« Une brève histoire de l’avenir » : entre chaos, subjectivité et incompréhension
Depuis le 24 septembre 2015, se tient au Louvre une exposition pour le moins irritante et si décousue, qu’elle en perd son éventuel potentiel atypique : on pourrait en rire, si les arguments scientifiques n’étaient pas mis en avant. Car la caution de cet évènement n’est autre que Jacques Attali, figure pour le moins adepte d’aruspices malheureux. Prenant pour point de départ l’ouvrage Une brève histoire de l’avenir dudit auteur, l’exposition souhaite en proposer une interprétation libre, mais néanmoins construite et inspirée. Pour la liberté – ou plutôt le désordre, c’est indéniablement gagné ; en revanche, pour l’objectivité et la qualité du propos, rien n’est moins certain.
En engageant Jacques Attali comme conseiller scientifique, on se demande quel était vraiment le dessein du Louvre : présenter des œuvres parlant de transmission du savoir et surtout du futur, en y accolant le nom d’Attali, cela ne fonctionne pas. A la lecture du parcours médiatico-politique de l’économiste et de ses prédictions controversées quant à l’avenir financier de notre pays, on ressent assez vite l’aspect inadapté de cette collaboration culturelle. Et si l’on accepte malgré tout de se plier au jeu, en refusant de critiquer d’emblée, force est de constater qu’après avoir vu…on regrette amèrement notre tolérante curiosité.
Noyées dans un flot d’œuvres disparates et de partis pris incompréhensibles, certaines pièces pourtant anthropologiquement et esthétiquement riches, paraissent dépouillées de leur histoire. Si l’intention de transcender les aires chrono-culturelles en abolissant les frontières traditionnelles peut paraître intéressante, la réalisation s’avère malheureusement inaboutie, forcée et fatalement dérangeante.
Cette volonté quasi anti-chronologique est d’ailleurs visible dès le début de l’exposition, par le biais de l’installation Boneyard de Geoffrey Farmer : plus de 1200 figures en papier découpées par l’artiste évoluent dans des cercles stylistiques disparates, émancipées de toute linéarité temporelle. Si cela peut aisément fonctionner pour une œuvre unique – comme celle de Farmer –, ces manipulations sont beaucoup moins évidentes et subtiles à l’échelle de l’humanité et de cette vaste temporalité voulue par l’exposition. Mais avant d’entrer dans cette « fertile ignorance sur laquelle peut se construire une « brève histoire de l’avenir » » – dixit le cartel de préambule –, le parcours débute par un petit studiolo dédié à l’artiste Mark Manders.
Intitulée « Notre énigme, notre histoire », cette salle abrite telle une alcôve, des sculptures qui raviront les amateurs de l’artiste et permettront au public moins familier de le découvrir. Au centre, la Ramble room chair capte l’attention. Témoin d’une certaine fragilité de la matière, d’une interrogation permanente face à l’objet, d’un monde onirique en sommeil et pourtant si ancré dans l’ordonnancement du monde en construction, cette œuvre est à l’image du travail de Mark Manders : l’expression parfaite de la vulnérabilité de l’instant.
Autour d’elle, se déroule une vitrine mimant une frise chronologique : sablier en métal du XVIIIème siècle, feuille de laurier en silex datant de 19000 – 16500 avant J.-C et crâne d’Asmat de Papouasie du début du XXème siècle, se mêlent aux inspirations contemporaines de Manders. L’une d’elles – Composition with blue, mérite que l’on s’y attarde : un visage coupé, mutilé dans son intégrité, tente d’émerger d’un livre qui l’enserre et le contraint. Comme l’explique le cartel, « c’est comme si la fabrique actuelle de l’humain défaillait » : pris entre transmission du savoir, traces archéologiques et survivance du passé, l’homme demeure dans une balance à l’équilibre fragile, entre passé et futur.
