« Divorce au scalpel » : comment réussir sa séparation ?
|
« Divorce au scalpel » actuellement jouée au Grand Point Virgule et mise en scène par Jean-Philippe Azéma est une pièce piquante à l’humour décapant sur le divorce. Tout a lieu dans l’intérieur d’un appartement chaleureux partiellement meublé chez Ikéa, assez banal pour que le spectateur ne peine pas à s’y projeter. Orianne et Aurélien y coulaient des jours heureux jusqu’à ce que, jeunes divorcés, ils se retrouvent contraints d’y vivre et de partager un espace devenu trop étroit pour un couple prêt à se tuer à cause d’une cuvette de toilettes restée levée.
Tout commence alors que les divorcés parviennent tant bien que mal à cohabiter, jusqu’à ce que la belle-mère débarque avec l’idée de venir fêter avec eux leur anniversaire de mariage qu’eux-mêmes avaient oublié. En à peine quelques minutes, les situations folles s’enchainent. Au frigo cadenassé par Orianne étant la seule à ramener un salaire, s’ajoute la recherche des alliances balancées dans l’aquarium du poisson rouge pour faire croire à l’invitée surprise que le mariage tient toujours. Rapidement, l’appartement devient un champ de bataille où les divorcés finissent par ériger un mur improbable entre leurs deux parties arbitrairement choisies. Si Orianne gagne le canapé, Aurélien a la porte d’entrée et son droit de passage. Dans cet espace plein de surprises, le jeu des comédiens, souvent exagéré, notamment celui du psychologue d’Orianne sensé les aider avec qui elle a une relation, en dit pourtant beaucoup sur ce que vivent les divorcés forcés de se supporter le temps de retrouver un appartement et parfois, un travail. Avec un rythme fou malheureusement alourdi par une création sonore qui manque de finesse, les personnages se font des crasses, le résultat est jubilatoire. On regrette que certains traits de leurs personnalités aient été trop caricaturés ou que les costumes, comme ceux de l’ex-femme d’Aurélien, frôlent la vulgarité.
Bien écrit et dirigé, le spectacle aurait gagné à être épuré, moins parasité par des détails qui parfois couvrent un jeu malgré tout très maitrisé. Qu’à cela ne tienne, cette comédie incisive sur le couple et le divorce promet sinon des conseils pour réussir sa séparation, au moins d’être un exemple de ce que se séparer peut avoir de plus délirant dans la vie quotidienne.
« Divorce au scalpel », de Frédérique Fall et Alain Etévé, mise en scène de Jean-Philippe Azéma, actuellement au Grand Point Virgule, 8bis, rue de l’Arrivée, 75015 Paris. Durée : 1h20. Plus d’informations et réservations sur www.legrandpointvirgule.com
« Les Trois Soeurs » : Moscou, mon amour
|
« Les Trois Sœurs » est l’avant dernière pièce de Tchekhov, écrite en 1900, elle fait partie de ces textes paraissant toujours plus actuels, en résonance folle avec le temps présent. Dans cette pièce admirablement mise en scène par Victoria Sitjà sur le temps, l’amour et l’ennui – en somme la vie – Olga, Macha et Irina se retrouvent avec leur frère Andreï un an après la mort du Père, pour fêter l’anniversaire d’Irina. Fin du deuil, début d’une nouvelle vie ? Elles rêvent toutes de quitter leur demeure provinciale russe pour aller à Moscou, cet ailleurs, ce nulle part : l’autre nom du désir.
Dans un décor relativement dépouillé bien qu’extrêmement évocateur, les treize comédiens ont été dirigés avec dynamisme et une finesse appréciable. C’est autour de trois pans de tissu blanc que les éléments de décor ont été pensés, permettant d’incroyables tableaux vivants sublimés par la lumière et les ombres de ces vies que le théâtre perpétue. En fond de scène, une grande table sert de lieu d’échanges ininterrompus. Face au public, deux malles disposées sur un sol parsemé de livres interpellent par leur teneur symbolique. Posées de part et d’autre de la scène, du début à la fin, les personnages s’y attardent, les trois sœurs s’y asseyent pour fantasmer leur départ. Comme fatalement assises sur leur vie engluée là, dans ce présent qui retient, les remplissant de ces regrets qui alourdissent l’existence. Fuir vers Moscou devient alors le fantasme d’une vie vécue sans les détails, une vie faite d’amours transcendant le présent où l’attente n’existerait plus.
Dans cet espace émerge un jeu d’acteur d’une humanité bouleversante que la création sonore ponctue sobrement. Souvent accompagnés de musiques traditionnelles russes, les comédiens, vêtus tantôt comme au début du XXe, tantôt comme de nos jours, évoluent dans un présent trouble. Dans cet écrin sonore et habillé qui ancre la pièce dans un passé révolu, les personnages viennent pourtant heurter notre présent, celui des émotions d’aujourd’hui et de cette humanité qui ne change pas. Circulant au milieu du public, ils font tomber les frontières temporelles pour un résultat saisissant. C’est notamment le cas de Verchinine, incarné par Alexandre Risso, qui toise le public et philosophe sans retenue. Un pied dans chaque époque, c’est bien à la nôtre qu’il s’adresse lorsqu’il se demande de ce dont on se souviendra. Mais la vie ne change pas, elle est immuable et c’est à Macha, jouée par Ophélie Lehmann, d’une présence scénique effarante, qu’il revient accompagnée de ses sœurs, de vivre pour la vie dont elles ne seront pas. D’une certaine façon, croyant vivre pour un futur meilleur et plus éblouissant, les personnages tchekhoviens ainsi mis en scène nous déchargent nous spectateurs et futur fantasmé, de l’ennui de vivre. Bien présentes sans monopoliser le jeu, les trois sœurs sont renversantes. Olga jouée par Dorothée le Troadec a tout de l’aînée en deuil de sa vie, qui rêve d’un mariage et compile ses regrets dans un flot continu de larmes, elle renonce au départ, finissant comme ses sœurs tout de noir vêtu. Macha, présente même quand elle est absente, occupe les discussions, regrette son existence vide et son mariage ennuyeux. Décharnée, érotisée, alcoolisée, à bout de souffle, elle aime Verchinine le temps d’une danse, d’un baiser, de sa vie passée à s’égarer. Enfin Irina, portée avec beaucoup de fragilité et d’énergie par Mina Castelletta, n’en finit pas d’être touchante et sincère, croyant plus que les autres en Moscou et par extension, en la vie. Si chacun attire le regard par son talent, une phrase prononcée ou un geste esquissé, on pense à Natacha jouée par Elena Sukhanakova qui n’en finit pas de faire rire par ses attitudes détestables, c’est que la vie qu’ils restituent a tout de celle que nous vivons encore. Le jeu temporel marque jusque dans les détails, comme lorsqu’ils se photographient pour ne pas oublier ce moment qui les fixe et les englue. La vie est ainsi faite, à coup de solitude, d’années trop courtes faites de journées trop longues, elle a l’odeur du temps, de la misère de l’amour et de l’attente. À l’image du tableau final, elle passe et s’éprouve en un long soupir.
