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Les « Caramels fous » gardent le cap du succès

Copyright : Philippe Escalier
Copyright : Philippe Escalier

La troupe des Caramels fous est composée d’amateurs. Mais après plus de 20 ans d’amateurisme revendiqué, ils n’en gardent que le label : la qualité, elle, est largement supérieure à ce que l’on attendrait d’un groupe de bénévoles. Aguerris à la scène, ils se produisent chaque année dans une salle parisienne (puis en tournée !) qu’ils remplissent, semble-t-il, sans trop d’efforts et c’est normal : leur nouvelle création « Il était une fois complètement à l’ouest » n’a rien à envier à celle que le Théâtre Mogador ose présenter au public sans rougir depuis le début de la saison, pourtant montée par des pros… C’est dire si ce qualificatif discriminant entre ceux qui pratiquent un loisir et ceux qui en font leur métier est dépassé.

On est à la fin du XIXe siècle, la revue se déroule dans un saloon dont les danseuses de french cancan arrondissent leurs fins de soirée en tripotant les clients. Fidèle à son leitmotiv originel de chorale gay, la troupe qui se produit est 100% masculine, mais aussi 100% live et sans playback. Les reprises se succèdent dans une intrigue bien construite : deux enfants abandonnés se retrouvent et se mettent à la recherche de leur histoire qui est tout sauf celle à laquelle on s’attend. Dans cette aventure, Thriller devient C’est l’heure et Femmes des années 80 se transforme en Femme d’1m80. Les correspondances entre les 40 chansons qui composent le spectacle sont indiquées dans le programme, pour les amateurs du public qui auraient laissé le titre d’une mélodie sur le bout de leur langue.

Parfois pas complètement dans le rythme (mais c’est rare !), globalement très bonnes, certaines voix se démarquent – on pense notamment au jeune barbier ou au shérif doté d’un beau timbre de basse. Les costumes et l’humour des situations absurdes et des postures est réussi : les danseuses sont plus vraies que nature et les virils cow-boys se déplacent en trottinette, au pire, la maladresse est touchante. C’est à la fois grotesque et poétique, détaché, léger et toujours drôle, jusqu’à l’ultra-délirant dosé comme il faut.

Copyright : Philippe Escalier
Copyright : Philippe Escalier

La mise en scène et les chorégraphies sont dynamiques. Encore ici, il n’y a pas moins de bonnes trouvailles que dans un autre spectacle aux dents longues mais aux idées courtes du Mogador. L’espace scénique est bien occupé, souvent en tension, et les cow-boys et autres zombies envahissent la salle à plusieurs reprises, cherchant un fuyard ou de la chair fraîche pendant que les plumes virevoltent sur scène. Tout cela tient sur la durée (1h45 sans les rappels !), et on se surprend, entre deux rires, à rêver…

Sous ses airs légers, il y a aussi la volonté de transmettre des valeurs nécessaires. Deux hommes qui ne demandent qu’à s’aimer mais pour qui cela est difficile à cause du milieu social dans lequel ils évoluent ; la patronne du saloon, cheyenne, milite pour avoir les mêmes droits que les autres américains. « Il jouait du piano debout » devient « Car on ne fait pas pipi debout », manifeste féministe où le refrain est lancé : « parce qu’une claque sur les fesses n’est jamais tendre ». Cela sans oublier des phrases – comme un parallèle à l’actualité réactionnaire ayant marqué 2013 – telle que « la vie ce n’est pas un papa, une maman, c’est parfois plus compliqué que ça ! ». Ces mots contribuent à construire de la profondeur dans le drame qui est, finalement, une revue hilarante pour plus de tolérance. En l’absence d’une concurrence sérieuse, les Caramels fous signent le musical parisien de la saison.

Hadrien Volle
hadrien (a) arkult.fr

« Il était une fois complètement à l’ouest » des Caramels fous, mise en scène de Nicolas Kern, chorégraphies d’Alma de Villalobos, livret d’Antony Puiraveaud, jusqu’au 14 février au Théâtre Déjazet, 41 boulevard du Temple, 75003, Paris, les jeudis, vendredis et samedis à 20h30. Durée : 2 h. Plus d’informations et réservations sur lescaramelsfous.com – Face au succès, le spectacle sera repris du 21 au 30 mai, toujours au théâtre Déjazet




Des jambes d’azur pour une vie en rose

La Dame aux jambes d'azur - Labiche - Jean-Pierre Vincent - Studio-Theatre-Comedie-Francaise
Copyright : Brigitte Enguérand

Cette – très – courte pièce d’Eugène Labiche n’en est en fait pas une. Avant-même le lever du rideau, Arnal, l’auteur (Gilles David) se confond en excuses face au public : les acteurs ne sont pas prêts, mais ils vont répéter toute la nuit pour nous jouer le spectacle demain. Ceux qui, dans l’assemblée se sont levés, croyant à la bonne foi du narrateur, sont cependant invités à rester : ils vont pouvoir assister à ce work in progress du XIXe siècle, après tout, nous ne nous sommes pas déplacés pour rien. Se montre alors devant nous, une vraie farce sur le drame d’une pièce qui ne commence jamais…

Néanmoins, le rideau se lève pour laisser place à une série de gags ininterrompue pendant une cinquantaine de minutes. Tout est absurde : le décor est une forêt de Venise (!), dans celle-ci, Arnal est rejoint par Ravel (Pierre Louis-Calixte), qui n’a rien à faire là mais qui vient lui tenir compagnie pendant la répétition. Les catastrophes en amènent d’autres : le souffleur est souffrant, un machiniste analphabète le remplace, les comédiens ne connaissent pas leurs textes, et tiennent leurs chiens en laisse sur scène pour éviter que les mâtins ne se battent en coulisse. L’un des acteurs a oublié qu’il déménageait aujourd’hui à midi (Gérard Giroudon) : il quitte donc la scène précipitamment avant de revenir pour déclamer son texte de doge de Venise, un parapluie trempé sur le bras.

Copyright : Brigitte Enguérand
Copyright : Brigitte Enguérand

L’absurdité commence dès le titre, car on apprend que l’héroïne de la pièce vient d’épouser un prince qui tient le bleu en horreur. Mais la malheureuse, crapahutant dans l’atelier d’un teinturier – qui n’est autre que le Tintoret lui même -, se retrouve les pieds teints couleur azur. Elle ne peut donc plus reparaître devant son mari.

