« Louise elle est folle » : avoir le cafard, et le manger
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En clôture d’Itinéraire Bis, le Théâtre des Quartiers d’Ivry présente le diptyque « Louise, elle est folle » et « Déplace le ciel » mis en scène et joué par Frédérique Loliée ainsi qu’Elise Vigier à partir des œuvres de Leslie Kaplan. D’entrée de jeu les deux femmes débattent, l’une accusant l’autre de lui avoir pris ses mots, l’autre ne comprenant pas cette remarque. Le point commun entre ces deux adaptations ? Un combat livré aux mots qui nous enferment, à ce qu’ils ont à dire sur nous presque malgré nous, et notre société.
Dans « Louise, elle est folle » les deux femmes évoluent dans une structure métallique fermée de panneaux de tulle blanc coulissants extrêmement imposante. C’est à la fois en lieu réel, un bar, et lieu fictif servant d’écran à un défilé de nuages où dansent les ombres, que la scénographie a été pensée, très élevée comme pour dynamiser le propos tenu par les deux actrices loufoques, au charisme fou. Dans cette partie, elles débattent quant à la folie de Louise qui n’est pas là, tout en s’accusant d’avoir pris les mots de l’autre. Louise ? Elle est folle, victime manifeste de la société de consommation, Louise c’est la bêtise même. Pour dire la folie de Louise, il ne reste que des mots qui au goût du duo, ont déjà trop servi à dire des choses, à tel point par exemple, qu’on ne pourrait plus utiliser le mot lavabo sans avoir de pensée pornographique.
Au delà du débat sur la folie de Louise, c’est une critique acide, acerbe mais pleine d’humour qui nous est livrée sur notre société, et de notre terre surpeuplée. La bêtise ce n’est pas Louise, mais c’est de passer une semaine à s’acheter à un maillot de bain, de ne pas pouvoir manger une vache qu’on connaît, de ne manger que du poulet français… Toutes ces questions sont marquées par une interprétation touchante, en parallèle de ces jeux de mots, elles n’ont de cesse d’accomplir des tâches quotidiennes décontextualisées avec beaucoup de drôlerie, comme bronzer le visage blanc de crème solaire. Malgré la teneur de leur propos, elles esquissent des petits tableaux de vie qui confrontent le spectateur à ses propres habitudes et clichés. Toute leur réflexion est marquée par Dieu, est-il d’origine française ? Pourquoi n’a-t-il pas de femme ? A quoi ressemble Dieu ? Dieu c’est la nature soutient l’une des deux pour convaincre l’autre, qui mange des cafards pour se sentir héroïque, plus réelle, plus proche de lui, transcendée. Terriblement d’actualité mais traitées sur un ton aux airs naïvement réjouissants, ces interrogations plongent le public dans la construction d’un discours dogmatique. Les mots, bien choisis, employés avec conviction ont un pouvoir performatif que les deux femmes se plaisent à rendre absurde.
Dans « Déplace le ciel », le duo féminin affublé de lunettes de soleil et boots à paillettes n’en finit plus de faire sourire par des attitudes lascives et improbables, en évolution dans une structure blanche horizontale et plus lointaine, avec un téléviseur comme décor et fond sonore. En écho avec la pièce précédente, elles jouent avec les mots et leurs corps pour comprendre l’amour. L’amour c’est la catastrophe, la sensation du maximum. Elle rêvent beaucoup, se demandent si le français est supérieur à l’anglais et plus encore. Alors que l’une des deux comédiennes attend Léonard, celui qu’elle aime mais qui ne vient pas, l’autre, le nez collé à son téléphone parle de ses ruptures. Le potentiel comique du duo semble infini.
En quête d’une vérité qui nous échappe après avoir même débattu sur le mot vérité, les deux héroïnes de ce diptyque refont le monde et nous en peignent un tableau aussi absurdement génial que grave, parce que si on pense seulement à la réalité, on dépérit.
« Louise, elle est folle & Déplace le ciel », de Leslie Kaplan, conception et jeu de Frédérique Loliée et Elise Vigier, jusqu’au 17 avril 2016 au Studio Casanova, 69, avenue Danielle Casanova, 94200 Ivry-sur-Seine. Durée : 2h20 avec entracte. Plus d’informations et réservations sur http://www.theatre-quartiers-ivry.com/
Eichmann : la banalité systématique du mal
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Lorsqu’en mai 1960, Eichmann est capturé à Buenos Aires en Argentine, puis transporté en Israël à Jérusalem, c’est dans un théâtre transformé en tribunal que son jugement a lieu. Il est ainsi donné en spectacle aux caméras du monde entier. En ce moment, le théâtre Majâz rejoue le procès de l’homme – pour ne pas dire monstre – à l’origine de la « solution finale ». En revendiquant un théâtre engagé, la compagnie a utilisé les retranscriptions d’époque du procès ainsi que de nombreux fonds d’archives pour dire le réel.
Le projet a vu le jour avec non pas l’idée de jouer un Eichmann bourreau, mais de le dépasser pour donner la parole au responsable logistique qu’il a été, d’utiliser ses propres mots, lui qui n’eut d’autre ligne de défense que de prétendre avoir répondu aux ordres ou servi le système et fut condamné à mort en 1961. Toute la mise en scène de Ido Shaked et la scénographie concourent à l’interrogation du système, à travers la parole collective d’Eichmann et du potentiel dramatique de son procès. Au nombre de sept, les comédiens qui forment une troupe éclectique se répartissent la parole fragmentée d’un Eichmann jamais vraiment incarné, ce qui rend son système davantage intelligible et ne provoque ni empathie ni détestation à l’égard de l’homme. À de multiples reprises d’ailleurs, les comédiens devenus juges ou témoins adressent sèchement au public « Je vous interdis toute manifestation de sentiments ». Un jeu saisissant dans leur tentative de faire dire au « spécialiste » ce qu’il savait.
La scénographie dans laquelle le procès a lieu est sombre, tout est noir excepté la photographie d’Eichmann émergeant symboliquement d’un papier blanc. Avec seulement une table, quelques chaises et un rétroprojecteur qui accentuent l’effet administratif de la démarche, l’explication de la politique d’extermination se dessine littéralement sur le sol. C’est sur un plateau monté sur rivets qui de fait est complètement instable et bouge suivant un système de balancier que les comédiens dessinent à la craie blanche des organigrammes, recréent des tableaux d’archives avec rigueur et méthode avant de tout effacer, comme on laverait l’histoire de ses plaies. Pour autant, dans cette atmosphère désincarnée, aucune violence n’est montrée, si bien que les photographies à la vue insoutenables qui furent projetées par le passé et que le monde voyait pour la première fois ne sont plus qu’un écran vide comme frappé des claquements du projecteur. Face à ces plans de camps, de chemins de fer, de bombardements, les acteurs portent le texte avec force comme étant eux-mêmes devenus des rouages de la machine. Tous sont poignants alors que leur parole nous assomme de vérité et de possibilités interprétatives.
Sans en dire plus que l’histoire, ses plaies et ses silences, la troupe parvient à une adaptation saisissante du procès d’un homme normal englué dans la banalité du mal, qui a prétendu ne pas savoir et « ne pas être apte à décider » concernant les déportations. Recomposés de la sorte et joués avec autant de finesse et solidité, les faits parlent d’eux-mêmes. Le caractère administratif de la situation suffit à dire la violence de ce que l’on sait de la déportation.
Après la Maison du peuple qui fut le théâtre du procès, le théâtre Gérard Philipe se transforme à son tour en tribunal pour une grande leçon d’Histoire mais surtout, un grand moment de théâtre.
