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Théâtre contre maltraitances

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Marie Ruggieri, femme mûre et conquise par la vie, entre sur scène avec une générosité palpable. Avec sa gouaille et son plaisir d’amour, elle nous berce d’abord avec son langage fleuri. Pourtant, elle va s’attacher durant une cinquantaine de minutes, à dénoncer le traitement fait aux femmes dans des situations atroces, où celles-ci frôlent et rencontrent la mort à cause de la barbarie des hommes. La descente aux enfers d’une amoureuse, le sort terrible réservé à une prostituée et une petite Somalienne, victime d’excision.

Spectacle commandé par une antenne locale d’Amnesty International, « Femmes en danger » est une dénonciation confortant une prise de conscience. Simple, mais essentielle. Marie Ruggieri dit le danger, sans le travestir ou l’adoucir, mais l’interprétation est humaine et fait naître une volonté positive dans le cœur du spectateur. Un spectateur qui pourrait être concerné par ces maltraitances.

Petit spectacle, bref comme une sonnette d’alarme, il a mérite d’attirer l’attention de ceux que ces questions touchent particulièrement. « Femmes en danger », derrière un visage tragique, nourrit l’espoir sincère que les violences faites aux femmes cessent, au moins un peu chaque jour.

« Femmes en danger », de et avec Marie Ruggieri, jusqu’au 26 avril 2016 au Théâtre Essaion, 6, rue Pierre au Lard, 75004 Paris. Durée : 50 minutes. Plus d’informations et réservations sur www.essaion-theatre.com/.




Sombre confession d’un « Amok » au Théâtre de Poche

Copyright : Wesley Bodin
Copyright : Wesley Bodin

Seul sur scène, Alexis Moncorgé performe dans le rôle du jeune médecin allemand de retour de Malaisie, héros de la nouvelle de Stefan Zweig « Amok ». Ecrite en 1922, elle est adaptée et mise en scène par Caroline Darnay.

Une chaise et quelques caisses empilées ça-et-là dans une semi-obscurité, tel est le décor relativement dépouillé qui compose le pont d’un bateau sur lequel un homme fait son entrée. Perdu, abandonné à une solitude qui le ronge après avoir passé cinq années dans la jungle et dix jours sans parler, c’est le cœur lourd et les yeux troubles que le jeune médecin, incarné par Alexis Moncorgé, prend le temps de toiser son public avant de se lancer dans une lourde confession avec une prestance incroyable.

La nouvelle de Zweig, comme nombre de ses écrits, est sombre. A ce titre la mise en scène colle au pouvoir oppressant du texte, dans la mesure où la scène est laissée presque vide et de par son faible éclairage devient l’espace mental du personnage. Un homme en constante auto-analyse de son état. Alors qu’il vivait dans la jungle, à des jours de la ville la plus proche, il reçut la visite inattendue d’une aussi élégante que méprisante lady cherchant le plus discrètement possible à avorter après avoir trompé son mari. Moyennant 12 000 florins, elle demande au médecin de s’en occuper, ce qu’il refuse, jubilant à l’idée de se faire supplier par cette femme détestable qu’il se prend pourtant à follement désirer. Une obsession qu’il compare à l’« amok », comportement qui, dans la culture malaise, renvoie à un accès de violence et de vengeance subit. Ainsi, face au refus et à l’urgence, la jeune femme finit par mourir des suites d’une opération clandestine qu’une vieille chinoise lui fait subir, en désespoir de cause.

C’est donc seul sur le plateau qu’Alexis Moncorgé parvient, grâce à un jeu convaincant, à incarner la détresse, le délire mental, la culpabilité de cet homme. Il en narre toute l’histoire, au moment où il se trouve en route pour l’Angleterre. Sur ce bateau qui transporte le cercueil de cette femme à qui, malgré tout, il promit de sauver l’honneur, au point de vouloir sombrer avec son secret. Par cette longue et fatale confession, l’acteur et petit fils de Jean Gabin se révèle époustouflant tant il s’approprie le texte de Zweig que l’on croirait avoir été pensé pour être ainsi joué.

En revanche, au delà de cette touchante interprétation, la mise en scène, elle, se révèle en partie décevante. Si les jeux d’ombres qui contribuent à dédoubler la folie du jeune médecin et l’utilisation d’un rideau noir en fond pour créer une impression d’isolement sont très esthétiques et maîtrisés, on regrette quelques choix de Caroline Darnay. Alors qu’elle a misé sur un décor réduit à l’essentiel et a admirablement dirigé Alexis Moncorgé, on regrette en effet les élans de didactisme et ses effets sonores souvent davantage risibles qu’au service le pathos de la situation. Au contraire, cela surcharge inutilement l’action tant la simplicité des décors et la force du jeu d’acteur sont appréciables.

Quoi qu’il en soit, plus que l’essence du texte, toute l’atmosphère et la folie du personnage de Zweig sont restituées. Et ce dès les premières minutes où l’on comprend que la seule libération possible pour ce torturé épris d’une femme dont il se sent coupable de la mort, serait de sombrer dans les abimes de ce rideau de fond noir, qui clapote comme la mer agitée.

« Amok », de Stefan Zweig, adaptation et mise en scène de Caroline Darnay, jusqu’au 30 avril 2016 au Théâtre de Poche, 75, boulevard du Montparnasse, 75006 Paris. Durée : 1 h 15. Plus d’informations et réservations sur www.theatredepoche-montparnasse.com.




Au théâtre de l’Atalante : l’enfer c’est les sauces

Copyright : Nathalie Hervieux
Copyright : Nathalie Hervieux

À Vienne, dans un appartement familial bourgeois au mobilier art déco et aux murs couverts de portraits, deux sœurs organisent un déjeuner pour célébrer le retour de leur frère, Ludwig, ce grand logicien tout juste sorti de l’asile pour qui les fêtes incarnent le non sens féminin. Dans cette comédie dramatique et philosophique, Thomas Bernhard qui avait intitulé la pièce « Ritter, Dene, Voss » en référence à ses trois acteurs fétiches, se joue de la bourgeoisie intellectuelle. Mais « Déjeuner chez Wittgenstein » relève autant d’un discours sur la famille que sur le théâtre lui-même. La mise en scène qu’en propose Agathe Alexis est très séduisante et, par sa clarté ainsi qu’un jeu d’acteurs extraordinaire, elle restitue tous les aspects de cette pièce extrêmement riche de sens et de tensions.

Toute l’action a lieu dans la salle à manger, ce « caveau exquis où on sert des profiteroles », autour d’une grande table synonyme de zone de combat, dressée avec application par Dene « ce diable » d’aînée, relève maternelle ou sœur frustrée de Ludwig le terrible invité, l’enfant prodige de cette fratrie de névrosés. Descendants de riches industriels omniprésents sur les murs de l’appartement et que l’art, cet aveu de banqueroute, a figés en une série de portraits, le trio n’en est jamais vraiment un sinon dans la folie qui les unit. Tour à tour, ils se liguent les uns contre les autres, ce que la mise en scène rend admirablement bien dans la mesure où les faiblesses de chacun ont toujours leur coup de projecteur. Ainsi, l’ainée apparaît toquée, souhaitant plus que tout tenir le rôle de la parfaite ménagère qu’était leur reine mère défunte, tandis que la cadette a toujours été l’adorée, que ce soit en famille ou sur scène, toutes deux étant comédiennes. Alors que l’une se prépare à jouer une aveugle l’espace de deux minutes dans une nouvelle pièce, l’autre enchaine les grands rôles. N’ayant d’autre occupation que de lire les journaux grâce à une situation confortable et n’ayant d’autre talent que de jouer la comédie, un talent sans doute encouragé par les actions que la famille de mécènes possède au théâtre, les deux sœurs ont un frère philosophe fou, pléonasme ? Interné volontaire, Ludwig n’aime pas mettre de chaussettes, il n’aime pas les repas familiaux qui devraient nous inciter au suicide, il aime les culottes de coton épais, Schopenhauer, les profiteroles, offrir ses vêtements, et il ne supporte pas le théâtre. Tout ce qu’il est tient à ses sœurs dont l’ainée retape inlassablement les écrits. Il est celui qui tout à la fois joint et dissout la fratrie par ses caprices.

Tous réunis le temps d’un déjeuner, ils en arrivent à se balancer des assiettes ou se cracher dessus tels des enfants immatures, ainsi le repas vire au chaos, aux règlements de comptes et en catharsis déchainée. Entre enfantillages, rapport à la parenté et discours sur l’art, Agathe Alexis souligne les différentes strates de lecture de l’œuvre bernhardienne.

La metteuse en scène, dans le rôle de Ritter la sœur cadette, est d’ailleurs incroyablement renversante et provocante, tout comme la sœur ainée incarnée par Yveline Hamon. Enfin, Hervé van der Meulen qui incarne le rôle de Ludwig, grand enfant complètement fou est pourtant chef d’orchestre de la situation. Dans ce huis clos infernal, la satire n’a pas de limite et la cocasserie des échanges fraternels est à mourir de rire. L’art du théâtre tant décrié par le logicien est à son sommet.

La salle à manger, ce lieu où par excellence tout le monde joue la comédie, la soupe, les sauces, les profiteroles : tout le mal vient de là.

