D’un Labiche, Marthaler fait un vaudeville flottant
A l’origine, Eugène Labiche écrit « La Poudre aux yeux ». L’histoire de deux familles vaguement nanties ayant chacune un enfant à marier : Frederic et Emmeline. Ils se fréquentent déjà, mais parce que le vaudeville gonfle artificiellement des situations simples dans le but de provoquer le rire, ici, les familles bientôt réunies veulent d’abord se faire passer pour ce qu’elles ne sont pas en exagérant fallacieusement leurs CV. Ce qui donne lieu à des situations inextricables mais drôles, magistralement utilisées par Christoph Marthaler pour créer une mise en scène d’un burlesque extrême.
Il y a les codes vestimentaires bourgeois. Costumes pour messieurs et robes pour mesdames. Le vieil intérieur cossu qui constitue la scénographie est l’appartement qui servira aux deux familles : quel intérêt de les différencier ? Il y aura la même vaisselle, les mêmes massacres aux murs en compagnie des portraits pesants de membres de la famille aujourd’hui inconnus. Les bibelots dans un coin et un serviteur dans l’autre : tout est en place, rien ne doit bouger.
Ce cadre immobile est avant tout symbole d’ennui et de torpeur. Après un bref prologue, Marthaler fait débuter le drame à la scène 2. Si, déclamé normalement, le dialogue entre monsieur et madame Malingear ne doit pas prendre plus de cinq minutes, c’est désormais un long quart d’heure qui s’écoule. « C’est moi… Bonjour ma femme », dit mécaniquement monsieur. Quelques minutes passent avant que madame réponde : « Tiens… Tu étais sorti ?… D’où viens-tu ?… ». Ce dialogue imitant la diction informatique nous plonge dans un monde où l’on étend artificiellement les actions simples pour tenter de trouver une justification à son existence. A côté de nous, pendant le spectacle, une spectatrice sort un livre de son sac, elle espère peut-être que l’action prenne le rythme que nous attendrions d’un Labiche. Comme un certain nombre de spectateurs, elle finira par quitter la salle : Marthaler laisse, entretient toute cette lenteur et en fait ressortir un schéma social pesant, lourd de petites choses.
Alors où est la modernité ? De partout, évidemment. A commencer par le mélange des langues : français, allemand et anglais nous plongent dans une sorte de tour de Babel familiale où les parents ne sont pas fichus de comprendre leur propre fille. Du moderne dans la suite de gags, aussi. Le serviteur qui vient poser un hérisson empaillé sur la table reviendra tellement souvent poser de nouveaux animaux, qu’il finira par créer un zoo miniature dans l’appartement. L’ambiance est étrange, en tension. Le spectateur est à l’affut de la surprise suivante. Parfois, il ne se passe rien pendant plusieurs minutes puis, une mouette traverse la scène au bras du domestique ou les amants se retrouvent les fesses par terre après que leurs chaises se sont brisées. Le metteur en scène insiste beaucoup sur ce qui ne se dit pas. Les personnages ont donc un comportement absurde. Ils sont névrosés et plein de tocs, des gestes démultipliés du domestique au jeune premier, bossu et qui frétille comme un dauphin lorsque le père lui accorde la main de sa fille Emmeline. Pendant cinq minutes, on regarde ronfler – ou péter – le maître de maison. Les actions s’étendent et c’est ce qui les rend drôles. Les dialogues deviennent des prétextes au travail de Christoph Marthaler, comme c’est souvent le cas chez les metteurs en scène de langue allemande (Thomas Ostermeier ou Frank Castorf). C’est par cette magie et ses artifices qu’un Labiche en deux actes dure 2h20.
C’est donc amusé que l’on assiste à cette histoire sans intérêt d’une bande de bourgeois occupée à d’absurdes actions pour tromper l’ennui. D’ailleurs, ils en sont conscients puisque, à la fin de la pièce, ils rangent le contenu de l’appartement dans des cartons, comme pour déménager. A la fois grivois et répétitif, c’est finalement un moment très surprenant.
« Das Weisse vom Ei (Une île flottante) » d’Eugène Labiche, Christophe Marthaler, Anna Viebrock, Malte Ubenauf et les acteurs. Mise en scène deChristophe Marthaler, jusqu’au 29 mars 2015 au Théâtre de l’Odéon, place de l’Odéon, 75006 Paris. Durée : 2h20. Plus d’informations et réservations sur www.theatre-odeon.eu/.