« Eichmann à Jérusalem ou les hommes normaux ne savent pas que tout est possible », Théâtre Majâz, texte de Lauren Houda Hussein, mise en scène de Ido Shaked, jusqu’au 1er avril 2016 au Théâtre Gérard Philipe, Centre dramatique de Saint-Denis, 59, boulevard Jules-Guesde, 93207 Saint-Denis. Durée : 1h15. Plus d’informations et réservations sur www.theatregerardphilipe.com
« Children of nowhere », ode synesthésique à la vie
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Les revenants, les fantômes, les oubliés de lieux cachés, inexplorés ou délaissés par l’Homme, voilà ce qui intéresse Fabrice Murgia dont la quête de silence l’a mené aux confins de mondes désertés par l’Histoire. Après avoir erré en Amérique à travers le Texas, l’Arizona et autant d’États invisiblement saturés de villes fantômes, le jeune metteur en scène, s’est arrêté dans l’un de ces lieux aux frontières de l’Histoire pour créer « Children of nowhere », second épisode de Ghost road, projet initié en 2012. Ce sont les rescapés qui préoccupent Fabrice Murgia, « los vivos » de Chacabuco (Chili), une ancienne cité minière abandonnée après avoir été un camp de concentration de prisonniers politiques, grand théâtre d’atrocités silencieuses et envers du décor, dès 1973, de la dictature de Pinochet. Partisan d’un théâtre documentaire, dans un monde gorgé d’informations qui prétend ne plus laisser de place à l’inconnu, le metteur en scène bouscule les codes et fait du théâtre un outil médiatique aux vertus poétiques pour dire l’oubli.
Dès le début, l’aspect documentaire de la pièce vient frapper le public, sur le rideau noir clôt est projeté à une échelle gigantesque le témoignage d’une jeune anonyme, fille de rescapés résidant désormais en France, qui a vécu l’expérience d’un silence historique. Chacabuco ? « Je m’y intéresse parce qu’on n’en a jamais parlé » dit-elle comme sommant de lever de rideau. Commence alors l’immersion dans ce lieu et cette histoire, notamment grâce à la vidéo puisqu’en continu sont projetés sur une toile de tulle, dans un souci de transparence avec le décor quasi inexistant et ses acteurs, des confessions d’anonymes en alternance avec des vues aériennes ou paysages de cette ville désertique. Sur une scène couverte de sable, continuité matérielle du visuel à l’écran, Viviane de Muynck trône sur un siège abimé, interprète et maître d’orchestre de cette histoire qu’elle met en abyme. Derrière l’écran, et sous forme d’ombres chinoises, est présent un quatuor de violoncelles, jouant les bruits de l’histoire et accompagne tantôt la vidéo, tantôt l’actrice ou le chant de la soprano, Lore Binon, évoluant sur scène comme un spectre vocal en stimulation vibratoire constante nos sens.
La rencontre de tous ces arts, des temporalités et de leur incessante transparence voulue par Fabrice Murgia fait de la scène un lieu de recherche poétique qui n’a même plus l’Histoire ni les mots comme limites. Loin de produire une distance, la vidéo sert le jeu, notamment celui magistral de Viviane de Muynck d’un charisme poignant dans son rôle, dont la présence scénique est dédoublée à l’écran. Ce que l’on voit de face sur scène nous est ainsi montré de profil en simultané comme si rien ne pouvait arrêter la vérité, ce vent rendu sonore qui souffle sur l’Histoire sans toujours réussir à l’ébranler pour autant. Dans « Children of nowhere », le vent secoue le sable, fait parler le silence et laisse entendre la liberté. À Chacabuco, la liberté n’était rien d’autre qu’un jeu social, les prisonniers y avaient d’ailleurs élevé un théâtre et une cabine téléphonique imaginaire pour jouer la liberté et se sentir vivants. Aujourd’hui « los vivos » sont libres mais perdus, seul un pèlerinage dans le désert pour certains peut aider à retrouver les preuves d’un temps vécu mais révolu. Vingt ans de leur vie passée emprisonnés à se raconter des histoires avec les nuages, les étoiles et vingt centimètres de plancher ou de charpente. Cette charpente encore debout où l’un des leur, Oscar Vega, se pendit en désespoir de cause et que seule une petite plaque commémore encore en plein désert. La Mémoire de ces naufragés sauvés par la poésie ne mérite-t-elle pas plus que cela ? Voués à la résilience, au « détachement sans attachement », les rescapés de Chacabuco doivent affronter le choc des gens qui ne savent pas ce qui a eu lieu. Ainsi, l’Histoire est davantage ce que l’on ne sait pas que ce que l’on en sait ou l’on en fait, à en croire cette pièce qui parvient à dire le manque. Dans une atmosphère toujours sombre ou aveuglante, Fabrice Murgia humanise l’Histoire muette et constellée en créant une synesthésie qui parfois fait délibérément frôler l’inconfort. Que ce soit en invoquant le chant ou la poésie de Neruda, il ouvre des plaies maintenues ouvertes par l’ignorance, que le temps ne peut en rien, seul, aider à refermer.
Le résultat, d’une rare intensité, est sublime, subtil, et toujours esthétique sans jamais montrer la violence. Tout appelle le spectateur à s’offrir au désert devenu lieu de quête identitaire pour beaucoup de chiliens, à y regarder les étoiles, en choisir une et tenter de comprendre les « enfants du désert », ces égarés qui courent pour oublier, travaillent sans cesse et racontent des histoires pour oublier leur histoire sans histoires.
« Children of Nowhere (Ghost road 2) », texte et mise en scène de Fabrice Murgia, interprétation de Viviane De Muynck, jusqu’au 6 février 2016 au Théâtre National-Bruxelles, Boulevard Emile Jacqmain 111, 1000 Bruxelles, Belgique. Puis Théâtre Jean-Vilar, Vitry-sur-Seine les 12 et 13 février. Durée : 1h20. Plus d’informations et réservations sur www.theatrenational.be/
Théâtre contre maltraitances
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Marie Ruggieri, femme mûre et conquise par la vie, entre sur scène avec une générosité palpable. Avec sa gouaille et son plaisir d’amour, elle nous berce d’abord avec son langage fleuri. Pourtant, elle va s’attacher durant une cinquantaine de minutes, à dénoncer le traitement fait aux femmes dans des situations atroces, où celles-ci frôlent et rencontrent la mort à cause de la barbarie des hommes. La descente aux enfers d’une amoureuse, le sort terrible réservé à une prostituée et une petite Somalienne, victime d’excision.
Spectacle commandé par une antenne locale d’Amnesty International, « Femmes en danger » est une dénonciation confortant une prise de conscience. Simple, mais essentielle. Marie Ruggieri dit le danger, sans le travestir ou l’adoucir, mais l’interprétation est humaine et fait naître une volonté positive dans le cœur du spectateur. Un spectateur qui pourrait être concerné par ces maltraitances.
Petit spectacle, bref comme une sonnette d’alarme, il a mérite d’attirer l’attention de ceux que ces questions touchent particulièrement. « Femmes en danger », derrière un visage tragique, nourrit l’espoir sincère que les violences faites aux femmes cessent, au moins un peu chaque jour.
« Femmes en danger », de et avec Marie Ruggieri, jusqu’au 26 avril 2016 au Théâtre Essaion, 6, rue Pierre au Lard, 75004 Paris. Durée : 50 minutes. Plus d’informations et réservations sur www.essaion-theatre.com/.
« Bettencourt Boulevard », timide manifeste d’une affaire bruyante
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« Qu’est ce que le théâtre vient faire dans cette histoire ? Telle est la question », ose selon toute vraisemblance se demander un journaliste, maître du puzzle et coryphée de cette pièce éminemment politique, difficilement réductible au seul registre tragi-comique. Écrite par Michel Vinaver, « Bettencourt Boulevard ou une histoire de France » est avant tout un texte intelligent et intelligible voué à une scène que, paradoxalement, l’auteur malmène. Il a déclaré « Je n’écris pas pour le théâtre, j’écris contre lui ». Mais la vie n’est jamais qu’un théâtre où chacun joue son rôle disait Shakespeare, à quoi bon dès lors, discuter la pertinence théâtrale ou l’intérêt scénique d’un fait divers qui a secoué le quinquennat de Sarkozy et qui nourrit encore la presse ? Telle est la vraie question.
Grâce à une scénographie impeccable et une mise en scène élégante et cohérente de Christian Schiaretti, à laquelle s’ajoute un jeu d’acteur précis, « Bettencourt Boulevard » s’impose comme la recomposition admirable mais pas assez assumée d’une affaire difficile.
