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« Frangins » : trop fait, plus à faire

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Dans le principe, les « Frangins » du Lucernaire ont tout pour plaire. Un propos amusant et un casting intéressant qui voit le retour de Philippe Duquesne sur les planches quittées depuis 2012. Mais dès la première réplique, il y a quelque chose qui cloche.

Est-ce le décor si réaliste ? Des murs verts que l’on vient de dépouiller, à l’exception de quelques meubles : une commode en bois laqué, une gazinière et une table. En somme, une scénographie que l’on dirait sortie d’un café théâtre des années quatre-vingts. Chaque accessoire semble destiné à un gag ou une réplique potache – ce qui arrivera inévitablement.

Est-ce le jeu des acteurs qui nous dérange ? Si Philippe Duquesne est à peu prêt crédible dans le rôle du petit frère qui a réussi, Jean-Pierre Léonardini, taulard en permission, s’illustre ici aussi peu crédible qu’il est – dans la vie de tous les jours – un critique dramatique digne d’admiration. Le jeu est forcé, attendu et sans aucun naturel, sauf dans les moments de silence. Il semble jouer la réaction aux répliques de ses « Frangins » comme un enfant qui débute sur une scène. Le personnage amusant de Gaby, joué par une Viviane Théophilidès radieuse, ne rattrape pas la médiocrité de l’ensemble.

Et le texte ? Plat comme une feuille de papier, sans aucun fond, plein d’incohérences. La plus évidente : Philippe Duquesne, qui est censé être un magicien reconnu, fait des tours de magie grossiers devant ses frères. Il joue le rôle d’un personnage célèbre, mais « à la Duquesne », c’est-à-dire comme un type normal un peu dépassé par sa vie : on n’y croit pas une seconde. Pas plus que Léonardini dans le rôle du braqueur de banque au cœur d’artichaut. On finit par se dire que ce n’est même pas vraiment une comédie : sans fil conducteur, Jean-Paul Wenzel – qui joue aussi l’un des « Frangins » – a voulu enchaîner gags à tout prix, idées esquissées et inachevées avant de terminer sur une scène ridicule que rien ne motive clairement dans l’histoire. Le rythme est donné tout le long par le respirateur artificiel de la mère mourante.

C’est cet ensemble qui fait des « Frangins » une mauvaise expérience où le temps semble s’arrêter, à l’image de cette horloge bloquée sur scène, qui orne le dessus d’une porte que l’on rêverait de prendre.

« Frangins » de Jean-Paul Wenzel. Mise en scène de Lou Wenzel, jusqu’au 11 octobre au Théâtre du Lucernaire, 53 rue Notre Dame des Champs, 75006, Paris. Durée : 1h20. Plus d’informations et réservations sur www.lucernaire.fr.




« Les Géants de la Montagne » descendent sur La Colline

Copyright : Elisabeth Carecchio.
Copyright : Elisabeth Carecchio.

La rentrée de cette saison prometteuse, à La Colline, se fait en compagnie de Luigi Pirandello et Stéphane Braunschweig, avec la nouvelle création des Géants de la Montagne. Un peu comme en 2012, où le même tandem (à demi-posthume) auteur-metteur en scène donnait naissance à Six personnages en quête d’auteur. Dans ce texte encore, des thèmes chers à Pirandello : le théâtre qui se questionne sur lui-même comme le reflet du monde au travers duquel il est composé. Dans le contexte pirandellien : en plein fascisme mussolinien.

Les Poissards habitent une villa mystérieuse, habillés de fripes trouvées au grenier et vivant des économies de trois décennies d’aumône de l’un d’entre eux. Pauvres, mais libres, ils partagent (physiquement !) les mêmes rêves et cohabitent avec les esprits. Ensemble, ils composent un groupe de survivants au monde sauvage qui les a rendu fous et contre lequel ils luttent. La Compagnie de la Comtesse, des comédiens (sans doute comme Les Poissards) errent à travers le territoire, maudits de vouloir jouer la pièce d’un auteur suicidé. Un soir, ils se retrouvent dans la villa mystérieuse. La rencontre entre les deux troupes vire à la confrontation, débat autour de leur art et de leur devenir artistique.

Copyright : Elisabeth Carecchio.
Copyright : Elisabeth Carecchio.

La Compagnie incarne le regard adulte prisonnier du modèle imposé par l’extérieur, refusant de croire à l’incroyable. Les Poissards sont des enfants mûrs, dirigés par un Peter-Pan-Cotrone (Claude Duparfait), qui ont décidé de tout faire pour vivre dans le monde qu’ils jugeraient bon pour eux, acceptant que tout est possible. Ces derniers aideront les premiers à mener leur projet à bien.

Comme à son habitude, Braunschweig lie mise en scène et décor – ici, une sorte de théâtre miniature aux rideaux clos, devenant lieu indéterminé ouvert aux rêves après une rotation. Souvent, on est perdu dans une sorte de fouillis artistique – entraîné probablement par un texte demeuré inachevé. L’ensemble manque d’une direction claire, de dynamisme et les acteurs bénéficient sans doute de trop de liberté. A cette confusion générale s’ajoutent des questions – pourquoi l’un des rôles secondaires n’est-il pas traduit ? Les Géants de la Montagne, déjà peu narrative, devient ici une pièce difficile, habitée d’une introspection métaphysique intense. Cependant, deux acteurs se démarquent : Claude Duparfait incarne un grand rôle, Cotrone, avec justesse et ironie. La Comtesse, Dominique Reymond, est brûlante de tristesse à vouloir à tout prix rendre hommage à son idéal disparu.

Bringuebalés entre ennui et grandeur poétique, c’est finalement un manifeste – brouillon certes – pour une écoute accrue du monde qui nous entoure que signe Stéphane Braunschweig. Un entrainement à « être détaché de tout, jusqu’à la démence », comme le dit Cotrone, alter-ego de l’auteur et porteur du message essentiel de la pièce : résister à la barbarie par davantage de liberté.

« Les Géants de la montagne » de Luigi Pirandello. Mise en scène de Stéphane Braunschweig, actuellement au Théâtre de la Colline, 15 rue Malte-Brun, 75020, Paris. Durée : 1h50. Plus d’informations et réservations sur www.colline.fr.




« Desdémone, entre désir et désespoir » : qui veut enterrer Desdémone ?

Affiche de l’exposition « Desdémone, entre désir et désespoir »
Affiche de l’exposition « Desdémone, entre désir et désespoir »

A l’Institut du Monde Arabe, Desdémone est morte une seconde fois, étouffée par les ambitions d’une exposition quelque peu désorganisée, et où la surenchère intellectuelle laisse place à un certain malaise. Comment a-t-on pu rendre une héroïne si pure et lumineuse, autant insipide ? Malheureusement, entre certains contre-sens face au texte de Shakespeare et rapprochements surfaits, « Desdémone, entre désir et désespoir » ne parvient pas à tenir ses promesses.

Mais pour comprendre sur quels éléments s’appuie cette exposition, revenons brièvement sur l’intrigue d’Othello. Desdémone, la fille du sénateur Brabantio, s’enfuit de son palais pour rejoindre celui qu’elle aime : le général Othello, dit le Maure. Ce dernier est accusé par Brabantio d’avoir séduit sa fille grâce à des sortilèges, insinuant ainsi l’idée fascinante d’un roi thaumaturge. Pourtant, Othello parvient à prouver avec l’aide de sa jeune épouse, qu’ils se sont mariés par amour et que le mariage n’a pas été consommé. Lavé de tous soupçons, il est réhabilité par le Doge de Venise qui lui demande d’aller secourir Chypre, alors menacée par l’invasion ottomane. Arrivés à destination, tous les protagonistes de l’histoire ont été dispersés par une violente tempête ; profitant de la situation, Iago, censé être au service du Maure, échafaude un plan pour le mener à sa perte. Il fait donc boire Cassio – le lieutenant d’Othello – et pousse Roderigo – un noble qui courtisait Desdémone – à aller le provoquer. Mais Cassio, totalement ivre, blesse malencontreusement le gouverneur de Chypre ; Othello est obligé de le sanctionner : le plan destructeur est en marche.

Théodore Chassériau, Le coucher de Desdémone, non daté, héliogravure. Photo © RMN-Grand Palais / Franck Raux. N.B : Cette œuvre ne fait pas partie de l’exposition.
Théodore Chassériau, Le coucher de Desdémone, non daté, héliogravure. Photo © RMN-Grand Palais / Franck Raux. N.B : Cette œuvre ne fait pas partie de l’exposition.

S’en suivra toute une série de manœuvres subtiles, où Iago insinuera la jalousie dans l’esprit d’Othello pour le manipuler ; car la jalousie, c’est le maître mot de l’intrigue, le poison amer qui se répand. Et c’est ainsi que, conseillé par Iago, Cassio tentera de faire changer Othello d’avis sur sa sanction, en demandant à Desdémone d’intercéder en sa faveur. Celle-ci, trop honnête, ne voit pas le piège s’ouvrir sous ses pieds : tous ses efforts pour aider Cassio, seront malheureusement interprétés comme des preuves de son adultère – que Iago s’est chargé de créer. Convaincu de la trahison et envahit par la colère, Othello jure de tuer son épouse. C’est finalement Emilia – dame de compagnie de Desdémone et femme de Iago, qui va comprendre que son mari est l’unique responsable de toute cette tragédie et le dénoncer. Othello, fou de chagrin d’avoir tué celle qu’il aimait par-dessus tout, se suicide par l’épée sur le corps de sa femme.

Mais que propose réellement ce parcours dédié à l’héroïne shakespearienne ? Il a pour vocation, selon le descriptif, de faire dialoguer des œuvres du XIXe au XXIe siècle, en lien avec la dramaturgie d’Othello – notamment le moment clef où l’on passe du désir au désespoir pour aboutir au meurtre. Ainsi, les deux commissaires – Marie Maertens et Edwart Vignot – expliquent que « Dans cette conversation, au-delà du thème classique de la jalousie d’Othello, l’exposition redonne une place forte au personnage de Desdémone, tour à tour aimante, maitresse, femme et victime, interrogeant par là-même le rôle qu’avait voulu lui confier Shakespeare. » L’idée est infiniment plaisante ; mais alors, où est donc passée Desdémone ?

Eugène Delacroix et atelier, La chromatique des sentiments littéraires, Othello et Desdémone, huile sur toile et néon, 70 x 83 cm, © EHV.
Eugène Delacroix et atelier, La chromatique des sentiments littéraires, Othello et Desdémone, huile sur toile et néon, 70 x 83 cm, © EHV.

Dès l’entrée, l’espace est sombre et l’éclairage quasi-inexistant, à l’exception de deux néons fluorescents qui captent étrangement l’attention. Si l’effet est au premier abord intrigant, on perçoit assez vite l’ambiguïté de cette muséographie aux murs bleus et orange qui agit malheureusement à contre-sens du drame de Shakespeare : car si le premier cartel explique que la toile Othello et Desdémone d’Eugène Delacroix et ses tonalités, évoquent une « Venise inconnue où se déroule la scène d’un drame baignée des couleurs du Titien », il est sans doute utile de rappeler qu’Othello ne se situe dans la ville des Doges que pour l’Acte premier, et que toute l’intrication du drame ne se déroule absolument pas à Venise. Mauvaise pioche donc, pour cette première justification incorrecte, mais qui ne sera malheureusement pas la dernière.

Point de départ de la réflexion que cette exposition entend porter, l’œuvre de Delacroix est présentée dès l’entrée. Emprisonnée par les néons de couleur précités, il est impossible de l’observer, de l’admirer ou d’en distinguer les personnages. Où est donc passée la tant attendue Desdémone qui devait faire l’objet d’un véritable hommage ? Et de l’œuvre originale, il ne reste rien qu’un halo de lumière criard et irritant. Quant à la suite du parcours, tout semble n’être que manipulation forcée : là, par l’intermédiaire d’une Odalisque sculptée vers 1940, une jeune fille est allongée sur un lit ? Aucun doute, il s’agit de Desdémone ! Ici, une femme est enlacée dans les bras d’un homme, nue entre des draps : ne serait-ce pas encore Desdémone ? Certes. Mais à prétendre la voir partout, elle finit inévitablement par n’être nulle part. A vouloir forcer le trait et persuader le visiteur que derrière chaque figure féminine se cache l’épouse déchue, on perd l’essence même du drame shakespearien. Car Desdémone n’est pas n’importe quelle femme : elle est – étymologiquement – l’infortunée, celle qui est née sous une « étoile fatale », comme le déclame Othello devant le corps sans vie de son épouse. Elle est aussi la femme lumineuse maudite par la main de son père, celle qui attire toutes les convoitises. Desdémone, c’est la pureté vaincue par le mensonge, la lumière engloutie par les ténèbres.

Émile Picault, Othello et Desdémone, Médaillon uni-face en bronze, 1878, Paris, musée d’Orsay. © RMN-GP (Musée d'Orsay) / Stéphane Maréchalle
Émile Picault, Othello et Desdémone, Médaillon uni-face en bronze, 1878, Paris, musée d’Orsay. © RMN-GP (Musée d’Orsay) / Stéphane Maréchalle.

De plus, tandis que les commissaires ne s’embarrassent ni de chronologie, ni de classification stylistique ou thématique, il est d’autant plus difficile de trouver sa place ici : alors que certains y verront de l’esprit et de la créativité, d’autres n’y trouveront que désordre et méprise pour le texte d’Othello. Pour tenter de saisir le sens de ces accrochages, il faut alors s’interroger sur chaque œuvre, sur ses ascendances historiques et mythologiques, sur l’histoire complexe des protagonistes, sur le travail des artistes exposés et sur les messages qu’ils entendent faire passer dans leurs œuvres. Sur-intellectualisée, compliquée de manière outrancière, l’exposition devient poussive et semble se réjouir de nos interrogations dubitatives.

Paul Cézanne, La Femme étranglée, 1875-1876, Huile sur toile, 31 × 25 cm. © Musée D’Orsay (RMN-GP/Patrice Schmidt)
Paul Cézanne, La Femme étranglée, 1875-1876, Huile sur toile, 31 × 25 cm. © Musée D’Orsay (RMN-GP/Patrice Schmidt).