Jean-Pierre Vincent fait ressortir tout le comique de situation cumulé au comique de gestes. Les personnages sont très marqués dans leurs corps comme dans leurs caractères, Arnal le premier. On rigole de ce faux érudit autoproclamé auteur de théâtre et qui transforme les « lagunes » en « lacunes » au moyen de prétextes pompeux. Il est sûr de tout de qu’il dit, et plus c’est bête, plus il défend son génie. Après tout, comme il le rappelle à plusieurs reprises, il a écrit les 129 pages de sa pièce en 12 jours, et sans une rature ! Il est un dottore de comedia dell’arte face à l’arlecchino Ravel qui ne rate pas une occasion de lui montrer l’étendue de sa stupidité. Il dirige une bande de saltimbanques plus amusés par l’idée de leurs métiers que de le pratiquer vraiment. On pense notamment à la princesse truculente et joyeuse campée par une Julie Sicard déchaînée aux airs de Sarah Bernhardt des faubourgs, chanteuse de cabaret trop à l’étroit dans son personnage. Elle ne monte pas sur scène avant d’avoir fini sa saucisse et bu une choppe. Quant à celui qui lui fera lâcher, pendant qu’elle déclame, ses aiguilles de tricot, il n’est pas encore né ! Tout comme celui qui ne rira pas en allant voir cette bande de joyeux drilles déchaînés, d’ailleurs…

Hadrien Volle
hadrien (a) arkult.fr

« La Dame aux jambes d’Azur » d’Eugène Labiche, mise en scène Jean-Pierre Vincent, jusqu’au 8 mars au Studio-Théâtre de la Comédie-Française,au Studio-Théâtre de la Comédie-Française, Carrousel du Louvre, du mercredi au dimanche à 18h30.. Durée : 55 minutes. Plus d’informations et réservations sur www.comedie-francaise.fr




Des liaisons dangereuses selon Marivaux

© Brigitte Enguérand
© Brigitte Enguérand

Dans « La Double Inconstance », Silvia (Adeline d’Hermy) est enlevée par le Prince (Loïc Corbery), car celui-ci s’est épris d’elle et il compte l’épouser. Celle-ci refuse, car elle aime Arlequin (Stéphane Varupenne) et jure de lui rester fidèle. La comédie va montrer toutes les manigances que le Prince met en œuvre pour tenter de délier les amants. Les premières tentatives échouent : Silvia ne veut rien entendre des promesses d’élévations sociales et Arlequin congédie Lisette (Georgia Scalliet) qui joue les midinettes peu farouche, pour tenter de le séduire contre l’assurance de fortune. Alors, Flaminia (Florence Viala), propose une nouvelle idée à son maître : faire en sorte que les deux amants désirent l’un et l’autre une autre personne.

Cette stratégie va s’avérer payante. Fine, intelligente et féline, Flaminia séduira assez vite Arlequin en se faisant passer pour son alliée dans la tourmente. Elle finira par se prendre à son propre jeu. De son côté, le Prince dont Silvia ignore l’apparence, endosse le rôle d’un simple officier qui lui avait rendu plusieurs fois visite peu de temps auparavant dans la forêt, et pour qui Silvia avait eu un léger béguin. Au fil de la pièce, avec cet humour prodigieux dont Marivaux a le secret, la technique fonctionne. On assiste à l’érosion d’une fidélité trop vite assurée et hésitante, chaque scène conduisant un peu plus vers la séparation inévitable. La « Double Inconstance » produit ainsi un double mariage.

Une fois de plus, la comédie de Marivaux oppose les classes sociales du début du XVIIIe siècle. Non pas dans un but révolutionnaire, comme on a voulu lui en prêter l’intention de manière anachronique, mais dans le but d’amuser. Et aujourd’hui encore, la « Double Inconstance » nous amuse. Cette bataille entre la fortune, le plaisir des aristocrates et la simplicité désirée et revendiquée de la part des pauvres fonctionne. Finalement, le marivaudage agit : les promesses s’étiolent, les amants se dénigrent et l’amour vrai triomphe.

Dans cette mise en scène réussie, Anne Kessler suit un fil évolutif. Elle donne à cette pièce une première image de légèreté, avant de laisser se construire une profondeur dramatique, qui augmente tout au long de la représentation. Au début, le décor n’en est pas un : il est la reproduction du foyer des acteurs de la Comédie-Française et nous assistons aux répétitions (le numéro des scènes est indiqué sur un écran). La répétition est parfois gênée par le passage d’une costumière ou d’un accessoiriste. La vidéo prolonge la vie des acteurs dans les couloirs ou sur le balcon, d’où l’on voit les voitures défiler sur l’avenue de l’Opéra. Dans les premières scènes, certains comédiens sont habillés en costume de ville, cannette de soda à la main ou baladeur dans les oreilles. L’habit arrive par pièce et s’avère, comme le décor, totalement terminé dans l’acte trois. Les acteurs se laissent ainsi totalement accaparer par les personnages.

La progression se lit aussi dans le jeu de ces derniers. Les premières scènes d’amour semblent mécaniques et finissent dans la dernière partie, par être totalement incarnées. Il y a un changement du degré de finesse du jeu en fonction de la chronologie. Et quel jeu ! Tous les acteurs sont excellents. La distribution est jeune, très vivante et sert ce texte classique à merveille : on entend tout. Et pour profiter du génie de Marivaux, cela est particulièrement louable.

Hadrien Volle
hadrien (a) arkult.fr

« La Double Inconstance » de Marivaux, mise en scène Anne Kessler, jusqu’au 1er mars 2015 à la Comédie-Française, 2 place Colette (75001, Paris), en alternance. Durée : 2h15. Plus d’informations et réservations sur www.comedie-francaise.fr




La Vi(lle) selon Crimp

Copyright : Elisabeth Carecchio
Copyright : Elisabeth Carecchio

« La Ville » de Martin Crimp a pour cadre un espace neutre, mais évolutif. La scénographie est parfois cuisine, parfois jardin : un sol blanc, une niche noire en fond de scène et les meubles impersonnels sont décorés des seules émotions des personnages. Cet environnement sied à toutes les possibilités d’interconnexions humaines, c’est un espace vierge où le spectateur va pouvoir assister à l’ouverture des mondes intérieurs des héros.

La situation de départ montre un couple, un soir à table. Par des mots, Clair et Christopher meublent leur ennui, leur peur de la solitude. Ils approfondissent, jusqu’à l’absurde, les banalités qui leur sont arrivées durant le jour. À plusieurs reprises, on entend : « comment était ta journée ? » et les réponses anodines qui en découlent : le badge qui ne débloque pas la porte d’entrée, le collègue de bureau stressant… Puis, Clair brise la routine : en attendant à la gare elle a fait la rencontre d’un écrivain célèbre qui a du se séparer de sa fille. Il lui a offert un agenda vierge. Clair projette de l’utiliser comme journal intime. Assistant à ce brusque accident, le mari est effrayé, il la rappelle sans cesse à son quotidien rassurant, ne voulant pas entendre l’exceptionnel. C’est alors que la lumière change, un bruit surgit et fait trembler le théâtre. Clair recouvre la tête de Christopher d’un sac plastique. Moment d’égarement ou prélude à un meurtre ? Le voyage peut commencer.

De scène en scène, à travers le temps et l’espace, les évolutions respectives du couple vont prendre des chemins différents qui ont comme point commun l’influence de l’environnement extérieur sur leurs âmes. Elle décide de voyager, de profiter des richesses du monde. Lui perd son travail et devient de plus en plus paranoïaque vis-à-vis de sa femme, sa voisine ou ses enfants. La mise en scène laisse à voir les pulsions meurtrières et les névroses de chacun. Les désordres de la vie participent au façonnage d’émotions extrêmes : Jenny, voisine borderline qui finira par exploser est aussi habitée par ses angoisses causées par les autres : elle parle de son mari parti à la guerre, dans un combat fantastique où le but est de détruire une ville et où l’on apprend que les nourrissons sont utilisés comme leurre de guerre. On est à l’orée de la folie furieuse, mais tout en étant relié à une réalité brute : c’est glaçant.