Sur scène, les acteurs se confiant tour à tour à un chroniqueur sont dix-sept pour jouer trente tableaux qui s’enchaînent dans un décor aussi coloré que minimal, dans la mesure où seuls des fauteuils, sortes de cubes blancs ingénieusement éclairés, occupent le plateau traversé de panneaux transparents ou colorés. Descendant du plafond ou coulissant, une série de carrés colorés inégalement illuminés qui pourraient être sortis d’une œuvre de Mondrian animent la mise en scène et rythment avec fluidité les entrées et sorties des personnages. Une scénographie claire et limpide qui accompagne bien le mythe Bettencourt qui se construit sous nos yeux.
L’Oréal : 38 usines, 17 milliards de chiffre annuel. Soit 1,4 millions d’euros quotidiens dans la poche de Liliane Bettencourt, héritière de l’empire suspectée de démence, parce qu’elle le vaut bien ! On comprendrait presque Sarkozy lui courant après comme un gamin. À l’origine de cet empire qui a fait de la France un pays où on se lave, fil conducteur de cette pièce, Robert Meyers grand-père du mari de Françoise Bettencourt, et Eugène Schueller, barbier coiffeur qui n’aimant pas travailler, devint patron. Des conseils d’avenir que l’on croirait tout droit sorti du Figaro. Le texte, qui a le mérite de montrer les rouages de l’oligarchie française, se joue du temps et du fossé générationnel sans que la cohérence d’ensemble en pâtisse pour autant. Sans difficulté, on descend jusqu’aux ultimes héritiers, fils de Françoise : Jean-Victor et Nicolas. Aussi, l’investigation donne la parole à tous les pions de ce grand échiquier politique et familial, même aux domestiques ou à la comptable qui, depuis l’ombre, voient tout. Les acteurs sont souvent comiques, comme ce Patrice de Maistre joué par Jérôme Deschamps ou Francine Bergé dans le rôle de Liliane Bettencourt. Mais ils auraient cependant pu l’être bien davantage.
En ayant recours à la musique discrètement présente et à la danse savamment dosée, Schiaretti crée un collage méticuleux, peut-être trop. En effet, si tout est propre, les personnages manquent de profondeur et le coryphée nous laisse sur notre faim tant son jeu semble mécanique et n’avoir d’autre intérêt que celui d’expliquer in fine ce que l’on a déjà compris.
« Bettencourt Boulevard », de Michel Vinaver, mise en scène de Christian Schiaretti, jusqu’au 14 février 2016 au Théâtre de la Colline, 15, rue Malte-Brun, 75020 Paris. Durée : 2h. Plus d’informations et réservations sur www.colline.fr.
Au nom d’Ikéa, Carrefour et Primark : amen
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À l’ouest de Dacca, capitale du Bangladesh, le 24 avril 2013, une usine de textile s’effondre et fait 1133 morts dont la plupart sont des ouvrières. Au même moment à l’autre bout du monde, une femme revient de chez Carrefour en voiture et roule la radio allumée, en entendant les nouvelles tomber elle ferme les yeux un instant, juste assez pour foncer droit dans un mur sans trouver la pédale de frein.
« Comment on freine ? ». Tel est le titre de la nouvelle pièce écrite par Violaine Schwartz, une commande d’Irène Bonnaud, la metteuse en scène, qui a créé le spectacle à Besançon avant de le présenter au théâtre de la Commune à Aubervilliers.
Trois pans de murs blancs, des piles de cartons et un dîner dressé à même ces cartons, tel est le décor dans lequel commence la pièce. Le jour de son anniversaire, une femme (celle qui fonçait dans un mur) retrouve son mari dans leur nouvel appartement parisien fraîchement acheté, alors qu’elle est de retour de convalescence. Les retrouvailles sont difficiles. Difficiles, parce qu’elle a peur maintenant, peur de prendre le métro, de sortir dans la rue, de conduire, mais aussi parce qu’elle se sent coupable de l’effondrement du Rana Plaza à Racca, où des ouvrières confectionnaient des vêtements pour Carrefour et tout un tas de marques dont regorgent les piles de cartons du couple.
Face à son mari, perplexe mais patient, qui avait acheté une robe rouge à sa femme pour lui faire plaisir, elle, sa robe rouge enfilée, se sent étouffer. Animée par la culpabilité et la folie, elle se met à vider les cartons un à un. Sans réfléchir, elle les ouvre tous si bien que le sol de l’appartement se retrouve couvert de vêtements qu’elle essaye de trier, le sort des ouvrières de Racca entre les mains et sous nos yeux. Car cet amoncellement de vêtements et d’étiquettes Primark, Camaïeu, Carrefour, Mango… autant de marques produites à Racca, qui fait rapidement penser à une installation de Boltanski, c’est ce qui nous lie à une classe ouvrière oubliée, occultée par la mondialisation et morte pour la consommation.
Au milieu de ces montagnes de vêtements, le couple débat, se débat. Et pendant que son mari part chez Ikéa acheter une « Billy », étagère écoulée à plus de 41 millions d’exemplaire dans le monde, la femme retrouve un globe terrestre lumineux qu’elle croyait fichu. À peine branché, il s’allume de sorte que de nombreuses scènes de la vie du couple vont être entrecoupées par l’apparition d’une femme, porte-parole des ouvrières de Racca qui, en bengali, raconte le drame, sur des pas de danse traditionnelle.
Ainsi le décor minimal est efficace et la mise en scène symbolique dans la mesure où Irène Bonnaud parvient à lier le drame du 24 avril 2013 à nos vies par les vêtements, comme des cadavres sur scène dont les cartons en seront les pierres tombales, et à ces marques qu’on se surprend à porter sur soi. Si quelques scènes paraissent longues, c’est que les silences, au lieu de laisser respirer au contraire nous étouffent. Les acteurs eux, au départ peu convaincants à cause d’une diction non naturelle, finissent par être extrêmement poignants dans leur recherche de solutions. Le monde est malade, mais qui se souviendra de ce 24 avril qui ne le freina en rien ?
« Comment on freine ? », de Violaine Schwartz, mise en scène d’Irène Bonnaud, jusqu’au 17 janvier 2016 au Théâtre de la Commune, 2 rue Édouard Poisson, 93 300 Aubervilliers. Durée : 1h50. Plus d’informations et réservations sur lacommune-aubervilliers.fr/.
Thomas Jolly trône sur l’Odéon
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Après avoir triomphé à Avignon et aux Ateliers Berthier avec la présentation dans son intégralité du cycle shakespearien d’Henry VI, Thomas Jolly, directeur de la compagnie la Piccola Familia se sentait suspendu à cette histoire qui n’était pas finie. Pour conclure ce long cycle, il vient alors occuper l’Odéon et conquérir le public parisien par la mise en scène de Richard III, dans laquelle il s’accorde le rôle éponyme de ce sombre roi.
Créée à Rennes en octobre, cette mise en scène de Richard III par Thomas Jolly se base sur une sublime traduction du texte que l’on doit à Jean-Michel Déprats, et qui éblouit la sombre création du jeune metteur en scène. Dans le rôle du roi sanguinaire, du roi des ombres, Thomas Jolly l’enfant terrible propose une esthétique glaciale et sombre pour cette grande pièce de Shakespeare. À cet effet, le décor est réduit au minimum : une structure en fer modulable, et la lumière pour sculpter l’espace cerclé de rideaux noirs. Grâce à une quantité de projecteurs d’une lumière blanche extrêmement puissante, Thomas Jolly tantôt agresse son public, tantôt l’éclaire. C’est une lumière créatrice de formes qu’il propose, comme lorsque de simples raies lumineuses suffisent à créer la prison qui renferme Georges duc de Clarence, le frère de Richard. De bout en bout, c’est la lumière qui dicte les mouvements et rythme les entrées et sorties des personnages. En plus de ces lumières, le metteur en scène joue sur les contrastes de noir et de blanc jusqu’à provoquer l’aveuglement. Les visages peints de blanc, les comédiens sont pour la plupart vêtus de noir, ce qui les fond parfois à l’obscurité et contribue à créer des effets magiques d’apparitions et de disparitions. Ainsi la frontière devient floue entre personnages réels et fantômes ; Thomas Jolly entretient volontairement la porosité entre ces deux mondes que sont le ciel et l’enfer dont Richard III semble être le tyran, le grand dictateur des allées et venues.