Pablo Picasso, La femme étranglée, 1902-1904, Stylo et encre sur papier, 16 x 21 cm. Musée Picasso, Paris.
Pablo Picasso, La Femme étranglée, 1902-1904, Stylo et encre sur papier, 16 x 21 cm. Musée Picasso, Paris.

Alors, quand deux œuvres se détachent, sans contre-sens envers la pièce ou interprétation trompeuse, tout s’éclaire enfin : La femme étranglée de Pablo Picasso et celle de Paul Cézanne, servent ici agréablement le propos. De ces corps lourds et ces cous enserrés, émanent les dures paroles de Iago conseillant insidieusement Othello – avant qu’il n’étouffe Desdémone : « Ne vous servez pas de poison : étranglez-la plutôt dans son lit ; dans ce lit même qu’elle a souillé. » Alors, quand l’allusion est subtile et qu’elle fait sens, elle sonne divinement juste. Et le ravissement se poursuit avec les magnifiques esquisses dessinées et gravées par Théodore Chassériau. Bien mises en valeur et présentées dans l’intégralité du portfolio, elles méritent assurément que l’on s’attarde sur chaque détail et expression des personnages. Tour à tour, ce sont les moments clefs de l’intrigue qui se dessinent jusqu’à la mort inéluctable de Desdémone : amoureuse, infidèle présumée, funeste victime ; entre splendeur et cruauté, l’hommage de Chassériau ne pourrait pas être plus beau.

Théodore Chassériau, Oh ! Oh ! Oh !.... pour Othello, planche tirée de Othello. Quinze esquisses à l'eau-forte, 1844. © RMN-Grand Palais (Musée du Louvre) / Stéphane Maréchalle.
Théodore Chassériau, Oh ! Oh ! Oh !…. pour Othello, planche tirée de Othello. Quinze esquisses à l’eau-forte, 1844. © RMN-Grand Palais (Musée du Louvre) / Stéphane Maréchalle.

Puis, émerge une estampe au titre évocateur de l’artiste Felix Vallotton : L’assassinat. Présentée dans le contexte si ambigu et contestable de l’exposition, la présence de cette œuvre est aussi difficile à critiquer qu’à approuver. Alors, interprétation poussive ou coup de génie ? Une lecture de l’œuvre pour elle-même, c’est-à-dire émancipée de la trame tissée entre l’exposition et le texte de Shakespeare, tend à confirmer qu’elle convient au tragique retournement amoureux présent dans l’intrigue d’Othello. En effet, cette gravure datée de 1893 porte en elle une visée de satire sociale : alors que Vallotton se rapproche des mouvements anarchistes, son art se fait désormais vecteur d’une certaine imagerie de la violence et de critique envers l’univers politique.

assassinat
Félix Vallotton, L’Assassinat, 1893, Bois gravé, 14,7 × 24,5 cm. © Musée national d’Art moderne – Centre Georges Pompidou / Pierre Guénat /Besançon, Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie.

 

Pour autant, Assassinat ne parle pas justement, de politique ; elle témoigne avant tout d’une animosité du quotidien, au sein d’un espace privé. Ce crime, c’est la marque d’un absolu : un acte qui pourrait se répéter en tout temps et tout lieu. Avec ce drame passionnel, l’artiste marque son intérêt pour la critique des mœurs qu’il traite ici dans une simplicité esthétique propre à rendre la scène encore plus brutale. Au fond, malgré l’absence de visage ou de sang, l’action est lisible pour celui qui la contemple et c’est sur cette universalité du thème que les commissaires d’exposition jouent assurément. Pourtant, c’est aussi ce parti-pris universaliste qui se révèle critiquable : si cette exposition prétend faire revivre la figure tragique de Desdémone, pourquoi lui donner un caractère si impersonnel ? Pourquoi donner à sa mort, la dimension d’un banal fait divers ? On aurait pu tout aussi bien, parler de la tragédie amoureuse sans prendre Desdémone en otage : ici, elle fait davantage figure de caution intellectuelle, bien plus que d’héroïne tragique.

Plus loin, une toile de Gustave Moreau peinte vers 1850 ; il s’agit de Trois têtes de chevaux, que les commissaires décrivent par ces mots : « Sont-ce ici trois étalons ? Ou deux se disputant la jument convoitée ? ». A ce stade, inutile de chercher où est donc cachée Desdémone, l’amante, l’infortunée, la victime ou autres dénominatifs alléchants annoncés par l’exposition, mais cependant absents de la réflexion. Non, nous n’en sommes plus là, puisqu’à la lecture de cette description qui rapproche les personnages de Shakespeare avec des chevaux, l’incompréhension atteint son apogée : depuis quand, compare-t-on une femme désirée, à une jument que deux mâles veulent saillir ? Outre cette question, l’explication révèle un contre-sens, ou du moins une interprétation grossière de la pièce : Iago ne se bat pas contre Othello de manière frontale ; au contraire, il est déloyal, malhonnête et élabore son plan en secret. Ainsi, Othello ne soupçonne rien de l’engrenage qui l’enserre alors que la jalousie lui étreint le cœur et l’esprit. Y aurait-il alors, d’autres combats entre Othello et d’autres protagonistes du drame, et qui justifierait cet accrochage de chevaux hallucinés ? Là encore, aucun affrontement direct n’est cité chez Shakespeare, du moins pas avant que Desdémone ne périsse ; car c’est sa mort qui sonne l’engrenage et l’aboutissement de tous les drames, non pas en tant qu’évènement déclencheur, mais bien dans la temporalité de la pièce – puisque chaque personnage en blesse ou en tue un autre à partir de ce moment-là.

Emilie Pitoiset, Othello, Video, 1'36, 2006. 1/5 AVN Collection, Vienne.
Emilie Pitoiset, Othello, Video, 1’36, 2006. 1/5 AVN Collection, Vienne.

Puis, comme un écho à l’œuvre précédente, une vidéo d’Emilie Pitoiset intitulée Othello défile à l’écran. Tournée en 2006, elle met en scène un cheval blanc – nommé Othello – en pleine séance de dressage ; ici, l’artiste ne se contente pas d’un fouet pour intimer ses ordres : elle utilise un pistolet pour soumettre l’animal, qui titube avant de s’écrouler au sol. Coutumière du fait, Emilie Pitoiset interroge souvent la figure animale à travers ses œuvres et propose une réflexion artistique empreinte d’une certaine violence. Avec Sleep Well en 2005, elle épingle un papillon vivant avec une petite pancarte « Do not disturb », exprimant par là même, son vif intérêt pour le milieu de la taxidermie, tout en cherchant à faire ressortir le caractère dérangeant d’une telle pratique. Mais avec Othello, le propos est totalement différent : « Le cheval est à la fois un outils pour l’homme et un symbole phallique d’une imagerie vaillante, puissante et conquérante. La situation qui s’opère entre nous [entre le cheval Othello et l’artiste] et ce que j’accentue par le ballet, prolonge le rapport au corps dans ses contraintes et ses limites. Othello est une vidéo performative, presque charnelle et érotique », commente-t-elle. Ici, elle joue sur l’imaginaire collectif du cheval blanc guerrier, accompagnant l’homme dans la bataille ; mais elle donne aussi à voir une mise à mort : un malaise latent et insidieux se dégage alors de cette vidéo, où l’humain soumet par la force celui qui fut son fidèle compagnon. Bien sûr, il faut voir au-delà de la violence évidente qu’impose la simple vision de l’arme : celle-ci n’a de sens concret que pour l’être humain.

Emilie Pitoiset, Othello, Video, 1'36, 2006. 1/5 AVN Collection, Vienne.
Emilie Pitoiset, Othello, Video, 1’36, 2006. 1/5 AVN Collection, Vienne.

Ainsi, quel est le – véritable – rapport avec le drame de Shakespeare ? Mis à part le nom du cheval, cette performance n’exprime en rien le sentiment de jalousie si important dans la trame dramatique d’Othello ; et la dompteuse ne peut prétendre incarner la figure de Desdémone, bien trop éloignée de sa pureté et de son statut victimaire. De plus, l’artiste met en évidence le caractère phallique de sa performance, par le biais du cheval comme symbole guerrier d’une part, mais aussi par l’arme à feu de l’autre. Pourtant, lorsque le Maure ôte la vie à son infortunée compagne, aucun substitut phallique n’intervient : pas d’arme à feu, pas de couteau, mais un oreiller pour l’étouffer. Doit-on chercher l’explication ailleurs ? Car Emilie Pitoiset nous l’avons dit, exprime une sorte de mise à mort, dans laquelle le cheval obéit aveuglément au révolver dont il ne peut saisir la signification. Ainsi, l’Othello de Shakespeare est lui aussi, soumis par le mensonge de Iago à qui il faisait pourtant confiance ; à l’instar du cheval, lui non plus ne comprend pas les manœuvres obscures destinées à le faire chuter. Est-ce là le sens que les commissaires ont souhaité donner à cet accrochage ? Quelques explications auraient été les bienvenues, car à vouloir chercher du sens à tout prix, il finit par s’épuiser dans des questionnements sans réponse.

Erik Nussbicker, Le « D » de Desdémone, 2015, Soie rouge ; Mouches ; Crâne humain ;  Vitrine ;  tiges en fibres de carbone - 270 x 270 x 320 cm. http://www.eriknussbicker.com.
Erik Nussbicker, Le « D » de Desdémone, 2015, Soie rouge ; Mouches ; Crâne humain ; Vitrine ; tiges en fibres de carbone – 270 x 270 x 320 cm. http://www.eriknussbicker.com.

Enfin, l’exposition se clôt sur une installation d’Erik Nussbicker créée en 2014, et intitulée Le « D » de Desdémone. Jouant sur la phonétique et la présence de la lettre « d » dans le prénom de l’héroïne, l’artiste tisse un lien subtil avec la pièce architecturale sculptée et ornant les autels qu’est le « dais ». Oscillant entre solennité et religiosité, lumière et noirceur, autant qu’entre la vie et la mort, Nussbicker élabore une œuvre puissante, intelligente, réflexive et d’une esthétique intrigante. Là, cachée derrière de longs voiles rouges, une taie d’oreiller elle aussi rougeoyante est disposée ; elle contient un crâne entouré d’une ribambelle de mouches sans vie qui évoquent une couronne mortuaire, celle de la défunte Desdémone. Tout ici suggère une prison : celle de la jalousie du Maure qui se referme sur son épouse, celle du piège fatal de Iago, mais aussi, celle de l’oreiller qui étouffe les derniers soupirs qui ne peuvent s’exprimer au dehors. En somme, une œuvre fascinante à l’image de la femme qu’elle célèbre.

Charles Nègre, Nu allongé sur un lit dans l’atelier de l’artiste, vers 1850, Négatif inversé, 11,3 × 18,7 cm, Paris, musée d’Orsay. © RMN-GP (Musée d’Orsay) / Christian Jean.
Charles Nègre, Nu allongé sur un lit dans l’atelier de l’artiste, vers 1850, Négatif inversé, 11,3 × 18,7 cm, Paris, musée d’Orsay. © RMN-GP (Musée d’Orsay) / Christian Jean.

Au fond, seules quelques œuvres dressent réellement de solides parallèles avec la figure de Desdémone, et non des ponts fabriqués de toutes pièces. Ainsi en est-il de l’Othello et Desdémone d’Emile Picault, des Etudes de babouches de Delacroix datées de 1833-1834 ou de cette Etude d’après nature : nu allongé sur un lit de Charles Nègre : ici, l’inversion chromatique en noir et blanc est véritablement convaincante, alors que la pâle Desdémone se pare de la noirceur du Maure. Le lien avec l’œuvre originale semble naturel et l’accrochage s’avère subtil et intelligent. Enfin, d’autres comme les splendides esquisses de Chassériau, sont un véritable ravissement tant leur présence révèle l’évidence.

Théodore Chassériau, Othello étouffe Desdémone, 1849, Huile sur bois, 27 × 22 cm. © The Art Archive / Musée d’art et d’histoire, Metz / Gianni Dagli Orti.
Théodore Chassériau, Othello étouffe Desdémone, 1849, Huile sur bois, 27 × 22 cm. © The Art Archive / Musée d’art et d’histoire, Metz / Gianni Dagli Orti.

Mais que dire de la toile de ce même artiste, Othello étouffe Desdémone, honteusement désavantagée par un éclairage dédaigneux qui rechigne à montrer le crime originel ? Il y a ici tant de volonté essoufflée à montrer des simulacres de morts et des ersatz de Desdémone, que le drame fondateur n’a plus qu’un aspect insignifiant. Sceptique, irrité et submergé d’incompréhension, on se demande parfois si cette exposition n’a pas souffert d’une lecture d’Othello en diagonale. Finalement, si le maître mot était « désespoir », jamais exposition n’aura aussi bien porté son nom.

« Desdémone, entre désir et désespoir »  – L’exposition se tient jusqu’au 26 juillet 2015 à l’Institut du Monde Arabe,1, rue des Fossés-Saint-Bernard, 75005 Paris – Métro Jussieu (ligne 7). Plus d’informations sur www.imarabe.org




Avignon 2015 – Richard, ton univers impitoyable

Copyright : Christophe Raynaud De Lage
Copyright : Christophe Raynaud De Lage

La pièce historique de Shakespeare nous guide dans le sillage de l’ascension au pouvoir du futur Richard III (Lars Eidinger). Ce fils du duc d’York, frère de Clarence et d’Edouard, sera le meurtrier indirect de toute sa famille pour assouvir sa soif de conquête. Richard est bossu, difforme des pieds à la tête, mais Dieu l’a fait charismatique et doué pour manipuler ses semblables. Dans des apartés nombreux, il établit avec la complicité du public un plan machiavélique pour arriver à ses fins.

Dans un décor baroque-industriel, Thomas Ostermeier place les acteurs de son Richard III très proche du public. Dans cette proximité ainsi créée, l’ambiance de groupe éclate, entre rock and roll et instants trash, les têtes tombent et la batterie fait vibrer les murs du théâtre. Tout cela est agrémenté de jets nombreux de confettis et autres serpentins, qui eux-mêmes semblent obéir à la baguette du maître de la Schaubühne.