Copyright : Elisabeth Carecchio
Copyright : Elisabeth Carecchio

Le texte est absolument captivant, il surprend le spectateur pendant presque deux heures. Limpide, sans amasser les poncifs sur la relation amoureuse. Martin Crimp approfondit au maximum les angoisses relationnelles modernes. Il rend compte des situations jusqu’à leur absurdité morbide. Chez Clair, Christopher et leur entourage il y a quelque chose du couple Leonardo Di Caprio et Kate Winslet dans « Revolutionary Road » de Sam Mendes : des situations attendue, mais dans lesquelles il y a toujours la possibilité que tout dérape dans le drame. Un mot, une phrase, un regard suffisent pour changer la donne. On pense à la description froide, franche et médicale des sentiments humains dans la bouche de Jenny l’infirmière. On se souvient de la fille du couple qui répète une chanson que l’on pense être une provocation sensuelle, mais qui est en fait destiné à la mère qui rentre de Lisbonne. Les délires créés sont aussi effrayants, car, prenant leur source dans ce que l’humain a de plus instinctif. La voisine demande à ce que les enfants soient enfermés pendant la journée, le mari la tue (pour de vrai) avec un pistolet en plastique. Plus loin, on sombrera dans l’horreur avec le spectre d’une fille morte ensanglantée qui rôde sur scène. De la cruauté des relations, on accède à un univers fantastique mystico-délirant.

Les acteurs sont virtuoses et servent à merveille ces enjeux. Entre le couple de héros, on ressent une vraie relation, on perçoit la sensualité et la crainte de la perte. Avec leur voisine, l’animosité est palpable.

Tous ces éléments sont combinés par l’intelligence de la mise en scène de Rémy Barché. Celle-ci est précise et tendue comme les relations qui nouent les personnages. Entre ces derniers, on sent avant même les mots qu’il y a toujours un échange nourri. On observe la grande multiplicité des sentiments et des rapports humains, amoureux ou conflictuels, que contient la pièce au moyen de divers artifices : nimbes de fumée, dispositifs tenant de la magie, les jeux de lumière soulignant le passage d’une situation « normale » à une situation de crise, sans oublier le fil rouge : le bruit assourdissant d’un tremblement provoqué par un camion stationné moteur allumé.

Et puis finalement, n’avons nous-mêmes pas rêvé tout cela ? N’avons nous pas tout inventé ? « Rien ne semble normal, tout me semble décalé », dira un personnage. En cette phrase, elle résume parfaitement la sensation qui nous habite un long moment après la représentation.

 « La Ville » de Martin Crimp, mise en scène Rémy Barché, jusqu’au 20 décembre dans la petite salle de La Colline, 15 rue Malte-Brun (75020, Paris), Le mardi à 19 h. Du mercredi au samedi à 21 h. Le dimanche à 16 h. Durée : 1h50. Plus d’informations et réservations sur www.colline.fr/

 




« Praia do futuro » : conte gay dépassé

© Epicentre Films
© Epicentre Films

Il y a de ces films dont vous sortez changés, avec une vision différente des choses, un regard neuf. Des films qui vous font voir le monde autrement, vous passionnent pour des vies et libèrent des idées reçues. Et puis il y a les autres, comme « Praia do Futuro », littéralement « La Plage du Futur ».

Ils sont deux motards, roulant à vive allure dans un désert au son du très grinçant groupe Suicide. Puis, une plage apparaît. C’est le drame : le vent et des vagues mortelles emportent les deux hommes. Donato, un sauveteur Brésilien, n’a pas le choix : il ne peut en sauver qu’un. Le destin lui choisit Konrad, un touriste allemand dont il tombe instantanément amoureux. Pour vivre cette histoire d’amour, il quitte et brise les liens avec famille et amis puis part le rejoindre à Berlin. Quelques années plus tard, son petit frère Ayrton, débarque dans la capitale allemande, annonçant tel un Camus du XXIe siècle, « maman est morte ».

 

Ce long métrage est-il censé apporter un nouveau regard sur l’homosexualité (il a été présenté en ouverture du festival du film LGBT « Chéris Chéris » en 2014) ? Rien n’est moins sur, au contraire tant tout semble dépassé : « Praia do Futuro » est digne des films gays tels qu’ont les faisait il y a 20 ans. On y retrouve des acteurs homosexuels en perpétuelle recherche de soi, sans attache et à la sexualité forcément sauvage (on pense notamment à une scène de baise dans une voiture). Des éléments clichés qui nous empêchent de nous attacher sincèrement aux acteurs, Wagner Moura (Donato) et Clemens Schick (Konrad) qui brillent pourtant dans leurs rôles respectifs. Le manque de dialogue n’y arrange rien, le réalisateur Karim Aïnouz mettant à l’honneur les sensations, il laisse la place à de nombreuses scènes muettes.

Au-delà du mélodrame amoureux, c’est le portrait d’un jeune Brésilien en pleine évolution que nous chante le réalisateur, traitant à la fois des racines, du lien fraternel ou encore de l’absence, tout cela construit autour de longues ellipses temporelles et géographiques. Le film passe des couleurs chaudes à la grisaille, d’une année à sept ans après, sans suivre de liens logiques. C’est alors la torpeur qui s’empare de nous petit à petit, tant le film manque de profondeur et de cohérence. Suivre la vie d’un homme ennuyeux ne peut que l’être pour le public. On attend cette scène, celle qui nous colle au siège, qui nous décroche de cette lenteur interminable… en vain

Le film se termine comme il a commencé : sur une plage, sur fond de retrouvailles fraternelles et amoureuses. Laissant s’échapper trois hommes dans le brouillard. Celui-ci même dans lequel nous restons une fois l’écran devenu noir.

Praia do Futuro, de Karim Aïnouz, sortie au cinéma le 3 décembre 2014. Durée, 1h46.




« La petite fille aux allumettes » : la flamme ne prend pas

Copyright : Cosimo Mirco Magliocca
Copyright : Cosimo Mirco Magliocca

Jusqu’en janvier 2015, le Studio-Théâtre de la Comédie-Française accueille une adaptation de La petite fille aux allumettes d’après Hans Christian Andersen. À la fille (Anna Cervinka), l’adaptation d’Amrita David et Olivier Meyrou ajoute la présence d’un père (Nâzim Boudjenah) et d’une mère (Céline Samie). La nuit du Nouvel An tragique d’un XIXe siècle danois a été transposée à une Saint-Sylvestre de la fin du XXe siècle français, dans un environnement pauvre et misérable.

La scène d’exposition montre la petite famille dans le photomaton d’une gare. Les parents viennent faire des photos pour leur fille, peut-être dans un but administratif. Assez vite, un drame éclate après cette après-midi semblant heureuse : la mère se fait renverser par une voiture, la tristesse et la douleur conduisent le père à envoyer sa fille, affamée, subvenir toute seule à ses besoins en vendant des allumettes dans la rue.

L’ambiance est voulue extrêmement sombre. Le père hurle sur sa fille : il est effrayant pour elle et pour le spectateur. L’enfant se retrouve seule sur scène, abandonnée. Un dispositif scénographique nous permet de voir ses rêves : sur un écran ou derrière celui-ci apparaissent des visions rassurantes – la mer et son bruit – ou cauchemardesques – l’image du père extrêmement violent, frappant sur un caddie, car elle rentre les mains vides.

Le physique et le jeu d’Anna Cervinka se prêtent bien au rôle. Elle est fine, timide et seule sous la neige, tendant sa marchandise. Elle est fragile comme une flamme légère qui vacille. Parfois, elle brûle une allumette pour se réchauffer les doigts, ce qui lui fait avoir des visions réconfortantes, accompagnées de la jolie musique de François-Eudes Chanfrault.