« Déjeuner chez Wittgenstein », de Thomas Bernhard, mise en scène d’Agathe Alexis, jusqu’au 1er février 2016 au Théâtre de l’Atalante, 10, place Charles Dullin, 75018 Paris. Durée : 2h15. Plus d’informations et réservations sur www.theatre-latalante.com.




« Bettencourt Boulevard », timide manifeste d’une affaire bruyante

© Michel Cavalca
© Michel Cavalca

« Qu’est ce que le théâtre vient faire dans cette histoire ? Telle est la question », ose selon toute vraisemblance se demander un journaliste, maître du puzzle et coryphée de cette pièce éminemment politique, difficilement réductible au seul registre tragi-comique. Écrite par Michel Vinaver, « Bettencourt Boulevard ou une histoire de France » est avant tout un texte intelligent et intelligible voué à une scène que, paradoxalement, l’auteur malmène. Il a déclaré « Je n’écris pas pour le théâtre, j’écris contre lui ». Mais la vie n’est jamais qu’un théâtre où chacun joue son rôle disait Shakespeare, à quoi bon dès lors, discuter la pertinence théâtrale ou l’intérêt scénique d’un fait divers qui a secoué le quinquennat de Sarkozy et qui nourrit encore la presse ? Telle est la vraie question.

Grâce à une scénographie impeccable et une mise en scène élégante et cohérente de Christian Schiaretti, à laquelle s’ajoute un jeu d’acteur précis, « Bettencourt Boulevard » s’impose comme la recomposition admirable mais pas assez assumée d’une affaire difficile.

Sur scène, les acteurs se confiant tour à tour à un chroniqueur sont dix-sept pour jouer trente tableaux qui s’enchaînent dans un décor aussi coloré que minimal, dans la mesure où seuls des fauteuils, sortes de cubes blancs ingénieusement éclairés, occupent le plateau traversé de panneaux transparents ou colorés. Descendant du plafond ou coulissant, une série de carrés colorés inégalement illuminés qui pourraient être sortis d’une œuvre de Mondrian animent la mise en scène et rythment avec fluidité les entrées et sorties des personnages. Une scénographie claire et limpide qui accompagne bien le mythe Bettencourt qui se construit sous nos yeux.

L’Oréal : 38 usines, 17 milliards de chiffre annuel. Soit 1,4 millions d’euros quotidiens dans la poche de Liliane Bettencourt, héritière de l’empire suspectée de démence, parce qu’elle le vaut bien ! On comprendrait presque Sarkozy lui courant après comme un gamin. À l’origine de cet empire qui a fait de la France un pays où on se lave, fil conducteur de cette pièce, Robert Meyers grand-père du mari de Françoise Bettencourt, et Eugène Schueller, barbier coiffeur qui n’aimant pas travailler, devint patron. Des conseils d’avenir que l’on croirait tout droit sorti du Figaro. Le texte, qui a le mérite de montrer les rouages de l’oligarchie française, se joue du temps et du fossé générationnel sans que la cohérence d’ensemble en pâtisse pour autant. Sans difficulté, on descend jusqu’aux ultimes héritiers, fils de Françoise : Jean-Victor et Nicolas. Aussi, l’investigation donne la parole à tous les pions de ce grand échiquier politique et familial, même aux domestiques ou à la comptable qui, depuis l’ombre, voient tout. Les acteurs sont souvent comiques, comme ce Patrice de Maistre joué par Jérôme Deschamps ou Francine Bergé dans le rôle de Liliane Bettencourt. Mais ils auraient cependant pu l’être bien davantage.

En ayant recours à la musique discrètement présente et à la danse savamment dosée, Schiaretti crée un collage méticuleux, peut-être trop. En effet, si tout est propre, les personnages manquent de profondeur et le coryphée nous laisse sur notre faim tant son jeu semble mécanique et n’avoir d’autre intérêt que celui d’expliquer in fine ce que l’on a déjà compris.

« Bettencourt Boulevard », de Michel Vinaver, mise en scène de Christian Schiaretti, jusqu’au 14 février 2016 au Théâtre de la Colline, 15, rue Malte-Brun, 75020 Paris. Durée : 2h. Plus d’informations et réservations sur www.colline.fr.




Au nom d’Ikéa, Carrefour et Primark : amen

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À l’ouest de Dacca, capitale du Bangladesh, le 24 avril 2013, une usine de textile s’effondre et fait 1133 morts dont la plupart sont des ouvrières. Au même moment à l’autre bout du monde, une femme revient de chez Carrefour en voiture et roule la radio allumée, en entendant les nouvelles tomber elle ferme les yeux un instant, juste assez pour foncer droit dans un mur sans trouver la pédale de frein.

« Comment on freine ? ». Tel est le titre de la nouvelle pièce écrite par Violaine Schwartz, une commande d’Irène Bonnaud, la metteuse en scène, qui a créé le spectacle à Besançon avant de le présenter au théâtre de la Commune à Aubervilliers.

Trois pans de murs blancs, des piles de cartons et un dîner dressé à même ces cartons, tel est le décor dans lequel commence la pièce. Le jour de son anniversaire, une femme (celle qui fonçait dans un mur) retrouve son mari dans leur nouvel appartement parisien fraîchement acheté, alors qu’elle est de retour de convalescence. Les retrouvailles sont difficiles. Difficiles, parce qu’elle a peur maintenant, peur de prendre le métro, de sortir dans la rue, de conduire, mais aussi parce qu’elle se sent coupable de l’effondrement du Rana Plaza à Racca, où des ouvrières confectionnaient des vêtements pour Carrefour et tout un tas de marques dont regorgent les piles de cartons du couple.

Face à son mari, perplexe mais patient, qui avait acheté une robe rouge à sa femme pour lui faire plaisir, elle, sa robe rouge enfilée, se sent étouffer. Animée par la culpabilité et la folie, elle se met à vider les cartons un à un. Sans réfléchir, elle les ouvre tous si bien que le sol de l’appartement se retrouve couvert de vêtements qu’elle essaye de trier, le sort des ouvrières de Racca entre les mains et sous nos yeux. Car cet amoncellement de vêtements et d’étiquettes Primark, Camaïeu, Carrefour, Mango… autant de marques produites à Racca, qui fait rapidement penser à une installation de Boltanski, c’est ce qui nous lie à une classe ouvrière oubliée, occultée par la mondialisation et morte pour la consommation.

Au milieu de ces montagnes de vêtements, le couple débat, se débat. Et pendant que son mari part chez Ikéa acheter une « Billy », étagère écoulée à plus de 41 millions d’exemplaire dans le monde, la femme retrouve un globe terrestre lumineux qu’elle croyait fichu. À peine branché, il s’allume de sorte que de nombreuses scènes de la vie du couple vont être entrecoupées par l’apparition d’une femme, porte-parole des ouvrières de Racca qui, en bengali, raconte le drame, sur des pas de danse traditionnelle.

Ainsi le décor minimal est efficace et la mise en scène symbolique dans la mesure où Irène Bonnaud parvient à lier le drame du 24 avril 2013 à nos vies par les vêtements, comme des cadavres sur scène dont les cartons en seront les pierres tombales, et à ces marques qu’on se surprend à porter sur soi. Si quelques scènes paraissent longues, c’est que les silences, au lieu de laisser respirer au contraire nous étouffent. Les acteurs eux, au départ peu convaincants à cause d’une diction non naturelle, finissent par être extrêmement poignants dans leur recherche de solutions. Le monde est malade, mais qui se souviendra de ce 24 avril qui ne le freina en rien ?

« Comment on freine ? », de Violaine Schwartz, mise en scène d’Irène Bonnaud, jusqu’au 17 janvier 2016 au Théâtre de la Commune, 2 rue Édouard Poisson, 93 300 Aubervilliers. Durée : 1h50. Plus d’informations et réservations sur lacommune-aubervilliers.fr/.




Thomas Jolly trône sur l’Odéon

RICHARD III de Shakespeare - Mise en scène et scenographie Thomas Jolly -  avec :  Thomas Jolly (Richard III),  Nathan Bernat (le prince Edouard),  Francois-Xavier Phan (le duc de Buckingham)  - Costumes : Sylvette Dequest - Lumiere : Francois Maillot, Antoine Travert, Thomas Jolly  - Compagnie La Piccola Familia - - Theatre National de Bretagne - octobre 2015  - Odeon - Theatre de l'Europe - janvier 2016 © Brigitte Enguerand
© Brigitte Enguerand

Après avoir triomphé à Avignon et aux Ateliers Berthier avec la présentation dans son intégralité du cycle shakespearien d’Henry VI, Thomas Jolly, directeur de la compagnie la Piccola Familia se sentait suspendu à cette histoire qui n’était pas finie. Pour conclure ce long cycle, il vient alors occuper l’Odéon et conquérir le public parisien par la mise en scène de Richard III, dans laquelle il s’accorde le rôle éponyme de ce sombre roi.