Le dispositif et l’histoire complexe ne nous font perdre d’horizon à aucun moment que le théâtre d’Ostermeier est un théâtre d’acteurs. Tous jouent « vrai » et juste. Aucun personnage n’est indéfini, chaque caractère est unique et particulièrement humain. Lars Eidinger, dans le rôle principal, est un génie. Ses fins pour maintenir le public sous son emprise se révèleront plus payantes que celles pour se hisser sous la couronne d’Angleterre. Les références manipulatoires à la culture populaires achèvent de bâtir ce personnage hors norme : face à la difformité de Richard, on pensera au Keyser Söze interprété par Kevin Spacey, dans Usual Suspects. Lors des funérailles d’Edouard, on entend quelques notes des Funeral of Queen Mary de Purcell, popularisées par le film Orange Mécanique de Stanley Kubrick, où un autre héros maîtrise et dirige sa folie pour assouvir ses désirs les plus vils.

« Richard III », de William Shakespeare. Mise en scène de Thomas Ostermeier, jusqu’au 18 juillet à l’Opéra Grand Avignon (Festival d’Avignon), puis en tournée durant la saison 2016-2017. Durée : 2h40. Plus d’informations et réservations sur www.festival-avignon.com.




Avignon 2015 – « Andreas », entre justesse et décalage

Copyright : Christophe Raynaud de Lage
Copyright : Christophe Raynaud de Lage

De la première partie du « Chemin de Damas », Jonathan Châtel créé « Andreas ». Une histoire sordide qui baigne entre rêve et mystère. Le public suit L’Inconnu (Thierry Raynaud), sur le chemin d’une rédemption, nécessaire pour se libérer d’un pêcher supposé originel.

A un carrefour, partout et nul part, L’Inconnu attend le bonheur dans les bras de La Dame (Nathalie Richard). Depuis la publication de son dernier livre – il est écrivain – sa femme et sa fille l’ont quitté. Lui, reste prisonnier des mots. La Dame le guide vers lui-même et pour cela, elle se laisse sculpter à l’image de L’Inconnu en acceptant le nom d’Eve.

Durant son parcours, le héros fera plusieurs rencontre, la plus brève et la plus marquante est celle avec un mendiant mystique qui pourrait être son double. Celui-ci, désormais amnésique, a oublié en route tout ce qu’il a pu désirer à un moment ou un autre de sa vie. Et L’Inconnu, à quel moment s’est-il écarté du chemin de son désir de vivre ? A force de questionnements externes, L’Inconnu devient celui qu’il est, Andreas, un nom qu’il avait quitté quand il avait, malgré lui, anéanti une vie.

Un texte, parfois un peu verbeux, laisse apparaître quelques belles fulgurances, notamment par la bouche des rencontres masculines du héros – toutes jouées par Pierre Baux. On y entend la beauté de la mort, le deuil et le dépassement, l’amour et l’oubli, la solitude et l’être seul. Avec cette visitation aérienne du mythe de l’artiste maudit, Jonathan Châtel, plus que l’artiste, interroge le public en le mettant face à la chute de ses idéaux.

Copyright : Christophe Raynaud de Lage
Copyright : Christophe Raynaud de Lage

La mise en scène est épurée, agréablement flottante, dans une scénographie très neutre et abstraite. Quelques très belles images sont construites dans les moments où la musique futuriste prend le pas sur la parole. Le véritable travail s’est concentré sur les acteurs.

C’est aussi le bémol de la pièce. Le rôle principal est incarné par un Thierry Raynaud trop en décalage avec les mots. Perdu sur les sentiers qui le conduisent en lui, il prend les manières d’un parisien lambda aux airs de Frédéric Beigbeder : quadra branchouille, insolent et je-m’en-foutiste. Ce comportement est assaisonné d’un tic de langage qui peut s’avérer gâcher les mots : Thierry Raynaud ajoute la syllabe « eu » à chaque fin de phrase…

Les autres acteurs achèvent néanmoins de rendre la pièce splendide. Nathalie Richard est fascinée quand elle joue la Dame, exigeante et froide quand elle est La Mère. Pierre Baux et Pauline Acquart sont, eux, à l’image du monde qu’ils racontent : captivants de justesse.

« Andreas », d’après « Les Chemins de Damas » d’August Strindberg. Mise en scène de Jonathan Châtel, jusqu’au 11 juillet au Cloître des Célestins (Festival d’Avignon), puis en tournée durant la saison 2015-2016. Durée : 1h40. Plus d’informations et réservations sur www.festival-avignon.com.




De l’amphore au conteneur : une longue traversée à fond de cale

affiche expo« De l’amphore au conteneur », c’est la promesse d’un beau voyage qui pourrait nous emporter et nous faire rêver par-delà les océans. En effet, joli thème que celui de la traversée en mer, de ces navires chargés de marchandises apportant avec eux des saveurs nouvelles, fruits des échanges commerciaux entre les Occidentaux et les nouveaux territoires découverts. C’est donc à une véritable expédition que le musée national de la Marine nous invite : des galères antiques et ses amphores emplies d’huiles et de miel, jusqu’aux armateurs contemporains, l’évolution technologique et technique est impressionnante. Malheureusement, ce long périple manque parfois de pertinence et peine finalement à convaincre.

Pourtant, l’exposition – présentée sous un jour chronologique – débute brillamment avec une petite salle intimiste intitulée « L’âge de l’amphore ». Dans une atmosphère tamisée, sont exposées des reconstitutions et maquettes de navires de commerce. L’Empire romain et sa capitale notamment, dont la population affleure le million d’habitants, développe un système d’échanges commerciaux très productif et prolixe : au port d’Ostie, arrivent alors quantités de marchandises que les Romains font venir des territoires qu’ils ont conquis. Bien sûr, pour ces grands acheminements de vivres, seules les amphores n’étaient pas utilisées ; mais les tonneaux ou autres contenants de nature plus fragile et putrescible, sont rarement retrouvés par les archéologues. Ainsi, « L’âge de l’amphore » ne constitue pas un parti-pris réducteur et qui abuserait de poncifs : c’est avant tout la réalité matérielle qui se trouve exposée, une réalité avec laquelle il faut apprendre à composer.

Et malgré ces limites évidentes, vestiges et reconstitutions trouvent habilement leur place : ici, un plâtre d’un bas-relief figurant un « navis oneraria » trouvé à Sidon entre 27 avant J.-C et 476 après J.-C, côtoie des restes archéologiques d’amphores disposés astucieusement à même le sol. De ce jeu de volumes et d’espaces, résulte une entrée en matière fort réussie et dynamique. La curiosité et l’envie de découverte quant au reste du parcours est pour le moment, bien présente.

Reconstitution du chargement d’amphores étrusques de l’épave Grand Ribaud F. (début Ve siècle avant J.-C.). Fouille Luc Long/Drassm. © Drassm-MCC
Reconstitution du chargement d’amphores étrusques de l’épave Grand Ribaud F. (début Ve siècle avant J.-C.). Fouille Luc Long/Drassm. © Drassm-MCC

Puis, une impressionnante reconstitution d’une cargaison de navire étrusque vers 500 avant J.-C, nous enjoint à continuer la visite. Assez vaste, la salle n’est pas saturée d’objets et laisse le visiteur aller librement d’une œuvre à l’autre. Au milieu de tous ces restes archéologiques, la volonté ludique des commissaires d’exposition – Agnès Mirambet-Paris et Didier Frémond – est visible : des films d’animation et jeux d’apprentissage pour les plus jeunes visiteurs, sont disposés tout le long du parcours. Le premier d’entre eux – auxquels les adultes peuvent aussi prendre part – propose une maquette de cale de bateau qu’il faut remplir d’amphores : l’objectif étant de comprendre que l’agencement d’une cargaison ne répond pas au hasard, mais bien à une logique complexe et organisée. Dans un autre genre, le visiteur peut mettre à l’épreuve ses talents olfactifs : en soulevant les trappes de panneaux en forme de jarre, il faut deviner ce que ces dernières transportent. Bien pensés et d’un réel intérêt pédagogique, ces modules s’intègrent parfaitement au parcours de l’exposition – ce qui n’est malheureusement pas le cas des vidéos.

Evocation de l’épave ALERIA 1. Photo © Unefemmedesvins
Evocation de l’épave ALERIA 1. Photo © Unefemmedesvins

Mais avant de quitter cet espace en forme de prélude, une belle collection d’amphores à vin, saumure et huile d’olive est présentée. Même si la vitrine n’est qu’une « évocation de l’épave ALERIA 1 découverte en 2013 » selon le cartel, la contemplation de ces ersatz archéologiques n’en reste pas moins captivante, puisqu’ils servent à la compréhension du propos et nourrissent agréablement notre imagination.

Mais dès la troisième salle – « Arles, un grand port à l’époque romaine », tout l’intérêt des salles précédentes retombe soudainement et sombre dans des clichés muséographiques sans fond et sans saveur. En effet, la présence d’éléments ludiques est une idée fort louable ; mais à trop vouloir mettre l’accent sur l’intérêt des plus jeunes, le rendu est approximatif et s’enlise dans une esthétique écœurante. Les couleurs de certains modules – pourtant disséminés par touches, sont criardes et dénotent avec les reste : aux murs bleus et violets foncés, se superposent des bancs d’un orange bien trop vif, qui focalise notre attention première. Les vidéos quant à elles, sont très présentes et laissent sur leur passage un concert de voix un peu trop enjouées, qui finit par saturer l’espace de certaines salles. A les entendre, on s’attend plus volontiers à une histoire du Père Castor, qu’à celle des navires de transports marchands.

Extrait de Porte-conteneurs, 2014. © Antoine Hivet
Extrait de Porte-conteneurs, 2014. © Antoine Hivet

Outre une muséographie discutable, cette troisième salle est aussi d’un intérêt scientifique qui questionne. Alors qu’une vitrine entière est dévolue à une magnifique collection d’amphores, de col d’amphores et de bouchons trouvés à Arles durant les fouilles du Rhône, deux aquarelles brisent soudain la magie : que viennent faire ici, ces deux œuvres de la fin du XXème siècle de François Poulain? Et d’ailleurs cet artiste, qui est-il ? On n’en saura pas plus de la part des cartels ; d’ailleurs, en a-t-on vraiment envie ? Car à ce stade du parcours, la pertinence d’un tel accrochage est caduque ; brusquement tiré d’une rêverie parmi les ruines antiques, ce retour brutal à l’ère contemporaine est amer. Ici, ces aquarelles cassent la fluidité et l’intelligence du propos : scientifique jusque-là, on bascule alors dans des manipulations d’objets et d’œuvres incertaines, destinées plus à combler les vides qu’à construire semble-t-il, une véritable argumentation.

commerce sel
Le commerce du sel, Tacuinum sanitatis. Taqwim es siha Ibn Butlân, enluminure, 1445-145. © Bibliothèque Nationale de France.

Et si cette salle présageait du pire, il n’est effectivement pas loin. Sur le mur de la section suivante, s’affiche une reproduction en couleur de l’enluminure Le commerce du sel au Moyen-Âge, plus digne d’une esthétique kitsch que des cimaises du Musée de Cluny. Reproduite à taille humaine et associée aux couleurs déjà douteuses de la muséographie, la vision est pour le moins déroutante. Pourtant d’une belle qualité dans son environnement et sa taille d’origine, cette enluminure perd ici toute sa superbe. Malgré tout, il convient de faire abstraction de ce décor : il est ici des œuvres et objets qui méritent amplement d’être appréciés.

Nous voici à présent, transportés dans les derniers siècles du Moyen-Âge, parmi tous ces navires d’horizons géographiques hétéroclites que sont les galées, les cogues et les hourques. Et c’est un flux intense de transports marchands qui s’organise entre la mer Baltique et la Méditerranée : dans les provinces du Nord, la « Hanse » s’impose comme l’une des compagnies clefs du commerce en Europe grâce aux multiples comptoirs dont elle dispose. Vins, épices, bois ou toiles font partie de ces marchandises très prisées dont elle fait le transport. Tandis qu’au Sud, Venise et Gêne sont les deux pôles prépondérants du commerce maritime européen depuis le XIIème siècle.

Cependant, c’est probablement la section axée sur les XV et XVIIIème siècles qui offre la contemplation la plus captivante, tant dans son esthétique que dans sa diversité. A cette époque, de nouvelles voies maritimes sont exploitables et permettent de commercer avec le « Nouveau continent », les Antilles ou encore l’Asie qui offrent quantité de produits dits exotiques : cacao, épices nouvelles, café, autant de saveurs inconnues qui nourrissent le goût, l’esprit mais surtout l’économie, avec la création au XVIIème siècle, des compagnies des Indes européennes, anglaises et hollandaises. Mais l’impact financier de ces nouvelles transactions ne s’arrête pas là : par leur rareté, il est courant que les prix de ces produits d’importation s’envolent et que les navires marchands soient les garants d’importantes sommes d’argent à acheminer ; une catastrophe pour l’économie s’ils venaient à s’abîmer en mer.

Lucas Janszoon Waghenaer (vers 1534-1606), Trésorerie ou Cabinet de la route marinesque contenant la description de l’entière navigation et cours de la mer septentrionale […], Amsterdam, 1606. © 2015 - La Gazette Drouot
Lucas Janszoon Waghenaer (vers 1534-1606), Trésorerie ou Cabinet de la route marinesque contenant la description de l’entière navigation et cours de la mer septentrionale […], Amsterdam, 1606. © 2015 – La Gazette Drouot.

Ainsi, l’impressionnante série de manuscrits présentant l’évolution des cartes navales, des instructions de navigation et des récits de voyages, témoigne de cette attention particulière pour ces nouveaux chemins d’expéditions et leurs dangers potentiels. Parmi eux, on appréciera particulièrement le manuscrit illustré de Lucas Janszoon Waghenaer : Du miroir de la navigation de la mer orientale, paru en 1590.