Malheureusement, c’est tout. L’expérience pour le spectateur se résume à assister à l’agonie de l’enfant pendant une heure. Ses visions – luxuriantes dans le conte originel – sont minimales et ne nous conduisent à aucun moment dans un quelconque onirisme, pourtant promis dans les intentions du metteur en scène. Le conte originel, bien qu’aussi tragique, laisse place à une sorte d’espoir : la jeune fille voit sa grand-mère dans une ultime hallucination et elle décide de la suivre. Rien de cela n’est gardé dans ce spectacle qui reste d’une noirceur assumée et où l’aïeule a une voix de monstre. Anna Cervinka est seule, jouant avec des ordures, elle mange des morceaux de journaux en guise de friandise et l’unique personne avec qui elle dialogue est un pou.

Dans cette situation, les acteurs font ce qu’ils peuvent, c’est la transposition qui semble mauvaise. Elle est l’œuvre d’une monteuse (Amrita David) et d’un documentariste (Olivier Meyrou). Cela ne veut pas dire qu’ils sont donc incapables de produire un bon travail d’adaptation, mais dans ce cas précis c’est un échec. En inventant un avant, on retrouve les erreurs récurrentes inhérentes aux travaux de jeunes artistes qui se sentent obligés de tout expliquer. Il y a aussi ici la volonté manifeste de faire le lien avec la situation actuelle des sans-abris, l’appel de 1954 prononcé par l’abbé Pierre est diffusé plusieurs fois à la suite lorsque le père, inquiet, part à la recherche de sa fille. La culpabilité de celui-ci est complètement inventée et la mise en scène y accorde une grande importance. Nous sommes face à une métaphore simpliste à volonté culpabilisante où nous (le père) abandonnons les sans-abris (la fille) à leur sort. Il n’y a aucune place pour l’imagination du spectateur. À vouloir déborder de bons sentiments, le résultat devient donc l’inverse d’une démarche optimiste : le conte nous effraye plus qu’il ne suscite pitié et crainte. Cela revient à dire à un fumeur, « si tu n’arrêtes pas, tu vas mourir », avec l’efficacité que l’on sait d’une telle posture.

Olivier Meyrou est doué pour faire parler le monde réel dans ses documentaires. Mais la nécessité de relier un conte presque initiatique à une existence sordide connue de tous lui enlève tout intérêt (au conte !). Ici, le réalisateur assume mal le rôle de metteur en scène, laissant la comédienne livrée à elle-même créant ainsi de longs moments de solitudes.

Pour terminer ce tableau, on déplore un décor composé d’ordure. La scène ressemble plus aux prémices d’une habitation occupée par une victime du syndrome de Diogène que l’espace d’un sans-abri. La scène est transformée en champs de déchets, même les rêves de la petite fille sont laids, sa mort, libératrice, est moche. La recherche d’une esthétique semble absente. À cela, ajoutons la question de l’exemple : ce spectacle étant destiné à un jeune public, il semble légitime de s’interroger sur l’intérêt de montrer une héroïne se couvrant la tête de divers sacs en plastique et où l’acte de bruler des allumettes est réduit à un geste normal…

C’est bien à cela que l’on pourrait résumer le problème de ce spectacle : à la volonté d’imposer une sorte de normalité dans le sordide sans aucune recherche de transcendance qui permettrait au spectateur de trouver la volonté de changer le monde. Ou au moins le regarder tel qu’il est.

Hadrien Volle
hadrien (a) arkult.fr

« La Petite fille aux allumettes » d’après Hans Christian Andersen, mise en scène d’Olivier Meyrou, jusqu’au 4  janvier au Studio-Théâtre de la Comédie-Française, Carrousel du Louvre, du mercredi au dimanche à 18h30. Durée : 1h10. Plus d’informations et réservations sur www.comedie-francaise.fr




« Eden », visé mais pas touché

© Ad Vitam
© Ad Vitam

Sur le papier l’idée semble bonne : faire revivre le début de la musique électronique dans les années 90 à travers un duo d’ami DJs (les « Cheers »). Malheureusement sur grand écran, ce n’est pas complètement réussi. Mia Hansen Love nous présente un Eden qui ne rappelle en rien ce lieu de délice et de jouissance tel qu’il est décrit dans la Bible, tant le plaisir manque pendant la projection.

L’histoire s’inspire de la vraie vie du frère de Mia, Swen Hansen Love, véritable acteur et spectateur de l’âge d’or des soirées parisiennes électroniques des années 90. Pendant plus de 2h20, elle retrace son parcours à travers le personnage de Paul (Felix de Givry). Ce musicien passionné, voir obsédé, enchaîne les histoires d’amours ratées et oscille en permanence entre euphorie et mélancolie. On suit également son ami Stan (Hugo Conzelmann), autre moitié du duo « Cheers ». Se déroule devant nous la véritable ascension du groupe, plongés dans les folies et autres dangers du monde de la nuit.

Eden

Malgré une bande son réussie et plutôt bien sélectionnée (on regrette cependant l’omniprésence des Daft Punk, un peu trop convenue), le film peine à nous faire entrer dans l’univers de la french touch tant promis. Les scènes se succèdent et se ressemblent, sans intérêt singulier. Les dialogues sont douceâtres et participent à nous faire sombrer petit à petit dans un état soporifique. L’amour, la vie, l’amitié, la mort tout y passe et le spectateur trépasse tant chaque sujet est abordé superficiellement.

Drogue, alcool et sexe ne sont que partiellement évoqués, dans un univers que l’on sait bien loin de celui des Bisounours. La disparition soudaine de l’addiction de Paul aux drogues en est sans doute le parfait exemple. Tout cela est à l’image de son personnage : totalement bancal. Des incohérences, nombreuses, qui composent l’ennui. Ce grand gamin, incapable de prendre sa vie en main est témoin de son propre déclin. Semblable à celui de la musique garage au fil de ces fameuses années. Il passe d’ailleurs la deuxième partie du film à courir après son paradis perdu, contraint de toujours s’endetter et à vivre dans la précarité, tel ces adultes adolescents que l’on aurait bien envie de réveiller à coup de mandales.

Mia Hansen Love signe avec ce cinquième film, un flashback décevant dans lequel rien ne donne envie de nous dire « One more time ».

Eden, de Mia Hansen Love, sortie au cinéma le 19 novembre 2014. Durée, 2h20.



Le spectateur en « Mission »

Copyright : Elisabeth Carecchio
Copyright : Elisabeth Carecchio

La scénographie nous plonge dans le sombre d’un monde kafkaïen. Une croix géante transperce le sol et tourne, tourne sans cesse, avance, écrase, inexorablement. Le décor comme les lumières ou les costumes des personnages, seront comme autant de rappels à ce monument : noirs, gris et lourds. Seules quelques touches de rouge, de sang et de vin viendront colorer ce lieu sinistre. L’ambiance contribue à la création d’une organisation spatiale originale, dans cet espace volontairement très limité autour de la machine infernale.

Antoine a l’apparence d’un clochard pitoyable. Il est le premier à être mené sur scène par la croix. Un courrier lui parvient, rédigé à son agonie par l’un de ses camarades. Ce dernier l’informe que la « mission » a échoué. Très vite, on comprend que le drame se déroule entre la fin de la Révolution Française et le coup d’état de Napoléon Bonaparte. Claude Duparfait et Jean-Baptiste Anoumon clament la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789, dont les phrases clés sont soulignées par des accords de guitare électrique. Résonnance trop évidente avec une actualité, résonnant avec le mode de vie des édiles de notre pays qui violent lesdites phrases impunément. Voilà pour la plantation du décor.