« Les trois soeurs », de Tchekhov, Cie Les Rivages, mise en scène de Victoria Sitjà, le 9 mai 2016 au Théâtre de Verre, 12, rue Henri Ribière, 75019 Paris. Durée : 2h15. Plus d’informations et réservations sur http://www.theatredeverre.fr/
Tchernobyl : le problème du monde
|
Le 26 avril 1986 à l’intérieur de la centrale Lénine dans l’ancienne URSS, durant la nuit aux alentours d’1h23, la plus grosse catastrophe nucléaire mondiale du XXe siècle a lieu : les réacteurs de la centrale explosent. 30 ans plus tard, sur des terres que la Seconde Guerre mondiale et les nazis avaient déjà détruites, une personne sur cinq vit encore dans des régions contaminées. Une nouvelle guerre a commencé, encore plus cauchemardesque pour la vie, une guerre nucléaire. Mais comment se protéger de ce que l’humanité ne connaît pas ? En ce sombre anniversaire de la catastrophe, Stéphanie Loïk adapte et met en scène sous le titre de « Tchernobyl Forever » le Carnet de Voyage de Alain-Gilles Bastide. Du théâtre documentaire pour ne pas oublier.
Comme dans ses précédentes mises en scène autour de Tchernobyl, ou du moins, des textes de Svetlana Alexievitch comme la « Supplication » dont le présent spectacle est marqué, Stéphanie Loïk propose un spectacle choral où trois comédiens se font la voix de l’enfer, pour préserver les faits. Vêtus de noir sur un plateau sans décor lourdement enfumé, plongé dans des lumières allant du vert au rouge vif en passant par un blanc éblouissant, les trois comédiens rejouent des témoignages, des reportages et des moments de vies irradiées. Comme dans « La fin de l’homme rouge » monté sur la même scène par Stéphanie Loïk l’an passé, le spectacle est admirablement chorégraphié. De même, les chants acappella du chœur de comédiens marquent l’esprit. A trois, et en canon, ils sont la voix d’un peuple et de ses victimes. Ils disent l’horreur de cette mort qu’on ne connaît pas, de l’air que l’on ne respire plus. Ils disent et jouent ce déchet atomique qu’est devenu l’homme de Tchernobyl, de ses environs et bien au-delà. Pour les irradiés, les 700 000 enfants nés après Tchernobyl et le déficit de natalité enregistré, impossible de vivre sans oublier la catastrophe. Plus que des corps malformés et des vies arrachées que les comédiens jouent avec force et beaucoup de sensibilité, Tchernobyl est devenu ce lieu d’abondance dont parle la Bible, où l’homme ne peut plus enfanter. Stéphanie Loïk propose une adaptation maîtrisée, très visuelle et malgré tout empreinte de beaucoup de poésie de ce qu’est encore Tchernobyl aujourd’hui.
Alors que l’homo sovieticus lui, est mort, que l’URSS est tombée, au tour de l’humain de mourir ? La faute de qui ? En guerre la mort est incompréhensible, encore plus quand cette guerre n’est pas comme toutes les guerres. Aveuglé par des lumières créant une ambiance maladive et forcé de respirer cette épaisse fumée diffusée sur le plateau, le spectateur ressort éprouvé par l’Histoire et ce que le théâtre peut encore en dire.
« Tchernobyl forever », d’après le Carnet de Voyage de Alain-Gilles Bastide, adaptation et mise en scène de Stéphanie Loïk, jusqu’au 30 avril 2016 au théâtre Le lieu de l’autre/Anis Gras, 55 Avenue Laplace, 94110 Arcueil. Durée : 1h30. Plus d’informations et réservations sur www.lelieudelautre.com
« Pierre. Ciseaux. Papier. » : banal ou absurde ?
|
Dans « Pierre, Papier, Ciseau », Clémence Weill dissèque la réalité, au premier abord banale, de trois personnages stéréotypés (le cadre quinqua, la jolie femme et le jeune séducteur). Elle montre ainsi que, finalement, personne n’est vraiment ce dont il a l’air. Cela grâce à des empilements d’approfondissements aux accents améliepouliniesques par lesquels ils se qualifient chacun leur tour (« cette femme adore les premières phrases », dit le quinquagénaire pour présenter sa voisine). Tout ce discours se déroule dans un univers robotisé, où une voix-off d’une neutralité toute informatique marque les temps de la pièce.
Certes, il y a une écriture, un réel talent, sous la plume de Weill, on entend l’exception. La figure de l’autre est creusée, fouillée pour être élevée au niveau de la conscience du spectateur. Elle expose la pensée qui est, selon ses personnages « la vraie intimité, encore plus que la peau ». Le texte souligne la vérité sur la stupidité qui dicte nos commentaires sur les autres, à commencer par le premier venu. Seulement, l’auteure glisse presque jusqu’à la leçon.
Laurent Brethome se met au service de ce texte, finalement peu théâtral. La mise en scène est linéaire en matière d’occupation de l’espace et dans le jeu des personnages. Les trois acteurs sont assis la majeure partie de la pièce dans de grands fauteuils comme des candidats ou des témoins sur un plateau télévisé. Après s’être présentés les uns les autres pendant une heure, ils passent les trente dernières minutes à interagir et créer des situations qui sont ce qu’elles sont, mais auraient pu être différentes. Autrement dit, la dernière partie achève d’ôter tout intérêt dramatique à la pièce : le plaisirs des mots est sabré par ces situations absurdes. L’ennui final laisse un goût amer par le contenu et nauséabonde par l’odeur, tellement les fumées diverses s’échappant de la scène (cigarette électronique ou non, pipe et machine) ont asphixiés l’espace pendant chaque minute de la représentation.