Plus loin, nichées dans les nombreuses alcôves propres à la spécificité architecturale du musée, sont accrochées de magnifiques estampes de vues de navires et de ports hollandais, dont la Perle et l’Aigle à deux têtes ; ou encore ce vaisseau de la compagnie néerlandaise des indes orientales vers 1652-1654, La Salamandre. Deux toiles du Port d’Amsterdam dans la seconde moitié du XVIIe de Ludolf Backhuysen et du Port de Lorient en 1972 de Pierre-Louis Ganne (d’après Jean-François Hué), complètent la section de façon pertinente.

Pierre-Louis Ganne (d’après Jean-François Hué, fin du XVIIIe), Port de Lorient en 1972, 1965, huile sur toile, 117 x 176 cm.
Pierre-Louis Ganne (d’après Jean-François Hué, fin du XVIIIe), Port de Lorient en 1792, huile sur toile, 1795, 117 x 176 cm.

Puis, un tableau d’Achille Leboucher et Charles Rauch intitulé La famille du duc de Penthièvre en 1768, dit La tasse de chocolat, constitue une véritable mise en valeur du bouleversement des habitudes alimentaires induites par la commercialisation de ces denrées nouvelles. Dans la même veine, les planches illustrées des coques de cacao, de café et de poivre de François-Pierre Chaumeton et Michel-Etiene Descourtilz sont absolument sublimes ; tout comme les estampes décrivant le transport fluvial à Paris au XVIIIème siècle, alors que les produits exotiques arrivant dans les ports français, étaient mis en vente publique et achetés par des marchands parisiens.

Jean-Baptiste Charpentier le vieux, La famille du duc de Penthièvre en 1768, dit La tasse de chocolat, n.d, huile sur toile, 177 x 255 cm. Photo © RMN-Grand Palais (Château de Versailles) / Gérard Blot.
Jean-Baptiste Charpentier le vieux, La famille du duc de Penthièvre en 1768, dit La tasse de chocolat, n.d, huile sur toile, 177 x 255 cm. Photo © RMN-Grand Palais (Château de Versailles) / Gérard Blot.

Mais une fois encore et malgré la beauté indéniable de certaines œuvres, la confusion et le manque de cohérence nous rattrapent : là, dans deux vitrines, sont présentés des lingots d’or, de zinc et de plomb dans une disposition d’un illogisme bouleversant – à moins que dans une volonté ludique, le jeu soit de retrouver où se cache l’objet décrit. Alors, l’incompréhension nous saisit : deux lingots d’un matériau identique sont disposés sur la même étagère, mais à deux côtés opposés, instaurant par là même une redondance de cartels inutile. Il en est de même pour les nombreuses porcelaines et cafetières, par ailleurs de bonne facture, rangées dans un ordre chronologiquement anarchique : malheureusement, on passe plus de temps à remettre les pièces dans le bon ordre qu’à les admirer pour elles-mêmes.

Tasse à thé en porcelaine de Chine retrouvée dans l’épave du Griffin 1761. © Musée national de la Marine / A.Fux
Tasse à thé en porcelaine de Chine retrouvée dans l’épave du Griffin 1761. © Musée national de la Marine / A.Fux

Enfin, une autre vitrine interpelle : elle contient un herbier qui présente au visiteur, des bâtons de cannelle et des grains de poivre dans des bocaux en verre. Manquait-il à ce point d’œuvres pertinentes pour que l’on soit obligé d’avoir des bâtons de cannelle sous les yeux, érigés de manière quasi-sacrée sous une cloche de verre protectrice ? Certes, il s’agit de l’Ensemble d’échantillons botaniques provenant du droguier général de l’école de médecine navale de Rochefort. Mais là encore, où est la pertinence : alors que la section propose un voyage au cœur du XVI et XVIIIème siècles, la plupart des objets censés illustrer la période est tout bonnement hors chronologie, datant en grande majorité du XIXème siècle.

François-Pierre Chaumeton, planche Cacao, in Flore médicale, 1814-1820, 8 volumes. Photo © Muséum national d'Histoire naturelle, Dist. RMN-Grand Palais / image du MNHN, bibliothèque centrale.
François-Pierre Chaumeton, planche Cacao, in Flore médicale, 1814-1820, 8 volumes. Photo © Muséum national d’Histoire naturelle, Dist. RMN-Grand Palais / image du MNHN, bibliothèque centrale.

Mais vient le moment de passer de l’autre côté de ce vaste espace dévoué à l’exposition. Alors, le parcours reprend de l’intérêt : ici, moins de couleurs criardes et moins de vidéos. Paradoxalement, ce qui semblait vouloir créer le dynamisme avec une atmosphère colorée et sonore, tendait plutôt à annihiler la qualité de l’exposition. Débarrassée de ces artifices, elle gagne en profondeur et en qualité.

C’est donc l’heure du grand changement : au XIXème siècle, les échanges s’intensifient et gagnent en productivité. Déjà, le canal de Suez qui s’ouvre en 1869, inaugure une nouvelle ère en facilitant l’accès vers l’Asie ; et de nouveaux navires marchands – les clippers –, se chargent de transporter de plus en plus rapidement, denrées alimentaires et matériaux précieux. Enfin, le port du Havre en France – immortalisé par Edouard-Marie Adam, avec Navires entrant au Havre derrière un remorqueur –, tient une place toute particulière dans les relations entre l’Amérique et l’Europe : spécialisé dans le commerce du café, il s’agrandit par la suite pour servir au stockage des nombreuses cargaisons de cacao, de coton ou de thé qui transitent sur le continent.

Edouard-Marie Adam, Navires entrant au Havre derrière un remorqueur, 1882, peinture à l’huile, 57 x 85 cm. © Musée national de la Marine / P.Dantec.
Edouard-Marie Adam, Navires entrant au Havre derrière un remorqueur, 1882, peinture à l’huile, 57 x 85 cm. © Musée national de la Marine / P.Dantec.

Malgré tout, les coques de cacao comptent parmi les produits les plus à la mode chez les consommateurs. En témoigne la section dévolue au chocolat Menier : affiches publicitaires, tablettes dans leur emballage d’origine, et petits objets de collection à l’effigie de la marque, rien ne manque dans cet encart récréatif aux accents gourmands.

Firmin Bouisset, Affiche publicitaire pour les chocolats Menier, 1893. © DR.
Firmin Bouisset, Affiche publicitaire pour les chocolats Menier, 1893. © DR.

Pourtant, dès la fin du XIXème siècle, l’évolution et le perfectionnement technologiques se font de plus en plus pressant. Plus question de naviguer avec des voiliers obsolètes ; les machines à hélices, ainsi que les machines à vapeur ont à présent conquis l’océan. Malgré tout, la concurrence est rude, et il faut aussi compter avec les mutations du chemin de fer : désormais, les voies maritimes seront en priorité destinées au transport des produits de l’industrie – charbon, minerais, bois – et des vivres non périssables – maïs, blé ou sucre.

Et au tournant du siècle, surgit le drame de la Première Guerre mondiale, puis le choc de la grande crise de 1929. Exsangue, la France perd peu à peu sa place dans le marché international et se tourne vers ses colonies marocaines, algériennes et tunisiennes. Ici, il semble que la muséographie suive la dramaturgie contextuelle de l’époque : l’atmosphère se veut plus sombre, moins enfantine et les coloris trop francs ont disparu ; des photographies de manutentionnaires sur les docks, des cartes postales et affiches des compagnies maritimes, les remplacent maintenant dans les vitrines.

Barques à vin en train de décharger devant les chais de la société L’Epargne, 1ère moitié du XXe siècle, Toulouse Coll. Famille Miquel. © Musée de la Batellerie / Miquel.
Barques à vin en train de décharger devant les chais de la société L’Epargne, 1ère moitié du XXe siècle, Toulouse Coll. Famille Miquel. © Musée de la Batellerie / Miquel.

affiche maritime
Affiche publicitaire, Votre fret en main sûre, Teyssié, Années 1950. © Musée national de la Marine / P.Dantec © D.R.

Dans cet espace, de nombreuses maquettes sont aussi exposées. On s’arrêtera notamment avec un plaisir non dissimulé, sur ce modèle-coupe très impressionnant du Paraguay réalisé pour l’exposition universelle de 1889, et qui détaille chaque partie de ce paquebot-poste destiné au service de l’Amérique du Sud. Autre curiosité, l’exposition propose un panel intéressant d’outils destinés au déchargement des livraisons : crocs à débarder et à décoller, caisses à thé, raclettes à grains ou encore balances, plantent à eux seuls un décor qui semble décrire la rudesse manifeste des conditions de travail sur le port. Le plus surprenant restant tout de même ce magnifique Panorama des navires de la marine marchande au XXème siècle, qui en un mur entier de maquettes toutes plus détaillées les unes que les autres, retrace la grande aventure du commerce maritime du siècle dernier.

Paraguay, paquebot, vue travers tribord,© Musée national de la Marine/P.Dantec.
Paraguay, paquebot, vue travers tribord,© Musée national de la Marine/P.Dantec.

Enfin, la dernière section de ce long parcours s’ouvre sur un couloir bercé par une bande-son feutrée et étrange : pris entre le bruit d’un sous-marin et d’une musique d’ambiance, le mélange contraste avec l’atmosphère des salles précédentes. D’ailleurs, la contradiction n’est pas que muséographique. En effet, il y a là un parti-pris antagoniste à la qualité objectivement détachée que se doit d’avoir un propos scientifique : ce couloir, ce n’est que du sponsoring déguisé. Visite de la société Louis-Dreyfus Armateurs – mécène du musée depuis 2009, inventaire des métiers à découvrir, murs tapissés de vidéos et de photographies du navire Léopold LD – appartenant donc, à la société Louis-Dreyfus.

Puis, dans le fond, se dresse une petite vitrine contenant un nounours, une chaussure de la marque Converse, un I-Pod et d’autres objets d’un prosaïsme à faire pâlir. Telles sont les marchandises que l’on transporte à présent dans nos amphores modernes. Certes. Mais à ce titre, on se dit finalement que les bâtons de cannelle de l’école de médecine navale de Rochefort, étaient hautement plus signifiants, c’est dire.

Serge Lucas, Tournée nord du porte-conteneur Lapérouse, 1994. © Musée national de la Marine
Serge Lucas, Tournée nord du porte-conteneur Lapérouse, 1994. © Musée national de la Marine.

L’exposition se clôt donc sur les conteneurs – créés en 1956 par l’Américain Malcolm Mac Lean – et leurs vastes dimensions s’adaptant à notre société consumériste pour emmagasiner toujours plus, et toujours plus vite. La réalité économique du marché saute ici aux yeux, bien plus que dans les salles précédentes ; la muséographie ingénieuse de cette salle y est probablement pour beaucoup : entouré de ces boîtes immenses, on se sent telle une marchandise prête à être livrée dans les plus brefs délais.

Au final, que dire de cette exposition qui ressemble davantage à un cabinet de curiosité, qu’à un parcours intelligible et structuré ? Probablement que les bornes chronologiques trop étendues – 2000 ans de commerce maritime, n’ont fait que desservir le propos au lieu de le nourrir ; car dans cette volonté manifeste de richesse et diversité, on se perd parfois sans trop savoir où se raccrocher.

Alors qu’il faudrait accorder toute notre attention aux magnifiques estampes, aux manuscrits illustrés, aux maquettes de navires marchands et aux vestiges archéologiques, la profusion d’œuvres et d’objets sature le regard bien plus qu’il ne le satisfait. Si en ce sens, la muséographie parfois contestable n’aide pas, la douloureuse impression que certaines pièces n’existent que pour combler les vides, demeure tout au long du parcours. Au fond, si quelques agréables découvertes sauvent le tout du naufrage, il s’en est fallu de peu.

Thaïs Bihour

Joseph Vernet, L’Intérieur du Port de Marseille, vu du Pavillon de l’horloge du Parc, 1754, Huile sur toile, 165 x 263 cm. © Musée national de la Marine / P.Dantec
Joseph Vernet, L’Intérieur du Port de Marseille, vu du Pavillon de l’horloge du Parc, 1754, Huile sur toile, 165 x 263 cm. © Musée national de la Marine / P.Dantec.

« De l’amphore au conteneur »  – L’exposition se tient jusqu’au 28 juin 2015 au Musée de la Marine,1 Place du Trocadéro et du 11 Novembre 75116 Paris – Métro Trocadéro (lignes 6, 9). Plus d’informations sur www.musee-marine.fr




L’humour plus fort que la mort

Que faire quand l’un de nos proches nous supplie de mettre fin à sa vie pour ne plus souffrir ? C’est la question que se posent Tal Granit et Sharon Maymon dans leur dernier long-métrage Fin de partie. Sujet sensible à l’heure des nombreux débats sur la fin de vie, le film traite avec humour et drame des questions et dilemmes que peuvent nous réserver nos dernières heures.

Et si parler d’un sujet sérieux comme la mort avec humour permettait de mieux faire passer un message ? C’est en tout cas ce qu’ont eu l’air de penser les réalisateurs, Tal et Shaon quand ils ont écrit le scénario de Fin de partie. À la frontière de la comédie et du drame, le film raconte comment une bande de pensionnaires d’une maison de retraite va mettre au point une machine à mourir dans le but de soulager des malades en fin de vie. A la manière d’anges exterminateurs, ils se baladent de maisons en maisons pour apporter libération à ceux qui la réclament. Une veuve, un vétérinaire, un policier et un inventeur, tel est le visage de cette nouvelle génération du crime organisé.

© Eurozoom
© Eurozoom

Un sujet sinistre et pesant duquel se dégage pourtant, légèreté et jovialité, confirmant l’adage, selon lequel on peut rire de tout. Rire, pleurer, se révolter, autant d’émotions qui nous traversent, se répètent et se mélangent au travers de scènes drôles et tristes à la fois. On y parle de la mort avec humour, de l’amour après la mort, toujours avec subtilité et ce qu’il faut de justesse pour dispenser le spectateur du pathos qui entoure la question dans l’actualité. Entre l’absurde et l’originalité, le scénario nous surprend et nous amène à sourire quand, par exemple, une coupure de courant vient contrecarrer les plans d’une vieille dame qui s’apprêtait à se donner la mort.

