1

Le spectateur en « Mission »

Copyright : Elisabeth Carecchio
Copyright : Elisabeth Carecchio

La scénographie nous plonge dans le sombre d’un monde kafkaïen. Une croix géante transperce le sol et tourne, tourne sans cesse, avance, écrase, inexorablement. Le décor comme les lumières ou les costumes des personnages, seront comme autant de rappels à ce monument : noirs, gris et lourds. Seules quelques touches de rouge, de sang et de vin viendront colorer ce lieu sinistre. L’ambiance contribue à la création d’une organisation spatiale originale, dans cet espace volontairement très limité autour de la machine infernale.

Antoine a l’apparence d’un clochard pitoyable. Il est le premier à être mené sur scène par la croix. Un courrier lui parvient, rédigé à son agonie par l’un de ses camarades. Ce dernier l’informe que la « mission » a échoué. Très vite, on comprend que le drame se déroule entre la fin de la Révolution Française et le coup d’état de Napoléon Bonaparte. Claude Duparfait et Jean-Baptiste Anoumon clament la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789, dont les phrases clés sont soulignées par des accords de guitare électrique. Résonnance trop évidente avec une actualité, résonnant avec le mode de vie des édiles de notre pays qui violent lesdites phrases impunément. Voilà pour la plantation du décor.

Antoine, déprimé par cet échec est rendu pitoyable. Autant que par la trahison qu’il a accomplie et que sa conscience lui rappelle sans cesse. Retour en arrière, on est projeté dans son souvenir. Mais quelle est cette mission ? Qu’est-ce qui a réduit l’homme à cet état de délabrement si poussé ? Il a abandonné ses camarades, aujourd’hui exécutés. Ensemble, ils avaient été envoyés par la Convention en mission secrète en Jamaïque, pour provoquer un soulèvement des esclaves. Lors du renversement du Directoire par Napoléon, la mission est naturellement terminée. Antoine abandonne ses deux camarades qui, eux, ne veulent pas laisser les esclaves à leur sort. « Napoléon ou Directoire, les esclaves n’en sont pas moins esclaves ». On assiste au tiraillement entre le devoir et les idées. Antoine ne se le pardonnera pas : il est sans cesse visité par l’ange du désespoir et ses anciens camarades lui apparaissent en rêve, ensanglantés.

Cette idée, séduisante sur le principe, est malheureusement très mal réalisée. La mise en scène utilise une multitude de stéréotypes du vieux théâtre dit d’avant-garde mais largement subventionné. Une avant-garde des années soixante-dix, aujourd’hui réactionnaire.

Pendant le spectacle, on se retient souvent de rire : « Ne fait pas aux autres ce que tu ne veux pas qu’on te fasse », CLING (bruit de guitare). On voit aussi des répétitions de phrases censées porter une forte connotation symbolique, mais qui sont tellement ouvertes, que finalement, elles ne veulent plus dire grand-chose : « La Révolution est le masque de la mort », dit sur un ton qui frise le cours au Collège de France, est un sermon à l’église d’en face. Le thème de l’abolition de l’esclavage donne lieu à une analogie simpliste avec le monde dans lequel on vit. Rien n’est subtil, tout manque de finesse, jusqu’au jeu des acteurs. Les personnages montrent la colère, exhibent leur désespoir, baignant dans un sur-jeu permanent, assez fatiguant pour le spectateur.

La farce est amplifiée par l’arrivée d’un homme habillé en employé de bureau moderne, qui déclame un discours d’une quinzaine de minutes en allemand. Le rapprochement n’a rien de naturel ; pourquoi ne pas avoir traduit ce passage ? Encore une fois, on pense à une volonté d’intellectualisme mal placé. Le final, où le public est aveuglé par un énorme projecteur, termine d’inscrire le spectateur dans ce monde qu’on veut lui faire croire fin, mais qui est en fait très grossier. On assiste à une pièce de musée rendue poussiéreuse par des principes dépassés et qui voudrait nous faire croire, à tort, qu’elle témoigne du temps présent.