Richard III, vêtu de plumes, de cuir, de strass, tout en noir pendant la première partie de la pièce alors qu’il manipule habilement la cour, tout en blanc une fois devenu roi, arbore un style pop rock qui va avec l’ambiance générale de la mise en scène. Dans ce rôle, Thomas Jolly est magistral et incarne puissamment les tourments de ce grand traître par un jeu de contorsions effrayant mais maîtrisé. Il est tellement convaincant qu’il en devient impossible de ne pas l’acclamer lorsqu’il chante et crie « I’m a dog, I’m a toad, I’m a hedgedog » ou « I’m a monster » à l’assemblée. Toute la réussite de cette mise en scène qui dure plus de quatre heures trente, réside bien dans le fait que Thomas Jolly parvient brillamment à faire participer le public à l’intronisation de ce roi que deux heures trente de spectacle avaient pourtant rendu détestable. Malgré lui, le public devient à la fois complice et captif de cette usurpation tyrannique et des meurtres récurrents de celui qu’il appelle désormais son roi. Lorsque Richard III monte sur son trône Thomas Jolly, lui, en vrai tyran s’empare de l’Odéon qui l’applaudit. De cette histoire macabre où les cortèges funèbres s’enchainent, où le sang envahit l’air épais, cette fumée constamment présente sur le plateau et dans la salle, le public est devenu acteur d’un royaume corrompu et surveillé par des caméras de sécurités dont les écrans surmontent le trône royal. Une captivité du public sans doute rendue possible par l’absence de cadre temporel clairement défini dans lequel pourrait se fixer le spectateur. En effet, le décor et les costumes nous perdent et nous retiennent dans un hors temps qui pourrait être tous les temps et tous les lieux. L’usurpation n’a pas de limites et le peu de couleurs présentes sur scène se réduit à du rouge souvent porté par les femmes, ces ventres maudits, sans cesse implorantes et confrontées à leurs pertes, survoltées, souhaitant mourir plutôt que de continuer à engendrer le mal. Et enfin ce vert, cette couleur maudite sur scène, qui sera pourtant celle de l’ordre royal ordonnant l’ultime trahison.
Thomas Jolly, maître du chaos et du temps, nous courtise et nous fascine autant qu’il nous scandalise. Il crée surtout un spectacle exigeant et terrifiant où les neveux du roi même morts assassinés chevauchent encore une monture blanche sur un fond sonore de jeu vidéo, un cheval qui finira par tomber, annonçant la chute de ce chien sanglant que fut Richard III.
« Richard III », de Shakespeare, mise en scène de Thomas Jolly, jusqu’au 13 février 2016 au Théâtre de l’Odéon, place de l’Odéon, 75006 Paris. Durée : 4h30. Plus d’informations et réservations sur www.theatre-odeon.eu.
« Illiade », sea, sex and blood
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L’Iliade, cette épopée dont on parle si souvent et qu’on a si peu lue, aurait été écrite par Homère autour de 800 avant notre ère. Quinze mille trois cent trente-sept vers en hexamètres dactyliques, vingt-quatre chants, presque autant de noms et de héros pour raconter six jours d’une bataille qui a opposé les Grecs et les Troyens, qui a divisé l’Olympe pendant plus de dix ans : tel est le texte. Un texte si riche pour raconter une guerre à l’origine si banale, à savoir deux disputes côté mortels, l’une entre Achille et Agamemnon qui a enlevé Chryséis puis Briséis, l’autre entre Ménélas et Pâris qui a enlevé Hélène, la femme de ce dernier. Côté divinités, l’origine du conflit n’est pas moins triviale. Zeus le numéro un de l’Olympe voudrait soutenir les Troyens, mais c’était sans compter sur sa femme Héra qui soutient les Grecs et va le trahir par l’entremise de Poséidon. Alors une belle dispute de couple éclate.
Tout ça pour ça ? C’est en tout cas ce que l’adaptation et mise en scène de Pauline Bayle donne à voir. Grâce à une troupe de cinq comédiens aussi talentueux que survoltés incarnant à tour de rôle quantité de personnages, le texte s’éclaircit pour un résultat plus que bluffant.
Surprenant, voilà comment qualifier le début de la pièce qui commence non pas sur scène mais dans le hall du théâtre de Belleville. Dès le départ, le public est pris à parti par Charlotte Van Bervesselès dans le rôle d’Achille qui voit et désigne dans le public des chefs de guerre venus avec leurs bateaux, un public emmené presque malgré lui au combat qui aura lieu sur scène. S’ensuit la découverte d’un décor qui mise sur l’essentiel, c’est-à-dire cinq chaises, quelques seaux posés ça-et-là et deux panneaux accrochés symétriquement sur le mur du fond, avec pour rappel sur chacun la liste des personnages les plus illustres liés aux camps grec et troyen. La mise en scène qui se veut didactique et réduite à un décor minimal n’en reste pas moins éloquente, comme lorsque le simple fait de retourner les chaises suffit à créer un rempart indiscutablement infranchissable aux yeux de tous. Aussi, les jeux de lumières permettent une lecture claire de l’espace divisé en deux plans, servant toujours une double narration savamment mise en scène.
En effet, comment passer du monde des mortels au monde des dieux, du récit au combat ? Pauline Bayle entend y répondre de deux manières. D’abord, par un renvoi du texte homérique à l’essence même du théâtre : la tragédie et la comédie. Un renvoi manifesté par une opposition entre le monde divin comique qui donne à voir des dieux capricieux tissant le destin des hommes, vivant eux, dans un monde tragique. Ensuite, la mise en scène dépouillée est extrêmement efficace pour signifier les moments de récit et de combat grâce à un recours au sable, à l’eau et à de la peinture rouge. Les tableaux créés et l’utilisation de l’espace par les comédiens, vêtus de noir et misant sur un minimum d’accessoires, sont non seulement esthétiques mais très efficaces. Deux éponges pressées pour faire couler le sang, quelques seaux d’eau jetés à la figure d’Achille pour signifier la mer agitée, des paillettes dorées comme armure, un cercle de sable tracé au sol en guise d’arène de combat : tout fonctionne. Portés par une énergie communicative, les jeunes comédiens parviennent incroyablement bien à restituer la trame des chants de l’Iliade, en s’en faisant les acteurs et commentateurs. Tour à tour et avec une rapidité déconcertante, ils réussissent à émouvoir et faire rire aux éclats. Notamment quand Héra en bikini rouge, jouée par Florent Dorin, demande des conseils séduction à une Aphrodite aux airs de Blondie. Ou quand Poséidon vole la foudre de Zeus : un micro avec lequel il se met à raper de l’hexamètre homérique avec une époustouflante facilité.
Pauline Bayle parvient à proposer une adaptation du texte homérique surprenante, intelligente et convaincante, l’Iliade ainsi résumée à ce qu’elle est : dix ans de conflits et de sang « tout ça pour une seule fille ! ».
« L’Iliade », d’Homère, adaptation et mise en scène de Pauline Bayle, jusqu’au 7 février au Théâtre de Belleville, 94 rue du Faubourg du Temple, 75011 Paris. Durée : 1h30. Plus d’informations et réservations sur www.theatredebelleville.com/.
Florian Zeller, consternant de banalité
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Un homme s’habille en pleine nuit. Une femme, dans un lit à ses pieds, lui demande langoureusement de rester. L’Autre refuse : le fiancé, son meilleur ami, va rentrer. Ils doivent décider qui va lui avouer l’adultère.
Puis on est projeté dans le premier appartement qu’Elle et Lui partagent ensemble. Des règles sont établies pour tenter d’empêcher l’intrusion de l’Autre. On remonte à l’origine de l’échec ? Il a débuté ce jour-là, ce jour où ils ont voulu essayer de croire qu’ils n’étaient pas comme les autres et où pourtant, ils prenaient les mêmes sentiers. Très vite viennent les reproches, qui ne laissent transparaître que la peur de se perdre. La dépendance émotionnelle au détriment d’un amour quelconque. Elle ne veut pas rester avec Lui par habitude. Lui accepte jusqu’à un certain point le désamour de sa femme pour ne pas se retrouver seul. Une relation qui tombe dans le sadisme bas de gamme et qui reflète le quotidien de nombreux couples plus ou moins jeunes : rester ensemble alors que c’est déjà fini.