« Pierre. Ciseaux. Papier »,de Clémence Weill, mise en scène de Laurent Brethome, jusqu’au 14 mai 2016 au Théâtre du Rond-Point, 2bis avenue Franklin D. Roosevelt, 75008 Paris. Durée : 1h30. Plus d’informations et réservations sur www.manufacturedesabbesses.com
Amour irradié : comment revivre ?
|
La « Supplication, Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse » du prix Nobel de littérature Svetlana Alexievitch est de ces livres encore interdits en Biélorussie, l’un de ces livres d’où l’histoire irradie. Loin de relater ce que les médias se sont évertués à relater à propos de la catastrophe nucléaire du 26 avril 1986, Alexievitch s’est intéressée aux oubliés de la grande Histoire pour construire son ouvrage autour de centaines de témoignages de survivants. « Valentina-Tchernobyl, née pour l’amour » mis en scène par Laure Roussel est un spectacle qui a été pensé à partir de l’un de ces témoignages, adapté librement, que le temps ne doit peut oublier.
C’est sans nul décor et seule en scène que Coralie Emilion-Languille vêtue de noir et de rouge mène de bout en bout la représentation, et récite la supplication. Tout en sobriété et dans l’économie de mouvements. Dans le rôle de Valentina, la comédienne mise tout sur les mots pour heurter. Voix solitaire, ne pouvant trouver de réconfort dans son travail devenu si fade, Valentina est de ces survivants de l’ombre. Dans un pays où on ne songe pas, elle était de ceux qui, malgré tout, avaient des rêves. Mais c’était avant Tchernobyl. Sur scène, les yeux humides, comme débordant de souvenirs, elle raconte cet avant. Elle parle avec beaucoup d’émotion de son mari, né homme, mort tchernobylien. De cette génération où l’on pouvait encore naître exempté de radioactivité. De la gorge serrée, résonnent les mots si justement abandonnés à un silence que la comédienne se force à maintenir comme ponctuation, elle se fait témoin là où le théâtre devient lieu de mémoire. Le cancer de Tchernobyl ? Elle le décrit, sous nos yeux elle dessine l’horreur et l’agonie vécues par l’homme qu’elle épousa à la vie à la mort. Très proche du texte, la comédienne s’en est emparée avec beaucoup de sincérité mais surtout d’humanité, sans jamais verser dans le pathos ni même le froid témoignage de ce que la vie de Valentina à l’épreuve de la mort a pu être.
« Je ne sais pas de quoi parler, de la mort ou de l’amour ? Oui c’est égal… » écrit Alexievitch en ouverture de son ouvrage. Parce que l’Histoire qu’elle transmet dont le spectacle se fait écho, c’est celle des petits gens, de leurs vies aussi modestes soient elles, et de leurs amours, aussi grands fussent-ils. Si au départ l’intérêt théâtral de cette supplication n’était pas évident, la fin ne peut que susciter les applaudissements, ne serait-ce que pour contrer la censure et enfin briser un si long silence historique.
« Valentina-Tchernobyl », texte librement adapté de « La supplication » de Svetlana Alexievitch avec Coralie Emilion-Languille, mise en scène de Laure Roussel, jusqu’au 14 mai 2016 à la Manufacture des Abbesses, 7, rue Véron, 75018 Paris. Durée : 1h15. Plus d’informations et réservations sur www.manufacturedesabbesses.com
Amour, nm : passe-temps millénaire de l’humanité
|
Au Théâtre de la Colline, Julie Duclos et sa compagnie L’In-quarto reviennent avec « Nos Serments », créé en 2015 à partir du film « La Maman et la Putain » de Jean Eustache alors qu’il y a peu, sur les mêmes planches était joué « Scène de la vie conjugale » mis en scène par Nicolas Liautard là encore à partir d’un film, d’Ingmar Bergman. Tout se passe comme si le théâtre était devenu plus que jamais à la fois une voix et un lieu de réponse à Roland Barthes, qui voyait le discours amoureux parlé par des milliers de sujets mais solitaire, sans jamais n’être soutenu par personne.
En s’emparant de ce film culte, Julie Duclos a monté son spectacle en grande partie sur des improvisations sur le plateau qui se ressentent tant les échanges des comédiens ont l’air vraisemblables. Au cœur de cette pièce : François. En couple avec Mathilde, il ne travaille pas, elle si. Un soir alors qu’elle rentre du travail, elle réalise qu’il ne l’attend plus, puisqu’aimer, c’est attendre l’autre pour le plaisir normal d’être ensemble ; elle se demande où est passée la personne dont elle était tombée amoureuse. Incarnée par Maëlia Gentil, Mathilde est saisissante le temps de vomir son cœur avant d’un jour aimer à nouveau, et se marier. De son côté, François, l’éternel amoureux qui n’aime jamais pour l’éternité, travaille à faire durer l’amour mais avec Esther, sa nouvelle relation. Joyeuse, ouverte d’esprit, apparemment désinvolte, de François elle accepte tout, à commencer par son passé et une « relation libre », tant qu’il la choisit toujours elle. Vient alors le jour – inattendu ? – où il tombe amoureux d’Oliwia, une infirmière polonaise qu’il suivra jusqu’à Lisieux, pour finir par revenir, et écrire. Et si l’amour durait ? Oui, mais jamais avec la même personne. Dans le rôle de François, David Houri est très juste, il est surtout le point d’entrée d’un questionnement sur le couple et de la dissection de cette entité tout autant décortiquée par Gilles, incarné par Yohan Lopez, l’ami artiste, philosophe et riche de François. De ces épisodes successifs de vie de couples, Gilles est assurément un des personnages que l’on retient, brillant de simplicité, déconcertant de tant de snobisme, se disant lui-même amoureux dans sa solitude ambiante. Dans un intérieur d’appartement laissant à vue l’arrière du décor ainsi qu’un écran géant qui diffuse des images filmées de scènes extérieures au plateau et au studio, certaines scènes sont d’une grande beauté. Lorsque François et Oliwia passent une nuit ensemble, les corps nus, derniers survivants de la journée, sculptés par la lumière chaude d’un moment passé à attendre plus et croire en l’unicité de cette rencontre, le temps s’arrête.
« Nos serments » s’impose alors comme une pièce qui, loin de prétendre apporter des réponses, se veut le miroir d’une génération qui se cherche. Un reflet peut-être à nuancer dans la mesure où les personnages tous jeunes trentenaires parisiens, et particulièrement François, semblent consacrer tout leur temps à l’amour, détachés de toute autre nécessité vitale ou contingence matérielle. Le discours amoureux qui parcourt ce spectacle doit sans doute beaucoup au fait que la troupe a déjà joué et adapté des textes de Barthes. Tous hallucinent l’être aimé, l’analysent, le regrettent, le façonnent ou l’attendent. François, entouré successivement de femmes en tous points différentes ayant toutes en commun de penser « Normalement je suis heureuse », est l’épicentre d’intenses moments d’un vécu qui heurte le public. Vaut-il mieux s’aimer moins mais s’aimer longtemps ou beaucoup s’aimer et accepter une fin ? Les personnages, à vouloir trouver leur jumeau et vivre chaque instant de rencontre comme découverte dans l’autre d’un morceau d’eux-mêmes, se retrouvent face à leur propre changement et leurs contradictions. Dès lors, le temps essuie les promesses, et l’avenir trahit forcément les serments.