Antoine, déprimé par cet échec est rendu pitoyable. Autant que par la trahison qu’il a accomplie et que sa conscience lui rappelle sans cesse. Retour en arrière, on est projeté dans son souvenir. Mais quelle est cette mission ? Qu’est-ce qui a réduit l’homme à cet état de délabrement si poussé ? Il a abandonné ses camarades, aujourd’hui exécutés. Ensemble, ils avaient été envoyés par la Convention en mission secrète en Jamaïque, pour provoquer un soulèvement des esclaves. Lors du renversement du Directoire par Napoléon, la mission est naturellement terminée. Antoine abandonne ses deux camarades qui, eux, ne veulent pas laisser les esclaves à leur sort. « Napoléon ou Directoire, les esclaves n’en sont pas moins esclaves ». On assiste au tiraillement entre le devoir et les idées. Antoine ne se le pardonnera pas : il est sans cesse visité par l’ange du désespoir et ses anciens camarades lui apparaissent en rêve, ensanglantés.

Cette idée, séduisante sur le principe, est malheureusement très mal réalisée. La mise en scène utilise une multitude de stéréotypes du vieux théâtre dit d’avant-garde mais largement subventionné. Une avant-garde des années soixante-dix, aujourd’hui réactionnaire.

Pendant le spectacle, on se retient souvent de rire : « Ne fait pas aux autres ce que tu ne veux pas qu’on te fasse », CLING (bruit de guitare). On voit aussi des répétitions de phrases censées porter une forte connotation symbolique, mais qui sont tellement ouvertes, que finalement, elles ne veulent plus dire grand-chose : « La Révolution est le masque de la mort », dit sur un ton qui frise le cours au Collège de France, est un sermon à l’église d’en face. Le thème de l’abolition de l’esclavage donne lieu à une analogie simpliste avec le monde dans lequel on vit. Rien n’est subtil, tout manque de finesse, jusqu’au jeu des acteurs. Les personnages montrent la colère, exhibent leur désespoir, baignant dans un sur-jeu permanent, assez fatiguant pour le spectateur.

La farce est amplifiée par l’arrivée d’un homme habillé en employé de bureau moderne, qui déclame un discours d’une quinzaine de minutes en allemand. Le rapprochement n’a rien de naturel ; pourquoi ne pas avoir traduit ce passage ? Encore une fois, on pense à une volonté d’intellectualisme mal placé. Le final, où le public est aveuglé par un énorme projecteur, termine d’inscrire le spectateur dans ce monde qu’on veut lui faire croire fin, mais qui est en fait très grossier. On assiste à une pièce de musée rendue poussiéreuse par des principes dépassés et qui voudrait nous faire croire, à tort, qu’elle témoigne du temps présent.




Morne Yasmina Reza

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Dans la nouvelle pièce de Yasmina Reza, « Comment vous racontez la partie », la salle Renaud-Barrault du théâtre du Rond-Point devient la salle polyvalente de Vilain-en-Volène, qui accueille l’un de ses « Samedi Littéraire ». Ce soir, Nathalie Oppenheim (Zabou Breitman), écrivaine à succès, va passer sur le grill de la journaliste Rosana Ertel-Keval (Dominique Reymond), « enfant du pays » de retour dans sa province natale. Quelques détails viennent parfaire l’ambiance. Du larsen au crépitement de la sono, en passant par les poivrots du village qui parlent fort en coulisses. L’entrevue publique est orchestrée par Roland Boulanger (Romain Cottard), jeune érudit et organisateur de l’événement, poète à ses heures.

La mise en scène de l’auteur est basée sur un théâtre diapositive (déjà utilisé dans Art, en 1994). Cela consiste à faire se succéder des scènes, des situations, en créant le noir entre chacune d’elles, évitant ainsi peut-être, de devoir trouver des idées pour faire bouger les personnages. Quoi qu’il en soit, ici, cela rend la mise en scène très statique.

La rencontre, qui fait l’objet du spectacle, reprend à l’entretien en public tout ce qu’il a de plus détestable. Yasmina Reza fait en ce sens, une critique du « monde littéraire », entourant les sorties d’ouvrages. Et du point de vue du public profane, il faut avouer qu’elle vise très juste.

A commencer par la définition du caractère même des personnages : la journaliste blonde inquisitoriale, qui fait sentir à ses invités que la star, c’est elle, nous fait penser à une journaliste bien connue du monde ici critiqué. Elle est spécialiste du name dropping et ne cherche pas à mettre en valeur l’humain qu’elle interroge, mais plutôt elle, sa vie et ses expériences, tombant parfois dans la psychanalyse naïve. Nathalie Oppenheim – l’écrivain face à elle – grande, brune et séduisante, victime de la journaliste vautour, nous fait songer à l’auteur de la pièce elle-même. Cette idée est confortée par le fait que le lien autobiographique est une question récurrente dans la bouche des personnages du drame. Enfin, les deux provinciaux, l’animateur littéraire efféminé et érudit, ainsi que le maire rustre et amateur de sangria (André Marcon) sont tous les deux des clichés purs et simples.

Cependant, les acteurs sont tous excellents et, pour le coup, très bien dirigés. Cela semble contradictoire, car l’auteur sauve ici son texte grâce à la direction et les nombreux temps de silence, drôles et parfois clownesques, qui ponctuent la mise en scène. On pense notamment à Romain Cottard, keatonien dans son utilisation des objets qui semblent toujours lui en vouloir, donnant ainsi lieu à des images burlesques très réussies.

Le tout est forcément bien écrit, sans être transcendant à l’aune du reste de l’œuvre de Yasmina Reza. Les dialogues donnent l’illusion d’êtres spontanés, et l’on est amusé par le mélange des écritures : directe et littéraire, puisque les personnages lisent à plusieurs reprises des extraits du roman de Nathalie Oppenheim et la poésie de Roland Boulanger. Malheureusement, quelques répliques cinglantes ne sauvent pas la pièce qui reste un drame bourgeois moyen. Parfois drôle, mais surtout où il ne se passe pas grand chose : il n’y a pas de nœud dramatique, pas de coup de théâtre. L’action est linéaire, désenchantée et pour ainsi dire assez morne.

« Comment vous racontez la partie » de Yasmina Reza, mise en scène de l’auteur, jusqu’au 6 décembre au Théâtre du Rond-Point, 2bis, avenue Franklin D. Roosvelt, du mardi au dimanche à 21h. Dimanche à 15h. Durée : 1h50. Plus d’informations et réservations sur www.theatredurondpoint.fr




Quand Hamlet vire Joker

Copyright : BM Palazon
Copyright : BM Palazon

Au théâtre de l’Epée de Bois, Daniel Mesguich met en scène Hamlet de Shakespeare, dans sa propre traduction. Le drame est entier, le public observe ainsi la descente vers la folie du prince du Danemark, après que son oncle a fait tuer son père et a épousé sa mère. Ce mythe, régulièrement adapté au théâtre, trouve ici toute son essence classique.

La mise en scène est construite en dualité. L’ambiance de départ est à la fois glaciale et envoûtante : les lumières, tantôt monochromes, tantôt multicolores, la scène coupée en deux par une diagonale composée d’un tapis rouge, la toile du fond de scène composée d’étoiles, contribuent à établir ces changements entre chaud et froid dans l’ambiance royalo-spectrale du drame. Entre chaque scène, le décor glisse, mené avec entrain par les acteurs.