Mais les deux scènes où Zeller semble vouloir nous faire sortir de cette piscine olympique de banalité sont complètement ratées. Le moment où la mère et la fiancée de Lui se confondent, ainsi que la scène de dénouement, où Elle se prépare à être la victime d’un meurtre organisé par Lui – avec la complicité d’un croque-mort, sont évanescentes et imprécises.
Si Jeoffrey Bourdenet et Carolina Jurczak arrivent à étaler une belle palette de sentiments avec un texte aussi simpliste, Benjamin Jungers, Lui, peine à décoller de son personnage benêt d’écrivain raté sans trop d’émotions. Est-ce la figure de Zeller lui-même qu’il incarne ?
La scène d’exposition et la scène de fin sont les mêmes. À l’exception que, dans la seconde, le couple adultérin décide de ne rien dire à Lui. Les catastrophes qui se sont succédées après la première annonce sont ainsi balayées. Y a-t-il une morale ? S’il en est une, elle d’une consternante banalité : pour protéger l’autre, mieux vaut lui mentir.
Aussi, on se demande pourquoi l’Autre ne serait pas féminin ? Est-ce l’apanage des femmes de tromper leur pauvre mari fidèle ? Ce texte a tout d’un exorcisme pour son auteur, un rejet de la femme aux relents misogynes affligeants. On aurait apprécié qu’il garde des démons aussi banals pour lui et son confident – curé ou psychanalyste. Inutile d’en faire tout un drame.
Avec cette pièce, Florian Zeller montre encore qu’il est un auteur important de notre époque en prouvant une chose : écrire et avoir du succès est à la portée de n’importe quelle plume, même des plus médiocres.
« L’Autre », de Florian Zeller, mise en scène de Thibault Ameline, actuellement au Théâtre de Poche-Montparnasse, 75 boulevard du Montparnasse, 75006, Paris. Durée : 1h20. Plus d’informations et réservations sur theatredepoche-montparnasse.com.
« Eros Hugo » : l’intime énigme d’une pudeur ardente
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« Les poètes n’ont pas la pudeur de ce qu’ils vivent : ils l’exploitent. », écrivait Nietzsche*. Pourtant, c’est à un tout autre récit que se livre la Maison Victor Hugo dans cette exposition consacrée au grand homme de lettres. Entre pudeur et excès, ce sont justement les faces multiples des liens tissés entre l’œuvre littéraire et l’intimité de l’homme : une vie sexuelle vivante, complexe et frénétique, a contrario de ses écrits chastes et pudiques, où l’amour se veut sensuel, mais jamais explicitement charnel. Et parfois, quand l’excès et la passion s’immiscent dans les lignes de ses romans, c’est une extraordinaire puissance qui se libère, mais sans jamais sombrer dans le versant licencieux ou pornographique. Alors assurément, si Hugo vit des passions amoureuses et sexuelles exaltées, il ne les exploite pas le moins du monde, au contraire même, il les farde souvent.
Le pari de cette exposition – au demeurant fort réussie – est donc véritablement risqué : d’une part, il s’agit de naviguer habilement entre les poncifs sur la vie sexuelle d’Hugo ; ensuite, il faut parvenir à construire des ponts entre intimité, littérature, création plastique et histoire des mœurs du temps, sans jamais se perdre dans un discours trop hermétique ; enfin, il convient d’adopter justement, un parti pris « entre pudeur et excès » : montrer des œuvres érotiques, voire parfois au-delà – dérangeantes et violentes, tout en justifiant ce choix qui pourrait vite tourner au scabreux injustifié. Force est de constater que le commissaire Vincent Gille, se tire fort bien de ce sujet si délicat à traiter. Attention toutefois, si la monstration de ces images se justifie ici et sont replacées judicieusement dans un discours historique et scientifique, certaines ne sont pas à destination d’un jeune public.
Prise dans cette impétuosité charnelle, la muséographie se fait d’ailleurs héraut de cette ambiguïté des sentiments : elle est à la fois calme et fougueuse. Aux tons bleus et violines de la première salle, succèdent des murs aux couleurs flamboyantes, orangées et vermeilles. Ainsi, à la douceur des patientes amours entre Hugo et sa femme Adèle Foucher, répondent les passions qu’il vivra avec Juliette Drouet, Léonie Biard et Blanche Lanvin.
La première salle s’ouvre avec les années 1820 – 1832, alors que le jeune Victor Hugo se fiance en secret avec celle qu’il connait depuis sa plus tendre enfance. Hanté par le souvenir malheureux du couple conflictuel formé par ses parents, il s’impose – ainsi qu’à sa future épouse, un idéal amoureux intransigeant, où chacun devra rester vierge jusqu’à l’autel. De ces amours graves mais néanmoins heureuses, naîtra l’expression d’un désir qui ne pourra s’épanouir qu’au fil de ses romans : les pages de Notre-Dame de Paris sont emplies de cette violence, où la belle Esméralda est désirée, emprisonnée puis exécutée. Cette manifestation littéraire du charnel qui ne peut s’exprimer au dehors, est ici richement exposée : ainsi, les planches gravées de Dominique Vivant-Denon pour le roman Le Moine de Mathurin Lewis, plongent le visiteur dans l’atmosphère romanesque gothique de la fin du XVIIIème siècle. Comme un écho, les illustrations de Louis Boulanger pour Notre-Dame de Paris leur répondent : de la jeune Antonina persécutée et violée par Ambrosino, à Claude Frollo séquestrant Esméralda, s’étalent sous nos yeux des affections contrariées, cruelles et oppressantes.
Plus tard, les années 1829 – 1851 amorcent la rupture du carcan moral dans lequel Hugo s’était enfermé : le recueil des Orientales et la pièce de théâtre Hernani, ouvrent une brèche qui n’aura de cesse de s’accroître. Le couple soudé qu’il formait avec Adèle se brise ; alors qu’elle s’éprend de Sainte-Beuve, Hugo succombe aux charmes de Juliette Drouet. Sa vie intime relève dès lors d’une succession d’excès : il côtoie actrices et courtisanes, passe ses nuits dans les bals ou les loges des théâtres, cherche les faveurs sexuelles d’autres femmes pour tromper sa maîtresse, allant même jusqu’à séduire Alice Ozy, une jeune comédienne dont Charles Hugo – son fils – est tombé amoureux.
De cette vie intime devenue plus trouble face à la sagesse de ses jeunes années, Vincent Gille propose une lecture intelligente, à deux versants : aux métaphores de la passion et de la femme désirée, répondent les tragédies écrites pour la scène. Ainsi, les illustrations pour les Orientales de Louis Boulanger et Achille Devéria dans une veine orientaliste, côtoient Marietta, l’odalisque romaine de Jean-Baptiste Corot, la Femme demi-nue étendue sur un lit de Théodore Chassériau, ou encore l’Etude pour l’odalisque à l’esclave de Jean-Auguste-Dominique Ingres. De même, quelques dessins et lettres manuscrites évoquent magnifiquement l’histoire d’amour complexe entre Hugo et Juliette : d’abord, la rencontre charnelle où les rapports physiques tiennent une grande place, symbolisée par une série d’esquisses érotiques représentant des scènes d’atelier de Francesco Hayez ; puis une correspondance privée, précieuse et émouvante, où la souffrance de Juliette petit à petit délaissée, se lit et se ressent.