« Nos serments », par la compagnie L’In-quarto, mise en scène de Julie Duclos, jusqu’au 22 avril 2016 au Théâtre de la Colline, 15, rue Malte-Brun, 75020 Paris. Durée : 2h45 avec entracte. Plus d’informations et réservations sur www.colline.fr
« Louise elle est folle » : avoir le cafard, et le manger
|
En clôture d’Itinéraire Bis, le Théâtre des Quartiers d’Ivry présente le diptyque « Louise, elle est folle » et « Déplace le ciel » mis en scène et joué par Frédérique Loliée ainsi qu’Elise Vigier à partir des œuvres de Leslie Kaplan. D’entrée de jeu les deux femmes débattent, l’une accusant l’autre de lui avoir pris ses mots, l’autre ne comprenant pas cette remarque. Le point commun entre ces deux adaptations ? Un combat livré aux mots qui nous enferment, à ce qu’ils ont à dire sur nous presque malgré nous, et notre société.
Dans « Louise, elle est folle » les deux femmes évoluent dans une structure métallique fermée de panneaux de tulle blanc coulissants extrêmement imposante. C’est à la fois en lieu réel, un bar, et lieu fictif servant d’écran à un défilé de nuages où dansent les ombres, que la scénographie a été pensée, très élevée comme pour dynamiser le propos tenu par les deux actrices loufoques, au charisme fou. Dans cette partie, elles débattent quant à la folie de Louise qui n’est pas là, tout en s’accusant d’avoir pris les mots de l’autre. Louise ? Elle est folle, victime manifeste de la société de consommation, Louise c’est la bêtise même. Pour dire la folie de Louise, il ne reste que des mots qui au goût du duo, ont déjà trop servi à dire des choses, à tel point par exemple, qu’on ne pourrait plus utiliser le mot lavabo sans avoir de pensée pornographique.
Au delà du débat sur la folie de Louise, c’est une critique acide, acerbe mais pleine d’humour qui nous est livrée sur notre société, et de notre terre surpeuplée. La bêtise ce n’est pas Louise, mais c’est de passer une semaine à s’acheter à un maillot de bain, de ne pas pouvoir manger une vache qu’on connaît, de ne manger que du poulet français… Toutes ces questions sont marquées par une interprétation touchante, en parallèle de ces jeux de mots, elles n’ont de cesse d’accomplir des tâches quotidiennes décontextualisées avec beaucoup de drôlerie, comme bronzer le visage blanc de crème solaire. Malgré la teneur de leur propos, elles esquissent des petits tableaux de vie qui confrontent le spectateur à ses propres habitudes et clichés. Toute leur réflexion est marquée par Dieu, est-il d’origine française ? Pourquoi n’a-t-il pas de femme ? A quoi ressemble Dieu ? Dieu c’est la nature soutient l’une des deux pour convaincre l’autre, qui mange des cafards pour se sentir héroïque, plus réelle, plus proche de lui, transcendée. Terriblement d’actualité mais traitées sur un ton aux airs naïvement réjouissants, ces interrogations plongent le public dans la construction d’un discours dogmatique. Les mots, bien choisis, employés avec conviction ont un pouvoir performatif que les deux femmes se plaisent à rendre absurde.
Dans « Déplace le ciel », le duo féminin affublé de lunettes de soleil et boots à paillettes n’en finit plus de faire sourire par des attitudes lascives et improbables, en évolution dans une structure blanche horizontale et plus lointaine, avec un téléviseur comme décor et fond sonore. En écho avec la pièce précédente, elles jouent avec les mots et leurs corps pour comprendre l’amour. L’amour c’est la catastrophe, la sensation du maximum. Elle rêvent beaucoup, se demandent si le français est supérieur à l’anglais et plus encore. Alors que l’une des deux comédiennes attend Léonard, celui qu’elle aime mais qui ne vient pas, l’autre, le nez collé à son téléphone parle de ses ruptures. Le potentiel comique du duo semble infini.
En quête d’une vérité qui nous échappe après avoir même débattu sur le mot vérité, les deux héroïnes de ce diptyque refont le monde et nous en peignent un tableau aussi absurdement génial que grave, parce que si on pense seulement à la réalité, on dépérit.
« Louise, elle est folle & Déplace le ciel », de Leslie Kaplan, conception et jeu de Frédérique Loliée et Elise Vigier, jusqu’au 17 avril 2016 au Studio Casanova, 69, avenue Danielle Casanova, 94200 Ivry-sur-Seine. Durée : 2h20 avec entracte. Plus d’informations et réservations sur http://www.theatre-quartiers-ivry.com/
« Constellations » : l’amour en univers parallèle
|
« Constellations », est un entremêlement entre univers parallèles et histoires d’amour. Marianne (Marie Gilain) et Roland (Christophe Paou) se rencontrent lors d’un barbecue, couchent ensemble (ou finalement pas), vivent ensemble et affrontent des épreuves qui, en fonction de l’univers où elles se déroulent et leurs situations respectives, connaîtront une issue différente.
Pour le spectateur, cela donne des scènes qui recommencent plusieurs fois et dont l’issue est imprévisible. La variation est infime, comme si toutes les histoires étaient empilées les unes sur les autres sur ce plateau (un splendide trou noir), symbolisant la porte qui permet de passer d’un possible à l’autre.
Les acteurs opèrent ainsi à d’infimes (mais palpables) changements de jeu d’une situation à l’autre. On observe la gêne d’une rencontre, le premier rendez-vous, l’adultère, la mort comme une épée de Damoclès. Pas de ligne chronologique mais une succession d’émotions diverses, des plus drôles aux plus dramatiques. Spectateurs, on rêverait de pouvoir jongler d’un univers à l’autre, savoir qu’il suffit d’un mot, d’un geste pour construire ou détruire des émotions mutuelles. Comprendre les sentiments devient dans « Constellations » un défi bien plus colossal que d’étudier les rayonnements cosmiques – le métier de Marianne.
Comme avec Ring de Léonore Confino dans le même théâtre, il y a deux saisons, c’est un plaisir de voir une plume moderne, celle de Nick Payne, parler d’amour quotidien avec un regard à la fois ironique et brûlant de profondeur. Pourquoi vit-on si ce n’est pour cela ?
