactionnaires. Il est l’obscène que l’on aime haïr. Quand elle le quitte, hurlant qu’elle « veut vivre », le mari tombe des nues. Pour lui, c’est impossible, elle doit juste avoir une poussée d’hormones ! Il est alors une sorte de Jacques-Henri Jacquard face à Jacquouille la Fripouille dans « Les Visiteurs », mais nous sommes ici dans un drame : le départ de sa femme lui causera une attaque. Non pas parce que cela lui déchire le cœur, mais parce qu’il y a une faille dans le « monde réel » où il vivait jusque-là.

Les « braves gens » sont les principales victimes de cette satire. Ces bourgeois qui se cachent derrière de bons principes pour commettre des actes ignobles – ici, déloger une famille d’un appartement insalubre dans le but de gagner 3000 francs. Plus la pièce avance, plus la tension augmente. La relation entre les protagonistes est tendue et ironique. Il semble qu’un courant d’air pourrait venir briser cette mise en scène d’une grande finesse faisant ressortir parfaitement les enjeux entre les personnages. La femme revendique avoir « payé sa dette sociale » en restant avec son mari, travaillant pour lui et lui donnant une descendance. Maintenant, ça suffit. Plus qu’un couple qui se déchire ici, on est dans une confrontation entre réactionnaires et novateurs épris d’une liberté somme toute humaine. Elle veut casser le monde qu’elle connaît bien. Choquante, la pièce se termine dans un cynisme glaçant : une fois cet univers brisé, où aller ? A peine partie, la femme reviendra pour reprendre cette vie qui ne peut rien lui offrir d’autre. Fanée, c’est le « monde réel » qui l’a détruite, non sans avoir fait germer une profonde empathie envers ce personnage dans le cœur et les consciences des spectateurs.

Outre un propos prenant, le travail de Paquien est splendide et dans un temps juste, laissant aux silences la place qu’il faut pour s’exprimer – et cela peut durer plusieurs minutes. Dans ce décor minimaliste – un bureau et trois fauteuils devant un immense rideau – la lumière toute en clair-obscur et la musique sont des composantes capitales à la beauté des images. Dans « La Révolte », l’ambiance est sombre et angoissante comme une promenade à travers une vieille bâtisse bourgeoise dans laquelle on ressent le poids des siècles et des traditions sur ses épaules : comment en sortir ? La femme, n’y parvient pas. Au spectateur alors, d’imaginer des solutions pour les vies futures.

« La Révolte » d’Auguste Villiers de L’Isle Adam. Mise en scène de Marc Paquien, jusqu’au 25 avril à au théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis boulevard de La Chapelle, 75010 Paris. Durée : 1h20. Plus d’informations et réservations sur www.bouffesdunord.com.




La vie en noir ou blanc d’Hinkemann

Copyright : Elisabeth Carecchio
Copyright : Elisabeth Carecchio

Hinkemann est une pièce d’Ernst Toller aux forts accents autobiographiques. Comme lui, le héros incarné par Stanislas Nordey est mutilé de la Grande Guerre. « Elle a fait de moi son ennemi », écrira l’auteur. Hinkemann aussi ne supporte plus la vision de la souffrance, la torture est devenue pire qu’un meurtre. Chez lui, dans une sorte de masure, il a retrouvé sa femme qui doit désormais vivre avec un mari déprimé et estropié de son sexe. Si cette situation peut porter à sourire par son exagération dramatique, Christine Letailleur et les comédiens arrivent à poser une émotion juste pour capter le spectateur dans un drame saisissant.

Direct et franc, le texte de Toller est dénué d’allégories. L’homme est ici pris dans une vie sombre et désespérée. Avant que Primo Levi n’écrive qu’« il ne peut il y avoir de Dieu car il y a eu Auschwitz », le héros de Toller a perdu la foi à la vue des premières batailles mécaniques ; alors que sa femme, restée loin du front continue d’être une fervente croyante.

La pièce, écrite en captivité, est la démonstration d’une Allemagne immonde de l’entre-deux-guerres, prise entre ses bas instincts et la montée de l’antisémitisme. Hinkemann participe à des réunions de communistes, conscient que « l’usine avale la vie » et de la nécessité d’inventer une société nouvelle. Un pays où les travers de la bourgeoisie, symbolisée dans la pièce par le contrat qui lie Hinkemann à son forain de patron, seraient remis en cause.

Copyright : Elisabeth Carecchio
Copyright : Elisabeth Carecchio

Ce dernier a engagé le héros pour effectuer un travail qui est à l’exact opposé de ce que la guerre à fait de lui. Chaque soir, enfermé dans une cage, Hinkemann tue, avec ses dents, des petits animaux devant un parterre excité. En présence du forain, la scénographie noire laisse place au rouge du spectacle sanglant. Le saltimbanque incarne le capitalisme au paroxysme du cynisme : « ce que veut voir le peuple, c’est du sang », il qualifie la morale de « virus ». Ce Machiavel caricaturé est un violent contraste au personnage d’Hinkemann : il est tout ce que ce dernier déteste mais, dans cette Allemagne en proie au chômage, il dépend de lui pour pouvoir manger.

Stanislas Nordey, main en avant et par son goût du texte bien dit, transcende le personnage d’Hinkemann en un homme qui n’en est plus vraiment un. Il est spectral et angoissant par un jeu que certains qualifieront d’aride mais auquel nous préfèrerons le terme d’essentiel. Dans sa relation avec les autres personnages, notamment son ami Paul – jovial et on ne peut plus humain, la différence est frappante.

Que ce soit dans la rue, au cirque ou chez Hinkemann, la scénographie est la même. Christine Letailleur arrive à créer une ambiance incroyable, aussi sinistre qu’un parc d’attraction abandonné. Les scènes sont variées, lentes ou rapides, tristes ou cyniques… L’onirisme remplace l’onanisme devenu impossible. Ce monde glauque est magnifié par la splendide lumière de Stéphane Colin dont la création, à elle seule, mérite de se déplacer à La Colline. Composé de jeux d’ombres, de faibles clartés et de contrejours, l’éclairage participe activement à la composition de ce monde sinistre et esthétique.

Derrière cette pièce très intellectuelle, le débat d’idées pourrait parfois sembler peu évident. Mais il faut se laisser porter par le cours de l’histoire. « Hinkemann » semble nous dire, presque cent ans après son écriture : voilà le monde tel qu’il est, assumons-le ! Un exercice forcément difficile pour le spectateur, mais que la qualité du spectacle mérite amplement.

« Hinkemann » d’Ernst Toller. Mise en scène de Christine Letailleur, jusqu’au 19 avril à au théâtre de La Colline (Grande Salle), 15 rue Malte-Brun, 75020 Paris. Durée : 2h10. Plus d’informations et réservations sur www.colline.fr.