La dualité existe aussi grâce aux corps des personnages, des paires d’acteurs jouent certains rôles importants. Ils permettent ainsi au spectateur de voir le corps du comédien et la manière dont celui-ci se perçoit. On pense notamment à Hamlet qui se voit en l’apparence d’un enfant lorsque ses désirs surgissent de son être. On pense aussi à une Ophélie double, tout aussi impressionnante. On oscille ainsi un peu plus dans la construction de la folie qui finira par habiter chacun des protagonistes. Mesguich revisite la dimension fantastique au profit d’une dimension clairement psychanalytique de la pièce. On retient particulièrement la scène où Hamlet fait venir les comédiens pour rejouer le fratricide devant son oncle coupable : les acteurs qui vont incarner ledit oncle et la reine sont les mêmes que les incriminés, mais non encore costumés.

Copyright : BM Palazon
Copyright : BM Palazon

La dualité ressort encore grâce au mélange du jeu des comédiens. Il peut être dramatique et burlesque, comme Polonius, coiffé d’une perruque orange et affublé d’un maquillage très prenant, faisant face à Claudius, grand et grave, sans fard.

Le prince Hamlet lui-même varie entre les deux possibilités. Joué par William Mesguich, il est à la fois adolescent espiègle – jonglant avec un ballon de foot – et Joker, ennemi juré de Batman-Claudius et de l’humanité entière. Parfois, il est dans une exagération telle qu’il en devient grandiloquent, mais la nuance arrive toujours à propos pour ajouter tout le talent nécessaire au personnage. On regrettera juste que le chemin de la folie soit parcouru trop vite, trop haut, presque dès son apparition en scène.

Pour orchestrer l’ensemble, Daniel Mesguich fait appel à quelques dispositifs cinématographiques : la musique est omniprésente. Un moment d’intensité dramatique sera accompagné d’une montée de violons ou d’une volée de trompettes. Les scènes longues sont soutenues par des plages sonores lancinantes, type « sons bineuronaux ». On remarque aussi certaines scènes, rejouées à partir de différents points de vues.

Enfin, comme l’exige le drame, tout au long du développement, l’histoire va s’accélérant. Dès la mort de Polonius, Ophélie, puis Laërte suivent très vite. Cependant, la fin, extrême, ne sombre pas dans la parodie d’elle-même et laisse tout l’intérêt au spectateur de réfléchir à cette situation bien rendue. Un moment horriblement classique, donc ô combien parlant à nos âmes ?

« Hamlet » de William Shakespeare, mise en scène de Daniel Mesguich, jusqu’au 30 novembre au Théâtre de l’Epée de Bois, La Cartoucherie de Vincennes, du mardi au samedi à 20h30. Dimanche à 16h. Durée : 3h (entracte compris). Plus d’informations et réservations sur www.epeedebois.com




Le Poche-Montparnasse à « Huis-Clos »

Huis Clos - Jean-Paul Sartre - Daniel Colas
Copyright : Brigitte Enguerand

Alors que Chère Elena occupe le rez-de-chaussée, le théâtre de Poche-Montparnasse accueille en sous-sol, Huis-Clos, œuvre dramatique la plus célèbre de Jean-Paul Sartre. De ce classique, le public retient souvent l’une des dernières phrases, « l’enfer, c’est les autres ». La formule reprise, débattue parfois, incomprise souvent, est ici remise dans son contexte, à savoir un huis-clos infernal pour trois personnages en un acte et cinq scènes, qui, ensemble, font de cette expression une évidence.

Joseph Garcin est accompagné en enfer par un garçon d’étage. Seul, il découvre le lieu où il va passer l’éternité. Un endroit démythifié, sans pals et sans entonnoirs de cuir ; un espace où sont installés trois canapés, un coupe-papier et un bronze de Barbedienne, peut-être Dante ou Aristote. Pas de miroir ou de brosse à dent : les accessoires de la vanité sont laissés aux vivants. Rapidement, l’homme est rejoint par deux femmes : Inès puis Estelle.

Chacun des personnages a une approche différente de son nouveau lieu de villégiature. Si Joseph, vieux-beau, est désabusé, Inès déjà mauvaise de son vivant, se sent dans son élément. Estelle, belle jeune femme narcissique est inquiète et angoissée. Ceux qui se sentent innocents se laissent peu à peu aller à la résignation et finissent par admettre leurs méfaits terrestres.

Huis Clos - Jean-Paul Sartre - Daniel Colas
Copyright : Brigitte Enguerand


Ensemble, ils forment une sorte de mariage forcé, composé de trois caractères très différents. Soumis aux jugements de chacun, ils sont les artisans de leur propre supplice et de celui des autres. Les pals et autres instruments de douleurs semblent bien doux comparés à l’idée de passer l’éternité en compagnie d’autres personnes détestables pour soi-même. Difficile d’imaginer plus cruel supplice. De plus, la vie qui continue sur terre hors de leur contrôle, est aussi une torture ; car ils accordent encore de l’importance à l’existence des vivants par rapport à eux-mêmes, bien qu’ils soient libres de n’y accorder aucune attention. Tout cela constitue un manifeste existentialiste important, d’une grande limpidité dans cette mise en scène de Daniel Colas.

On entend très bien le texte qui, à lui seul, mérite de voir ce spectacle. On assiste à une évolution du langage signifiante : d’abord très beau, poli et lisse au début (les morts sont appelés « les absents »), il finit dans un registre familier parfois violent dans la dernière partie.

L’espace étant restreint, le public est très rapidement pris dans l’angoisse et l’enfermement avec les acteurs. On subit l’huis-clos. Un décor sobre et familier contribue à la création de cette ambiance prenante. On y entre avec joie, on en sort avec soulagement et peut-être plus libre dans nos rapports avec « les autres ».

 

« Huis-Clos » de Jean-Paul Sartre, mise en scène de Daniel Colas, jusqu’au 11 janvier au Théâtre de Poche-Montparnasse, 75 boulevard du Montparnasse (6e arrondissement), du mardi au samedi à 21h. Dimanche à 15h. Durée : 1h30. Plus d’informations et réservations sur www.theatredepoche-montparnasse.com/.




Un Grand Hôtel de l’Europe délabré

Copyright : Pauline Le Goff
Copyright : Pauline Le Goff

Sur la petite scène du théâtre de Belleville sont installés un comptoir d’hôtel avec sa sonnette et son pendant : un fauteuil pour permettre à qui en aura besoin de patienter dans le hall de ce qu’on comprend très vite être un palace sur le déclin, le Grand Hôtel de l’Europe.

C’est le jour de l’arrivée d’un nouveau directeur. Cet événement exceptionnel est prétexte à montrer au spectateur une galerie de personnages peuplant l’hôtel : réceptionniste, bagagiste, femme de ménage, client, homme politique corrompu… Trois acteurs passent d’un rôle à l’autre en fonction des scénettes.

Des scènes sont ponctuées de chansons qui ouvrent les portes sur l’intime des personnages qui les interprètent. On découvre l’onirisme et les rêves qui habitent chacun d’eux, de la quête de pouvoir à la celle de plus de RTT.

Malheureusement, le spectacle semble bâclé et le résultat est souvent plus ennuyeux que l’observation d’un vrai hall d’hôtel. Les personnages, peut-être trop nombreux, sont très inégaux dans l’interprétation. On pense notamment à la réceptionniste, madame « Pinjohn » à l’accent sensé être britannique mais virant volontiers vers l’africain caricaturé.