Parmi ces sculptures, affleure une copie d’après Pieter I Bruegel, de l’huile sur toile La parabole des aveugles. Vue sous le prisme de cette exposition, l’œuvre métaphorise l’ignorance des hommes, leur égarement dans un univers où l’inintelligible prend parfois le pas sur la connaissance. L’allusion n’est pas dénuée d’intelligence. Mais comme pour le reste du parcours, les œuvres qui devraient être le centre d’attention, ne sont là que pour illustrer des postulats à rebours. Ici, l’impression désagréable d’un étalage de toiles, d’objets d’art et pièces archéologiques prises en otage demeure irrémédiablement : cautions intellectuelles d’un discours en manque de nuances.
Malheureusement, entre absence de cohérence et arguments subjectifs, la première salle « L’ordonnancement du monde », agit tel un mauvais présage. L’espace introductif qui met en avant la thématique de la construction des villes et des nouvelles structures d’habitat, dévoile un agencement d’œuvres terriblement disparate et incohérent : là, un Poing colossal égyptien datant de 1260 avant J.-C fait face à la tapisserie Les constructeurs à l’aloès d’après Fernand Leger (1951) ; alors qu’à leurs côtés, s’exposent de splendides figurines et briques de fondation mésopotamiennes, dont l’éclat et la préciosité tranchent avec la Maquette d’architecture, Stadt Ragnitz d’Eilfried Huth et Günter Domenig (1969), faite de plastique et de peinture. Ces œuvres ainsi disposées ne soutiennent aucun argument scientifique : le pari énoncé d’un vaste écart chronologique voulu par l’exposition, assurément, est loin d’être gagné.
Puis, dans une dimension plus économique, la deuxième partie formant cette salle est dédiée aux « Instruments de l’échange ». Et si jusque-là, certains choix pouvaient encore être défendus, une citation indigne de Jacques Attali achève de jeter une part de discrédit sur cette exposition :
« Avec l’écriture, l’accumulation et la transmission du savoir deviennent plus faciles. Surgissent ainsi, du néant de la Préhistoire, les premiers récits d’aventures des peuples et les premiers noms de princes. Surgissent aussi les premières comptabilités, les premières équivalences. Et, bientôt, les premiers empires. »
On appréciera avec aigreur, l’expression de « néant » qui caractérise pour Attali cette période. Loin d’être emplie de subtilité, cette citation révèle une vision réductrice et évolutionniste, en inadéquation totale avec la diversité chrono-culturelle du Louvre. Pourtant, la pluralité de monnaies rassemblées est fascinante : provenant d’ères géographiques et chronologiques différentes, poids à or, tablettes d’abécédaires et statues funéraires côtoient l’éclatante Richesse ou Allégorie de la Richesse de Simon Vouet.
Enfin, cette première section se clôt sur l’espace d’harmonie, de calme et de renouveau fertile qu’évoque le jardin, paradis naturel dans l’artifice des villes en construction. Et si les céramiques turques et iraniennes datant des XVIème et XVIIème siècles sont d’une grâce réelle, il aurait été plaisant d’instaurer ici plus de variété ; c’est ainsi qu’ « Une brève histoire de l’avenir » souffre de ses prises de positions difficiles à tenir sur le long terme : un trop plein d’œuvres disparates d’un côté, opposé à des carcans jalonnés de l’autre.
Plus loin, s’ouvre la nouvelle thématique « Le cycle de l’histoire : empires et fracas des armes », quant à elle beaucoup plus réussie. En effet, il faut souligner la présence du cycle de cinq magnifiques toiles de Thomas Cole, Le destin des empires. Peint en 1836 à New York et exposé pour la première fois en France, il présente successivement de l’état sauvage à la désolation, la fortune fragile et tragique des grandes puissances de ce monde. Pour autant, ce cycle contient une belle promesse d’avenir pour qui veut la contempler : à revers du sens ordinaire de lecture, il semble suggérer qu’à chaque chute succède une nouvelle puissance, une nouvelle ère ; et l’accrochage ici choisi va pertinemment dans cette direction.
De même, l’impressionnante collection de casques, épées et haches mérite que l’on s’y attarde. Elles sont autant d’armes qui soulignent par leur finesse, leur raffinement et leur panache, la valeur accordée aux batailles par des peuples en quête de puissance.