Ce sont surtout les personnages qui nous étonnent et nous tirent le sourire à chaque minute. Des acteurs pour l’occasion âgés, que l’on a peu l’habitude de voir au cinéma et qui, placés dans des situations cocasses composent la formule gagnante. À la fois touchants et surprenants, ils campent chacun un rôle qui permet de comprendre l’évolution du débat sur la fin de vie dans la société : la femme dévouée qui ne supporte plus de voir son mari souffrir, le meilleur ami indécis, l’opposante catégorique, le médecin impartial etc. On déambule au travers des histoires de chacun afin de comprendre motivations et fondements de leurs actions.

Pourtant, passé l’effet de surprise, le décalage et les scènes amusantes, le film traine en longueur. On regrette une réalisation à l’image de l’ambiance des maisons de retraites : endormie. La caméra tourne et prend trop le temps de fixer visages et expressions. Beaucoup de silences et de moments vides viennent graduellement encombrer et couper l’envolée des débuts prometteurs.

Un film argument qui tente de conduire à l’ouverture et l’acceptation du débat sur l’euthanasie qui, malgré quelques imperfections, mérite d’être vu lorsqu’on s’intéresse à ces questions.

 « Fin de partie », de Tal Granit et Sharon Maymon, sortie au cinéma le 3 juin 2015.




Les pauvres heures de Thibault et Mathilde

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Les Heures souterraines débutent tôt, le matin du 20 mai. Mathilde (Anne Loiret) est prise d’insomnie à cause de ses problèmes au travail. Thibault (Thierry Frémont) est médecin à domicile. Dans une chambre d’hôtel sur la côte où il a passé le week-end, il réfléchit à comment quitter Linda, jeune fille de 28 ans qui, à son grand désespoir, n’est visiblement pas amoureuse de lui. Une voyante a prédit à Mathilde que ce jour-là, il lui arrivera quelque chose de fort. Thibault reprend ses tournées, supportant de moins en moins la solitude dans laquelle baignent ses patients, probablement parce qu’elle est le miroir de la sienne.

La désespérance lie ces deux vies où « il faut que quelque chose se passe », pour trouver une raison de tenir debout. Chacun de leur côté, ils tentent de refaire le chemin qui les a mené dans cette situation banale. Une situation qui se répète depuis des centaines de jours, tous les mêmes. Ce 20 mai est la journée où Thibault et Mathilde réfléchissent sur la difficulté de supporter leur propre existence.

Le duo d’acteurs joue bien la détresse ordinaire, malgré une voix amplifiée au microphone qui n’est pas nécessaire dans la petite salle Réjane du Théâtre de Paris. Celui-ci installe une distance incompréhensible entre le public et les comédiens, il frotte contre les vêtements, créant de nombreux grésillements. La mise en scène d’Anne Kessler met en lumière les réflexions successives de cet homme et de cette femme dans un espace impersonnel qui peut être tantôt un restaurant japonais, bureau, chambre ou bien quai de métro. L’utilisation réaliste de la vidéo termine de peindre le décor de chaque scène. Des scènes qui comparent deux réalités communes, deux personnes qui se cherchent sans le savoir, une rencontre probable qui ne se fera jamais, ni en personne, ni en esprit.

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Mais pour le public, une question naît : va-t-on au théâtre pour voir sa propre vie sans aucune distance ou esprit critique ? La scénographie reprend les carreaux blancs d’une station de métro, les problèmes, les questions des personnages sont celles de tout un chacun. Les Heures souterraines représente le monde qui nous entoure, rien d’autre. On assiste à une tentative gentillette de la part de Mathilde et Thibault, de lutter contre une vie socialement acceptable sans pour autant brusquer le spectateur, telles des personnes qui se disent soucieuses de l’environnement et qui prennent leur voiture pour aller acheter du pain dans le quartier. Ici, Delphine Le Vigan montre ce que le public de théâtre à Paris peut vivre chaque jour et cela sans le moindre recul. On se surprend à imaginer que, si l’on invitait un ami cadre supérieur quadragénaire un peu dépressif à boire une bouteille de vin un soir, son discours serait peu ou prou celui que tiennent les personnages des Heures souterraines.

Le texte est narcissique, non pas qu’il raconte la vie de Delphine Le Vigan : comment le savoir ? Mais il est narcissique pour le public qui y assiste, pour celles et ceux qui vont se retrouver dans ces personnages et qui penseront que cela les aura fait réfléchir. Tous les gestes sont détaillés : la liste de courses, la réunion « planning », la rencontre dans un bar et les 4000 euros par mois. En somme, les détails de la vie les moins dignes d’intérêts sont étalés dans cette suite de monologues sans fond. Relevons néanmoins quelques moments de cynisme et de désabusement dans lequel sombrent les personnages : comme devant un téléfilm, on ne s’ennuie pas. On est malheureusement très loin du niveau d’une Annie Ernaux qui, pourtant, créé les mêmes sortes de personnages mais dotés d’une profondeur dramatique bien plus importante et donc universelle. Avec Les Heures souterraines, Delphine Le Vigan semble avoir trouvé et édité le journal intime d’une cadre de grande agence de communication, une pièce qui aurait pu tout aussi bien être composée d’un digest des meilleurs dossiers de Psychologie Magazine.

Cependant, l’histoire ne finit pas comme l’on pourrait s’y attendre. Les personnages ne transcendent pas cette fatalité dans laquelle ils s’enferment et ont conscience d’être enfermés. Leur vie se résume à leur travail, mais ils veulent s’en sortir, comment faire plus banal ? Oui, cela pourrait être nous. Mais après ?

« Les Heures Souterraines » de Delphine Le Vigan. Mise en scène d’Anne Kessler, actuellement au Théâtre de Paris, 15 rue Blanche, 75009, Paris. Durée : 1h20. Plus d’informations et réservations sur www.theatredeparis.com.




Bernarda Alba en sa sévère demeure

© Brigitte Enguérand, coll. Comédie-Française.
© Brigitte Enguérand, coll. Comédie-Française.

Bernarda Alba est vient de perdre son mari. Cette Calamity Jane espagnole de la vertu tiendra ses cinq filles d’une main de fer, comme elle l’a toujours fait. Pieuse à l’extrême, plus que Dieu, elle craint ce que pourraient cancaner les voisins. Afin de s’en prévenir, elle décrète que les 8 années de deuil se feront sans sortir de la maison, en compagnie de ses enfants.

Ainsi, Bernarda étouffe ses filles. Elle les maintient dans un monde d’une violence psychologique sclérosante. Mais bien vite, un homme bouleverse les plans de cet univers féminin à l’extrême, Pepe le Romano. Celui-ci désire épouser Angustias, la plus âgée des sœurs, car elle est aussi la plus riche. Mais c’est Adelia qui possède son cœur et, la nuit, quand Pepe a terminé de venir faire sa cour à Angustias, il emmène Adelia pour vivre un amour impossible. Martirio, la sœur cadette, découvre vite le manège. Celle qui est aussi éprise de Pepe le Romano conduira la benjamine à sa perte, entrainant le déshonneur sur la famille. Au grand dam de Bernarda Alba.

Au moyen de la danse, la metteur en scène Lilo Baur fait de la figure masculine un spectre corporel quasiment-muet. La distribution féminine souligne activement à la montée en puissance dramatique de l’histoire, comme dans tout univers fermé. Cécile Brune joue la matrone avec sévérité et intransigeance. Aussi, elle arbitre avec force la rivalité poignante entre Jennifer Decker et Adeline d’Hermy, pour qui l’amour avec Pepe est inenvisageable.

L’écriture de Federico Garcia Lorca, traduite par Fabrice Melquiot, mélange le langage populaire domestique et celui, plus soutenu, de ces filles cloîtrées en le rendant toujours très illustré. On pense à Pagnol et à Audiard pour les images et les métaphores.

La scénographie d’Andrew D. Edwards achève de magnifier ce spectacle. Un mur noir tressé sépare la scène de façon horizontale. Celui-ci coupe la famille du monde extérieur ; le public voit les scènes de rues ainsi voilées : procession, exécution ou fuite. L’ensemble contribue ainsi à créer des images dignes de maîtres hollandais. Le charme opère au moyen d’un mélange intense entre pureté et austérité des lignes.

Enfermés, dans un vase clos, s’opèrent alors une alchimie et une empathie importantes de la part du public, pour ces femmes qui veulent simplement vivre libres du joug qu’elles s’imposent à elles-mêmes. Un cri pour plus de liberté. Une réussite totale.

« La Maison de Bernarda Alba » de Federico Garcia Lorca. Mise en scène de Lilo Baur, en alternance jusqu’au 25 juillet à la Comédie-Française, salle Richelieu, place Colette, 75001 Paris. Durée : 1h30. Plus d’informations et réservations sur www.comedie-francaise.fr.




Broodthaers à la Monnaie de Paris

« Une fiction permet de saisir la vérité et en même temps ce qu’elle cache »
Marcel Broodthaers, Communiqué de presse, Documenta 5, Kassel, juin 1972.

Après avoir montré au public la Chocolate Factory de Paul McCarthy, la Monnaie de Paris présente actuellement une exposition consacrée à Marcel Broodthaers (1924 – 1976), artiste belge à l’œuvre protéiforme qui a largement participé au tournant artistique des années 1960. Après trois années de recherches effectuées par la commissaire de l’exposition, Chiara Pisari avec Maria Gilissen-Broodthaers et Marie Puck-Broodthaers, le projet vu le jour en 2015.

Nous partons dès lors à la rencontre d’un artiste à la carrière tardive, puisqu’il ne la débute qu’à quarante ans. D’abord poète et homme de lettres, libraire, reporter photographe, puis critique d’art, il coule en 1963 cinquante exemplaires de son dernier recueil de poèmes, Pense-Bête, dans du plâtre. Ainsi commence la carrière de l’un des artistes les plus importants de la seconde moitié du XXème siècle.

Marcel Broodthaers est connu pour ses assemblages et ses accumulations, faits de matériaux pauvres tels des moules ou des coquilles d’œufs. Mais c’est une toute autre œuvre que nous découvrons à la Monnaie de Paris. Ainsi, dans cette courte carrière artistique, Broodthaers consacre quatre années à un projet ambitieux : le Musée d’Art Moderne – Département des Aigles (1968-1872). Il s’agit d’une œuvre majeure de l’artiste, projet à la fois conceptuel et hermétique, mais aussi absurde et provoquant, qui n’a ni lieu fixe ni collection permanente. Dans le contexte de l’année 1968 à Bruxelles, ce projet s’inscrit dans un climat européen contestataire, à l’heure des grands questionnements sur les changements de la société et sur les institutions artistiques. En 1968 Marcel Broodthaers s’autoproclame dans des Lettres ouvertes « directeur » et « conservateur » du Musée, qui est inauguré dans son appartement la même année, avant de prendre son envol pour différentes villes européennes (Angers, Düsseldorf, Kassel…). Ce musée est composé de onze « sections » qui seront créées au fur et à mesure et qui retracent la vie d’un musée traditionnel : des salles exposant des objets agencés selon une scénographie réfléchie, la publicité autour de l’institution et sa promotion, les documents d’archive du musée… L’espace regroupe ainsi tant bien des képis militaires, des statues et dessins, des emballages de cigares, des lithographies, des panneaux de signalisation, ou encore des cartes postales de peintures du XIXème siècle scotchées au mur. Peu d’homogénéité donc, au risque de perdre le visiteur parfois.

Plaques (Poèmes industriels) (1968-1972), 16 plaques en plastique embouti et peint,  Estate Marcel Broodthaers, prêt de longue durée S.MA.K. Gand. Salle 6.
Plaques (Poèmes industriels) (1968-1972), 16 plaques en plastique embouti et peint,
Estate Marcel Broodthaers, prêt de longue durée S.MA.K. Gand. Salle 6. © Morgane Walter

Une question s’impose à nous de prime abord : pourquoi exposer Marcel Broodthaers dans un lieu aussi emblématique et historique que la Monnaie de Paris ? C’est la Section Financière qui semble dénouer ce paradoxe. En effet, le comble de l’ironie est atteint lorsque l’artiste annonce, en 1970-71, que le Musée est « à vendre pour cause de faillite ». C’est à ce moment-là qu’est créée la Section Financière, composée d’un lingot d’or d’un kilogramme, frappé d’un aigle par la Monnaie de Paris elle-même, qui sera vendu deux fois la valeur de l’or de l’époque pour collecter des fonds pour la sauvegarde du Musée. Le lingot d’or présenté à la Monnaie de Paris est celui acheté par l’artiste contemporain Danh Vo. Ainsi, c’est précisément dans ce lieu fabriquant l’argent depuis des siècles, s’interrogeant sur le devenir de ses collections, que l’œuvre de Broodthaers est la plus à même de trouver un écho : celui-ci questionnant sans cesse le rapport de l’art à l’argent, sa valeur financière et ses liens à l’institution muséale.

Le visiteur doit être averti que la Monnaie de Paris ne présente que des « détails » de ce musée fictif – l’exhaustivité étant impossible à atteindre pour des raisons matérielles. C’est la première fois que ces détails sont reconstitués, et ce grâce aux prêts des mêmes institutions, antiquaires et collectionneurs auxquels l’artiste avait originellement fait appel. Non seulement, selon Chiara Pisari, une présentation exhaustive trahirait la conception que Broodthaers avait du Musée, mais encore, les demandes de prêts aux différentes institutions prêteuses de l’époque – notamment le Musée du Louvre, le Musée des Arts Décoratifs de Berlin, le Victoria & Albert Museum ou encore le Musée Ingres – furent sans aucun doute suffisamment complexes ainsi.

Projection sur caisse (1968), 50 diapositives de reproductions de peintures du  XIXème siècle, 21 cartes postales, caisse de transport Département des Aigles. Section XIXème – Salle 5.
Projection sur caisse (1968), 50 diapositives de reproductions de peintures du
XIXème siècle, 21 cartes postales, caisse de transport Département des Aigles. Section XIXème – Salle 5. © Morgane Walter

Le parcours de l’exposition à la Monnaie de Paris est composé de onze salles, qui reprennent les onze « sections » du Musée : la Section des Figures, la Section Publicité, ou encore, la Section Financière. Ces différentes sections sont réparties entre les salons sur Seine du bâtiment parisien, disposés en enfilade et relativement homogènes – murs blancs, parquet au sol, et dimensions semblables. Chaque section peut être comprise comme une réflexion sur une question ayant trait au rapport de l’art à l’institution muséale, sa valeur marchande, la relation entre l’image et le langage, la copie et l’original, pour n’en citer que quelques unes.