Créée à Rennes en octobre, cette mise en scène de Richard III par Thomas Jolly se base sur une sublime traduction du texte que l’on doit à Jean-Michel Déprats, et qui éblouit la sombre création du jeune metteur en scène. Dans le rôle du roi sanguinaire, du roi des ombres, Thomas Jolly l’enfant terrible propose une esthétique glaciale et sombre pour cette grande pièce de Shakespeare. À cet effet, le décor est réduit au minimum : une structure en fer modulable, et la lumière pour sculpter l’espace cerclé de rideaux noirs. Grâce à une quantité de projecteurs d’une lumière blanche extrêmement puissante, Thomas Jolly tantôt agresse son public, tantôt l’éclaire. C’est une lumière créatrice de formes qu’il propose, comme lorsque de simples raies lumineuses suffisent à créer la prison qui renferme Georges duc de Clarence, le frère de Richard. De bout en bout, c’est la lumière qui dicte les mouvements et rythme les entrées et sorties des personnages. En plus de ces lumières, le metteur en scène joue sur les contrastes de noir et de blanc jusqu’à provoquer l’aveuglement. Les visages peints de blanc, les comédiens sont pour la plupart vêtus de noir, ce qui les fond parfois à l’obscurité et contribue à créer des effets magiques d’apparitions et de disparitions. Ainsi la frontière devient floue entre personnages réels et fantômes ; Thomas Jolly entretient volontairement la porosité entre ces deux mondes que sont le ciel et l’enfer dont Richard III semble être le tyran, le grand dictateur des allées et venues.

Richard III, vêtu de plumes, de cuir, de strass, tout en noir pendant la première partie de la pièce alors qu’il manipule habilement la cour, tout en blanc une fois devenu roi, arbore un style pop rock qui va avec l’ambiance générale de la mise en scène. Dans ce rôle, Thomas Jolly est magistral et incarne puissamment les tourments de ce grand traître par un jeu de contorsions effrayant mais maîtrisé. Il est tellement convaincant qu’il en devient impossible de ne pas l’acclamer lorsqu’il chante et crie « I’m a dog, I’m a toad, I’m a hedgedog » ou « I’m a monster » à l’assemblée. Toute la réussite de cette mise en scène qui dure plus de quatre heures trente, réside bien dans le fait que Thomas Jolly parvient brillamment à faire participer le public à l’intronisation de ce roi que deux heures trente de spectacle avaient pourtant rendu détestable. Malgré lui, le public devient à la fois complice et captif de cette usurpation tyrannique et des meurtres récurrents de celui qu’il appelle désormais son roi. Lorsque Richard III monte sur son trône Thomas Jolly, lui, en vrai tyran s’empare de l’Odéon qui l’applaudit. De cette histoire macabre où les cortèges funèbres s’enchainent, où le sang envahit l’air épais, cette fumée constamment présente sur le plateau et dans la salle, le public est devenu acteur d’un royaume corrompu et surveillé par des caméras de sécurités dont les écrans surmontent le trône royal. Une captivité du public sans doute rendue possible par l’absence de cadre temporel clairement défini dans lequel pourrait se fixer le spectateur. En effet, le décor et les costumes nous perdent et nous retiennent dans un hors temps qui pourrait être tous les temps et tous les lieux. L’usurpation n’a pas de limites et le peu de couleurs présentes sur scène se réduit à du rouge souvent porté par les femmes, ces ventres maudits, sans cesse implorantes et confrontées à leurs pertes, survoltées, souhaitant mourir plutôt que de continuer à engendrer le mal. Et enfin ce vert, cette couleur maudite sur scène, qui sera pourtant celle de l’ordre royal ordonnant l’ultime trahison.

Thomas Jolly, maître du chaos et du temps, nous courtise et nous fascine autant qu’il nous scandalise. Il crée surtout un spectacle exigeant et terrifiant où les neveux du roi même morts assassinés chevauchent encore une monture blanche sur un fond sonore de jeu vidéo, un cheval qui finira par tomber, annonçant la chute de ce chien sanglant que fut Richard III.

« Richard III », de Shakespeare, mise en scène de Thomas Jolly, jusqu’au 13 février 2016 au Théâtre de l’Odéon, place de l’Odéon, 75006 Paris. Durée : 4h30. Plus d’informations et réservations sur www.theatre-odeon.eu.




Mélancolie, paillettes et « Music-Hall »

Fondue dans un rideau rouge aux milliers de paillettes, Jacques Michel est une femme superbe. Seul en scène, il incarne une danseuse de revue d’un certain âge, imaginée par Jean-Luc Lagarce. Elle raconte son expérience avec précision, détails et plaisir : sa façon d’entrer en scène, les problèmes techniques rencontrés à de multiples reprises, comment y remédier avec ses « boys », les soucis avec les pompiers, goguenards… Des descriptions imagées qui, malgré les accidents, bercent celui qui les écoute dans ce qui a été, peut-être, une vie de féerie.

Copyright : Marc Vanappelgem
Copyright : Marc Vanappelgem

Jacques Michel prend le temps de nous montrer cette existence, de ses gestes « lents et désinvoltes », mis en scène par Véronique Ros De La Grange. Le spectateur est lui aussi dans les paillettes. L’envers du décor nous enchante au son des multiples variations de la chanson « De temps en temps » de Joséphine Baker, tantôt métallique, tantôt sobre ou passée dans une chambre d’écho immense, au fil des tableaux.

Ce plaisir, si intense soit-il, nous conduit inévitablement dans les coulisses, un miroir qui se fissure. La critique du monde et l’autocritique de soi auxquelles se livre la vieille danseuse, dessine le portrait d’une ancienne star, ainsi réduite à sillonner les salles de fêtes des banlieues grises comme un vieux microsillon parcourt un disque gondolé : un certain charme se dégage mais plus le temps passe et plus les imperfections sont audibles. D’une langue subtile évoluant au fil du spectacle, Lagarce nous conduit de l’onirisme étoilé à la nuit sans lune. On entend l’anxiété et l’angoisse de l’envers, d’une artiste en désuétude mais aussi de nous-mêmes. Car tout cela, elle l’a dit seule, face à une salle vide, attendant patiemment qu’elle se remplisse. Mais c’est déjà fini.

« Music-Hall » de Jean-Luc Lagarce. Mise en scène de Véronique Ros De La Grange, du 12 janvier au 2 avril au Théâtre de la Reine Blanche, 2bis passage Ruelle, 75018 Paris. Durée : 1h10 minutes. Plus d’informations et réservations sur www.reineblanche.com/.




A Ivry, sobres « Femmes savantes »

Copyright : Alain Richard
Copyright : Alain Richard

Elisabeth Chailloux, directrice du Théâtre des Quartiers d’Ivry met en scène « Les Femmes savantes » de Molière en sa maison. Même saison théâtrale, même époque – les sixties –, même volonté de montrer des femmes fortes, la comparaison se fait naturellement avec la création de la même pièce par Macha Makeïeff – donnée au Théâtre Gérard Philippe au mois de novembre. Cette dernière était aussi colorée et explosive que la mise en scène d’Elisabeth Chailloux est sobre et concentrée sur le texte.

Pièce drôle aux accidents cocasses, « Les Femmes savantes » mettent aussi au cœur de l’espace théâtral la question de la condition féminine, à l’ère du « slut-shaming ». La femme y est montrée comme aussi intellectuelle, valeureuse que l’homme, dans ses bons comme ses mauvais côtés, s’extasiant du moindre mot d’esprit.

Ici, l’homme est relégué à la « place » de la femme, non décisionnaire sous la coupe de son épouse. Disons-le : cela nous paraît choquant, alors que cela nous paraîtrait normal si la situation était inversée. Elisabeth Chailloux attire notre regard sur la condition féminine en faisant des hommes de la pièce, des êtres semblables, aux allures de commerciaux dégarnis, peu attirants.

La situation est divisée en deux espaces. La vie, derrière un rideau de tulle, où s’étale la maison et un rectangle noir au cœur de la scène. Il est tour à tour dancefloor ou ring de boxe. Parfois, cela se prête au jeu des situations, parfois les acteurs semblent se trouver dans l’indéterminé. De temps en temps, on regrette aussi une langue noyée par la rigueur du vers avec lequel les acteurs ne semblent pas se sentir parfaitement à l’aise. Ainsi, les sentiments semblent plus didactiques, davantage accrochés aux mots et moins aux âmes. Mais finalement, quoi de mieux que les mots pour faire passer un message nécessaire ?

« Les Femmes savantes », de Molière, mise en scène d’Elisabeth Chailloux, jusqu’au 31 janvier 2016 au Théâtre des Quartiers d’Ivry, 1 rue Simon Dereure, 94200 Ivry-sur-Seine. Durée : 2h10. Plus d’informations et réservations sur www.theatre-quartiers-ivry.com.




« Illiade », sea, sex and blood

Copyright : Pauline Le Goff
Copyright : Pauline Le Goff

L’Iliade, cette épopée dont on parle si souvent et qu’on a si peu lue, aurait été écrite par Homère autour de 800 avant notre ère. Quinze mille trois cent trente-sept vers en hexamètres dactyliques, vingt-quatre chants, presque autant de noms et de héros pour raconter six jours d’une bataille qui a opposé les Grecs et les Troyens, qui a divisé l’Olympe pendant plus de dix ans : tel est le texte. Un texte si riche pour raconter une guerre à l’origine si banale, à savoir deux disputes côté mortels, l’une entre Achille et Agamemnon qui a enlevé Chryséis puis Briséis, l’autre entre Ménélas et Pâris qui a enlevé Hélène, la femme de ce dernier. Côté divinités, l’origine du conflit n’est pas moins triviale. Zeus le numéro un de l’Olympe voudrait soutenir les Troyens, mais c’était sans compter sur sa femme Héra qui soutient les Grecs et va le trahir par l’entremise de Poséidon. Alors une belle dispute de couple éclate.