Mais cette conquête du pouvoir n’est rien sans une transmission du savoir active. « Tu es pressé d’écrire / Comme si tu étais en retard sur la vie / S’il en est ainsi fait cortège à tes sources / Hâte-toi / Hâte-toi de transmettre » écrivait finement René Char. Comme un écho, des manuscrits d’Aristote et Averroès, viennent souligner cette soif de connaissance et cette volonté de transmission qui participe à l’élargissement du monde. Mais cette salle, ce sont aussi de très belles cartes de Pieter Goos, John Thornton, ou Hayashi Shihei entre autres qui s’étalent sur les cimaises, dévoilant cette obsession impérieuse des hommes face à la découverte du monde.
On retiendra, enfin, l’installation intelligente et originale de Camille Henrot intitulée Ikebana, dans laquelle l’artiste interprète un panel d’ouvrages – Salammbô de Gustave Flaubert, L’Arachnéen de Fernand Deligny, Avant et après de Paul Gauguin pour ne citer qu’eux – par le biais de l’art floral japonais. Par l’étymologie latine des fleurs, leur usage pharmaceutique ou leur provenance géographique, elle suggère ainsi le lien ténu entre l’art, la littérature, la nature et la transmission du savoir, dans des compositions à la fois puissantes et fragiles.
Mais l’heure de la révolution industrielle et des grands bouleversements a sonné : de l’exode rural décrit par Henri Daumier dans Les fugitifs, aux importantes mutations des moyens de transports et de l’industrie mise en avant par la sombre mais non moins splendide Vue de Coalbrookdale, de nuit peinte par Philippe Jacques de Loutherbourg au XIXème siècle, tout concourt à dévoiler cet antagoniste mélange d’espoirs et d’angoisses induits par ces nouveaux horizons : la naissance de l’homme moderne courant sciemment vers son martyre est proche.
Et Chéri Samba, dans ses acryliques sur toile, de dépeindre la Destruction du monde par l’homme, la hiérarchie douloureuse de L’employeur et l’employé, de poser l’inextricable problème Quelle solution pour les hommes ? Les femmes étant beaucoup plus nombreuses sur la terre. Par ses œuvres singulières, aux coloris marqués et scintillants comme pour mieux réfléchir au-delà de la dramaturgie du sujet, l’artiste interpelle le spectateur sur les grandes questions du XXème siècle avec un humour satirique et grinçant.
Mais réfléchir sur l’homme martyrisé, c’est aussi savoir où sont les frontières du visible, les limites de la monstration : un témoignage sur la cruauté de cette mécanisation du monde et des guerres modernes. Cette réflexion, Alexis Cordesse la met en avant dans la série de photographies Absences, alors qu’une nature abondante et reposante au regard du spectateur dévoile en filigrane les atrocités du génocide rwandais perpétrées vingt ans plus tôt. Cage douloureuse d’une végétation effrayante de beauté.
Seulement, après quelques belles créations et observations percutantes, le déséquilibre rattrape fatalement l’exposition. En effet, la dernière salle, « Sibylles et prophètes », semble lacunaire, bâclée. Le discours élaboré autour des œuvres, notamment celle de Rhona Bitner – de la série nommée Circus, est quelque peu lisse et réducteur : l’humanité serait comparable à un funambule au-dessus d’un gouffre symbolisant l’avenir incertain. Pourtant, il semble que l’ancienneté des arts divinatoires et les découvertes archéologiques liées à ces pratiques, auraient pu nourrir le propos de manière plus fine et affirmée, sans avoir recours à de tels poncifs.
Assurément, « Une brève histoire de l’avenir » souffre de l’inspiration que le Louvre a voulu puiser chez Jacques Attali ; le résultat est parfois douteux et la mise en avant de diverses citations nuit à la crédibilité d’une exposition qui recèle pourtant de belles surprises. De ce parti pris difficilement justifiable, subsiste un goût amer, un sentiment de gâchis que la beauté de certaines œuvres, malheureusement, ne parvient pas à dissiper.
« Une brève histoire de l’avenir » – L’exposition se tient jusqu’au 4 janvier 2016 au Musée du Louvre. Plus d’informations sur louvre.fr.