« Constellations », de Nick Payne, mise en scène de Marc Paquien, actuellement au Théâtre du Petit Saint-Martin, 17 rue René Boulanger, 75010 Paris. Durée : 1h20. Plus d’informations et réservations sur www.petitstmartin.com
Eichmann : la banalité systématique du mal
|
Lorsqu’en mai 1960, Eichmann est capturé à Buenos Aires en Argentine, puis transporté en Israël à Jérusalem, c’est dans un théâtre transformé en tribunal que son jugement a lieu. Il est ainsi donné en spectacle aux caméras du monde entier. En ce moment, le théâtre Majâz rejoue le procès de l’homme – pour ne pas dire monstre – à l’origine de la « solution finale ». En revendiquant un théâtre engagé, la compagnie a utilisé les retranscriptions d’époque du procès ainsi que de nombreux fonds d’archives pour dire le réel.
Le projet a vu le jour avec non pas l’idée de jouer un Eichmann bourreau, mais de le dépasser pour donner la parole au responsable logistique qu’il a été, d’utiliser ses propres mots, lui qui n’eut d’autre ligne de défense que de prétendre avoir répondu aux ordres ou servi le système et fut condamné à mort en 1961. Toute la mise en scène de Ido Shaked et la scénographie concourent à l’interrogation du système, à travers la parole collective d’Eichmann et du potentiel dramatique de son procès. Au nombre de sept, les comédiens qui forment une troupe éclectique se répartissent la parole fragmentée d’un Eichmann jamais vraiment incarné, ce qui rend son système davantage intelligible et ne provoque ni empathie ni détestation à l’égard de l’homme. À de multiples reprises d’ailleurs, les comédiens devenus juges ou témoins adressent sèchement au public « Je vous interdis toute manifestation de sentiments ». Un jeu saisissant dans leur tentative de faire dire au « spécialiste » ce qu’il savait.
La scénographie dans laquelle le procès a lieu est sombre, tout est noir excepté la photographie d’Eichmann émergeant symboliquement d’un papier blanc. Avec seulement une table, quelques chaises et un rétroprojecteur qui accentuent l’effet administratif de la démarche, l’explication de la politique d’extermination se dessine littéralement sur le sol. C’est sur un plateau monté sur rivets qui de fait est complètement instable et bouge suivant un système de balancier que les comédiens dessinent à la craie blanche des organigrammes, recréent des tableaux d’archives avec rigueur et méthode avant de tout effacer, comme on laverait l’histoire de ses plaies. Pour autant, dans cette atmosphère désincarnée, aucune violence n’est montrée, si bien que les photographies à la vue insoutenables qui furent projetées par le passé et que le monde voyait pour la première fois ne sont plus qu’un écran vide comme frappé des claquements du projecteur. Face à ces plans de camps, de chemins de fer, de bombardements, les acteurs portent le texte avec force comme étant eux-mêmes devenus des rouages de la machine. Tous sont poignants alors que leur parole nous assomme de vérité et de possibilités interprétatives.
Sans en dire plus que l’histoire, ses plaies et ses silences, la troupe parvient à une adaptation saisissante du procès d’un homme normal englué dans la banalité du mal, qui a prétendu ne pas savoir et « ne pas être apte à décider » concernant les déportations. Recomposés de la sorte et joués avec autant de finesse et solidité, les faits parlent d’eux-mêmes. Le caractère administratif de la situation suffit à dire la violence de ce que l’on sait de la déportation.
Après la Maison du peuple qui fut le théâtre du procès, le théâtre Gérard Philipe se transforme à son tour en tribunal pour une grande leçon d’Histoire mais surtout, un grand moment de théâtre.
« Eichmann à Jérusalem ou les hommes normaux ne savent pas que tout est possible », Théâtre Majâz, texte de Lauren Houda Hussein, mise en scène de Ido Shaked, jusqu’au 1er avril 2016 au Théâtre Gérard Philipe, Centre dramatique de Saint-Denis, 59, boulevard Jules-Guesde, 93207 Saint-Denis. Durée : 1h15. Plus d’informations et réservations sur www.theatregerardphilipe.com
Au Théâtre des Béliers Parisiens, quel accident que de songer à quelqu’un !
|
L’Épreuve et Les Sincères, deux pièces de Marivaux en un acte, jouées l’une à la suite de l’autre par la Cie Raymond Acquaviva, et mises en scène dans un décor des années 30 par Philippe Uchan.
La première raconte l’histoire de Lucidor, un riche bourgeois tombé amoureux d’Angélique, une jeune femme de la campagne qui l’aime follement en retour. Amour pour lui ou amour pour son argent ? À cette éternelle question, une réponse originale : une mise à l’épreuve de ses sentiments. Dans la seconde pièce, un valet et une soubrette nommés Frontin et Lisette décident de brouiller leurs maîtres, Ergaste et la Marquise, persuadés d’être faits l’un pour l’autre du fait de leur caractère commun. Pourquoi réunir ces deux pièces ? Pour le discours sur le comportement amoureux et l’amour qu’elles permettent de mettre à jour.
Une toile de fond qui suggère un intérieur d’une riche demeure, du mobilier et des costumes. L’ambiance créée déçoit d’abord par le manque de moyens qu’elle manifeste au vue de l’ambition scénographique, avant de surprendre par la qualité du jeu d’acteurs qui s’emparent des lieux. Que ce soit dans leurs mimiques, leur investissement dans leur rôle ou leur capacité à danser le swing en couple en plein « micmac », tous sont incroyablement drôles et touchants dans leurs affaires de cœurs.
Pour Philippe Uchan l’intérêt de cette réunion de pièces réside dans l’observation au plus près du cœur, et de l’esprit de ces hommes et ces femmes songeant les uns aux autres. Non seulement c’est une réussite, mais on ne peut s’empêcher – comme souvent d’ailleurs en voyant une pièce de Marivaux – de constater à quel point les propos semblent actuels. En effet, l’époque et les mœurs ont certes changés, mais le comportement du sujet amoureux lui, est resté le même, pour le meilleur et pour le pire.
Face à l’incertitude des sentiments de quelqu’un, que répondre ? Lucidor rationalise « je l’aime toujours sans le lui dire. Elle m’aime aussi sans m’en parler ». Angélique s’égare « Plus je rêve plus je m’y perds » répètera-t-elle en aparté. Et enfin la marquise clame « Qu’est ce que votre amour car je veux être véritablement aimée », tenant la sincérité comme idéal. Plus que deux pièces distinctes, ce sont d’intenses micro-scènes concentrant un discours sur l’amour qui sont montées. Tout est juste, rafraichissant, bien chorégraphié, les jeux de lumières sont éloquents : l’obscurité tombant chaque brouille venue, la luminosité primant à chaque vérité entendue.