Le spectateur débute sa visite avec l’œuvre présentée dans le Salon d’honneur, la Salle Blanche (1975). Il s’agit d’une reconstitution de la pièce de l’appartement de Broodthaers, à Bruxelles, dans laquelle ce dernier a inauguré le Musée d’Art Moderne. Les murs sont recouverts de mots ayant accompagné sa démarche artistique tout au long de sa carrière. On ne peut qu’être subjugué par la beauté de l’espace d’exposition, le Salon d’honneur, dans lequel la Salle Blanche, bien que d’une taille conséquente, semble disparaître.

Salle Blanche (1975), Encre de chine sur bois, photographies, ampoule, 2 appliques  en plâtre. Collection Maria Gilissen/Musée national d’art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris. Salle 4.
Salle Blanche (1975), Encre de chine sur bois, photographies, ampoule, 2 appliques
en plâtre. Collection Maria Gilissen/Musée national d’art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris. Salle 4. © Morgane Walter

Dans la suite du parcours, on est amené à réfléchir au rapport entre l’image et sa représentation, l’original et la copie, la fiction et le réel. Cela est particulièrement sensible dans la Section Publicité, présentant des photographies des objets montrés dans la Section des Figures. Marcel Broodthaers pose explicitement la question de la reproductibilité de l’œuvre d’art, se plaçant dans l’héritage de Walter Benjamin, et ajoute un double niveau de lecture lié à la publicité, plaçant dès lors de spectateur dans une position de consommateur.

La Section des Figures, salle centrale et emblématique du Musée, réunit ici près de 266 objets sur les 500 recensés dans le catalogue d’origine. Lorsque l’on pénètre dans cette salle, on en vient à se demander pourquoi cette utilisation de l’aigle ? Pourquoi en avoir fait le symbole de ce musée et lui avoir consacré tout une section ? Il va sans dire que l’on est en face d’un symbole ambigu : à la fois allégorie du pouvoir et de l’impérialisme, symbole de Jean l’Evangéliste, mais encore, symbole de noblesse. L’artiste joue de cette ambiguïté pour approfondir sa recherche sur le lien entre l’art, le mot, le langage, la pensée et l’image. Le visiteur peut se sentir décontenancé face à ces centaines d’objets représentant des aigles, car ce symbole est leur seul point commun, ce qui pose un problème de cohérence dans le propos. On est en outre frappé de voir que les œuvres d’art côtoient les bibelots, placés de manière égale sous vitrine avec tous pour même cartel : « Ceci n’est pas un objet d’art » (traduits en Allemand et en Anglais). Le ton est donné. Non seulement, Broodthaers interroge la notion de valeur artistique, mais en outre il cite explicitement son ami Magritte, en référence à l’œuvre devenue icône La trahison des images (1929), représentant une pipe sous-titrée de la mention « Ceci n’est pas une Pipe ». Enfin, l’on peut également rattacher cette pointe d’humour à l’héritage duchampien, qui a remis en cause la notion de valeur artistique institutionnalisée.

Carreau de porcelaine peint vert et jaune. « Ceci n’est pas un objet d’art. N° 92 Section des Figures – Salle 7.
Carreau de porcelaine peint vert et jaune. « Ceci n’est pas un objet d’art. N° 92 Section des Figures – Salle 7. © Morgane Walter

Un point nous heurte alors, c’est le parti pris de l’absence totale de cartels explicatifs. La Monnaie de Paris fait le choix de présenter au public français une œuvre particulièrement complexe et conceptuelle, faisant écho tant aux pratiques poétiques de l’artiste et de ses modèles tels Baudelaire ou Mallarmé, qu’à des références philosophiques et artistiques. Dès lors, proposer une approche dite intuitive, sans aucune explication, paraît être un manque sérieux de considération pour la compréhension du spectateur. Néanmoins, l’institution tente de pallier à ce manque par la distribution d’un livret explicatif, adapté à un public jeune ou mature, et par la présence de médiateurs culturels pouvant, si besoin est, fournir des informations au visiteur.

En outre, des incohérences surgissent dans l’organisation de l’exposition et dans le respect de ses promesses, à savoir la reconstitution fidèle du Musée tel que l’avait pensé l’artiste. Nous pensons notamment à l’œuvre Monsieur Teste qui n’était pas originellement présentée dans le Musée d’Art Moderne. Cette œuvre est pourtant montrée à la Monnaie de Paris pour la simple raison que, selon l’aveu de Maria Gilissen-Broodthaers, l’équipe voulait ajouter « une touche d’humour à l’exposition ». Or, la démarche de Marcel Broodthaers est déjà marquée par une forte dimension humoristique, qui n’apparaît que très peu dans la présentation proposée par la Monnaie de Paris. Les œuvres font sourire le spectateur lorsque l’ironie est assez claire pour être entendue, mais leur agencement dans l’espace d’exposition est austère et figé. Il s’agit d’un projet démesurément fou, ce que le spectateur ne perçoit que sporadiquement, probablement en raison d’une mise en scène très conventionnelle et d’un manque cruel d’explications.

Monsieur Teste (1975), mannequin automate assis sur une chaise en osier, journal,  photo de plage et palmiers, Estate Marcel Broodthaers. Salle 9.
Monsieur Teste (1975), mannequin automate assis sur une chaise en osier, journal,
photo de plage et palmiers, Estate Marcel Broodthaers. Salle 9. © Morgane Walter

L’exposition de la Monnaie prend fin avec la Section Cinéma, pour laquelle n’a été gardée que l’œuvre Cinéma Modèle (1970), un ensemble de films qui prennent appui sur les modèles littéraires de l’artiste, renforçant la dimension poétique de l’œuvre cinématographique de Broodthaers. On y trouve par exemple des références à Kurt Schwitters avec La Clef de l’Horloge (Un poème Cinématographique en l’honneur de Kurt Schwitters » (1957), à Magriite avec La Pipe (1969) ou encore La Fontaine avec Le Corbeau et le Renard (1967).

Cinéma Modèle, Programme La Fontaine (1970), Projections de cinq films, Estate  Marcel Broodthaers. Section Cinéma – Salle 11.
Cinéma Modèle, Programme La Fontaine (1970), Projections de cinq films, Estate
Marcel Broodthaers. Section Cinéma – Salle 11. © Morgane Walter

Ainsi, la Monnaie de Paris a fait le choix de présenter au public français un artiste contemporain essentiel, qui a marqué de son empreinte les principaux courants artistiques des années 1960 : le groupe Fluxus, l’art conceptuel, le Pop Art, ou le Lettrisme. Il a exercé une influence notable tant bien sur ses contemporains tels Joseph Beuys, Hans Haacke ou Daniel Buren, que sur les générations suivantes, comme Mike Kelley ou bien sûr, Danh Vo. Ce dernier par exemple a été largement inspiré par l’artiste belge. Non seulement il collectionne à la manière de Broodthaers, mais encore il crée des environnements inspirés de décors datant de la fin de la carrière de son modèle.

Du reste, la Monnaie de Paris rend hommage à un artiste capable de transformer une exposition en une véritable œuvre d’art, complexe et hermétique, mais riche et stimulante. Avec cette critique du voir et du montrer, de la mise en scène d’une exposition et bien entendu, du musée, l’artiste ouvre à des questionnements éminemment contemporains et toujours d’actualité.

Pour finir, laissons la parole à l’artiste : « Le Musée d’Art Moderne – Département des Aigles est tout simplement un mensonge et une tromperie… Le musée fictif essaie de piller le musée authentique, officiel, pour donner davantage de puissance et de vraisemblance à son mensonge. Il est également important de découvrir si le musée fictif jette un jour nouveau sur les mécanismes de l’art, du monde et de la vie de l’art. Avec mon musée, je pose la question. C’est pourquoi je n’ai pas besoin de donner la réponse. » (Marcel Broodthaers, 1972)

Morgane Walter

« Marcel Broodthaers – Musée d’Art Moderne – Département des Aigles »  – L’exposition se tient jusqu’au 5 juillet 2015 à la Monnaie de Paris, 11, Quai de Conti – 75006 Paris – Métro Pont-Neuf, Odéon ou Saint-Michel (lignes 4, 7, 10). Ouvert tous les jours de 11h à 19h. Tarifs : 12/8€. Plus d’informations sur www.monnaiedeparis.fr




« Peau de vache » : loin du coup de génisse

Copyright : Dakota Langlois
Copyright : Dakota Langlois

Chaque lundi, jusqu’au mois d’août, le Théâtre des Déchargeurs accueille un spectacle à l’initiative louable : « Peau de Vache » de Céline Naissant. Ouvertement militante, celle-ci tente de conduire le public à une réflexion sur le traitement des animaux, notamment dans la grande distribution. Une partie des bénéfices de la musique du spectacle est d’ailleurs reversée à l’association éthique et animaux L214.

Malheureusement, la forme ne suit pas le fond.

Cinq vaches se rendent dans la salle d’attente d’un abattoir, pensant se rendre chez le médecin. Elles parlent de leurs vies comme des humaines : fausses couches, grossesses nerveuses et maltraitance de leurs hommes – les fermiers – qui décident tout pour elles. Lorsque l’une est emmenée, les autres cancanent comme des poules.

De cette idée amusante, qui pourrait faire une bonne improvisation dans un bar, naît une pièce interminable. Les mauvaises blagues attendues se succèdent : le mari de l’une – forcément un taureau – porte des cornes, une autre a été « marquée au fer rouge » par son ancienne relation ; tout cela parsemé d’un amalgame douteux entre « aux champs » et « Auchan ». Aussi, un jeu de mot incompréhensible autour de la marque Spanghero, ayant besoin d’être longuement expliqué, termine dans un grincement de dents du public.

Les vaches sont montrées comme des femmes grossières et médisantes (« tu attires les clients du Flunch, tu es buffet à volonté »), et si elle travaille à une prise en compte plus importante de la souffrance animale dans l’industrie alimentaire, la pièce ne participe pas à l’émancipation des femmes. La plus cultivée d’entre elle, montrée comme étant forcément la plus agaçante, se fait interrompre sans cesse par une autre au son d’un « tu nous fais chier », répété à plusieurs reprises.

Copyright : Dakota Langlois
Copyright : Dakota Langlois

La seule partie du texte qui défend lisiblement le propos désiré, intervient lorsque les vaches débattent autour de l’importance de la vie des mouches. Mais là encore, on a droit à tout un tas de clichés généralisant sur la défense animale qui étayent les débats de fin de banquets : « au Moyen Âge, on pensait que les femmes n’avaient pas d’âme » ou encore « jusqu’à Dolto, on considérait l’enfant comme un paquet de lessive » – ce qui est inexact. Ecouter Céline Naissant pousse autant à la réflexion qu’écouter Brigitte Bardot : seuls les convaincus sont prêchés.

Le manque de finesse de la mise en scène achève le tableau. Les actrices font ce qu’elles peuvent, victimes de tentatives peu claires mais insistantes, pour leur faire adopter un comportement bovin au moyen d’artifices vulgaires ou redondants – les besoins dans un coin de la scène ou des ruminements à intervalles régulier, sans oublier quelques pets bruyants. Ici, nul jeu d’acteur : on montre qu’on joue des vaches.

La partie la plus méritante est aussi la plus ratée. Les dernières minutes du spectacle laissent place à un vidéoclip musical d’une naïveté digne d’Enya : une chanteuse maquillée se fait la voix d’un veau qui ne veut pas finir à l’abattoir, après une vie misérable. Un langage fait de poncifs qui iraient tout aussi bien à la défense des tortues qu’à des SDF. Le tout accompagné par une sorte d’expression libre dansée par la dernière actrice-vache survivante. Tout cela est bien trop sage.

Ce qui aurait été acceptable comme un spectacle écrit par des élèves de troisième dans un atelier de sensibilisation à l’écriture dramatique, ne devrait pas être programmé aussi longtemps sur le plateau d’un théâtre un peu sérieux.

« Peau de vache » de Céline Naissant. Mise en scène de l’auteur, chaque lundi jusqu’au 3 août au Théâtre des Déchargeurs, 3 rue des Déchargeurs, 75001 Paris. Durée : 1h. Plus d’informations et réservations sur www.lesdechargeurs.fr.




« Les Bas-fonds du Baroque » ou les sombres dess(e)ins de la dépravation

Bartolomeo Manfredi, Bacchus et un buveur, vers 1621, huile sur toile, 132 x 96 cm. Rome, Galleria Nazionale di Arte Antica in Palazzo Barberini. © Soprintendenza Speciale per il Patrimonio Storico, Artistico ed Etnoantropologico e per il Pollo Museale della città di Roma.
Bartolomeo Manfredi, Bacchus et un buveur, vers 1621, huile sur toile, 132 x 96 cm. Rome, Galleria Nazionale di Arte Antica in Palazzo Barberini. © Soprintendenza Speciale per il Patrimonio Storico, Artistico ed Etnoantropologico e per il Pollo Museale della città di Roma.

Provocante, fastueuse, lumineuse. Tels sont les premiers mots qui émergent face à la créativité du scénographe italien Pier Luigi Pizzi, engagé pour sublimer les galeries du Petit Palais. Pourtant, passé le vestibule et sa grandiloquente mise en scène, obscure est le terme qui s’impose à l’évidence. Et ce, au sens propre comme au figuré. Plongé dans la pénombre, on déambule parmi les vices et violences d’une Rome ténébreuse : de l’ivresse dionysiaque aux sortilèges des diseuses de bonne aventure, s’exposent des œuvres aux influences caravagesques marquées, parfois mélancoliques, et souvent provocantes.

Dès le seuil, l’impressionnant décor donne le ton : des vues de Rome, gravées par Giovanni Battista Falda, sont reproduites à grande échelle au sein d’un imposant couloir. Saturant l’espace, ces gravures donnent ainsi l’impression de profusion et d’ivresse, qui sied si bien à la décadence voulue par l’exposition. Mais plus qu’un simple effet ornemental, cette salle introductive fonctionne tel un cartel imagé : elle présente l’environnement, les rues et les palais dans lesquels les artistes évoluent ; au fond, elle nous inclut dans ces lieux de débauche. Et déjà, frontalement, se dresse un Faune Barberini lascif, cuisses ouvertes et sexe en avant : il est temps de quitter la lumière.