Tout ça pour ça ? C’est en tout cas ce que l’adaptation et mise en scène de Pauline Bayle donne à voir. Grâce à une troupe de cinq comédiens aussi talentueux que survoltés incarnant à tour de rôle quantité de personnages, le texte s’éclaircit pour un résultat plus que bluffant.

Surprenant, voilà comment qualifier le début de la pièce qui commence non pas sur scène mais dans le hall du théâtre de Belleville. Dès le départ, le public est pris à parti par Charlotte Van Bervesselès dans le rôle d’Achille qui voit et désigne dans le public des chefs de guerre venus avec leurs bateaux, un public emmené presque malgré lui au combat qui aura lieu sur scène. S’ensuit la découverte d’un décor qui mise sur l’essentiel, c’est-à-dire cinq chaises, quelques seaux posés ça-et-là et deux panneaux accrochés symétriquement sur le mur du fond, avec pour rappel sur chacun la liste des personnages les plus illustres liés aux camps grec et troyen. La mise en scène qui se veut didactique et réduite à un décor minimal n’en reste pas moins éloquente, comme lorsque le simple fait de retourner les chaises suffit à créer un rempart indiscutablement infranchissable aux yeux de tous. Aussi, les jeux de lumières permettent une lecture claire de l’espace divisé en deux plans, servant toujours une double narration savamment mise en scène.

Copyright : Pauline Le Goff
Copyright : Pauline Le Goff

En effet, comment passer du monde des mortels au monde des dieux, du récit au combat ? Pauline Bayle entend y répondre de deux manières. D’abord, par un renvoi du texte homérique à l’essence même du théâtre : la tragédie et la comédie. Un renvoi manifesté par une opposition entre le monde divin comique qui donne à voir des dieux capricieux tissant le destin des hommes, vivant eux, dans un monde tragique. Ensuite, la mise en scène dépouillée est extrêmement efficace pour signifier les moments de récit et de combat grâce à un recours au sable, à l’eau et à de la peinture rouge. Les tableaux créés et l’utilisation de l’espace par les comédiens, vêtus de noir et misant sur un minimum d’accessoires, sont non seulement esthétiques mais très efficaces. Deux éponges pressées pour faire couler le sang, quelques seaux d’eau jetés à la figure d’Achille pour signifier la mer agitée, des paillettes dorées comme armure, un cercle de sable tracé au sol en guise d’arène de combat : tout fonctionne. Portés par une énergie communicative, les jeunes comédiens parviennent incroyablement bien à restituer la trame des chants de l’Iliade, en s’en faisant les acteurs et commentateurs. Tour à tour et avec une rapidité déconcertante, ils réussissent à émouvoir et faire rire aux éclats. Notamment quand Héra en bikini rouge, jouée par Florent Dorin, demande des conseils séduction à une Aphrodite aux airs de Blondie. Ou quand Poséidon vole la foudre de Zeus : un micro avec lequel il se met à raper de l’hexamètre homérique avec une époustouflante facilité.

Pauline Bayle parvient à proposer une adaptation du texte homérique surprenante, intelligente et convaincante, l’Iliade ainsi résumée à ce qu’elle est : dix ans de conflits et de sang « tout ça pour une seule fille ! ».

« L’Iliade », d’Homère, adaptation et mise en scène de Pauline Bayle, jusqu’au 7 février au Théâtre de Belleville, 94 rue du Faubourg du Temple, 75011 Paris. Durée : 1h30. Plus d’informations et réservations sur www.theatredebelleville.com/.




Florian Zeller, consternant de banalité

Copyright : Pascal Gely
Copyright : Pascal Gely

Un homme s’habille en pleine nuit. Une femme, dans un lit à ses pieds, lui demande langoureusement de rester. L’Autre refuse : le fiancé, son meilleur ami, va rentrer. Ils doivent décider qui va lui avouer l’adultère.

Puis on est projeté dans le premier appartement qu’Elle et Lui partagent ensemble. Des règles sont établies pour tenter d’empêcher l’intrusion de l’Autre. On remonte à l’origine de l’échec ? Il a débuté ce jour-là, ce jour où ils ont voulu essayer de croire qu’ils n’étaient pas comme les autres et où pourtant, ils prenaient les mêmes sentiers. Très vite viennent les reproches, qui ne laissent transparaître que la peur de se perdre. La dépendance émotionnelle au détriment d’un amour quelconque. Elle ne veut pas rester avec Lui par habitude. Lui accepte jusqu’à un certain point le désamour de sa femme pour ne pas se retrouver seul. Une relation qui tombe dans le sadisme bas de gamme et qui reflète le quotidien de nombreux couples plus ou moins jeunes : rester ensemble alors que c’est déjà fini.

Mais les deux scènes où Zeller semble vouloir nous faire sortir de cette piscine olympique de banalité sont complètement ratées. Le moment où la mère et la fiancée de Lui se confondent, ainsi que la scène de dénouement, où Elle se prépare à être la victime d’un meurtre organisé par Lui – avec la complicité d’un croque-mort, sont évanescentes et imprécises.

L AUTRE de Florian Zeller Mise en scene de Thibault Ameline Lumieres de Quentin Vouaux Creation Sonore de Madjo Avec :  Jeoffrey Bourdenet Benjamin Jungers Lieu : Theatre de Poche Montparnasse Ville : Paris Le : 21 09 2015 © Pascal GELY
Copyright : Pascal Gely

Si Jeoffrey Bourdenet et Carolina Jurczak arrivent à étaler une belle palette de sentiments avec un texte aussi simpliste, Benjamin Jungers, Lui, peine à décoller de son personnage benêt d’écrivain raté sans trop d’émotions. Est-ce la figure de Zeller lui-même qu’il incarne ?

La scène d’exposition et la scène de fin sont les mêmes. À l’exception que, dans la seconde, le couple adultérin décide de ne rien dire à Lui. Les catastrophes qui se sont succédées après la première annonce sont ainsi balayées. Y a-t-il une morale ? S’il en est une, elle d’une consternante banalité : pour protéger l’autre, mieux vaut lui mentir.

Aussi, on se demande pourquoi l’Autre ne serait pas féminin ? Est-ce l’apanage des femmes de tromper leur pauvre mari fidèle ? Ce texte a tout d’un exorcisme pour son auteur, un rejet de la femme aux relents misogynes affligeants. On aurait apprécié qu’il garde des démons aussi banals pour lui et son confident – curé ou psychanalyste. Inutile d’en faire tout un drame.

Avec cette pièce, Florian Zeller montre encore qu’il est un auteur important de notre époque en prouvant une chose : écrire et avoir du succès est à la portée de n’importe quelle plume, même des plus médiocres.

« L’Autre », de Florian Zeller, mise en scène de Thibault Ameline, actuellement au Théâtre de Poche-Montparnasse, 75 boulevard du Montparnasse, 75006, Paris. Durée : 1h20. Plus d’informations et réservations sur theatredepoche-montparnasse.com.




« Artistes coréens en France » : De la lumière, naît la lumière

BANG Hai-Ja, Naissance de lumière, 2014 128,5 x 128 cm – pigments naturels sur papier © Bang Hai Ja/Jean-Martin Barbut
BANG Hai-Ja, Naissance de lumière, 2014 128,5 x 128 cm – pigments naturels sur papier © Bang Hai Ja/Jean-Martin Barbut

A l’occasion de l’Année de la Corée, le musée Cernuschi célèbre avec force et maestria la création plastique coréenne et ses artistes, prolongeant ainsi les liens tissés entre ces derniers et la France. Portée brillamment par son commissaire Mael Bellec, cette exposition rend compte de l’incroyable vitalité de la peinture coréenne qui évolue à partir des années 1950 dans les milieux artistiques français. Une collaboration qui néanmoins, en préservera toujours la sensibilité et la culture qui la rattache à sa terre natale. Assurément, il s’agit là d’un parcours riche qui captive par son habileté à disserter sur plus de 60 ans de création, sans jamais céder à la facilité, ni enfermer les artistes dans des partis pris réducteurs.

Le propos de l’exposition est en effet honnête : conscient des limites imposées par la multiplicité des artistes coréens ayant séjourné en France – plus de 300 –, Mael Bellec propose un voyage apte à susciter la curiosité, axé sur l’esthétique et la créativité, plutôt qu’une leçon revêche qui briserait le charme à coup sûr. Aussi, par son choix d’exposer uniquement des peintures, laissant volontairement de côté la photographie et les installations, il prouve remarquablement, que profusion n’est pas raison.

LEE Bae, Issu du feu, 2000 163 x 130 cm – charbon de bois sur toile © Lee Bae/D.R
LEE Bae, Issu du feu, 2000 163 x 130 cm – charbon de bois sur toile © Lee Bae/D.R

Cette sagesse se retrouve belle et bien dans la muséographie, tout en finesse et sobriété. Un choix que l’on ne peut que saluer, tant il met les œuvres en valeur pour elles-mêmes. Simplement.

L’exposition débute alors par la mise en exergue des liens tardifs que les artistes coréens ont noués avec la France. En effet, si le Japon durant l’ère Meiji (1868-1912) et la Chine républicaine (1912-1949) se sont déjà tournés vers les modèles occidentaux afin de renouveler le vocabulaire de la création en Extrême-Orient, la Corée reste quelque peu en retrait, et ce jusque dans les années 1950. Pourtant, à partir du moment où ces échanges franco-coréens s’établissent, il devient impossible de nier la vitalité et l’inventivité exaltantes de ces artistes, dont le pays était jusque-là cloisonné par un esprit conservateur et des guerres éreintantes.