Quel éternel quiproquo que l’amour, quelle « sotte chose que l’humanité » dira la Marquise après autant de détours, pour finalement voir le rideau tomber sur cet air qui résonne « Qu’est ce qu’on attend pour être heureux ? ».
« L’Épreuve et Les Sincères », de Marivaux, mise en scène de Philippe Uchan assisté de Laura Mottet, jusqu’au 26 mars 2016 au Théâtre des Béliers Parisiens, 14 bis, rue Ste Isaure, 75018 Paris. Durée : 1h45. Plus d’informations et réservations sur theatredesbeliersparisiens.com/.
« Encore une histoire d’amour » dont on se serait bien passé
|
« Encore une histoire d’amour », derrière une fausse volonté de banalité, n’a rien d’une romance lambda. Les deux héros sont des accidentés de la vie, malades, handicapés, en lutte contre eux-mêmes et les fléaux qui les tourmentent chaque jour pour pouvoir exister. Il est boulimique et agoraphobe, elle est atteinte d’une maladie qui lui paralyse les jambes. Le premier est auteur, la seconde est comédienne. Après 7 ans loin des planches, désirant monter l’une de ses pièces où une handicapée est la personnification de l’impossibilité de l’auteur à mener une vie normale, elle le contacte. Après de longs mois de conversation téléphonique, ils finiront par se rencontrer, et malgré l’océan culturel qui les sépare, à s’aimer.
Malheureusement, le spectacle n’est pas à la hauteur de ses promesses amoureuses. Il semble avant tout souffrir d’un manque de moyens manifeste. Le décor est composé de deux écrans sur lesquels sont projetées des images des espaces de vie respectifs des personnages. Techniquement, ce qui aurait été à la pointe en février 1997 ne l’est plus en 2016, et cette ambiance qui donne des airs de pubs Orange d’un autre siècle met mal à l’aise quant à l’évolution des personnages dans ces appartements que l’on ne nous laisse même pas imaginer. La multiplication des espaces de chacun dans une scénographie commune peut malgré tout être totalement réussie. On se souvient des « Heures souterraines » qui réunissaient Anne Loiret et Thierry Frémont au Théâtre de Paris au mois de mai 2015.
Encore, si le jeu des comédiens rattrapait le décor raté… Mais la douce Elodie Navarre est au téléphone (pour ne pas dire face) à un Thierry Godard aux réactions brutes mais trop excessives. Cela ne semble pas naturel, on voit la colère sans ressentir l’agacement. On a l’impression que quelqu’un lui dicte derrière l’oreille : « sois violent ! Vas-y, crie !», forcément, cela manque d’intériorité. Quant à elle, elle se découvre une flamme sexuelle torride causée par la voix de l’auteur boulimique qui pourtant n’a rien de reluisant. Tout cela manque de naturel et de sincérité. On pense à « Elixir d’Amour » qui mettait en scène Eric-Emmanuel Schmitt et Marie-Claude Pietragalla au Théâtre Rive-Gauche en janvier 2015 où les deux personnes qui vivent une relation à distance se sentent presque obligées de ressentir des sentiments l’un pour l’autre.
Et globalement, c’est le pathos à outrance qui déborde de toute la mise en scène. Ladislas Chollat nous a pourtant habitués à des créations plus habiles ces dernières années, notamment pour « Momo » de Sébastien Thiéry, qui a ouvert la saison 2015-2016 avec succès au Théâtre de Paris. Ici, lorsque l’héroïne connaît une rechute, les violons retentissent : on se dit alors qu’il n’y a plus de doute, on assiste en fait à un téléfilm avec sa quantité de grosses larmes et de morve qui coulent le long du visage des personnages. Conscient de cet amalgame, on se rend compte qu’il s’agit de la production télévisuelle la plus ratée pour Thierry Godard, d’habitude excellent dans les séries que sont « Un Village Français » ou bien « Engrenages ».
Une scène est réussie, mais ne sauve pas le spectacle : la première rencontre « en vrai » réunissant l’actrice et l’écrivain. Enfin, la gêne, la légèreté et la gravité semblent spontanées. On est à la fois amusé et touché. Quel dommage que la majeure partie de la pièce se déroule au téléphone…
« Encore une histoire d’amour », de Tom Kempinski, mise en scène de Ladislas Chollat, actuellement au Studio des Champs-Elysées, 15 avenue Montaigne, 75008 Paris. Durée : 1h30. Plus d’informations et réservations sur www.comediedeschampselysees.com.
Kafka, es-tu là ?
|
Faire revivre la vie et l’œuvre de Milena Jesenskà, tel est le projet de la création de Filip Fargeau. Journaliste, traductrice et écrivaine résistante tchèque morte en 1944 à Ravensbrück, Milena Jesenskà est restée connue comme un témoin lucide de son temps mais aussi pour sa correspondance avec Franz Kafka, au début des années 20. Avec un sujet aussi grave et Daniel Mesguich prêtant sa voix pour jouer Kafka qui répond perpétuellement à Milena jouée par Soizic Gourvil, l’adaptation avait tout pour être touchante, elle s’avère toutefois décevante.
Sur scène, Milena ne sort jamais vraiment de sa chambre, cette fenêtre sur le monde, ce lieu qui appelle aux souvenirs et aux apparitions. C’est d’ailleurs comme une somnambule ou un spectre que l’actrice fait son entrée sur scène avec un effet magique très maîtrisé mais fatigant, en particulier à cause de l’écho constant de sa voix. Le décor lui, est assez sobre et donne à voir Milena dans toute son intimité. Au centre se trouve un lit aux draps rouges entouré de livres posés ça-et-là, que des œuvres de Kafka. Efficace et chaleureux, ce décor aurait gagné à être plus travaillé, plus esthétique. Dès le départ, les propositions sont touchantes, néanmoins on a le sentiment qu’il manque quelque chose. Par exemple, l’idée d’avoir comme un quai de gare en fond de scène est très parlant, très symbolique, malgré tout le reste de l’espace est occupé de manière assez décousue.