Le second versant de cette intimité bouleversée, est abordé par le biais de la scène ; jalousie, infidélité et inceste, sont des thèmes qui traversent l’œuvre théâtrale d’Hugo dans les pièces sombres et tourmentées que sont Angelo, Le Roi s’amuse ou Lucrèce Borgia. Son attrait pour le monde du théâtre est ici abondamment illustré : du point de vue des spectateurs premièrement, de Constantin Guys peignant Deux couples dans une loge à Gavarni et son Galop du bal de l’Opéra. Puis, du point de vue d’Hugo lui-même, alors qu’il se plaît à dessiner son célèbre et récurent personnage de Maglia, un poète, philosophe et anarchiste extrêmement cynique. Le parallèle avec le Bossu Mayeux – créé par Traviès de Villiers en 1832 est d’ailleurs mis en avant, alors que leurs caractères érotiques sont véritablement perceptibles et permettent à leurs auteurs, de belles allusions sexuelles. Et de la sexualité ici, il y en a, notamment par le biais des illustrations d’Henri Monnier pour les chansons érotiques de Béranger. Si certaines sont cocasses ou mettent le rose aux joues, d’autres sont il faut l’avouer, d’un aspect éminemment plus dérangeant et questionnent les limites de l’alibi érotique ; on pensera notamment à cette vignette dans laquelle un homme d’Eglise fouette avec une mine extatique, les fesses d’un petit garçon nu.
Pour autant, au-delà de toute trivialité, c’est bien la femme qui est célébrée chez Victor Hugo. Personnage central de ses romans et poèmes, la figure féminine y est à la fois aimée, étreinte, enviée ; mais elle est aussi crainte tant elle effraye. Esclave et souveraine, elle incarne la permanence d’un désir caché qui finira par s’assouvir, de l’amour chaste de Cosette et Marius dans Les Misérables, à l’infernale Josiane se jouant de Gwynplaine dans l’Homme qui rit. Mais aussi pures ou charnelles que soient ces amours, l’évocation reste toujours le maître mot, dans une pudeur qui se refuse à dévoiler la dimension physique de corps se serrant.
Ici, photographies et croquis alternent pour célébrer la femme désirée, entre délicatesse et dévoilement. C’est ainsi qu’Amélie, modèle des Etudes photographiques de Felix-Jacques-Antoine Moulin, ébauche avec les épreuves de Julien Vallou de Villeneuve, un habile contrepoint aux carnets dessinés d’Hugo où de fugitives silhouettes nues, se couchent sur le papier. Enfin, la très belle toile de Gustave Courbet, Les amants dans la campagne, ponctue habilement ce fragile équilibre antagoniste, de l’obsession du féminin alliée à la destinée de ces couples succombant à l’amour.
Mais voici que dans la dernière salle, c’est l’explosion : l’appétence pour la chair se révèle, l’excès se manifeste sous la plume d’Hugo. Le dieu Pan de La Légende des siècles se fait messager d’un monde où tout n’est que désir et fureur ; Josiane est la femme-araignée dont Gwynplaine n’est que la proie malheureuse. Des satyres, des exaltés ivres de passion et de cruauté, poussent la frénésie jusqu’à l’animalité ; le combat de Gilliatt et la pieuvre dans Les Travailleurs de la mer, n’exprime pas autre chose que ces élans lascifs où tout n’est qu’enlacements. Hugo d’ailleurs, ne résiste pas à cet imaginaire de l’animal tentaculaire très présent au XIXème siècle : il en croque dans ses carnets, tandis qu’Hokusai en 1814, réalise l’estampe érotique intitulée Le Rêve de la femme du pêcheur.
Mais si Hugo semble enfin succomber à l’expression d’une sexualité plus excessive et assumée, il ne versera jamais du côté de la pornographie. En effet, si la dernière salle de l’exposition met en avant le corps puissant sculpté par Auguste Rodin pour l’écrivain, elle souligne aussi le décalage entre son œuvre et celle de ses contemporains. Chez eux, l’iconographie est obscène, sans fard. La sexualité n’est plus dans l’érotisme grisant, mais verse dans une violence dérangeante où la figure féminine est réifiée à l’extrême, prisonnière de créatures monstrueuses aux multiples verges qui incisent douloureusement la chair et le moindre orifice. Félicien Rops, très critique sur les bonnes mœurs et l’hypocrisie de la société bourgeoise, décline à l’infini des compositions où la femme n’est qu’un jouet soumis aux symboles phalliques – La poupée du satyre, où ce dernier manipule une femme-poupée comme une marionnette sexuelle en est un exemple parmi d’autres. Aussi avilissantes que soit cette imagerie, elle démontre au moins que jamais Hugo n’aura cédé à cette symbolique licencieuse, malgré toute la démesure qui lui a parfois été prêtée.
« Eros Hugo. Entre pudeur et excès », est donc une exposition riche, habile, et qui œuvre pleinement à la déconstruction d’écueils malheureusement trop répandus sur la vie intime de Victor Hugo. Si on le dit prompt à une sexualité ardente, elle ne l’est pas plus que celle de ses contemporains ; et si on le croit exempt de toute production littéraire sensuelle, il faut alors s’empresser de lire ses poèmes publiés à titre posthume. Toute cette ambiguïté, cette intrication de retenue et d’audace, est ici intelligemment déchiffrée et mise en valeur. Les parallèles entre la vie et l’œuvre d’Hugo, ainsi que les perspectives offertes avec d’autres grandes figures de son temps, font émerger une dimension méconnue et pourtant passionnante de ce grand écrivain.
Un regard éclairant sur une personnalité que tout un chacun pense connaître, mais qui recèle encore preuve en est, bien des charmes secrets.
Thaïs Bihour.
* Nietzsche Friedrich, Par-delà le Bien et le Mal, Naumann ,1886.
« Eros Hugo. Entre pudeur et excès » – L’exposition se tient jusqu’au 21 février 2016 à la Maison Victor Hugo. Plus d’informations sur http://www.maisonsvictorhugo.paris.fr/
« Fin de l’histoire » : flirt ambigu avec l’extremisme
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La scène est un hall de gare monumental. Le grand escalier central sera le lieu de l’action. L’épaisse masse de béton compose cette architecture lourde, pesante, sombre des grands bâtiments du XXe siècle au nord de l’Europe. Le contraste entre le frêle corps des acteurs et l’environnement massif compose de belles images soulignant la solitude des âmes. Rare espace de repos pour les personnages, de grandes banquettes de bois où ils vont attendre.
A l’image de cette horloge qui marque le temps du spectacle – comme dans « Nouveau Roman », la précédente création théâtrale de Christophe Honoré – la temporalité est importante. On observe le temps qui passe en parlant du temps qu’il fait. L’action se déroule avant l’été 1939. Les personnages indiquent la température européenne à l’aube de la Seconde Guerre mondiale. La famille Gombrowicz est arrivée avec neuf heures d’avance à la gare. On observe leur attente longue et erratique. Un temps étendu, incertain, propice aux échanges intimes. Chacun se juge, se livre. Witold Gombrowicz est l’adolescent incompris du groupe – alors que, dans la réalité il aurait 35 ans –, mais toute sa famille est là afin de l’accompagner pour son départ vers l’Argentine.
Que se disent-ils pour tuer le temps ? Car le texte de « Fin de l’histoire » est indiqué d’après Gombrowicz et résulte logiquement en grande partie d’écriture de plateau. On suppose mais on ignore quelle est la proportion de l’un et de l’autre. Est-ce Gombrowicz qui s’exprime lorsque celui qui l’incarne parle dans l’un des nombreux micros sur pied qui – comme dans « Nouveau Roman » – jalonnent la scène ? Probablement pas systématiquement, car globalement, le texte en question est assez pauvre, brouillon et flou. Dans la première partie de la pièce – celle où la famille attend à la gare – on n’en distingue pas la direction. Faut-il mettre en avant l’argument du « poétique » ? L’excuse la plus facile que se trouvent, à la fois les auteurs et le public, lorsque le texte est bancal : « c’est de la poésie, il n’y a rien à comprendre ». Alors, les meilleurs moments viennent du silence.