Faune Barberini, plâtre d’après un marbre grec du IIIème siècle avant Jésus-Christ, Paris, Musée du Louvre. © Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais / Hervé Lewandowski.
Faune Barberini, plâtre d’après un marbre grec du IIIème siècle avant Jésus-Christ, Paris, Musée du Louvre. © Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais / Hervé Lewandowski.

La salle si poétiquement nommée – « Le souffle de Bacchus », ouvre le parcours. Dieu de la fécondité, libre et irrévérencieux, adepte des célébrations euphoriques ou encore créateur du vin, Bacchus n’en est pas moins une figure inspiratrice pour les artistes. Dans le sillage du Caravage, ses suiveurs tels Bartolomeo Manfredi et le Pseudo-Salini exaltent avec maestria, toute l’ambigüité des effets engendrés par l’alcool : ivresse, abandon et folie, tous ces états d’âme se lisent et s’entremêlent sur ces visages avides de boisson. Chez Manfredi, ces mines dont la soif ne semble jamais étanchée émergent de l’obscurité, lumineuses dans un subtil jeu de clair-obscur – à l’image du Bacchus et un buveur. Chez le Pseudo-Salini, son Jeune Bacchus sert de prétexte à une double et troublante contemplation : celle de l’exaltation bachique, bien sûr, mais surtout celle d’un gracieux éphèbe dont le corps nu s’étale nonchalamment sur la surface de la toile.

Pseudo-Salini, Jeune Bacchus, vers 1610-1620, huile sur toile, Francfort-sur-le-Main, Städel Museum.
Pseudo-Salini, Jeune Bacchus, vers 1610-1620, huile sur toile, Francfort-sur-le-Main, Städel Museum.

Mais ces extases aux relents spiritueux, ne sont pas l’apanage des buveurs esquissés dans l’espace pictural : à l’image de la figure divine qu’ils honorent, les artistes s’initient aux rites dionysiaques et s’abandonnent à une vie rythmée par la débauche. Ainsi en est-il des Bentvueghels, ces jeunes peintres et graveurs du nord de l’Europe établis à Rome vers 1620. Bien sûr, l’opportunité de s’imprégner des chefs-d’œuvre antiques et de s’inspirer des Frères Carrache ou du Caravage, attire de nombreux artistes français, allemands et espagnols à cette époque ; mais tous ne choisissent pas de former une association placée sous le patronage de Bacchus. De manière symptomatique, leur art est à l’image protéiforme du dieu : à la fois désordonné, dévergondé mais proprement talentueux et créatif. Et de la toile Les Bentvueghels dans une auberge romaine, émerge toute la dépravation de leurs cérémonies ; une dépravation qu’ils distillent par leurs pinceaux virtuoses, dans des compositions où se mêlent allégrement, visions d’orgies et de repas inondés d’effluves liquoreuses.

Roeland van Laer, Les Bentvueghels dans une auberge romaine, 1626-1628, huile sur toile, 88,5 x 147,5 cm. © Roma Capitale – Sovrintendenza Capitolina ai Beni Culturali – Museo di Roma.
Roeland van Laer, Les Bentvueghels dans une auberge romaine, 1626-1628, huile sur toile, 88,5 x 147,5 cm. © Roma Capitale – Sovrintendenza Capitolina ai Beni Culturali – Museo di Roma.

Ici, la simplicité muséographique contraste avec l’effervescence de ces personnages fiévreux. Sur des murs patinés couleur ocre, des portraits anonymes de membres Bentvueghels se mêlent aux admirables – mais non moins licencieuses eaux-fortes de Matthys Pool : absorbé par la délicatesse du trait et l’extraordinaire vitalité des gravures nommées Rites d’initiation des Bentvueghels, on en occulterait presque les détails scabreux qu’ils recèlent.

Matthys Pool d’ap. Domenicus van Wijnen, Rites d’initiation des Bentvueghels : cérémonie d’admission d’un nouveau membre des Bentvueghels, 1690-1708, burin et eau-forte, 59.8 x 49.9 cm, Paris, INHA.
Matthys Pool d’ap. Domenicus van Wijnen, Rites d’initiation des Bentvueghels : cérémonie d’admission d’un nouveau membre des Bentvueghels, 1690-1708, burin et eau-forte, 59.8 x 49.9 cm, Paris, INHA.

Mais les bas-fonds ne ménagent aucun répit à celui qui s’y perd. Dans la salle suivante, entre charmes et sortilèges, règne une atmosphère à la fois sordide, sublime et ésotérique : indicible beauté de ces femmes sorcières, qui fascinent et révulsent dans le même instant. Les deux huiles sur bois d’Angelo Caroselli expriment bien cela : ainsi, la Vanité-Prudence répond à L’apprentie Sorcière. Riche de symboliques, si la première évoque en effet la vaine illusion de l’apparat, elle souligne malgré tout la sagesse d’une jeune fille qui, en examinant son miroir, embrasse le passé, le présent et le futur d’un seul regard. Antithèse de la prudence, la seconde œuvre presse au-devant du visiteur, une magicienne au visage rougit par l’angoisse face aux démons qu’elle a invoqués.

Angello Caroselli, Scène de sorcellerie ou l'Apprentie Sorcière, vers 1615-1620, huile sur bois. Collection particulière.
Angello Caroselli, Scène de sorcellerie ou l’Apprentie Sorcière, vers 1615-1620, huile sur bois. Collection particulière.

Angelo Caroselli, Vanité-Prudence, vers1615-1620, huile sur toile, Florence, Fondazione di Studi di Storia dell'Arte Roberto Longhi.
Angelo Caroselli, Vanité-Prudence, vers1615-1620, huile sur toile, Florence, Fondazione di Studi di Storia dell’Arte Roberto Longhi.

Exigu, l’espace de cette salle contraint et emprisonne comme pour mieux envoûter. Dans un angle, affleurent deux scènes de sorcellerie, fabuleuses tant elles sont déroutantes ; celle peinte par Salvator Rosa est sans nul doute, la plus délicieusement ignominieuse : pratiques occultes, femmes à présent repoussantes et enfants pendus, s’étalent sous nos yeux pour ne laisser aucun exutoire. La mort est partout présente. Pourtant, la finesse plastique de cette scène abominable ne peut être occultée : et c’est bien là tout le génie de l’artiste, de nous laisser en proie à notre insatiable curiosité malsaine.

Salvador Rosa, Scène de sorcellerie, vers 1646, huile sur toile, 72,5 x 132,5 cm. © The National Gallery, London. Bought, 1984.
Salvador Rosa, Scène de sorcellerie, vers 1646, huile sur toile, 72,5 x 132,5 cm. © The National Gallery, London. Bought, 1984.

Bien sûr, la beauté énigmatique de ces femmes ensorcelantes ne cesse de fasciner : héroïne d’un quotidien miséreux parmi les sorcières chimériques, la diseuse de bonne aventure devient un motif récurrent de la peinture romaine du XVIIème siècle. Hantant les tavernes lugubres et les bas-fonds de la ville, l’attrait de ses charmes n’a d’égal que la méfiance qu’elle inspire : métaphore de l’imposture et du leurre, elle s’impose comme un reflet du peintre qui par ses manipulations esthétiques, enjôle le spectateur par ses artifices. Bien plus encore, l’œuvre de Nicolas Regnier Joueurs de dés et diseuse de bonne aventure, renforce l’allusion de la tromperie en évoquant l’univers menteur du jeu.

Nicolas Régnier, Joueurs de dés et diseuse de bonne aventure, vers 1624-1626, huile sur toile. Florence, galleria degli Uffizi.
Nicolas Régnier, Joueurs de dés et diseuse de bonne aventure, vers 1624-1626, huile sur toile. Florence, galleria degli Uffizi.

Un jeu dangereux auquel les artistes succombent allégrement au fond des tavernes. Protagonistes de tous les excès, ils participent néanmoins à la construction d’un idéal et d’une certaine moralité. Conscients de la vie sulfureuse qui est la leur, les scènes orgiaques qu’ils dépeignent ont pour vocation d’inciter le spectateur à une conduite plus vertueuse. Eloge fardé de la pudeur devant ce luxe de débauche.

Et dans la Rome des plaisirs et des passions, la dégradation des mœurs conduit à l’invective la plus emblématique et la plus scabreuse de son époque : celle du geste de la fica. Pantomime insultant s’il en est, le pouce se coince entre le majeur et l’index pour mimer la pénétration ou le sexe féminin. Le Jeune homme aux figues de Simon Vouet et l’Homme faisant le geste obscène de la fica – peint par un anonyme, en font le motif principal d’audacieuses compositions. Ainsi, dans une défiance totale vis-à-vis du spectateur, Simon Vouet élabore une mise en scène à l’érotisme palpable, où son personnage vêtu d’un costume féminin, expose à notre regard deux petites figues tandis que sa main esquisse le geste injurieux. Comble de l’infamie, la seconde toile – anonyme, n’utilise plus aucun artifice : elle est l’offense permanente, l’empreinte figée sur la toile auquel on se heurte à chaque regard.

Anonyme caravagesque nordique, Homme faisant le geste de la fica, vers 1615-1625, huile sur toile, 51 x 39 cm. Lucques, Museo Nazionale di Palazzo Mansi. © Archivo fotografico Soprintendenza per i Beni Architettonici, Paesaggistici, Storici, Artistici ed Etnoantropologici per le province di Lucca e Massa Carrara.
Anonyme caravagesque nordique, Homme faisant le geste de la fica, vers 1615-1625, huile sur toile, 51 x 39 cm. Lucques, Museo Nazionale di Palazzo Mansi. © Archivo fotografico Soprintendenza per i Beni Architettonici, Paesaggistici, Storici, Artistici ed Etnoantropologici per le province di Lucca e Massa Carrara.

Puis au cœur de cette salle, émerge une œuvre atypique dont on peut sans peine, imaginer le parfum de scandale : le Jeune homme nu sur un lit avec un chat, de Giovanni Lanfranco. Accrochée aux murs du palais de la reine Christine de Suède, aveu d’une sexualité prohibée, cette toile substitue à l’immuable Vénus dénudée, un corps ici masculin. Bien sûr, l’étonnement est palpable : la tradition iconographique dévolue à ce motif, ancrée dans notre imaginaire, y est sans doute pour beaucoup. Mais bien au-delà, les lourds rideaux qui encadrent l’espace et protègent ce corps dévêtu, rappellent astucieusement l’histoire de ce jeune homme au chat : une œuvre secrètement dissimulée, visible seulement par quelques privilégiés. Une confidence surprenante, à nos yeux contemporains comme à ceux de son temps.

Giovanni Lanfranco, Jeune homme nu sur un lit avec un chat, 1620-1622, huile sur toile, 60 x 113 cm © Londres, Walpole Gallery. Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris.
Giovanni Lanfranco, Jeune homme nu sur un lit avec un chat, 1620-1622, huile sur toile, 60 x 113 cm © Londres, Walpole Gallery. Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris.

Pour autant, la singularité de cette œuvre n’éloigne pas des tourments de l’intempérance : viols, meurtres, guet-apens, rixes ou embuscades sanglantes sont monnaie courante dans la capitale romaine. Etourdissante est la contemplation d’une vie syncopée par la violence et le chaos. A la Scène d’enlèvement de Claude Gellée, répondent L’embuscade ou les brigands de Sébastien Bourdon et L’assaut de Pieter Boddingh. Plus encore, les Fête et rixe aux abords de l’Ambassade d’Espagne de Jan Both, et les Scène de brigandage dans la campagne romaine de Jan Miel, parachèvent la description cet univers inquiétant qui accueillait au XVIIème siècle, nombre d’artistes européens.

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Sébastien Bourdon, L’Embuscade ou Les Brigands, 1636-1638, huile sur cuivre, Lyon, musée des Beaux-Arts.

Toujours soucieux de prêcher à travers leurs œuvres, la vertu qui manque à leurs actes illicites, les peintres ne cessent d’illustrer les vicissitudes de l’homme à des fins moralisantes : dès lors, aux ruines antiques de la « Ville éternelle » et à la grâce de l’Eglise romaine, se mêlent des scènes indécentes ou prosaïques. Ainsi, l’admirable Vue de Rome avec une scène de prostitution de Claude Gellée, allie la délicatesse et la splendeur du paysage, à l’image de courtisanes reléguées dans l’ombre : représentantes d’un monde de manants qui nourrit l’imaginaire des bas-fonds depuis le XVIème siècle.

Claude Gellée dit Le Lorrain, Vue de Rome avec une scène de prostitution, 1632, huile sur toile, 60,3 x 84 cm, Londres, The National Gallery. © The National Gallery, London.
Claude Gellée dit Le Lorrain, Vue de Rome avec une scène de prostitution, 1632, huile sur toile, 60,3 x 84 cm, Londres, The National Gallery. © The National Gallery, London.

Puis, un changement radical de muséographie s’opère. A la sobriété des premières salles, cède une ornementation excessive : la provocation et la démesure cantonnées jusqu’ici à l’espace pictural, sont à présent projetées sur les murs tapissés de velours rouge écarlate et violine. Des miroirs astucieusement disposés, se déploient du sol au plafond dans un intriguant trompe-l’œil qui mime la profondeur. A première vue, on ne peut nier la créativité de ce décor fastueux, qui oppresse autant qu’il émerveille ; mais à l’image de tout ce qui brille, il en devient fatalement hypnotique et accaparant.

Pourtant, les œuvres présentées ici méritent amplement que l’on s’y attarde. Bien loin des scènes querelleuses ou festives de la taverne, libérée des sortilèges et de l’emprise de femmes-sorcières, se dresse une émouvante galerie de portraits. Au XVIIème siècle, Rome s’impose comme le foyer des arts et du catholicisme : artistes, collectionneurs, pèlerins et intellectuels s’y pressent. Mais parallèlement à cette émulation créatrice et spirituelle, mendiants, courtisanes et malfrats façonnent une population marginale, antithèse manifeste de la haute société romaine. Pour ces individus populaires, les peintres se passionnent : inconnus élevés au rang de la postérité, ces habitants des marges côtoient au-travers d’une toile, le faste des plus grands palais Romains.