Si le texte est très poétique, là encore des éléments troublent l’émotion que l’on voudrait en avoir. On pense notamment au jeu de l’actrice qui sonne souvent faux à cause de l’intonation naïve de la voix qu’elle essaye de tenir en invoquant Kafka, et qui nous laisse souvent à la limite de l’inconfort. Paradoxalement, à ce jeu candide d’une femme qui passa pourtant sa vie droguée à la morphine, se confronte la voix très érotisée de Daniel Mesguich dans le rôle de Kafka que l’on ne voit jamais, à qui Milena s’adresse constamment comme dans un délire amoureux. Cette intention de correspondance lue à voix haute, qui aurait pu être très attachante, finit malheureusement par faire sourire. On regrette d’entendre un Kafka séducteur aux airs d’une voix off de publicité Meetic prêt à lâcher « toi… encore ! » à une Milena en transe sur son lit. En dehors de l’impression constamment mitigée que procure le spectacle, les dernières minutes – hélas il faut attendre – de la pièce laissent entrevoir quelques réussites. Lorsque Milena va mourir, debout sur son quai de gare, une valise pleine de livre à la main, à attendre un train dont on connaît la destination, le plateau se vide et l’univers sonore et lumineux qui a été pensé est percutant. Le public se retrouve emmené dans la vie de cette femme, à sa triste fin et aux seuls 150 mots par an qu’elle avait le droit d’écrire en camp, avant de mourir en laissant une petite fille derrière elle.
L’adaptation de la vie de Milena Jesenskà par Filip Fargeau, oscillant entre rêve et réalité, déçoit. Elle déçoit d’autant plus que la fin laisse entrevoir un vrai potentiel. Certes, des propositions scéniques sont séduisantes, comme l’idée du quai de gare, ce couloir terrifiant au fond de la chambre de Milena, témoin extrêmement lucide et malmené par son temps. Dommage que la mise en scène reste à quai.
« La chambre de Milena », texte et mise en scène de Filip Fargeau, jusqu’au 22 février 2016 au Théâtre de l’Atalante, 10, place Charles Dullin, 75018 Paris. Durée : 1h20. Plus d’informations et réservations sur www.theatre-latalante.com
Big Freeze : histoires d’amour physico-sentimentales
|
A vouloir sans cesse parler d’amour, le théâtre est bien obligé de trouver de nouveaux sentiers. Dans « Big Freeze », de Thomas Poitevin, on ose l’amalgame entre relations sentimentales et thermodynamique – l’étude des phénomènes thermiques et mécaniques qui expliquent, par exemple, le fonctionnement de la locomotive à vapeur ou du réchauffement climatique.
Plateau de casting, laboratoire, lieu de débat télévisuel ? La scène accueille dans un espace à la fois neutre et très marqué un groupe nombreux de personnages – jusqu’à 9 sur le petit plateau de La Loge – composé de comédiens et de scientifiques. Les premiers illustreront, par l’amour et les sentiments les explications des seconds. Telle scène illustrera tel système (Une femme seule : système isolé. Une mère : système ouvert. Une civilisation : système fermé).
Thomas Poitevin ne se contente pas de signer cette mise en scène ingénieuse dans cet espace si réduit. Il est aussi l’auteur du texte, dont les pans scientifiques sont inspirés d’écrits d’Hubert Reeves, François Roddier, Trinh Xuan Than ou encore Vincent Mignerot. Malgré ces sources d’un intérêt certain, les passages les plus dramatiques sont néanmoins les plus intéressants. Une mère et une fille morte, un homme plein de rancœur, un couple qui hait son enfant et qui fait tout pour garder sa gouvernante… Les vies imaginées par Poitevin se cognent, entrent en collision et n’obéissent à aucune loi. On pense à l’écriture de Rémi De Vos. Ses personnages sont complètement dingues et semblent finalement n’obéir à aucune logique. Le jeu des comédiens est doté d’une distance qui les encourage à l’exagération. Le jeu caricatural n’est jamais lourd et, malgré la gravité latente du propos, l’humour déborde. La réflexion est entretenue par une mise en scène dégondée et jalonnée d’accidents loufoques. L’auteur metteur en scène pousse sa logique jusque dans le cynisme et l’ironie, écrivant d’une encre acide les névroses relationnelles modernes.
Inévitablement, on reprend aussi entre deux scènes les bases de nos connaissances sur la création des galaxie. Un scientifique va reprendre le développement de l’univers en le comparant à une année terrestre. Bien qu’intéressants, ces passages de de la pièce cassent le rythme. Ils sont cependant un mal nécessaire à la compréhension des différents systèmes utilisés par l’auteur pour dévoiler sa nouvelle lecture de l’amour, comparée au « Big Freeze », autrement dit la mort thermique de l’univers…
« Big Freeze », de et mis en scène par Thomas Poitevin, jusqu’au 19 février 2016 à La Loge, 77 rue de Charonne, 75011 Paris. Le spectacle sera repris pour une date à la Faïencerie de Creil le 10 mars 2016. Durée : 1h30.
« Polyeucte », fantatique historique
|
On se souvient des très rythmés « Nicomède » et « Surena » de Corneille et déjà mis en scène par Brigitte Jacques-Wajeman. Pour « Polyeucte », elle garde le même type de scénographie – un immense bloc mobile – mais prend le parti d’une direction d’acteurs plus sobre et centrée sur le vécu des personnages.
Polyeucte est l’époux de Pauline, fille du gouverneur romain d’Arménie, Félix. Le premier décide de se convertir soudainement au christianisme et mourra dans la journée – règles d’unités oblige – de son intransigeance religieuse. Sa femme, Pauline, essayera de le sauver jusqu’à la fin, elle se convertira après sa mort, baptisée par son sang. Tout cela sur fond d’intrigue politique et méfiance de la part de Félix, vis-à-vis de Sévère, que tous le monde pensait mort et qui est miraculeusement ressuscité.
Cette pièce est consacrée aux questions religieuses, mêlée et magnifiée par la violence des sentiments. Dans les liens qui nouent les personnages, des volontés supérieures interviennent, jusqu’à causer l’inévitable.
Le constat est récurrent, mais encore ici il s’impose : l’actualité des textes de Corneille – non pas prophétique mais simplement humaine – est encore brûlante ici. On ne doute pas que Brigitte Jacques-Wajeman invite à réfléchir à la figure du martyre et la volonté qui conduit à mourir par fanatisme, récurrente dans l’histoire de l’humanité. L’urgence du propos et son importance sont soulignés par l’esthétique épurée et les contrastes manichéens de couleurs (blanc, noir, rouge, bleu, gris).