Que peut-on en distinguer néanmoins ? Le vécu pessimiste du monde de Witold Gombrowicz – et au vu de son entourage familial, on le comprend. Il constate que la poésie n’intéresse personne. Il a le sentiment d’un monde qui sonne faux, qui se passe de lui. Plus profondément encore, il a l’impression de n’être jamais là où l’Histoire est en train de se faire… Alors commence la deuxième partie. Les parents, les frères, l’amie se métamorphosent en Fukuyama, Hegel, Derrida, Marx… La gare devient salle de conférence : les banquettes deviennent tribunes et chacun a sa petite bouteille d’eau à portée. Ils débattent sur la question de la « Fin de l’histoire » des points de vue méthodologiques, techniques et pédagogiques. En matière de contenu idéologique, c’est la seule partie de la pièce un peu sérieuse et intellectuellement honnête. Mais elle est brève : surgit ensuite la troisième partie où Witold Gombrowicz conjure les dirigeants Européens en 1939 de trouver une solution de paix, ou bien d’attendre son retour d’Argentine pour commencer la guerre. Ceux qui était, un long moment auparavant, la famille de Gombrowicz joue désormais Hitler, Mussolini, Staline, Chamberlain et autres Valadier.
C’est la partie la plus transparente quand à la bêtise que renferme cette création. On atteint un point de rupture avec toute forme de pensée au moment où ce qui semble être une blague de répétition devient un gag récurrent jusqu’à la fin du spectacle : Staline ressemblerait à Cabrel, alors celle qui joue « Stabrel » (ou « Caline » ?) chante, fait des gags, ce qu’on attendrait d’elle au « Plus grand cabaret du monde » de Patrick Sébastien. Autre instant où ce spectacle montre qu’il ne raconte que ce qu’il y a de visible : la scène où les personnages refont le sommet de Yalta et où la France et l’Angleterre portent des masques d’autruches : c’est dire si Honoré va chercher loin dans la symbolique ! Un sommet de Yalta plein d’anachronismes, afin de créer un parallèle grossier avec le monde d’aujourd’hui. Le spectateur doit être trop bête pour comprendre.
On touche ici à la contradiction majeure de « Fin de l’histoire » : si on décide de tout montrer au spectateur, il faut le faire jusqu’au bout et ne pas compter sur le fait que son intelligence se réveille dans les dernières minutes. Car ces dernières minutes se veulent absurdes. Hitler et Staline sont montrés comme égaux dans leur cruauté et Mussolini comme un type sympathique. Gombrowicz est démuni suite à l’échec du sommet de Yalta, ses espoirs de paix sont anéantis. Les dictateurs lui hurlent au visage les bienfaits de la guerre – un peu comme lorsque des députés parlaient des bienfaits de la colonisation – ; s’il n’y avait pas eu la Seconde Guerre mondiale, il n’y aurait pas eu Primo Levi, Roman Polanski n’aurait pas pu faire de si bons films. Et si Mussolini était resté au pouvoir, il aurait organisé sa descendance et il n’y aurait pas eu Berlusconi en Italie, alors qui aurait créé la Cinq en France ? Il n’y aurait pas eu Pyramide, et donc, sans cette guerre : on aurait jamais connu Pépita ! Et la Pologne ? C’est Chopin et les plombiers.
Pour ce discours, plus de masques d’autruches ou de symboles ultra-lisibles qui pourtant sont jusque-là l’apanage du spectacle. Christophe Honoré créé un théâtre dangereux. En mélangeant Histoire de bistrot et allusion pas très claire, il s’adonne au même exercice que les politiques actuels, non-cultivés et pris dans la surenchère des effets d’annonce loin de toute forme de vérité. Honoré n’est pas nourri du même sérieux scientifique ni du même talent d’un Joël Pommerat ou d’un Sylvain Creuzevault. Il diffuse, sans les critiquer, des pensées extrémistes – sous couvert d’absurdité gombrowiczienne -, dans le sens où il rend un visage humain à des hommes dont l’aspect monstrueux ne peut pas être occulté. C’est ce que font régulièrement Alain Soral ou Michel Onfray. Mussolini en débardeur, apeuré par la possibilité d’une guerre et chantant Richard Cocciante ne fait que le rendre sympathique. On ne doit pas non plus montrer Hitler comme un type drôle et amusant sans qu’il n’y ait de critique derrière. Honoré ne confronte pas le nauséabond, il ne le remet pas en cause. Pire : il l’utilise dans le seul but de faire rire. Christophe Honoré est certainement inconscient du message qu’il conforte ainsi dans la pensée du public – souvent jeune et perméable aux discours séduisants des extrêmes. Toute la bêtise du spectacle est là. La caution « théâtre contemporain » ne protège pas de la stupidité.
Ce qui a fonctionné pour « Nouveau Roman » ne fonctionne pas pour la « Fin de l’histoire ». Les enjeux sont autres, moins propices à une certaine forme de déconnade. Et malgré une scénographie et une occupation de l’espace intéressantes, espérons que ce nouveau spectacle ne marque pas trop les consciences. Il illustre combien on peut rire de tout, mais à condition de montrer pourquoi.
« Fin de l’histoire » d’après Witold Gombrowicz. Mise en scène de Christophe Honoré, jusqu’au 28 novembre au Théâtre de la Colline, 15 rue Malte-Brun, 75020, Paris. Durée : 2h45. Plus d’informations et réservations sur www.colline.fr
Zingaro : Bartabas achève la bêtise
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Lorsqu’on se rend au cirque Zingaro, l’aventure est totale, merveilleuse dès l’entrée dans le chapiteau de bois réservé à l’accueil. En hauteur, les souvenirs des spectacles qui ont fait la renommée de Bartabas. Des costumes et autres éléments de décors nous rappellent et nous transportent dans une épopée toujours en cours : celle du créateur du théâtre équestre et sa troupe, composée de chevaux et d’hommes.
La structure de « On achève bien les anges », spectacle créé aux Nuits de Fourvière 2015, reste celle du cirque : une alternance de numéros qui réserve chacun ses surprises. Beaucoup de chevaux, certes (jusqu’à 15 sur la piste), mais aussi des clowns, funambules et autres danseurs. L’esthétique générale, splendide, est dominée par des tons froids : noir et blanc en alternance. La lumière vient moduler les volumes et transforme le cercle central en trou noir, cimetière ou mer de nuages. Quelquefois, une touche de rouge marque un passage drôle ou sanglant.
Bartabas dépasse le simple choc esthétique. Le propos est fort et osé. Il s’attaque ici aux extrêmes religieux, quels qu’ils soient, avec violence. Il dérange, questionne, prend des risques sans tomber dans l’irrespect. A Zingaro, la beauté et l’autodérision soignent le monde.
Aussi, plus qu’un tourment visuel et cérébral, « On achève bien les anges » est un éloge à la lenteur. Le spectateur, par le temps nécessaire pour s’installer, le temps des numéros, le rythme des musiques et le développement des images est une invitation à vibrer sur un autre rythme, à contempler et penser le monde qui nous entoure. Le public n’est plus dans une simple relation de plaisir entre le spectacle et son désir, il doit apprendre à suivre la temporalité qui relie le cheval à celui qui le dresse.
Combinant ces merveilles à un propos limpide, Bartabas fait de ce théâtre sans parole un moment où la bêtise reste suspendue et où le cerveau respire. Une rencontre au sommet entre la beauté et l’intelligence.
« On achève bien les anges », un spectacle du Cirque Zingaro. Mise en scène, Bartabas, actuellement au Fort d’Aubervilliers, 93300, Aubervilliers. Durée : 2h. Plus d’informations et réservations sur bartabas.fr/
« Home », asile de dingues sans un fou
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La scène du théâtre de l’Œuvre est transformée en coin de paradis au milieu d’une jungle de béton : deux chaises et une table attendent les promeneurs. Rapidement, on se rend compte que nous sommes installés au milieu d’un asile et que certains « cinglés » viennent s’y retrouver au hasard de leurs délires. Des échanges, des relations se nouent ici, des instants qui n’ont pas de prise dans l’âme des pensionnaires : ils passent par là pour se créer quelques minutes de normalité : amour, bavardages et observation de la météo sont au programme.