Le Poche-Montparnasse à « Huis-Clos »

Huis Clos - Jean-Paul Sartre - Daniel Colas
Copyright : Brigitte Enguerand

Alors que Chère Elena occupe le rez-de-chaussée, le théâtre de Poche-Montparnasse accueille en sous-sol, Huis-Clos, œuvre dramatique la plus célèbre de Jean-Paul Sartre. De ce classique, le public retient souvent l’une des dernières phrases, « l’enfer, c’est les autres ». La formule reprise, débattue parfois, incomprise souvent, est ici remise dans son contexte, à savoir un huis-clos infernal pour trois personnages en un acte et cinq scènes, qui, ensemble, font de cette expression une évidence.

Joseph Garcin est accompagné en enfer par un garçon d’étage. Seul, il découvre le lieu où il va passer l’éternité. Un endroit démythifié, sans pals et sans entonnoirs de cuir ; un espace où sont installés trois canapés, un coupe-papier et un bronze de Barbedienne, peut-être Dante ou Aristote. Pas de miroir ou de brosse à dent : les accessoires de la vanité sont laissés aux vivants. Rapidement, l’homme est rejoint par deux femmes : Inès puis Estelle.

Chacun des personnages a une approche différente de son nouveau lieu de villégiature. Si Joseph, vieux-beau, est désabusé, Inès déjà mauvaise de son vivant, se sent dans son élément. Estelle, belle jeune femme narcissique est inquiète et angoissée. Ceux qui se sentent innocents se laissent peu à peu aller à la résignation et finissent par admettre leurs méfaits terrestres.

Huis Clos - Jean-Paul Sartre - Daniel Colas
Copyright : Brigitte Enguerand


Ensemble, ils forment une sorte de mariage forcé, composé de trois caractères très différents. Soumis aux jugements de chacun, ils sont les artisans de leur propre supplice et de celui des autres. Les pals et autres instruments de douleurs semblent bien doux comparés à l’idée de passer l’éternité en compagnie d’autres personnes détestables pour soi-même. Difficile d’imaginer plus cruel supplice. De plus, la vie qui continue sur terre hors de leur contrôle, est aussi une torture ; car ils accordent encore de l’importance à l’existence des vivants par rapport à eux-mêmes, bien qu’ils soient libres de n’y accorder aucune attention. Tout cela constitue un manifeste existentialiste important, d’une grande limpidité dans cette mise en scène de Daniel Colas.

On entend très bien le texte qui, à lui seul, mérite de voir ce spectacle. On assiste à une évolution du langage signifiante : d’abord très beau, poli et lisse au début (les morts sont appelés « les absents »), il finit dans un registre familier parfois violent dans la dernière partie.

L’espace étant restreint, le public est très rapidement pris dans l’angoisse et l’enfermement avec les acteurs. On subit l’huis-clos. Un décor sobre et familier contribue à la création de cette ambiance prenante. On y entre avec joie, on en sort avec soulagement et peut-être plus libre dans nos rapports avec « les autres ».

 

« Huis-Clos » de Jean-Paul Sartre, mise en scène de Daniel Colas, jusqu’au 11 janvier au Théâtre de Poche-Montparnasse, 75 boulevard du Montparnasse (6e arrondissement), du mardi au samedi à 21h. Dimanche à 15h. Durée : 1h30. Plus d’informations et réservations sur www.theatredepoche-montparnasse.com/.




Un Grand Hôtel de l’Europe délabré

Copyright : Pauline Le Goff
Copyright : Pauline Le Goff

Sur la petite scène du théâtre de Belleville sont installés un comptoir d’hôtel avec sa sonnette et son pendant : un fauteuil pour permettre à qui en aura besoin de patienter dans le hall de ce qu’on comprend très vite être un palace sur le déclin, le Grand Hôtel de l’Europe.

C’est le jour de l’arrivée d’un nouveau directeur. Cet événement exceptionnel est prétexte à montrer au spectateur une galerie de personnages peuplant l’hôtel : réceptionniste, bagagiste, femme de ménage, client, homme politique corrompu… Trois acteurs passent d’un rôle à l’autre en fonction des scénettes.

Des scènes sont ponctuées de chansons qui ouvrent les portes sur l’intime des personnages qui les interprètent. On découvre l’onirisme et les rêves qui habitent chacun d’eux, de la quête de pouvoir à la celle de plus de RTT.