Il y a une piste burlesque, presque cartoonesque qui est esquissée, mais les personnages ne vont pas au bout. Les acteurs semblent être comme des comédiens amateurs, obsédés par l’idée de faire rire le public au moyen de gags et autre « trucs », mais cela ne fait pas mouche puisque le fond des caractères des personnages est mal dessiné. Une grande partie des actions est déshumanisée. Rien ne paraît naturel et finalement rien ne nous touche.

Ce manque de travail est d’autant plus visible que les lumières sont aussi réfléchies que pour l’éclairage d’un hôpital, à l’exception des passages chantés où le noir se fait et laisse place à l’imagination. Une imagination néanmoins sapée par la justesse harmonique très approximative des interprètes.

Malgré quelques bonnes idées, ces nombreux défauts et une fin affligeante peignent un hall d’hôtel factice où la folie manque cruellement pour nous emporter.

« Grand Hôtel de l’Europe » un spectacle de la compagnie Tàbola Rassa,  actuellement au Théâtre de Belleville, mardi à 21h15, du mercredi au samedi à 19h15, dimanche à 17h. Durée : 1h15. Plus d’informations sur www.theatredebelleville.com.




« King Kong Théorie », plus humaniste que féministe

KING KONG THEORIE Photo Barbara Schulz (photo libre(c)Francois Berthier)
Copyright : François Berthier

L’historique du droit des femmes prend une large place dans le programme. Avant même le lever de rideau, le décor est planté dans l’esprit du spectateur. Dans « King Kong Théorie », on va assister à un spectacle qui fait du texte éponyme de Virgine Despentes un fer de lance destiné à construire l’édifice de l’égalité homme-femme.

Elles sont trois actrices (Anne Azoulay, Valérie de Dietrich, Barbara Schulz) pour jouer ce texte largement autobiographique. Ici, elles ne sont pas de ces femmes qui séduisent, se marient, attendent leurs enfants amoureusement un gâteau Alsa à la main quand ils rentrent de l’école. Ce n’est pas parce qu’elles ne sont pas de ce monde qu’elles le méprisent, non. Elles sont justes différentes et attendent d’être respectées pour ce qu’elles sont, à savoir elles-mêmes. Et elles sont prêtes à se battre pour ça, nous rappelant en filigrane les héroïnes de Baise-moi, premier roman de l’auteur, adapté au cinéma en 2000. Sauf que, si dans Baise-moi l’exorcisation de la violence des hommes faite aux femmes passe par la violence physique, dans « King Kong Théorie », les armes sont les mots.

Viol, prostitution, pornographie. Trois mots qui définissent les axes de la pièce. Trois mots qui sont le terrain de jouissance des hommes au détriment du corps des femmes. Trois mots qui reflètent chacun une part de la construction psychique, du vécu de Virginie Despentes. Trois mots qui, du point de vue de l’auteur, prennent un sens neuf et sont autant de balises vers l’égalité.

Le viol a été commis à la fin des années quatre-vingt, lors d’un retour de Londres en stop. A cette époque, la société par un nombre incroyable d’artifices rhétoriques fait comprendre aux victimes que le viol n’en est jamais tout à fait un, qu’une femme vraiment digne aurait préféré mourir plutôt que d’accepter. Les comédiennes relatent ici le regard difficilement soutenable que la société française porte sur les victimes. Elles font ressortir la dualité entre loi des hommes et loi des femmes, qui conduit ces dernières à devoir se construire avec un traumatisme que beaucoup ne nomment pas.

Copyright : François Berthier
Copyright : François Berthier

La question est posée : comment se reconstruire dans une société qui accepte toutes sortes de stigmates psychiques, mais pas le viol ? Comment ces femmes qui désormais sont psychiquement scarifiée (Despentes parle de la peur de la nuit, de la violence contre elle-même) continuent à vivre ? Dans « King Kong Théorie », la réponse est simple : « j’ai fait du stop, je me suis faite violée, j’ai refait du stop ». On assiste ici à une ode à la persistance, un refus de se laisser sombrer. Ces femmes sont justement violentes, elles répondent par la violence des sentiments à cette agression : « le viol est fondateur, parce que c’est ce qui me défigure et me constitue », disent-elles.

Au début des années 90 vient la prostitution. Travaillant dans un magasin de photo en grande surface, l’héroïne découvre le minitel. Elle se déclare libre, louant la prostitution indépendante et volontaire où chaque centime va dans la poche de celle qui se donne. Provocatrices, « les femmes qui trouvent la prostitution dégradante ont juste peur de la concurrence », affirment-elles. On entend le besoin d’écouter, de se sentir vivre, d’éponger la solitude des hommes en profitant de son pouvoir de séduction. Difficile ici de ne pas penser aux textes de Grisélidis Réal joués jusqu’à la fin du mois d’octobre, par un autre trio d’actrices, Judith Magre en tête, à la Manufacture des Abbesses.

Comme le viol, dans « King Kong Théorie », la prostitution est élevée au rang de vaste hypocrisie sociétale, une tartufferie. « Séduire est une bonne chose, à condition qu’on y gagne », un point de vue radical, comme toute pensée qu’on est obligé d’affirmer avec violence si on veut avoir une chance d’être entendu. Elle fustige celles qui condamnent les passes mais se marient avec des hommes fortunés qu’elles ne supportent pas.

Puis, on s’attaque à la pornographie. Ce type d’aventure qui « ne laisse pas le choix, passe la barrière du fantasme » qui serait destiné aux seuls hommes. Despentes le refuse et se bat pour pouvoir, comme tout le monde, être acceptée comme femme et consommatrice de films X. Ce n’est pas contradictoire. C’est aussi l’occasion de parler du plaisir solitaire féminin, ici totalement assumé.

Enfin, le spectacle fait ressortir de ce cri de liberté volontaire, la « King Kong Théorie » en tant que telle. Prenant l’exemple de la relation entre l’héroïne du film éponyme et du primate géant, cette théorie est l’exposition d’une sexualité d’avant la distinction des genres. Montrant de cet être sensible que la force n’impose pas la domination.

Les actrices de cette adaptation sont excellentes. Parfois évoluant à l’intérieur de la scène dans leur monde, parfois en avant-scène, arguant directement le public, sans mièvrerie, sans hargne, mais avec force, respect et conviction. D’un ton qui ne se laisse pas démonter, d’une voix libre, posée, virile aussi : parlant librement de masturbation et buvant des cannettes de bières.

Tout cela se passe dans un vestiaire à armoires métalliques, probablement celui d’une grande surface. En tenue de caissières les premières minutes, elles se libèrent peu à peu du carcan dans lequel la société les enferme, se changeant à vue, libres toujours, passant du short en jean à la robe longue. Ces casiers renferment le temps qui passe, et c’est de ces derniers que partent les souvenirs.

Copyright : François Berthier
Copyright : François Berthier

Ce spectacle nous met le « nez dans la merde ». Derrière tant de vulgarité, le texte de Despentes est d’une grande intelligence. La violence des idées en fait des propos clairs et limpides, très bien audibles au théâtre où on les entend régulièrement (de la première version de King Kong Théorie il y a quelques saisons au « Modèles » de Pauline Bureau en 2012). Par celles-ci, c’est une remise en question générale de la société qui se dégage. Une réflexion en cours qui mérite d’être répétée, rabâchée, jusqu’à ce que tout ce que contient ce texte nous semble dépassé, ce qui aujourd’hui est loin d’être le cas. Et plus qu’un pamphlet qui serait une défense des femmes en opposition aux hommes, « King Kong Théorie » encourage le sexe masculin, à qui l’on pardonne tout, à se réconcilier avec sa part de féminité.