C’est d’ailleurs la fin de la Seconde Guerre mondiale qui sonne le réveil de la création, ainsi que l’internationalisation des artistes coréens. Dès lors, en 1947 émerge le courant du Nouveau Réalisme, tandis que les débats artistiques opposant les réformateurs aux conservateurs, marquent l’avènement d’une nouvelle scène artistique contemporaine à Séoul.

Shim Kyung-Ja, Karma, 2012 100 x 80,3 cm - encre et couleurs sur Hanji (papier coréen) © Shim Kyung Ja/D.R
Shim Kyung-Ja, Karma, 2012 100 x 80,3 cm – encre et couleurs sur Hanji (papier coréen) © Shim Kyung Ja/D.R

Toujours soucieuse de dresser des ponts entre la Corée et la France, l’exposition met en lumière l’influence de l’Ecole de Paris sur ces artistes venus se familiariser avec les techniques occidentales. Pour certains, comme Park Seo-Bo ou Kim Whanki, dont les personnalités artistiques sont déjà très affirmées, l’expérience française relève plus d’un regard sélectif sur des techniques et motifs supplémentaires, que d’un véritable bouleversement. D’autres en revanche, tels Rhee Seund-Ja, Lee Ungno ou Bang Hai-Ja, marquent leur intérêt pour l’abstraction lyrique qui se développe à Paris dès la fin des années 1940, en opposition avec l’abstraction géométrique et le constructivisme.

Pour autant, même si ces échanges avec l’Occident favorisent certaines influences, tous ces artistes coréens ne cesseront d’élaborer leur propre processus de création. Chez Kim Guiline, proche du mouvement Supports/Surfaces, cette recherche créatrice s’incarne entre présence et absence, perceptible dans le monochrome Visible, Invisible. De même, chez Chung Sang-Hwa, l’irrégularité de ses toiles et leurs effets de transparence, résultent d’un travail minutieux où des feuilles de papier sont peintes puis déchirées une à une.

Outre ce sentiment d’attraction et de distance remarquable chez certains artistes, leur art est aussi profondément marqué par la guerre qui oppose entre 1950 à 1953, la République de Corée à la République populaire démocratique. Il devient nécessaire, alors, de trouver des motifs aptes à conjurer l’oppression et la douleur ; Park Seo-Bo, pris par cet impérieux besoin, esquissera dans ses toiles, des formes ténébreuses mimant des poumons éreintés, noircis par les heures sombres du conflit.

Kim Guiline, Visible, Invisible, 1977, 200 x 170cm – huile sur toile, © 1982-2015 KUKJE GALLERY (http://www.kukje.org)
Kim Guiline, Visible, Invisible, 1977, 200 x 170cm – huile sur toile, © 1982-2015 KUKJE GALLERY (http://www.kukje.org)

Puis, vient le temps de dévoiler toute la créativité et les partis pris individuels de la nouvelle génération d’artistes coréens, qui dès la fin des années 1960, ne perçoit plus la France – et même l’étranger, comme un terrain privilégié d’inspiration. En effet, les techniques et la renommée acquises par leurs prédécesseurs, constituent un socle solide à même de nourrir leur réflexion artistique. Dès lors, les échanges avec l’Occident ne répondent plus qu’à des envies ou initiatives personnelles de la part des artistes, et renforcent bien souvent leur sentiment d’appartenance au pays originel : confrontés à une forte différence de culture, ils multiplient dans leurs toiles les allusions à la Corée, notamment par le biais des matériaux et de la gestuelle.

Ainsi en est-il de Lee Bae et de ses œuvres entre transparence et contrastes, compositions en noir et blanc où l’encre créée à partir de suie et de charbon, vient se superposer à la trame de la toile. Pour Yoon-Hee, l’œuvre d’art est incarnée par le mouvement, par le geste produit non pas sur la toile, mais autour d’elle pendant la création : de là, émergent des œuvres sensibles et irréelles, où la matière coule en fines larmes de pigments colorés. Remarquable, enfin, ce travail méticuleux porté par Won Sou-Yeol dans des compositions où la peinture est étirée jusqu’aux limites de la toile, composant des stries en reliefs rehaussées une par une à l’encre noire.

Lee Ungno, Poème de Yulgok et poème de Sin Saimdang, 1975 139 x 60 cm – couleurs sur Hanji (papier coréen) © Lee Ungno Museum - Daejeon
Lee Ungno, Poème de Yulgok et poème de Sin Saimdang, 1975 139 x 60 cm – couleurs sur Hanji (papier coréen) © Lee Ungno Museum – Daejeon

S’ouvre alors la seconde partie de cette exposition, orientée vers un axe thématique : existe-t-il, en substance, une identité plastique Coréenne ? Si la réponse est évidemment affirmative, les œuvres exposées ne peuvent recouvrir toute la complexité d’un tel sujet : mais en délimitant clairement trois axes de cette identité plastique – la calligraphie, la valorisation des processus créatifs et le rapport aux matériaux –, il y a de la part du musée Cernuschi, une modestie à avouer que, parfois, il est simplement nécessaire de faire des choix. De cette manière, le parcours laisse place à la découverte, à l’onirisme et à l’émotion.

Ainsi, on se laissera bercer par les œuvres calligraphiées de Lee Ungno, dont l’intrigant Poème de Yulgok et poème de Sim Saimdang, alliance parfaite entre geste et poésie ; on contemplera les célèbres gouttes d’eau en trompe-l’œil de l’artiste Kim Tschang-Yeul, habile jeu de relief et de mise en valeur de l’écriture sur la toile. Et dans cette attention particulière donnée au support perçu comme la matière même de l’œuvre, on s’arrêtera, surpris, devant la technique utilisée par Yun Hyong-Keun dans Burnt Umber et Ultramarice # 209, alors que l’artiste laisse infuser ses pigments directement dans la trame de la toile.

Lee Bae, Sans titre, 2015 163 x 130 cm – acrylique médium, charbon de noir sur toile © Lee Bae/D.R
Lee Bae, Sans titre, 2015 163 x 130 cm – acrylique médium, charbon de noir sur toile © Lee Bae/D.R

L’exposition s’achève avec l’artiste Bang Hai-Ja et son incroyable travail sur la clarté et l’éclat : Naissance de lumière, tel est le titre de cette œuvre fascinante pouvant être admirée des deux côtés, drapée de couleurs flamboyantes, et qui matérialise à elle seule tout le dépassement et la créativité dont sont porteurs ces artistes coréens contemporains.

Sans conteste, « Artistes coréens en France » est une exposition des plus remarquables, mêlant habilement rigueur historique et songe séduisant. A l’instar de « L’école de Lingnan » précédemment portée par le musée Cernuschi, on ressort conquis, captivés par ces échanges complexes entre la Corée et la France.

De cette incroyable richesse, de cette lumière engendrant la lumière par-delà la création, subsiste une sensation essentielle : un sentiment d’harmonie.

Thaïs Bihour

« Artistes coréens en France »  – L’exposition se tient jusqu’au 7 février 2016 au musée Cernuschi. Plus d’informations sur http://www.cernuschi.paris.fr/




Romeo Castellucci : du couvent au tyran

Copyright : Arno Declair
Copyright : Arno Declair

Romeo Castellucci est d’abord un créateur d’images fortes. La première demi-heure du spectacle est purement visuelle, sans paroles. On observe la vie quotidienne d’un couvent où les sœurs ont fait vœux de silence. La mort, douloureuse, frappe l’une des pensionnaires, du lever de son lit à sa mise en bière : son agonie est le fil conducteur de la succession des images, à la façon d’un film ou d’une bande dessinée, dans un espace scénique restreint. Le dispositif mouvant des machines ajoute à la beauté austère de ce long prologue : le silence n’empêche pas au son d’occuper une place importante. On est pris dans le roulis des machines, le bruit du bois en mouvement.

Puis une sœur découvre, probablement dans la chambre de la défunte, un ouvrage profane : « Œdipe tyran ». Elle en fait la lecture et la tragédie prend vie sous ses yeux. La scène s’ouvre sur un grand espace, elle sort ainsi de l’obscurité mystérieuse pour aller vers la blancheur grecque fantasmée de ce plateau qui devient un palais, une agora, une église…

Le drame débute lorsque l’irréparable a déjà été commis : Œdipe a tué son père et mis sa mère enceinte. Au public, le parricide et l’inceste sont annoncés par la voix tonitruante d’un oracle grandiloquent qui fait trembler tout le théâtre. La machine est en route, plus rien ne peut l’arrêter. Le destin tragique va s’accomplir.

Cette deuxième partie, avec des paroles, continue de faire se succéder les compositions splendides où chaque corps est l’élément d’un tableau grandiose. Les effets de masse, l’image de l’enchevêtrement des corps imbriqués dans la scénographie, le jeu de contraste avec les couleurs font de l’entièreté du spectacle une fresque très esthétique. Mais il faut le souligner : le texte n’est qu’une excuse à cette succession visuelle. Peu clair, à peine narratif, et avec un retard dans les surtitres – les acteurs jouent en allemand – la connaissance universelle de ce mythe est suffisante pour suivre et profiter du talent de créateur plastique de Castellucci. On regrettera, peut-être, que le talent de ces acteurs irréprochables de la Schaubühne soit si peu employé.

