[Exposition] « Lee Ungno » : un rêve de liberté à l’encre calligraphiée
Fort de ses liens avec la création plastique coréenne contemporaine, le musée Cernuschi dédie sa nouvelle exposition à l’artiste Lee Ungno (1904-1989). Considéré comme l’un des peintres asiatiques les plus importants du XXème siècle, son œuvre exprime une quête libertaire façonnée par les bouleversements politiques de son époque et résonnant des cris d’un peuple opprimé. Ancien prisonnier politique sous le mandat de Park Chung-hee, c’est toute la démocratie coréenne naissante qui s’incarne à travers ses encres calligraphiées et ses compositions abstraites, où se décline le motif symbolique des foules. En 1959, Lee Ungno s’établit en France et fonde quelques années plus tard, l’Académie de peinture orientale abritée par le musée Cernuschi ; durant sa carrière, il ne cessera d’explorer les liens entre l’Extrême-Orient et l’Europe, fréquentant des artistes occidentaux tels Hans Hartung ou Pierre Soulages. Ici, une sélection de 82 œuvres parmi les collections du musée, compose cette rétrospective où le travail académique de Lee Ungno côtoie ses créations plus intimes entre figuration et abstraction. Alors, l’émotion se mêle à la richesse du propos, promesse d’un songe où la liberté s’esquisse à l’encre calligraphiée.
Durant les années 1920-1930, la production de Lee Ungno se situe dans une veine traditionnelle qui lui assure ses premiers succès, exerçant même dans le domaine publicitaire en tant que concepteur d’affiches. Pourtant, la domination des autorités coloniales japonaises tend à bouleverser le paysage culturel coréen, incitant les artistes à se familiariser avec un nouveau vocabulaire. La nécessité d’étudier les pays occidentaux afin d’être en mesure de leur résister se dessine en filigrane : les mutations artistiques du Japon entre modernité et tradition – notamment durant l’ère Meiji, en sont le symbole. A partir de 1937, Lee Ungno teinte donc son langage plastique de nouvelles influences, empruntées tant aux courants européens qu’au nihonga, mouvement réformateur de l’art japonais.
Mais en 1945, la libération de la Corée amorce une rupture esthétique dans le travail de l’artiste : ses expérimentations sur la couleur, la matière et les textures portent la marque d’une société coréenne bouleversée, éreintée par les conflits sociaux et dont l’avant-garde artistique dépeint désormais la douleur. L’espace muséal, paré de tonalités rouge et de noir, restitue avec justesse cette atmosphère saturée d’une sourde violence. Dès lors, la confrontation de Lee Ungno avec les courants abstraits européens amorce un tournant, dont son installation définitive en France signe l’aboutissement.
En 1964, il fonde l’Académie de peinture orientale de Paris, véritable trait d’union artistique et intellectuel entre les mouvements occidentaux et asiatiques. L’artiste coréen y prodigue ses enseignements en tant que professeur ; il privilégie la liberté personnelle de ses élèves et le développement de leur propre vocabulaire plastique, rejetant ainsi l’usage de la copie. L’Académie devient au fil des ans, un lieu de dialogue franco-coréen qui se perpétue après la mort de son créateur en 1989.
Très attaché à sa culture coréenne d’origine, Lee Ungno réalise de nombreuses calligraphies et encres sur papier inspirées de la tradition lettrée. La plasticité et l’expressivité de ses motifs qui confinent à l’abstraction, deviennent pour l’artiste une source de créativité libérée de ses carcans formels. Ainsi, la spontanéité du trait prime parfois sur la lisibilité des caractères. Pour autant, Lee Ungno ne se détourne pas totalement des valeurs esthétiques et morales de la peinture traditionnelle ; elles s’incarnent dans des compositions où se déploient de majestueux bambous, signes contestataires de la vertu face à l’oppression du pouvoir.
Poignantes et subtilement mises en valeur par une muséographie épurée, ces œuvres où la poésie s’allie à la vindicte militante, portent les stigmates de son incarcération en tant que prisonnier politique. Détenu de 1967 à 1969, Lee Ungno préserve sa liberté créatrice et s’adapte aux conditions pénitentiaires, faisant ainsi évoluer sa pratique artistique. Morceaux de cartons, papiers et bouts de cordes, investissent désormais la toile dans des compositions abstraites aux formes cernées d’épais contours.
Ainsi, le motif particulier de ces foules humaines saturant l’espace pictural, découle des abstractions calligraphiques réalisées en prison. Ces silhouettes, dont la pureté géométrique annihile la complexité des formes, évoquent par leur multiplication des danses ou rituels collectifs. Mais la colère gronde encore en Corée et le soulèvement populaire de la ville de Gwangju en mai 1980, suscite une farouche répression des autorités. L’art de Lee Ungno se pare une nouvelle fois de contestation politique : ses foules démesurées appellent de leurs vœux, l’émergence d’une ère progressiste et démocratique.
Le parcours s’achève avec émoi sur ces individus massés, emblèmes d’une société unie contre la violence d’un état totalitaire. La conclusion ne pourrait être plus tranchante ; ces foules hypnotisantes matérialisent par leur élan vital, un rêve de liberté réalisé au prix de nombreuses existences et menant à la démocratisation de la société sud-coréenne. Ainsi en est-il de ce tiraillement qui affleure dans l’esthétique de Lee Ungno, où les préoccupations politiques grondent sous la poésie plastique et dont les idéaux, à l’encre dessinés, ne sauraient se diluer.
Thaïs Bihour
« Lee Ungno, l’homme des foules » – L’exposition se tient jusqu’au 19 novembre 2017 au musée Cernuschi. Plus d’informations sur http://www.cernuschi.paris.fr/