Cette situation pourrait être propice à une heure de poésie rêveuse et décalée. Mais la pièce est si mauvaise que le public se retrouve propulsé dans un bain d’ennui mortel, au milieu de tarés dont la folie est absente. On est prisonnier, d’abord d’une conversation qui pourrait être celle de deux chômeurs dépressifs (Harry et Jack) qui n’attendent plus rien de la vie. Ils essayent de s’amuser à être quelqu’un et s’échangent – pendant la moitié de la pièce – des banalités consternantes qui aussitôt écoutées, sont illico oubliées. Ils seront rejoints par Kathleen et Marjorie. Les jeux de séduction et d’amour auxquels s’adonnent les personnages sont du niveau de ceux auxquels joueraient, la nuit, des jeunes à l’arrêt de bus de leur village paumé : dans le but de tromper l’ennui sans jamais y parvenir.
La pièce de David Storey est répétitive, linéaire, sans surprise… Le portrait d’un asile sans délire. Les acteurs font ce qu’ils peuvent, jouent des personnages vides, quand ils n’essayent pas de mimer la folie qui devrait les habiter. On pense à Carole Bouquet, d’une étonnante vulgarité, riant comme une pie crierait pour chercher l’amour dès que Pierre Palmade ouvre la bouche. Et ne parlons pas d’Alfred (Vincent Dediard), monsieur muscles dont l’auteur aurait pu nous faire grâce tant sa présence n’apporte même pas un peu de poésie…
Ce « Home » est une parodie de création absurde. La pièce vaccinerait n’importe quel spectateur, qui n’a pas l’habitude d’aller au théâtre, de l’envie d’y retourner. En sortant, on s’interroge : comment une affiche si prometteuse peut produire un résultat si médiocre.
« Home » de David Storey. Mise en scène de Gérard Desarthe, actuellement au Théâtre de l’Oeuvre, 55 rue de Clichy, 75009, Paris. Durée : 1h30. Plus d’informations et réservations sur theatredeloeuvre.fr
« Le Dîner », improvisation trop humaine ?
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« Le Dîner » est un spectacle improvisé, qu’en écrire alors ? Si ce n’est évoquer l’expérience (assez malheureuse) d’un soir. Mais qui nous dit que le lendemain, ce n’était pas absolument génial ?
Le principe est séduisant, mais complexe. Les spectateurs sont invités à assister à un dîner organisé par un couple pour une raison, chaque soir, définie par le metteur en scène. Ce couple invite deux amis à dîner, et l’un des convives emmènera une personne complètement inconnue. Une fois ce cadre installé, le rôle de chacun est attribué au hasard aux acteurs. Une fois leur personnage connu, chaque comédien emmène une partie du public dans un endroit du théâtre afin de lui poser des questions sur ce qu’il sera (son métier ? Quelque chose qu’il sait sur l’un des convives ? Un souvenir d’enfance qu’il lui faudra raconter…) Une fois le questionnaire rempli, le public s’installe dans la salle et les comédiens doivent mémoriser le tout en quelques minutes, pendant que le metteur en scène sélectionne la musique. Enfin, « Le Dîner » peut commencer : les acteurs vont improviser durant une heure.
On peut regretter la mise en place, longue et fastidieuse. Les déplacements des spectateurs entre l’entrée dans la salle, l’installation sur la scène, puis, après les explications du metteur en scène, un nouveau déplacement aux quatre coins du théâtre… Tout cela prend beaucoup de temps. Il faut ensuite compter un peu plus de 20 minutes pour que l’acteur fasse remplir son questionnaire. Des questions qu’il limite très rapidement : « il faut que ce soit réaliste et réalisable, pas d’aliens qui viennent interrompre le repas ». Soit. Alors que reste-t-il comme option au public ? Répondre à des questions extrêmement précises qui sont souvent dirigées par le comédien lui-même. Outre le manque de liberté et la confusion dans laquelle nous somme plongés, les spectateurs eux-mêmes ont des idées au ras du sol (pour ne pas dire la ceinture). Quand le comédien demande quelle est la nature de sa relation avec l’invitée numéro 2 ? Sa maîtresse. Et ce qu’il sait sur l’invité numéro 3 que les autres ne savent pas ? Il est acteur porno ! Un secret qu’il doit avouer pendant le repas ? Il est ruiné. On pourrait penser aux ingrédients d’un Feydeau et la poésie est vite balayée par des envies graveleuses. Voulues par le public qui est lui-même bridé par les directions données par le comédien. Les questions ayant toutes trouvées des réponses, le retour dans la salle est encore long. Le spectacle débute à 20h, les comédiens commencent à jouer à 20h45.
Et alors que jouent-ils ? On ne saura jamais vraiment ce qui est de la part du comédien et du public dans le jeu des personnages que nous n’avons pas suivi au début. On s’amuse à voir celui qui nous a guidé placé les mots et les situations voulues par les spectateurs, mais ça tourne vite en mauvais boulevard. On salue la performance des personnages qui semblent tous très bien composés (mais on ne le saura jamais vraiment), et on se surprend à penser qu’on aurait préféré une comédie assumée plutôt qu’une situation qui sera toujours entre deux : il n’y a pas l’écriture de Feydeau ni la folie fantastique, drôle et délirante que le public attend d’un vrai spectacle d’impro… En tout cas, on ne reviendra pas voir demain si c’est mieux mais d’autres, sans doute, le feront.
« Le Dîner », improvisation. Mise en scène de Joan Bellviure, 15 et 16 novembre 2015, 13, 14, 15 décembre 2015, 10, 11, 12 janvier 2016, 7, 8, 9 février 2016, au Théâtre de Belleville, 94 Rue du Faubourg du Temple, 75011 Paris. Durée : Variable. Plus d’informations et réservations sur theatredebelleville.com
Au théâtre, Vartan « fait le job »
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Encore un événement de rentrée (théâtrale). Quelques saisons après Johnny à l’Edouard VII, c’est au tour de Sylvie (Vartan) de monter sur les planches pour la première fois. Cet honneur, elle le fait au Théâtre des Variétés, dans une pièce de – et avec – Isabelle Mergault, « Ne me regardez pas comme ça !»
Le potentiel comique de Sylvie Vartan est connu de son public. Celle qui remplit encore des Olympia ne peut être là que pour s’amuser : c’est ce qu’elle fait. Les spectateurs venus pour voir la star jouant le rôle d’une star ne seront pas déçus. Sur scène, elle est Victoire Carlota, ancienne vedette de cinéma qui n’est pas sortie de son appartement depuis 20 ans. Le succès est loin mais le fisc frappe à la porte : Victoire Carlota prévoit d’écrire ses mémoires pour payer ses impôts. Mais voilà : elle se souvient de tous ceux qu’elle a rencontrés, mais d’elle, plus rien. Isabelle Mergault est Marcelle, le nègre envoyé par l’éditeur. Ensemble, elles partent en Italie pour tenter de raviver la mémoire de la star déchue. Si les souvenirs sont définitivement perdus, Victoire y (re)trouvera l’amour.
Si le texte de la pièce était un bateau, il serait l’Erika, tellement tout cela est mal écrit. La mise en scène est à peu près inexistante et le décor vidéo mérite qu’on s’y arrête : composé en grande partie de projections montrant des paysages italiens (Rome, la campagne), le responsable technique semble avoir tout essayé pour faire de l’humour informatique. Les transitions avec lesquelles les images se succèdent en fond de scène sont plus inesthétiques les unes que les autres. On a l’impression que défilent des photos retouchées par un enfant sur Paint, version Windows 98. On reste difficilement stoïque face à ces fondus enchaînés qui semblent faire absolument ce qu’ils veulent, surtout de se foutre de l’effet qu’ils font car tout le monde n’a d’yeux que pour la star Vartan.
Mais Isabelle Mergault joue Mergault (avec son inimitable cheveux sur la langue), à rendre le public hilare. Sylvie Vartan ne se prend pas au sérieux et est surprenante d’autodérision. On est dans le pur théâtre visant à rire sans réfléchir. Il ne faut pas en attendre autre chose, car de ce point de vue (et il serait hypocrite d’en prendre un autre), c’est totalement réussi.
« Ne me regardez pas comme ça » d’Isabelle Mergault. Mise en scène de Christophe Duthuron, actuellement au Théâtre des Variétés, 7 boulevard Montmartre, 75002, Paris. Durée : 1h20. Plus d’informations et réservations sur www.theatre-des-varietes.fr/