« Ödipus der Tyrann » de Friedrich Hölderlin, d’après Sophocle. Mise en scène, scénographie, lumières de Romeo Castellucci, jusqu’au 2′ novembre au Théâtre de la Ville, 2 place du Châtelet, 75004, Paris. Durée : 1h45. Plus d’informations et réservations sur www.theatredelaville-paris.com/




« Fin de l’histoire » : flirt ambigu avec l’extremisme

La scène est un hall de gare monumental. Le grand escalier central sera le lieu de l’action. L’épaisse masse de béton compose cette architecture lourde, pesante, sombre des grands bâtiments du XXe siècle au nord de l’Europe. Le contraste entre le frêle corps des acteurs et l’environnement massif compose de belles images soulignant la solitude des âmes. Rare espace de repos pour les personnages, de grandes banquettes de bois où ils vont attendre.

© Jean-Louis Fernandez
© Jean-Louis Fernandez

A l’image de cette horloge qui marque le temps du spectacle – comme dans « Nouveau Roman », la précédente création théâtrale de Christophe Honoré – la temporalité est importante. On observe le temps qui passe en parlant du temps qu’il fait. L’action se déroule avant l’été 1939. Les personnages indiquent la température européenne à l’aube de la Seconde Guerre mondiale. La famille Gombrowicz est arrivée avec neuf heures d’avance à la gare. On observe leur attente longue et erratique. Un temps étendu, incertain, propice aux échanges intimes. Chacun se juge, se livre. Witold Gombrowicz est l’adolescent incompris du groupe – alors que, dans la réalité il aurait 35 ans –, mais toute sa famille est là afin de l’accompagner pour son départ vers l’Argentine.

Que se disent-ils pour tuer le temps ? Car le texte de « Fin de l’histoire » est indiqué d’après Gombrowicz et résulte logiquement en grande partie d’écriture de plateau. On suppose mais on ignore quelle est la proportion de l’un et de l’autre. Est-ce Gombrowicz qui s’exprime lorsque celui qui l’incarne parle dans l’un des nombreux micros sur pied qui – comme dans « Nouveau Roman » – jalonnent la scène ? Probablement pas systématiquement, car globalement, le texte en question est assez pauvre, brouillon et flou. Dans la première partie de la pièce – celle où la famille attend à la gare – on n’en distingue pas la direction. Faut-il mettre en avant l’argument du « poétique » ? L’excuse la plus facile que se trouvent, à la fois les auteurs et le public, lorsque le texte est bancal : « c’est de la poésie, il n’y a rien à comprendre ». Alors, les meilleurs moments viennent du silence.

Que peut-on en distinguer néanmoins ? Le vécu pessimiste du monde de Witold Gombrowicz – et au vu de son entourage familial, on le comprend. Il constate que la poésie n’intéresse personne. Il a le sentiment d’un monde qui sonne faux, qui se passe de lui. Plus profondément encore, il a l’impression de n’être jamais là où l’Histoire est en train de se faire… Alors commence la deuxième partie. Les parents, les frères, l’amie se métamorphosent en Fukuyama, Hegel, Derrida, Marx… La gare devient salle de conférence : les banquettes deviennent tribunes et chacun a sa petite bouteille d’eau à portée. Ils débattent sur la question de la « Fin de l’histoire » des points de vue méthodologiques, techniques et pédagogiques. En matière de contenu idéologique, c’est la seule partie de la pièce un peu sérieuse et intellectuellement honnête. Mais elle est brève : surgit ensuite la troisième partie où Witold Gombrowicz conjure les dirigeants Européens en 1939 de trouver une solution de paix, ou bien d’attendre son retour d’Argentine pour commencer la guerre. Ceux qui était, un long moment auparavant, la famille de Gombrowicz joue désormais Hitler, Mussolini, Staline, Chamberlain et autres Valadier.

C’est la partie la plus transparente quand à la bêtise que renferme cette création. On atteint un point de rupture avec toute forme de pensée au moment où ce qui semble être une blague de répétition devient un gag récurrent jusqu’à la fin du spectacle : Staline ressemblerait à Cabrel, alors celle qui joue « Stabrel » (ou « Caline » ?) chante, fait des gags, ce qu’on attendrait d’elle au « Plus grand cabaret du monde » de Patrick Sébastien. Autre instant où ce spectacle montre qu’il ne raconte que ce qu’il y a de visible : la scène où les personnages refont le sommet de Yalta et où la France et l’Angleterre portent des masques d’autruches : c’est dire si Honoré va chercher loin dans la symbolique ! Un sommet de Yalta plein d’anachronismes, afin de créer un parallèle grossier avec le monde d’aujourd’hui. Le spectateur doit être trop bête pour comprendre.

© Jean-Louis Fernandez
© Jean-Louis Fernandez

On touche ici à la contradiction majeure de « Fin de l’histoire » : si on décide de tout montrer au spectateur, il faut le faire jusqu’au bout et ne pas compter sur le fait que son intelligence se réveille dans les dernières minutes. Car ces dernières minutes se veulent absurdes. Hitler et Staline sont montrés comme égaux dans leur cruauté et Mussolini comme un type sympathique. Gombrowicz est démuni suite à l’échec du sommet de Yalta, ses espoirs de paix sont anéantis. Les dictateurs lui hurlent au visage les bienfaits de la guerre – un peu comme lorsque des députés parlaient des bienfaits de la colonisation – ; s’il n’y avait pas eu la Seconde Guerre mondiale, il n’y aurait pas eu Primo Levi, Roman Polanski n’aurait pas pu faire de si bons films. Et si Mussolini était resté au pouvoir, il aurait organisé sa descendance et il n’y aurait pas eu Berlusconi en Italie, alors qui aurait créé la Cinq en France ? Il n’y aurait pas eu Pyramide, et donc, sans cette guerre : on aurait jamais connu Pépita ! Et la Pologne ? C’est Chopin et les plombiers.

Pour ce discours, plus de masques d’autruches ou de symboles ultra-lisibles qui pourtant sont jusque-là l’apanage du spectacle. Christophe Honoré créé un théâtre dangereux. En mélangeant Histoire de bistrot et allusion pas très claire, il s’adonne au même exercice que les politiques actuels, non-cultivés et pris dans la surenchère des effets d’annonce loin de toute forme de vérité. Honoré n’est pas nourri du même sérieux scientifique ni du même talent d’un Joël Pommerat ou d’un Sylvain Creuzevault. Il diffuse, sans les critiquer, des pensées extrémistes – sous couvert d’absurdité gombrowiczienne -, dans le sens où il rend un visage humain à des hommes dont l’aspect monstrueux ne peut pas être occulté. C’est ce que font régulièrement Alain Soral ou Michel Onfray. Mussolini en débardeur, apeuré par la possibilité d’une guerre et chantant Richard Cocciante ne fait que le rendre sympathique. On ne doit pas non plus montrer Hitler comme un type drôle et amusant sans qu’il n’y ait de critique derrière. Honoré ne confronte pas le nauséabond, il ne le remet pas en cause. Pire : il l’utilise dans le seul but de faire rire. Christophe Honoré est certainement inconscient du message qu’il conforte ainsi dans la pensée du public – souvent jeune et perméable aux discours séduisants des extrêmes. Toute la bêtise du spectacle est là. La caution « théâtre contemporain » ne protège pas de la stupidité.

Ce qui a fonctionné pour « Nouveau Roman » ne fonctionne pas pour la « Fin de l’histoire ». Les enjeux sont autres, moins propices à une certaine forme de déconnade. Et malgré une scénographie et une occupation de l’espace intéressantes, espérons que ce nouveau spectacle ne marque pas trop les consciences. Il illustre combien on peut rire de tout, mais à condition de montrer pourquoi.

« Fin de l’histoire » d’après Witold Gombrowicz. Mise en scène de Christophe Honoré, jusqu’au 28 novembre au Théâtre de la Colline, 15 rue Malte-Brun, 75020, Paris. Durée : 2h45. Plus d’informations et réservations sur www.colline.fr




Zingaro : Bartabas achève la bêtise

Copyright : Hugo Marty
Copyright : Hugo Marty

Lorsqu’on se rend au cirque Zingaro, l’aventure est totale, merveilleuse dès l’entrée dans le chapiteau de bois réservé à l’accueil. En hauteur, les souvenirs des spectacles qui ont fait la renommée de Bartabas. Des costumes et autres éléments de décors nous rappellent et nous transportent dans une épopée toujours en cours : celle du créateur du théâtre équestre et sa troupe, composée de chevaux et d’hommes.

La structure de « On achève bien les anges », spectacle créé aux Nuits de Fourvière 2015, reste celle du cirque : une alternance de numéros qui réserve chacun ses surprises. Beaucoup de chevaux, certes (jusqu’à 15 sur la piste), mais aussi des clowns, funambules et autres danseurs. L’esthétique générale, splendide, est dominée par des tons froids : noir et blanc en alternance. La lumière vient moduler les volumes et transforme le cercle central en trou noir, cimetière ou mer de nuages. Quelquefois, une touche de rouge marque un passage drôle ou sanglant.