Malheureusement, le spectacle semble bâclé et le résultat est souvent plus ennuyeux que l’observation d’un vrai hall d’hôtel. Les personnages, peut-être trop nombreux, sont très inégaux dans l’interprétation. On pense notamment à la réceptionniste, madame « Pinjohn » à l’accent sensé être britannique mais virant volontiers vers l’africain caricaturé.

Il y a une piste burlesque, presque cartoonesque qui est esquissée, mais les personnages ne vont pas au bout. Les acteurs semblent être comme des comédiens amateurs, obsédés par l’idée de faire rire le public au moyen de gags et autre « trucs », mais cela ne fait pas mouche puisque le fond des caractères des personnages est mal dessiné. Une grande partie des actions est déshumanisée. Rien ne paraît naturel et finalement rien ne nous touche.

Ce manque de travail est d’autant plus visible que les lumières sont aussi réfléchies que pour l’éclairage d’un hôpital, à l’exception des passages chantés où le noir se fait et laisse place à l’imagination. Une imagination néanmoins sapée par la justesse harmonique très approximative des interprètes.

Malgré quelques bonnes idées, ces nombreux défauts et une fin affligeante peignent un hall d’hôtel factice où la folie manque cruellement pour nous emporter.

« Grand Hôtel de l’Europe » un spectacle de la compagnie Tàbola Rassa,  actuellement au Théâtre de Belleville, mardi à 21h15, du mercredi au samedi à 19h15, dimanche à 17h. Durée : 1h15. Plus d’informations sur www.theatredebelleville.com.




« King Kong Théorie », plus humaniste que féministe

KING KONG THEORIE Photo Barbara Schulz (photo libre(c)Francois Berthier)
Copyright : François Berthier

L’historique du droit des femmes prend une large place dans le programme. Avant même le lever de rideau, le décor est planté dans l’esprit du spectateur. Dans « King Kong Théorie », on va assister à un spectacle qui fait du texte éponyme de Virgine Despentes un fer de lance destiné à construire l’édifice de l’égalité homme-femme.

Elles sont trois actrices (Anne Azoulay, Valérie de Dietrich, Barbara Schulz) pour jouer ce texte largement autobiographique. Ici, elles ne sont pas de ces femmes qui séduisent, se marient, attendent leurs enfants amoureusement un gâteau Alsa à la main quand ils rentrent de l’école. Ce n’est pas parce qu’elles ne sont pas de ce monde qu’elles le méprisent, non. Elles sont justes différentes et attendent d’être respectées pour ce qu’elles sont, à savoir elles-mêmes. Et elles sont prêtes à se battre pour ça, nous rappelant en filigrane les héroïnes de Baise-moi, premier roman de l’auteur, adapté au cinéma en 2000. Sauf que, si dans Baise-moi l’exorcisation de la violence des hommes faite aux femmes passe par la violence physique, dans « King Kong Théorie », les armes sont les mots.

Viol, prostitution, pornographie. Trois mots qui définissent les axes de la pièce. Trois mots qui sont le terrain de jouissance des hommes au détriment du corps des femmes. Trois mots qui reflètent chacun une part de la construction psychique, du vécu de Virginie Despentes. Trois mots qui, du point de vue de l’auteur, prennent un sens neuf et sont autant de balises vers l’égalité.

Le viol a été commis à la fin des années quatre-vingt, lors d’un retour de Londres en stop. A cette époque, la société par un nombre incroyable d’artifices rhétoriques fait comprendre aux victimes que le viol n’en est jamais tout à fait un, qu’une femme vraiment digne aurait préféré mourir plutôt que d’accepter. Les comédiennes relatent ici le regard difficilement soutenable que la société française porte sur les victimes. Elles font ressortir la dualité entre loi des hommes et loi des femmes, qui conduit ces dernières à devoir se construire avec un traumatisme que beaucoup ne nomment pas.

Copyright : François Berthier
Copyright : François Berthier

La question est posée : comment se reconstruire dans une société qui accepte toutes sortes de stigmates psychiques, mais pas le viol ? Comment ces femmes qui désormais sont psychiquement scarifiée (Despentes parle de la peur de la nuit, de la violence contre elle-même) continuent à vivre ? Dans « King Kong Théorie », la réponse est simple : « j’ai fait du stop, je me suis faite violée, j’ai refait du stop ». On assiste ici à une ode à la persistance, un refus de se laisser sombrer. Ces femmes sont justement violentes, elles répondent par la violence des sentiments à cette agression : « le viol est fondateur, parce que c’est ce qui me défigure et me constitue », disent-elles.