On écoute Pauline, qui dans la scène 3 de l’acte III clame :
« Vous devez présumer de lui comme du reste :
Le trépas n’est pour eux ni honteux ni funeste ;
Ils cherchent de la gloire à mépriser nos dieux
Aveugles pour la terre, ils aspirent aux cieux ;
Et, croyant que la mort leur en ouvre la porte,
Tourmentés, déchirés, assassinés, n’importe,
Les supplices leurs sont comme à nous les plaisirs,
Et les mènent au but où tendent leurs désirs ;
La mort la plus infâme ils l’appellent martyre. »
Tout est dit. Le phrasé brisé, moderne, rend le texte limpide. La splendeur de la langue française ne tient décidément pas dans un seul accent circonflexe : il en faudra encore beaucoup pour dénaturer Corneille. Pris dans l’histoire, on accepte même le dénouement « quelque peu modifié » de la tragédie, car selon la metteure en scène, « Corneille ne s’en privait pas ». C’est certainement par cette volonté d’être sans cesse compris par son public, et le travail soigné de Brigitte Jacques-Wajeman, que l’auteur contemporain de Molière garde encore toute sa puissance en ce théâtre des Abbesses.
« Polyeucte », de Pierre Corneille, mise en scène de Brigitte Jacques-Wajeman, jusqu’au 20 février 2016 au Théâtre de la Ville – Les Abbesses, 31 rue des Abbesses, 75018 Paris. Durée : 2h. Plus d’informations et réservations sur www.theatredelaville-paris.com.
« Children of nowhere », ode synesthésique à la vie
|
Les revenants, les fantômes, les oubliés de lieux cachés, inexplorés ou délaissés par l’Homme, voilà ce qui intéresse Fabrice Murgia dont la quête de silence l’a mené aux confins de mondes désertés par l’Histoire. Après avoir erré en Amérique à travers le Texas, l’Arizona et autant d’États invisiblement saturés de villes fantômes, le jeune metteur en scène, s’est arrêté dans l’un de ces lieux aux frontières de l’Histoire pour créer « Children of nowhere », second épisode de Ghost road, projet initié en 2012. Ce sont les rescapés qui préoccupent Fabrice Murgia, « los vivos » de Chacabuco (Chili), une ancienne cité minière abandonnée après avoir été un camp de concentration de prisonniers politiques, grand théâtre d’atrocités silencieuses et envers du décor, dès 1973, de la dictature de Pinochet. Partisan d’un théâtre documentaire, dans un monde gorgé d’informations qui prétend ne plus laisser de place à l’inconnu, le metteur en scène bouscule les codes et fait du théâtre un outil médiatique aux vertus poétiques pour dire l’oubli.
Dès le début, l’aspect documentaire de la pièce vient frapper le public, sur le rideau noir clôt est projeté à une échelle gigantesque le témoignage d’une jeune anonyme, fille de rescapés résidant désormais en France, qui a vécu l’expérience d’un silence historique. Chacabuco ? « Je m’y intéresse parce qu’on n’en a jamais parlé » dit-elle comme sommant de lever de rideau. Commence alors l’immersion dans ce lieu et cette histoire, notamment grâce à la vidéo puisqu’en continu sont projetés sur une toile de tulle, dans un souci de transparence avec le décor quasi inexistant et ses acteurs, des confessions d’anonymes en alternance avec des vues aériennes ou paysages de cette ville désertique. Sur une scène couverte de sable, continuité matérielle du visuel à l’écran, Viviane de Muynck trône sur un siège abimé, interprète et maître d’orchestre de cette histoire qu’elle met en abyme. Derrière l’écran, et sous forme d’ombres chinoises, est présent un quatuor de violoncelles, jouant les bruits de l’histoire et accompagne tantôt la vidéo, tantôt l’actrice ou le chant de la soprano, Lore Binon, évoluant sur scène comme un spectre vocal en stimulation vibratoire constante nos sens.
La rencontre de tous ces arts, des temporalités et de leur incessante transparence voulue par Fabrice Murgia fait de la scène un lieu de recherche poétique qui n’a même plus l’Histoire ni les mots comme limites. Loin de produire une distance, la vidéo sert le jeu, notamment celui magistral de Viviane de Muynck d’un charisme poignant dans son rôle, dont la présence scénique est dédoublée à l’écran. Ce que l’on voit de face sur scène nous est ainsi montré de profil en simultané comme si rien ne pouvait arrêter la vérité, ce vent rendu sonore qui souffle sur l’Histoire sans toujours réussir à l’ébranler pour autant. Dans « Children of nowhere », le vent secoue le sable, fait parler le silence et laisse entendre la liberté. À Chacabuco, la liberté n’était rien d’autre qu’un jeu social, les prisonniers y avaient d’ailleurs élevé un théâtre et une cabine téléphonique imaginaire pour jouer la liberté et se sentir vivants. Aujourd’hui « los vivos » sont libres mais perdus, seul un pèlerinage dans le désert pour certains peut aider à retrouver les preuves d’un temps vécu mais révolu. Vingt ans de leur vie passée emprisonnés à se raconter des histoires avec les nuages, les étoiles et vingt centimètres de plancher ou de charpente. Cette charpente encore debout où l’un des leur, Oscar Vega, se pendit en désespoir de cause et que seule une petite plaque commémore encore en plein désert. La Mémoire de ces naufragés sauvés par la poésie ne mérite-t-elle pas plus que cela ? Voués à la résilience, au « détachement sans attachement », les rescapés de Chacabuco doivent affronter le choc des gens qui ne savent pas ce qui a eu lieu. Ainsi, l’Histoire est davantage ce que l’on ne sait pas que ce que l’on en sait ou l’on en fait, à en croire cette pièce qui parvient à dire le manque. Dans une atmosphère toujours sombre ou aveuglante, Fabrice Murgia humanise l’Histoire muette et constellée en créant une synesthésie qui parfois fait délibérément frôler l’inconfort. Que ce soit en invoquant le chant ou la poésie de Neruda, il ouvre des plaies maintenues ouvertes par l’ignorance, que le temps ne peut en rien, seul, aider à refermer.
Le résultat, d’une rare intensité, est sublime, subtil, et toujours esthétique sans jamais montrer la violence. Tout appelle le spectateur à s’offrir au désert devenu lieu de quête identitaire pour beaucoup de chiliens, à y regarder les étoiles, en choisir une et tenter de comprendre les « enfants du désert », ces égarés qui courent pour oublier, travaillent sans cesse et racontent des histoires pour oublier leur histoire sans histoires.
« Children of Nowhere (Ghost road 2) », texte et mise en scène de Fabrice Murgia, interprétation de Viviane De Muynck, jusqu’au 6 février 2016 au Théâtre National-Bruxelles, Boulevard Emile Jacqmain 111, 1000 Bruxelles, Belgique. Puis Théâtre Jean-Vilar, Vitry-sur-Seine les 12 et 13 février. Durée : 1h20. Plus d’informations et réservations sur www.theatrenational.be/