Copyright : Hugo Marty
Copyright : Hugo Marty

Bartabas dépasse le simple choc esthétique. Le propos est fort et osé. Il s’attaque ici aux extrêmes religieux, quels qu’ils soient, avec violence. Il dérange, questionne, prend des risques sans tomber dans l’irrespect. A Zingaro, la beauté et l’autodérision soignent le monde.

Aussi, plus qu’un tourment visuel et cérébral, « On achève bien les anges » est un éloge à la lenteur. Le spectateur, par le temps nécessaire pour s’installer, le temps des numéros, le rythme des musiques et le développement des images est une invitation à vibrer sur un autre rythme, à contempler et penser le monde qui nous entoure. Le public n’est plus dans une simple relation de plaisir entre le spectacle et son désir, il doit apprendre à suivre la temporalité qui relie le cheval à celui qui le dresse.

Combinant ces merveilles à un propos limpide, Bartabas fait de ce théâtre sans parole un moment où la bêtise reste suspendue et où le cerveau respire. Une rencontre au sommet entre la beauté et l’intelligence.

« On achève bien les anges », un spectacle du Cirque Zingaro. Mise en scène, Bartabas, actuellement au Fort d’Aubervilliers, 93300, Aubervilliers. Durée : 2h. Plus d’informations et réservations sur bartabas.fr/




« Une brève histoire de l’avenir » : entre chaos, subjectivité et incompréhension

Depuis le 24 septembre 2015, se tient au Louvre une exposition pour le moins irritante et si décousue, qu’elle en perd son éventuel potentiel atypique : on pourrait en rire, si les arguments scientifiques n’étaient pas mis en avant. Car la caution de cet évènement n’est autre que Jacques Attali, figure pour le moins adepte d’aruspices malheureux. Prenant pour point de départ l’ouvrage Une brève histoire de l’avenir dudit auteur, l’exposition souhaite en proposer une interprétation libre, mais néanmoins construite et inspirée. Pour la liberté – ou plutôt le désordre, c’est indéniablement gagné ; en revanche, pour l’objectivité et la qualité du propos, rien n’est moins certain.

Affiche de l’exposition, détail de Thomas Cole (1801-1848), Le Destin des empires. La Destruction, 1836, huile sur toile. New York, collection de la New York Historical Society © The New York Historical Society.
Affiche de l’exposition, détail de Thomas Cole (1801-1848), Le Destin des empires. La Destruction, 1836, huile sur toile. New York, collection de la New York Historical Society © The New York Historical Society.

En engageant Jacques Attali comme conseiller scientifique, on se demande quel était vraiment le dessein du Louvre : présenter des œuvres parlant de transmission du savoir et surtout du futur, en y accolant le nom d’Attali, cela ne fonctionne pas. A la lecture du parcours médiatico-politique de l’économiste et de ses prédictions controversées quant à l’avenir financier de notre pays, on ressent assez vite l’aspect inadapté de cette collaboration culturelle. Et si l’on accepte malgré tout de se plier au jeu, en refusant de critiquer d’emblée, force est de constater qu’après avoir vu…on regrette amèrement notre tolérante curiosité.

Noyées dans un flot d’œuvres disparates et de partis pris incompréhensibles, certaines pièces pourtant anthropologiquement et esthétiquement riches, paraissent dépouillées de leur histoire. Si l’intention de transcender les aires chrono-culturelles en abolissant les frontières traditionnelles peut paraître intéressante, la réalisation s’avère malheureusement inaboutie, forcée et fatalement dérangeante.

Cette volonté quasi anti-chronologique est d’ailleurs visible dès le début de l’exposition, par le biais de l’installation Boneyard de Geoffrey Farmer : plus de 1200 figures en papier découpées par l’artiste évoluent dans des cercles stylistiques disparates, émancipées de toute linéarité temporelle. Si cela peut aisément fonctionner pour une œuvre unique – comme celle de Farmer –, ces manipulations sont beaucoup moins évidentes et subtiles à l’échelle de l’humanité et de cette vaste temporalité voulue par l’exposition. Mais avant d’entrer dans cette « fertile ignorance sur laquelle peut se construire une « brève histoire de l’avenir » » – dixit le cartel de préambule –, le parcours débute par un petit studiolo dédié à l’artiste Mark Manders.

Geoffrey Farmer, Boneyard, 2013-2015, Papiers découpés, bois, colle. New York, Casey Kaplan Gallery © Courtesy of Geoffrey Farmer and Casey Kaplan, New York/ Photo: Jean Vong.
Geoffrey Farmer, Boneyard, 2013-2015, Papiers découpés, bois, colle. New York, Casey Kaplan Gallery © Courtesy of Geoffrey Farmer and Casey Kaplan, New York/ Photo: Jean Vong.

Intitulée « Notre énigme, notre histoire », cette salle abrite telle une alcôve, des sculptures qui raviront les amateurs de l’artiste et permettront au public moins familier de le découvrir. Au centre, la Ramble room chair capte l’attention. Témoin d’une certaine fragilité de la matière, d’une interrogation permanente face à l’objet, d’un monde onirique en sommeil et pourtant si ancré dans l’ordonnancement du monde en construction, cette œuvre est à l’image du travail de Mark Manders : l’expression parfaite de la vulnérabilité de l’instant.

Mark Manders, Ramble room chair, 2010, Bois, peinture époxy, compensée imprimer sur du papier, et une chaise, 85 x 65 x 180 cm. © Mark Manders 1986-2015 (http://www.markmanders.org/)
Mark Manders, Ramble room chair, 2010, Bois, peinture époxy, compensée imprimer sur du papier, et une chaise, 85 x 65 x 180 cm. © Mark Manders 1986-2015 (http://www.markmanders.org/).

Autour d’elle, se déroule une vitrine mimant une frise chronologique : sablier en métal du XVIIIème siècle, feuille de laurier en silex datant de 19000 – 16500 avant J.-C et crâne d’Asmat de Papouasie du début du XXème siècle, se mêlent aux inspirations contemporaines de Manders. L’une d’elles – Composition with blue, mérite que l’on s’y attarde : un visage coupé, mutilé dans son intégrité, tente d’émerger d’un livre qui l’enserre et le contraint. Comme l’explique le cartel, « c’est comme si la fabrique actuelle de l’humain défaillait » : pris entre transmission du savoir, traces archéologiques et survivance du passé, l’homme demeure dans une balance à l’équilibre fragile, entre passé et futur.

Mark Manders, Composition with blue, 2013, Bois, bois peint, peinture époxy, 23 x 33,5 x 13,5 cm. © Mark Manders 1986-2015 (http://www.markmanders.org/)
Mark Manders, Composition with blue, 2013, Bois, bois peint, peinture époxy, 23 x 33,5 x 13,5 cm. © Mark Manders 1986-2015 (http://www.markmanders.org/).

Parmi ces sculptures, affleure une copie d’après Pieter I Bruegel, de l’huile sur toile La parabole des aveugles. Vue sous le prisme de cette exposition, l’œuvre métaphorise l’ignorance des hommes, leur égarement dans un univers où l’inintelligible prend parfois le pas sur la connaissance. L’allusion n’est pas dénuée d’intelligence. Mais comme pour le reste du parcours, les œuvres qui devraient être le centre d’attention, ne sont là que pour illustrer des postulats à rebours. Ici, l’impression désagréable d’un étalage de toiles, d’objets d’art et pièces archéologiques prises en otage demeure irrémédiablement : cautions intellectuelles d’un discours en manque de nuances.

 

 

Copie d’après Pieter I Bruegel (1525-1569), La Parabole des aveugles, fin du XVIe siècle, huile sur toile. Paris, musée du Louvre © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Michel Urtado
Copie d’après Pieter I Bruegel (1525-1569), La Parabole des aveugles, fin du XVIe siècle, huile sur toile. Paris, musée du Louvre © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Michel Urtado.

Malheureusement, entre absence de cohérence et arguments subjectifs, la première salle « L’ordonnancement du monde », agit tel un mauvais présage. L’espace introductif qui met en avant la thématique de la construction des villes et des nouvelles structures d’habitat, dévoile un agencement d’œuvres terriblement disparate et incohérent : là, un Poing colossal égyptien datant de 1260 avant J.-C fait face à la tapisserie Les constructeurs à l’aloès d’après Fernand Leger (1951) ; alors qu’à leurs côtés, s’exposent de splendides figurines et briques de fondation mésopotamiennes, dont l’éclat et la préciosité tranchent avec la Maquette d’architecture, Stadt Ragnitz d’Eilfried Huth et Günter Domenig (1969), faite de plastique et de peinture. Ces œuvres ainsi disposées ne soutiennent aucun argument scientifique : le pari énoncé d’un vaste écart chronologique voulu par l’exposition, assurément, est loin d’être gagné.

Stèle de granit, Mésoamérique, 200-50 av. J.-C. Granit. Site archéologique de Kaminaljuyú. Guatemala City, Museo Nacional de Arqueología y Etnología. © Museo Nacional de Arqueologia y Etnologia, Guatemala City / Bridgeman Images
Stèle de granit, Mésoamérique, 200-50 av. J.-C. Granit. Museo Nacional de Arqueología y Etnología.