Ici, pas de condescendance. Ces femmes veulent juste faire ce qu’elles veulent, comme n’importe quel individu libre. Ce théâtre est féministe, oui. Féministe parce qu’il faut des mots pour qualifier un immense besoin d’humanité.

« King Kong Théorie » de Virginie Despentes, mise en scène de Vanessa Larré,  actuellement au Théâtre de la Pépinière, du mardi au samedi à 19h. Durée : 1h15. Plus d’informations sur www.theatrelapepiniere.com.




Manifeste pour un hasard libre et non faussé

sardou

Dans un décor réaliste et avec une mise en scène de Steve Suissa qui partage cette même volonté, le spectateur est invité dans une « maison au fond d’un parc », à assister au nouveau drame d’Eric-Emmanuel Schmitt, « Et si on recommençait ? »

Une pièce qui vient s’ajouter à celles que l’on voit depuis quelques années dans son Théâtre Rive-Gauche et dans lesquelles on est habitué à voir Francis Huster et un autre Sardou : Davy. Cette fois-ci, la plume se met au service du père, Michel.

Le chanteur est de retour sur les planches dans la peau d’Alexandre, un médecin reconnu de retour sur les terres de sa jeunesse. En visite dans l’ancienne demeure de sa grand-mère, il est assommé par une horloge. Il se retrouve projeté 40 ans en arrière dans la même pièce, un jour d’août dramatique où sa vie a basculé.

Le voilà face à lui-même, à 25 ans. Son jeune double (Félix Beaupérin), habillé d’un jean « pattes d’eph », est en train de batifoler avec Betty (Dounia Coesens). Très vite, son « lui jeune », va se rendre compte de la présence de son futur. Il est par ailleurs, normalement le seul à le voir – même si sa grand-mère parle avec lui lors d’une scène ; mais ce ne serait pas là, la première incohérence de ce texte.

Car ce dernier n’est pas un grand texte, on est assez vite agacés par sa naïveté et ses incohérences. La question principale, qui revient à chaque histoire où le temps est défié, est de savoir si la modification de son passé aura un effet sur son propre présent. Cet aspect est complètement balayé. On est loin ici d’un quelconque effet Papillon. Michel Sardou rêve-t-il ?

Néanmoins, la pièce fait ressortir une certaine tendresse dans la relation entre les personnages. Elle est une réflexion sur l’avenir. Que ferions-nous si nous pouvions « tout recommencer » ? Alexandre fait ici le point sur ce qui lui a permis de se construire. Entre l’ancien et le jeune, on assiste à un échange entre la vocation et l’expérience, plus efficace qu’une simple crise de la soixantaine.

L’histoire est servie par un Michel Sardou qui donne un aspect humain un peu désabusé à son personnage, mais qui ne veut pas non plus gâcher le plaisir de découvrir les surprises de la vie à son « lui-jeune ». Son jeu fin, simple, effacé quand il faut, fait de cette pièce un très bon moment pour le spectateur.

L’icône est entourée d’un groupe de jeunes acteurs aussi talentueux dans leurs personnages respectifs. On pense notamment, outre le jeune couple, à Katia Miran (découverte par nous l’an passé au Petit Montparnasse) qui est aussi très juste dans son rôle évolutif pendant la dernière partie de la pièce.

« Si on recommençait ? » d’Eric-Emmanuel Schmitt, mise en scène de Steve Suissa, actuellement à la Comédie des Champs-Elysées, du mardi au samedi à 20h30. Dimanche à 16h. Durée : 1h20. Plus d’informations sur www.comediedeschampselysees.com




« Les Nègres », Wilson, oui ; Genet, non !

lesnegres

Il serait difficile de ne pas apprécier positivement une mise en scène de Robert Wilson. Depuis les années 70, l’anglais fait un parcours sans faute. Avec « Les Nègres », son premier travail sur un texte en français, le metteur en scène reste fidèle à son succès.

Le public est accueilli au son d’un funk festif et chaud, dans le genre de Maceo Parker, composé par Dickie Landry. Pas d’annonce pour éteindre son téléphone, pas de lumière qui se baisse : le signal est donné quand la musique monte crescendo. Immédiatement, on est projeté dans le spectacle.

Projetés, comme ces acteurs qui entrent un à un au son des mitraillettes pendant une longue introduction. Durant celle-ci, la scène est alors réduite par un immense mur transformé en volutes de fumées au moyen d’une projection vidéo. Chaque corps ainsi mis à la vue du spectateur, passe du trouble au calme. Entre chaque rafale, une musique onirique conduit à un changement de posture qui permet à chacun de rentrer dans son personnage. De sa condition de « nègre » maltraité, à celle d’acteur du « simulacre ».

Des acteurs qui prennent des postures pointues, nous faisant penser à la pose des balletistes du XVIIIe siècle, attendant que la musique démarre pour être dans leur rôle. C’est cette posture qui, tout au long de la pièce, différencie les personnages entre les temps de « simulacre » et les temps « d’humanité » ; la dualité de chacun étant au cœur de la pièce : brutalité et onirisme, passage de la guerre au drame, de la considération de bête sauvage à celle d’être humain aux yeux des « blancs ».

Le décor idéologique ainsi posé, Robert Wilson fait se lever le premier mur pour laisser apparaître l’incroyable scénographie dont il est l’auteur. On se retrouve, au son de Dickie Landry, dans une discothèque digne d’accueillir Scarface lui-même : MC, chanteuses, podiums, palmiers en néons, rien ne manque. Genet, dans ses didascalies, impose une estrade où les « blancs » seront installés pour assister au « simulacre » des « nègres ». Wilson sublime cette idée à merveille.

La troupe des « nègres », menée par Archibald (Charles Wattara) promet au public qu’il va montrer un drame, en veillant à ce que la compréhension en soit « impossible » pour ne pas trop nous « déranger ».

Et c’est dans cette ambiance que se déroule le drame macabre voulu par Genet. La musique glisse du funk au free jazz, en passant par des intonations à la Jan Garbarek jouées en live. La lumière termine de rendre cette ambiance hypnotique. Du public, on est fasciné, la scène éclatante de couleurs peut sombrer en un clin d’œil dans des nuances de noir et blanc, contribuant ainsi activement à la création et au maintien du « simulacre » où les « nègres » prennent enfin leur revanche sur les « blancs ».

En somme, tous les ingrédients sont réunis pour un grand spectacle, à défaut du texte lui-même. Genet est prétexte à la mise en scène, mais (sans le vouloir, certainement), Wilson montre ici à quel point ces mots sont datés. L’exagération raciste et la narration morcelée, déroutante, absolument nécessaire dans le contexte historique de décolonisation (la pièce a été créée en 1959) ne sont plus d’actualité. Le langage brut laisse place à n’importe quelle interprétation et aujourd’hui, nombreux y verront une ode à la différence. Sur les questions touchant l’Afrique, « Une nuit à la présidence » de Martinelli, spectacle sans envergure créé la saison dernière à Nanterre, est bien plus pertinent.

En sortant, on se retrouve pris dans la dualité wilsonienne rapportée à notre personne : on a vu une grande mise en scène, sapée par un texte désormais dépassé.

« Les Nègres » de Jean Genet, mise en scène de Robert Wilson, au Théâtre de l’Odéon, jusqu’au 21 novembre, du mardi au samedi à 20h. Dimanche à 15h. Durée : 1h50. Plus d’informations sur www.theatre-odeon.eu.