Au début des années 90 vient la prostitution. Travaillant dans un magasin de photo en grande surface, l’héroïne découvre le minitel. Elle se déclare libre, louant la prostitution indépendante et volontaire où chaque centime va dans la poche de celle qui se donne. Provocatrices, « les femmes qui trouvent la prostitution dégradante ont juste peur de la concurrence », affirment-elles. On entend le besoin d’écouter, de se sentir vivre, d’éponger la solitude des hommes en profitant de son pouvoir de séduction. Difficile ici de ne pas penser aux textes de Grisélidis Réal joués jusqu’à la fin du mois d’octobre, par un autre trio d’actrices, Judith Magre en tête, à la Manufacture des Abbesses.

Comme le viol, dans « King Kong Théorie », la prostitution est élevée au rang de vaste hypocrisie sociétale, une tartufferie. « Séduire est une bonne chose, à condition qu’on y gagne », un point de vue radical, comme toute pensée qu’on est obligé d’affirmer avec violence si on veut avoir une chance d’être entendu. Elle fustige celles qui condamnent les passes mais se marient avec des hommes fortunés qu’elles ne supportent pas.

Puis, on s’attaque à la pornographie. Ce type d’aventure qui « ne laisse pas le choix, passe la barrière du fantasme » qui serait destiné aux seuls hommes. Despentes le refuse et se bat pour pouvoir, comme tout le monde, être acceptée comme femme et consommatrice de films X. Ce n’est pas contradictoire. C’est aussi l’occasion de parler du plaisir solitaire féminin, ici totalement assumé.

Enfin, le spectacle fait ressortir de ce cri de liberté volontaire, la « King Kong Théorie » en tant que telle. Prenant l’exemple de la relation entre l’héroïne du film éponyme et du primate géant, cette théorie est l’exposition d’une sexualité d’avant la distinction des genres. Montrant de cet être sensible que la force n’impose pas la domination.

Les actrices de cette adaptation sont excellentes. Parfois évoluant à l’intérieur de la scène dans leur monde, parfois en avant-scène, arguant directement le public, sans mièvrerie, sans hargne, mais avec force, respect et conviction. D’un ton qui ne se laisse pas démonter, d’une voix libre, posée, virile aussi : parlant librement de masturbation et buvant des cannettes de bières.

Tout cela se passe dans un vestiaire à armoires métalliques, probablement celui d’une grande surface. En tenue de caissières les premières minutes, elles se libèrent peu à peu du carcan dans lequel la société les enferme, se changeant à vue, libres toujours, passant du short en jean à la robe longue. Ces casiers renferment le temps qui passe, et c’est de ces derniers que partent les souvenirs.

Copyright : François Berthier
Copyright : François Berthier

Ce spectacle nous met le « nez dans la merde ». Derrière tant de vulgarité, le texte de Despentes est d’une grande intelligence. La violence des idées en fait des propos clairs et limpides, très bien audibles au théâtre où on les entend régulièrement (de la première version de King Kong Théorie il y a quelques saisons au « Modèles » de Pauline Bureau en 2012). Par celles-ci, c’est une remise en question générale de la société qui se dégage. Une réflexion en cours qui mérite d’être répétée, rabâchée, jusqu’à ce que tout ce que contient ce texte nous semble dépassé, ce qui aujourd’hui est loin d’être le cas. Et plus qu’un pamphlet qui serait une défense des femmes en opposition aux hommes, « King Kong Théorie » encourage le sexe masculin, à qui l’on pardonne tout, à se réconcilier avec sa part de féminité.

Ici, pas de condescendance. Ces femmes veulent juste faire ce qu’elles veulent, comme n’importe quel individu libre. Ce théâtre est féministe, oui. Féministe parce qu’il faut des mots pour qualifier un immense besoin d’humanité.

« King Kong Théorie » de Virginie Despentes, mise en scène de Vanessa Larré,  actuellement au Théâtre de la Pépinière, du mardi au samedi à 19h. Durée : 1h15. Plus d’informations sur www.theatrelapepiniere.com.