Puis, dans une dimension plus économique, la deuxième partie formant cette salle est dédiée aux « Instruments de l’échange ». Et si jusque-là, certains choix pouvaient encore être défendus, une citation indigne de Jacques Attali achève de jeter une part de discrédit sur cette exposition :

« Avec l’écriture, l’accumulation et la transmission du savoir deviennent plus faciles. Surgissent ainsi, du néant de la Préhistoire, les premiers récits d’aventures des peuples et les premiers noms de princes. Surgissent aussi les premières comptabilités, les premières équivalences. Et, bientôt, les premiers empires. »

On appréciera avec aigreur, l’expression de « néant » qui caractérise pour Attali cette période. Loin d’être emplie de subtilité, cette citation révèle une vision réductrice et évolutionniste, en inadéquation totale avec la diversité chrono-culturelle du Louvre. Pourtant, la pluralité de monnaies rassemblées est fascinante : provenant d’ères géographiques et chronologiques différentes, poids à or, tablettes d’abécédaires et statues funéraires côtoient l’éclatante Richesse ou Allégorie de la Richesse de Simon Vouet.

Simon Vouet (1590-1649), La Richesse ou Allégorie de la Richesse, vers 1640, huile sur toile, Paris, musée du Louvre. © Musée du Louvre, dist. RMN-Grand Palais / Angèle Dequier
Simon Vouet (1590-1649), La Richesse ou Allégorie de la Richesse, vers 1640, huile sur toile, Paris, musée du Louvre. © Musée du Louvre, dist. RMN-Grand Palais / Angèle Dequier.

Enfin, cette première section se clôt sur l’espace d’harmonie, de calme et de renouveau fertile qu’évoque le jardin, paradis naturel dans l’artifice des villes en construction. Et si les céramiques turques et iraniennes datant des XVIème et XVIIème siècles sont d’une grâce réelle, il aurait été plaisant d’instaurer ici plus de variété ; c’est ainsi qu’ « Une brève histoire de l’avenir » souffre de ses prises de positions difficiles à tenir sur le long terme : un trop plein d’œuvres disparates d’un côté, opposé à des carcans jalonnés de l’autre.

Plus loin, s’ouvre la nouvelle thématique « Le cycle de l’histoire : empires et fracas des armes », quant à elle beaucoup plus réussie. En effet, il faut souligner la présence du cycle de cinq magnifiques toiles de Thomas Cole, Le destin des empires. Peint en 1836 à New York et exposé pour la première fois en France, il présente successivement de l’état sauvage à la désolation, la fortune fragile et tragique des grandes puissances de ce monde. Pour autant, ce cycle contient une belle promesse d’avenir pour qui veut la contempler : à revers du sens ordinaire de lecture, il semble suggérer qu’à chaque chute succède une nouvelle puissance, une nouvelle ère ; et l’accrochage ici choisi va pertinemment dans cette direction.

Thomas Cole (1801-1848), Le Destin des empires. La Destruction, 1836, huile sur toile. New York, collection de la New York Historical Society © The New York Historical Society
Thomas Cole (1801-1848), Le Destin des empires. La Destruction, 1836, huile sur toile. New York, collection de la New York Historical Society © The New York Historical Society.

De même, l’impressionnante collection de casques, épées et haches mérite que l’on s’y attarde. Elles sont autant d’armes qui soulignent par leur finesse, leur raffinement et leur panache, la valeur accordée aux batailles par des peuples en quête de puissance.

Casque celtique d’Agris. Gaule de l’Ouest, vers 350 av. J.-C. Fer, bronze, or, argent et corail. Angoulême, musée des Beaux-arts. © Philippe Zandvliet, le musée d'Angoulême.
Casque celtique d’Agris. Gaule de l’Ouest, vers 350 av. J.-C. Fer, bronze, or, argent et corail. Angoulême, musée des Beaux-arts. © Philippe Zandvliet, le musée d’Angoulême.

Mais cette conquête du pouvoir n’est rien sans une transmission du savoir active. « Tu es pressé d’écrire / Comme si tu étais en retard sur la vie / S’il en est ainsi fait cortège à tes sources / Hâte-toi / Hâte-toi de transmettre » écrivait finement René Char. Comme un écho, des manuscrits d’Aristote et Averroès, viennent souligner cette soif de connaissance et cette volonté de transmission qui participe à l’élargissement du monde. Mais cette salle, ce sont aussi de très belles cartes de Pieter Goos, John Thornton, ou Hayashi Shihei entre autres qui s’étalent sur les cimaises, dévoilant cette obsession impérieuse des hommes face à la découverte du monde.

On retiendra, enfin, l’installation intelligente et originale de Camille Henrot intitulée Ikebana, dans laquelle l’artiste interprète un panel d’ouvrages – Salammbô de Gustave Flaubert, L’Arachnéen de Fernand Deligny, Avant et après de Paul Gauguin pour ne citer qu’eux – par le biais de l’art floral japonais. Par l’étymologie latine des fleurs, leur usage pharmaceutique ou leur provenance géographique, elle suggère ainsi le lien ténu entre l’art, la littérature, la nature et la transmission du savoir, dans des compositions à la fois puissantes et fragiles.

Averroes-commentaire-aristote
Averroès (1126-1198), Grand commentaire sur Aristote. De anima (traduction de Michel Scot vers 1230), manuscrit sur parchemin, Paris, BNF. © Bibliothèque nationale de France.

Mais l’heure de la révolution industrielle et des grands bouleversements a sonné : de l’exode rural décrit par Henri Daumier dans Les fugitifs, aux importantes mutations des moyens de transports et de l’industrie mise en avant par la sombre mais non moins splendide Vue de Coalbrookdale, de nuit peinte par Philippe Jacques de Loutherbourg au XIXème siècle, tout concourt à dévoiler cet antagoniste mélange d’espoirs et d’angoisses induits par ces nouveaux horizons : la naissance de l’homme moderne courant sciemment vers son martyre est proche.

Honoré Daumier (1808-1879), Les Fugitifs, 1849-1850, huile sur bois. Paris, Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris © Petit Palais / Roger-Viollet.
Honoré Daumier (1808-1879), Les Fugitifs, 1849-1850, huile sur bois. Paris, Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris © Petit Palais / Roger-Viollet.

Et Chéri Samba, dans ses acryliques sur toile, de dépeindre la Destruction du monde par l’homme, la hiérarchie douloureuse de L’employeur et l’employé, de poser l’inextricable problème Quelle solution pour les hommes ? Les femmes étant beaucoup plus nombreuses sur la terre. Par ses œuvres singulières, aux coloris marqués et scintillants comme pour mieux réfléchir au-delà de la dramaturgie du sujet, l’artiste interpelle le spectateur sur les grandes questions du XXème siècle avec un humour satirique et grinçant.

Mais réfléchir sur l’homme martyrisé, c’est aussi savoir où sont les frontières du visible, les limites de la monstration : un témoignage sur la cruauté de cette mécanisation du monde et des guerres modernes. Cette réflexion, Alexis Cordesse la met en avant dans la série de photographies Absences, alors qu’une nature abondante et reposante au regard du spectateur dévoile en filigrane les atrocités du génocide rwandais perpétrées vingt ans plus tôt. Cage douloureuse d’une végétation effrayante de beauté.

Chéri Samba (né en 1956), La Destruction du monde par l’homme, 2015, acrylique et paillettes sur toile. Paris, courtesy de la galerie MAGNIN-A © Kleinefenn / Courtesy Galerie MAGNIN-A, Paris © Chéri Samba.
Chéri Samba (né en 1956), La Destruction du monde par l’homme, 2015, acrylique et paillettes sur toile. Paris, courtesy de la galerie MAGNIN-A © Kleinefenn / Courtesy Galerie MAGNIN-A, Paris © Chéri Samba.

Rhona Bitner (née en 1960), 94125FL, de la série Circus, 1994. Cibachrome sur aluminium. Paris, Fondation Neuflize Vie pour la photographie contemporaine, banque Neuflize OBC 94125FL © Rhona Bitner.
Rhona Bitner (née en 1960), 94125FL, de la série Circus, 1994. Cibachrome sur aluminium. Paris, Fondation Neuflize Vie pour la photographie contemporaine, banque Neuflize OBC 94125FL © Rhona Bitner.

Seulement, après quelques belles créations et observations percutantes, le déséquilibre rattrape fatalement l’exposition. En effet, la dernière salle, « Sibylles et prophètes », semble lacunaire, bâclée. Le discours élaboré autour des œuvres, notamment celle de Rhona Bitner – de la série nommée Circus, est quelque peu lisse et réducteur : l’humanité serait comparable à un funambule au-dessus d’un gouffre symbolisant l’avenir incertain. Pourtant, il semble que l’ancienneté des arts divinatoires et les découvertes archéologiques liées à ces pratiques, auraient pu nourrir le propos de manière plus fine et affirmée, sans avoir recours à de tels poncifs.

Assurément, « Une brève histoire de l’avenir » souffre de l’inspiration que le Louvre a voulu puiser chez Jacques Attali ; le résultat est parfois douteux et la mise en avant de diverses citations nuit à la crédibilité d’une exposition qui recèle pourtant de belles surprises. De ce parti pris difficilement justifiable, subsiste un goût amer, un sentiment de gâchis que la beauté de certaines œuvres, malheureusement, ne parvient pas à dissiper.

« Une brève histoire de l’avenir »  – L’exposition se tient jusqu’au 4 janvier 2016 au Musée du Louvre. Plus d’informations sur louvre.fr.