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[Théâtre – Avignon] Douce « Trans »

© Christophe Raynaud de Lage / Hans Lucas

Théâtre de témoignage ou de documentaire ? Didider Ruiz répondrait « théâtre de l’humain ». Metteur en scène de Trans (més enllà), il donne à voir les parcours de sept personnes forgées par une décision, un trajet : changer de genre. Pour sa création, la pièce se joue lors de la 72e édition du Festival d’Avignon.

La première jupe revêtue pour un petit garçon, le premier soutien-gorge enfilé pour un homme marié. Les familles acceptent rarement le changement de sexe, l’explication aux autres est souvent accidentée. La mise en scène, très sobre, offre un accès direct au récit de celles et ceux qui, déjà jeunes se sentaient prisonniers de leur enveloppe. Alors ils vont la changer, la modeler, la retoucher : ils racontent comment, pourquoi et depuis quand. On comprend finalement qu’au bout du long chemin de la transformation, le but poursuivi est l’apaisement de soi.

Fiers d’un accomplissement, les comédiens portent le même sourire, délicieusement mutin. Ils affichent le visage d’une revanche sur la vie, celle d’avant, plutôt triste. Les spectateurs pleurent, et rient aussi volontiers car les questions qu’un transexuel (ou transgenre) se pose sont parfois triviales. Conserver son pénis ou se le faire enlever quand on cesse d’être un homme ; garder ses seins ou non quand on ne se sent plus femme ? Voilà les interrogations auxquelles on est convié, par petites touches d’un humour tendre et raffiné.

La chorégraphie de Tomeo Vergés, collaborateur de longue date du metteur en scène, donne au corps toute sa place. À ceux qui se diraient que les témoignages sur scène « ça n’est pas ça le théâtre » (comme on a pu l’entendre à la sortie du spectacle), rappelons simplement que le théâtre est un reflet de la vie, en plus dense et plus fort. Pourquoi ne pas piocher dans l’existence, l’intime, pour fabriquer du jeu ? Sur les planches chacun devient un caractère, si ce n’est « més enllà » (« au-delà » en catalan) : un héros du monde contemporain. L’aplomb des personnages à raconter leurs histoires, à assumer le désir d’être libre en son corps, fait de ces vies un combat à la fois calme et grand.

La musique électro d’Adrien Cordier se marie parfaitement aux images projetées, magmatiques et suaves, réalisées par un groupe d’élèves des Gobelins. Ces interludes bercent la salle toute entière vers un profond sentiment d’empathie sans pathos. Dans une société qui cherche des étiquettes à coller sur les « cas » jugés particuliers, la transition de genre est d’une certaine violence. Didier Ruiz fait l’ellipse des slogans militants. Car son propos n’est pas celui d’un départ en croisade, il bien plus subtile.

« Trans » mis en scène par Didier Ruiz.
En tournée du 20 janvier au 16 mai 2019 : https://www.theatre-contemporain.net/spectacles/Trans-mes-enlla/lesdates/




Avignon OFF 2016 « King Kong Théorie », dans l’ombre des hommes : accéder à l’humanité ou rester dans la honte

Photo : Émilie Charriot

Paru en 2006, l’essai de Virginie Despentes est devenu emblématique de la lutte d’un nouveau féminisme qui intègre les questions de genre. L’auteure y relate l’expérience du viol et de la prostitution, la sexualité féminine y est abordée sans détours, le langage est cru. Par sa sobre mise en scène de « King Kong Théorie », Emilie Charriot mise sur la force du verbe et du texte pour faire du théâtre le terrain de prolongations d’une lutte à peine en marche.

Dans un espace sombre sans aucun décor ni artifices, une comédienne (Julia Perazzini) et une danseuse (Géraldine Chollet) s’adressent frontalement au public, sans donner l’impression de réciter, leur présence est tout à la fois timide et imposante, elles transpirent le texte. La première, en s’en écartant, avec sincérité, nous parle de son expérience de l’échec notamment au vue de sa carrière de danseuse. Avec une émotion à peine retenue, elle raconte ce que signifie la défaite à ses yeux, un sentiment étroitement lié à l’espoir : avoir l’impression d’avoir beaucoup échoué, c’est d’abord avoir beaucoup espéré. Par des mots qui sont les siens et quelques pas de danse, elle transmet la difficulté qu’il y a à se maintenir en vie, à se sentir déviante tout en voulant malgré tout accéder à l’humanité pour sortir de la honte. Les larmes aux yeux, la danseuse est d’une justesse saisissante.

De son côté, la comédienne prend le relais de ce moment presque intimiste comme pour inscrire cette confession personnelle dans un combat universel, et rappeler que notre système culturel et sociétal doit être repensé. Porte-parole des femmes et de Virginie Despentes, elle raconte le viol qu’a subi l’auteure ainsi que son expérience de la prostitution. Campées au milieu de la scène, les deux femmes ne bougent pas, ce qu’un jeu d’ombres et de lumières vient accentuer. Droites, elles nous toisent et par une grande économie de gestes, elles laissent une belle place aux silences, révolution muette s’il en est une, le féminisme est aussi une attitude. Par ses regards, son élocution et sa présence scénique, Julia Perazzini déclame le texte de Virginie Despentes avec force, les mots noue heurtent et chaque respiration, chaque instant qui se meurt est laissé à notre imaginaire et notre propre réalité.