Jusepe de Ribera, Mendiant, vers 1612, huile sur toile, 106 x 76 cm. © Soprintendenza Speciale per il Patrimonio Storico, Artistico ed Etnoantropologico e per il Polo Museale della città di Roma.
Jusepe de Ribera, Mendiant, vers 1612, huile sur toile, 106 x 76 cm. © Soprintendenza Speciale per il Patrimonio Storico, Artistico ed Etnoantropologico e per il Polo Museale della città di Roma.

Bouleversant et d’une humanité saisissante, le Mendiant de Jusepe de Ribera capte particulièrement l’attention. Humblement, cet homme tient un chapeau pour l’aumône : esquissé hors-champ, débordant du cadre, c’est à nous, spectateur qu’il le tend.

Finalement, une certaine langueur flotte en cette fin d’exposition : plus nuancée, comme délaissant l’extravagance, la taverne mélancolique marque cet instant fragile où la passion retombe. Tous ces personnages espiègles tantôt, semblent à présent harassés de fatigue : las, ils portent le poids des plaisirs charnels et de l’alcool qui les consument. Parmi eux, des musiciens distillent des notes que l’on devine enivrantes, propices à l’abandon mélancolique. Ici, la Réunion de musiciens et de soldats peinte par Valentin de Boulogne, fait écho à l’éblouissant Concert avec trois musiciens de Gerrit van Honthorst : dans cette toile, émergent de l’obscurité des visages qui révèlent à eux seuls, d’impressionnants jeux de lumière et qui en disent long sur l’emprise envoûtante de la musique. Alors, les œuvres se teintent de mystère et interrogent : là où l’obscénité n’est plus de mise, que reste-t-il au sortir de la fête ? Et dans les bas-fonds, lorsqu’enfin médite l’homme, on pourrait presque y croiser la vertu.

Gerrit Van Honthorst, Concert avec trois musiciens, 1616-1618, huile sur toile, Dublin, National Gallery of Ireland.
Gerrit Van Honthorst, Concert avec trois musiciens, 1616-1618, huile sur toile, Dublin, National Gallery of Ireland.

De ce voyage au cœur d’une Rome souillée, une ambiguïté demeure. En effet, certaines maladresses jalonnent ce singulier parcours : on regrettera notamment, un éclairage fâcheux qui dessert les œuvres, annihilant souvent leur beauté. Tel est le cas de la première salle, où la sanguine Les Amours insolents et l’eau forte Silène et nymphes bernés par de petits amours, toutes deux de Pierre Brebiette, sont pratiquement inobservables tant elles sont plongées dans l’ombre. De même, il semble que les nombreuses allusions au Caravage servent probablement plus à attirer le grand public, qu’à construire un véritable propos scientifique. Enfin, on déplorera une muséographie qui par son esprit tapageur, agit quelquefois aux dépens des œuvres elles-mêmes.

Pierre Brebiette, Les Amours insolents, s.d., Sanguine et rehauts de blanc, 15,7 x 22 cm, Rouen, musée des Beaux-Arts. © RMN-Grand Palais / René-Gabriel Ojéda.
Pierre Brebiette, Les Amours insolents, s.d., Sanguine et rehauts de blanc, 15,7 x 22 cm, Rouen, musée des Beaux-Arts. © RMN-Grand Palais / René-Gabriel Ojéda.

Cependant, émancipée de l’image triomphante de la Papauté et d’une Rome souvent célébrée pour sa grandeur, cette exposition propose un regard renouvelé sur la production artistique romaine du XVIIème siècle. Par la diversité des artistes et la qualité des œuvres qu’ils mettent en avant, « Les bas-fonds du Baroque » parviennent à capter la lumière au-delà de la figure emblématique dudit Caravage. Une bonne raison, malgré tout, de sombrer dans l’abîme.

Thaïs Bihour

« Les Bas-fonds du baroque »  – L’exposition se tient jusqu’au 24 mai 2015 au Petit-Palais,Avenue Winston Churchill, 75008 Paris – Métro « Champs-Elysées Georges-Clémenceau » (ligne 1 ou 13). Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h. Tarifs : 11/8€. Plus d’informations sur www.petitpalais.paris.fr

 




Un plaisir tout en désuetude

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La première minute est effrayante : au lever de rideau, on est plongé dans les tréfonds immémoriaux que représentent pour nous le milieu du XXe siècle : musique, décors en carton, paroles frivoles, difficile de faire plus désuet. Puis, dès la deuxième minute on est conquis : tout n’est en fait qu’humour et le côté vieillot complètement assumé ajoute une touche extrêmement drôle à un spectacle qui l’est déjà beaucoup.


C’est l’histoire de deux frères et une sœur de la campagne qui montent à Paris afin de trouver un parti. Pour cela, ils se rendent à ce qu’ils pensent être l’agence matrimoniale. Par un quiproquo, ils se retrouvent embauchés comme domestiques chez un riche docteur de la ville, pensant que ce dernier, sa fiancée et sa sœur sont leurs futurs époux.


Ce revival est orchestrée avec rythme, les acteurs sont mis en scène de façon élégante et dynamique, chacun doté d’une personnalité est d’une voix particulière ce les rend d’autant plus intéressant à voir comme à écouter. On observera particulièrement la sœur venue de Loche qui campe une provinciale illuminée d’un grotesque totalement assumé : c’est irrésistible, sans oublier le personnage de la maîtresse, extrêmement coloré qui ajoute parfaitement le piment nécessaire à cette comédie bourgeoise.


Ce spectacle musical sans prétention est une adaptation, mais qu’on se rassure : la construction et l’humour caractéristique de l’auteur sont respecté, et comme dirait une dame (d’un âge respectable!) du public un soir de générale : « Feydeau aurait adoré ».


Pratique : « Les fiancés de Loches », actuellement au théâtre du Palais-Royal (1e arrondissement). Horaires et réservations sur http://theatrepalaisroyal.com et par téléphone au 01 42 97 40 00. – Reprise pour l’été 2015, du mois de juin au mois d’août




« La Révolte » ou la vie

Depuis son XIXe siècle natal, « La Révolte » d’Auguste Villiers de l’Isle-Adam nous crie toute sa modernité flamboyante au visage, grâce à la mise en scène toute en tension de Marc Paquien. De prime abord, rédigée comme une critique de la bourgeoisie financière de son époque, la pièce s’avère représenter le sursaut de vie d’une épouse, portée par Anouk Grinberg, femme brillante et puissante.

© Pascal Victor-Artcomart
© Pascal Victor-Artcomart

Celle-ci a subit un mariage par contrat et se retrouve ainsi prisonnière, « mariée, mais pas unie à son époux ». Consciencieuse, elle est soumise à la tenue des comptes de l’affaire familiale 10 heures par jour. Elle prépare secrètement son échappée du « monde réel » dans lequel elle est enfermée depuis plus de quatre ans. Lors de la rupture, elle adopte l’attitude d’une employée qui quitte un patron abasourdi, en présentant les comptes faits et les affaires en ordre.

Le mari (Hervé Briaux) est l’archétype du bourgeois de la Troisième République, la face la plus sombre d’un personnage échappé d’un Feydeau. Il est dur, opportuniste et catégorique ; ne laissant aucune chance de s’exprimer à ceux qui l’entourent par ses discours d’intentions réactionnaires. Il est l’obscène que l’on aime haïr. Quand elle le quitte, hurlant qu’elle « veut vivre », le mari tombe des nues. Pour lui, c’est impossible, elle doit juste avoir une poussée d’hormones ! Il est alors une sorte de Jacques-Henri Jacquard face à Jacquouille la Fripouille dans « Les Visiteurs », mais nous sommes ici dans un drame : le départ de sa femme lui causera une attaque. Non pas parce que cela lui déchire le cœur, mais parce qu’il y a une faille dans le « monde réel » où il vivait jusque-là.

Les « braves gens » sont les principales victimes de cette satire. Ces bourgeois qui se cachent derrière de bons principes pour commettre des actes ignobles – ici, déloger une famille d’un appartement insalubre dans le but de gagner 3000 francs. Plus la pièce avance, plus la tension augmente. La relation entre les protagonistes est tendue et ironique. Il semble qu’un courant d’air pourrait venir briser cette mise en scène d’une grande finesse faisant ressortir parfaitement les enjeux entre les personnages. La femme revendique avoir « payé sa dette sociale » en restant avec son mari, travaillant pour lui et lui donnant une descendance. Maintenant, ça suffit. Plus qu’un couple qui se déchire ici, on est dans une confrontation entre réactionnaires et novateurs épris d’une liberté somme toute humaine. Elle veut casser le monde qu’elle connaît bien. Choquante, la pièce se termine dans un cynisme glaçant : une fois cet univers brisé, où aller ? A peine partie, la femme reviendra pour reprendre cette vie qui ne peut rien lui offrir d’autre. Fanée, c’est le « monde réel » qui l’a détruite, non sans avoir fait germer une profonde empathie envers ce personnage dans le cœur et les consciences des spectateurs.

Outre un propos prenant, le travail de Paquien est splendide et dans un temps juste, laissant aux silences la place qu’il faut pour s’exprimer – et cela peut durer plusieurs minutes. Dans ce décor minimaliste – un bureau et trois fauteuils devant un immense rideau – la lumière toute en clair-obscur et la musique sont des composantes capitales à la beauté des images. Dans « La Révolte », l’ambiance est sombre et angoissante comme une promenade à travers une vieille bâtisse bourgeoise dans laquelle on ressent le poids des siècles et des traditions sur ses épaules : comment en sortir ? La femme, n’y parvient pas. Au spectateur alors, d’imaginer des solutions pour les vies futures.

« La Révolte » d’Auguste Villiers de L’Isle Adam. Mise en scène de Marc Paquien, jusqu’au 25 avril à au théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis boulevard de La Chapelle, 75010 Paris. Durée : 1h20. Plus d’informations et réservations sur www.bouffesdunord.com.




La vie en noir ou blanc d’Hinkemann

Copyright : Elisabeth Carecchio
Copyright : Elisabeth Carecchio

Hinkemann est une pièce d’Ernst Toller aux forts accents autobiographiques. Comme lui, le héros incarné par Stanislas Nordey est mutilé de la Grande Guerre. « Elle a fait de moi son ennemi », écrira l’auteur. Hinkemann aussi ne supporte plus la vision de la souffrance, la torture est devenue pire qu’un meurtre. Chez lui, dans une sorte de masure, il a retrouvé sa femme qui doit désormais vivre avec un mari déprimé et estropié de son sexe. Si cette situation peut porter à sourire par son exagération dramatique, Christine Letailleur et les comédiens arrivent à poser une émotion juste pour capter le spectateur dans un drame saisissant.

Direct et franc, le texte de Toller est dénué d’allégories. L’homme est ici pris dans une vie sombre et désespérée. Avant que Primo Levi n’écrive qu’« il ne peut il y avoir de Dieu car il y a eu Auschwitz », le héros de Toller a perdu la foi à la vue des premières batailles mécaniques ; alors que sa femme, restée loin du front continue d’être une fervente croyante.

La pièce, écrite en captivité, est la démonstration d’une Allemagne immonde de l’entre-deux-guerres, prise entre ses bas instincts et la montée de l’antisémitisme. Hinkemann participe à des réunions de communistes, conscient que « l’usine avale la vie » et de la nécessité d’inventer une société nouvelle. Un pays où les travers de la bourgeoisie, symbolisée dans la pièce par le contrat qui lie Hinkemann à son forain de patron, seraient remis en cause.

Copyright : Elisabeth Carecchio
Copyright : Elisabeth Carecchio

Ce dernier a engagé le héros pour effectuer un travail qui est à l’exact opposé de ce que la guerre à fait de lui. Chaque soir, enfermé dans une cage, Hinkemann tue, avec ses dents, des petits animaux devant un parterre excité. En présence du forain, la scénographie noire laisse place au rouge du spectacle sanglant. Le saltimbanque incarne le capitalisme au paroxysme du cynisme : « ce que veut voir le peuple, c’est du sang », il qualifie la morale de « virus ». Ce Machiavel caricaturé est un violent contraste au personnage d’Hinkemann : il est tout ce que ce dernier déteste mais, dans cette Allemagne en proie au chômage, il dépend de lui pour pouvoir manger.

Stanislas Nordey, main en avant et par son goût du texte bien dit, transcende le personnage d’Hinkemann en un homme qui n’en est plus vraiment un. Il est spectral et angoissant par un jeu que certains qualifieront d’aride mais auquel nous préfèrerons le terme d’essentiel. Dans sa relation avec les autres personnages, notamment son ami Paul – jovial et on ne peut plus humain, la différence est frappante.

Que ce soit dans la rue, au cirque ou chez Hinkemann, la scénographie est la même. Christine Letailleur arrive à créer une ambiance incroyable, aussi sinistre qu’un parc d’attraction abandonné. Les scènes sont variées, lentes ou rapides, tristes ou cyniques… L’onirisme remplace l’onanisme devenu impossible. Ce monde glauque est magnifié par la splendide lumière de Stéphane Colin dont la création, à elle seule, mérite de se déplacer à La Colline. Composé de jeux d’ombres, de faibles clartés et de contrejours, l’éclairage participe activement à la composition de ce monde sinistre et esthétique.

Derrière cette pièce très intellectuelle, le débat d’idées pourrait parfois sembler peu évident. Mais il faut se laisser porter par le cours de l’histoire. « Hinkemann » semble nous dire, presque cent ans après son écriture : voilà le monde tel qu’il est, assumons-le ! Un exercice forcément difficile pour le spectateur, mais que la qualité du spectacle mérite amplement.

« Hinkemann » d’Ernst Toller. Mise en scène de Christine Letailleur, jusqu’au 19 avril à au théâtre de La Colline (Grande Salle), 15 rue Malte-Brun, 75020 Paris. Durée : 2h10. Plus d’informations et réservations sur www.colline.fr.