Dans une société où « femme inapte » est devenu un pléonasme, où une femme qui se fait agresser doit d’abord se justifier de ne pas avoir provoqué ou mérité avant d’être écoutée, dans une société où la possibilité de la mort a été intégrée par les femmes, où être féministe ne semble être ni pertinent, ni urgent : que faire ? Dans cette même société qui attend des hommes qu’ils soient virils, certainement pas émotifs, forts et travailleurs, quelle place est laissée à ceux qu’on appelle les « minorités » que sont les intersexués, transgenres, bisexuelles et homosexuels que l’on devrait délivrer de telle catégories verbales ? Plus que jamais, le texte de Despentes devrait être porté par des voix comme celles de ces deux comédiennes qui redonnent de la force aux mots dans une société qui se nourrit d’images. Avant toute chose, avant d’être un cliché ou accessoire, le féminisme devrait être évidé du féminin, de la binarité sexuelle que l’on s’impose et nous désert pour sortir de l’obstacle des genres.

Le théâtre est là pour dire que tout le monde devrait être féministe et qu’est féministe un homme ou une femme qui se lève et dit qu’il y a un problème avec le rôle des sexes aujourd’hui, un problème réparable.

King Kong Théorie, d’après Virginie Despentes, mise en scène Émilie Chariot, avec Géraldine Chollet, Julia Perazzini.

Festival d’Avignon, Théâtre Gilgamesh, 11, boulevard Raspail, 84000 Avignon, jusqu’au 24 juillet, relâche le 18, 17h50, durée 1h30.




Avignon OFF 2016 : « Les escargots… » : tous singulièrement multiples

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Pour Juliette, neuf ans, dans la vie le premier drame a été d’être une fille. À travers son autofiction « Les escargots sans leur coquille font la grimace », Juliette Blanche, en duo avec Andy Cocq et aidée de Charles Templon pour la mise en scène, s’inscrit dans une actualité des gender studies pour un spectacle touchant sur la quête identitaire.

Avant l’entrée du duo sur scène, le spectateur est confronté à une grande toile blanche sur laquelle est reproduite la photographie d’une femme androgyne tatouée arborant une coupe à la garçonne que Juliette Blanche s’empresse de déchirer pour lancer le jeu. Une fois la masculinité comme anéantie par ce premier acte scénique violent, commence le récit de la vie de Juliette qui, au grand désespoir de son père, fit l’erreur de naître fille. Puisqu’on « ne naît pas femme, on le devient », tout le spectacle restitue la quête de genre de la jeune fille avant d’enfin réussir à se dire femme. En duo avec un Andy Cocq drôle à souhait, tous deux s’attachent tour à tour à jouer différentes personnes qui ont traversé la vie de Juliette, sans jamais tomber dans le stéréotype. Grâce à une jeu de lumières mis au service du propos avec finesse et des accessoires bien choisis, Andy Cocq se retrouve à singer les sœurs de Juliette, son premier amoureux, Johnny Depp, une secrétaire etc. dans un rythme frénétique et un jeu de mimiques bien mené et amusant. De son côté, Juliette reste dans son personnage tiraillé par un premier désir d’être garçon pour plaire à son père, et celui d’être une fille pour écouter sa mère. Qu’à cela ne tienne, la vie n’est pas si simple et derrière des airs légers, des thèmes graves sont abordés avec beaucoup de justesse. De fait, à quel moment sait-on que l’on est une femme ou que l’on est homo ou hétérosexuel ?

D’un questionnement sur l’identité qui part d’abord des prénoms en passant par le premier jour des règles de la jeune fille à une exploration de la sexualité qui ne tombe jamais dans la vulgarité, ce spectacle empreint de sincérité n’apporte pas de réponses sinon une invitation à la tolérance. L’un des temps forts de cette création reste la découverte de l’homosexualité du père de Juliette laissant sa femme dans une détresse sentimentale jouée et chantée par le partenaire de Juliette Blanche, car que faire face à « un homme qui condamne le fait d’être une femme » ? Si le spectacle souffre de quelques changements abrupts et de manques de cohérence dans la mise en scène, l’énergie des comédiens est communicative au milieu d’un décor réduit à trois panneaux et miroirs rotatifs servant ce grand thème qu’est celui du genre. Destiné à un public large, le duo gagnerait à se produire devant un public adolescent pour sensibiliser autour de questions loin d’être réductibles à l’idée que les hommes viennent de mars et les femmes de vénus. Que l’on soit homme, femme, transgenre, hétéro ou bisexuel, le théâtre, ne serait-ce que par les changements de rôles dépassant le sexe ou le genre du comédien proposés dans ce spectacle a une réponse : célébrons les identités multiples. Elles sont loin d’être la minorité que l’on croit, peut-être que nous sommes souvent singuliers en acte, mais chacun est multiple en puissance.

Les escargots sans leur coquille font la grimace, écrit par Juliette Blanche, mise en scène de Charles Templon assisté de Florian Jamey, avec Andy Cocq et Juliette Blanche.

Festival d’Avignon, Théâtre La Luna, 1, rue Séverine, 84000 Avignon, 04 90 86 96 28, jusqu’au 31 juillet, 11h45, durée 1h05.