Devenez machiavélique en 10 leçons

Copyright : Pierre Grosbois
Copyright : Pierre Grosbois

Trois princes en devenir viennent pour un stage, animé par le coach Machiavel et son assistante, sur la thématique « comment conquérir le pouvoir, et comment le garder ». Sur scène, tout a l’apparence d’un séminaire d’entreprise : lumières en plafonnier, cloisons amovibles, café et matériel de jeu. Dans la salle, un peuple qui ne demande qu’à être gouverné : le public.

Une suite d’exercices pratiques permettra à chacun des participants de conquérir le pouvoir, et immanquablement de le perdre. Les attributs de ces princes-stagiaires sont aussi contemporains que grotesques : une couronne d’Epiphanie, un carrosse qui est une Peugeot 607 coupée en deux… Les armes sont des pistolets de Laser Game et chacun porte une cible qui permet au détenteur du pistolet de les éliminer (et de passer 5 minutes dans le couloir). A chaque échec, coach Nicolas souffle dans son sifflet en or pour « débriefer » sur la scénette qui vient de se dérouler.

Les participants, timides d’abord, prennent peu à peu goût au principe et laissent jaillir la part de noirceur qui les habite de façon de plus en plus naturelle et spontanée. Nous, public, nous laissons mener dans le tumulte comme une sorte de jeu dont on serait le héros et l’on encourage telle ou telle action de la part des personnages en fonction de l’empathie qu’il inspire. Les passions se déchaînent et donnent lieu à des passages délirants ; on pense notamment au moment où la princesse Myriam décide de « faire la teuf » et se retrouve à fesser Max sur le dancefloor au son endiablé d’un madrigal.

Le texte originel de Machiavel, on ose à peine le présenter. Daté de 500 ans, il aurait tout aussi bien pu être écrit hier. Empreint d’un fort cynisme (d’autres diraient réalisme), il égraine les bons conseils pour un accaparement du pouvoir réussi. C’est tellement fin que la recette semble encore être la bonne aujourd’hui. L’homme est sombre, et Machiavel ne s’embarrasse pas d’humanisme pour tenter de l’en excuser.

Laurent Gutmann a fait un grand travail d’adaptation, partant de la forme d’un traité, il réussi très bien à le transformer en conseils avisés de pédagogue moderne. Seul le personnage de Nicolas porte la bonne parole, parfois un peu aidé par Karine, son assistante. Les personnages, eux, dialoguent d’une façon qui semble être la plus spontanée qui soit. Oui, cette pièce mérite bien son sous-titre : « tous les hommes sont méchants » !

 « Le Prince » de Machiavel, adaptation et mise en scène de Laurent Gutmann, au Théâtre Paris-Villette jusqu’au 8 octobre, du mardi au samedi à 20h. Dimanche à 16h. Durée : 1h35. Plus d’informations sur www.theatre-paris-villette.fr.




Perdus par Gérard Watkins

Copyright : Giovanni Cittadini-Cesi
Copyright : Giovanni Cittadini-Cesi

Antoine D. est historien. A son réveil il souffre d’amnésie sélective : oubliant « seulement » sa vie intime : son nom, ses proches… S’il est ici, dans un lieu indéfini mi-chambre d’hôpital mi-salle d’interrogatoire, c’est parce qu’il était habillé en pyjama dans la rue, ce qui est interdit.

Cet espace, on le comprend rapidement, est mental : on est à l’intérieur du personnage. Un endroit vierge où des panneaux translucides accueillent les images de la pensée : vides quand il est éveillé et pense à son entourage, pleins quand, assoupi, il rêve d’histoire contemporaine.

Deux infirmiers (qui seront aussi coach, comédiens, fils et petite-fille, entre autres) complètent l’ensemble. Ce large éventail qu’ils incarnent dans l’esprit d’Antoine est très riche, puisque leur personnalité évolue au fil des souvenirs. On remarque surtout Cécile Brest, interprétée par une Géraldine Martineau déchaînée. En fille délurée et gouailleuse, elle est une figure bordeline très réussie. Le contraste de gabarit entre son corps enfantin et la grande taille de Philippe Morier-Genoud (Antoine D.) ajoute encore à la force du caractère de son personnage.

Malheureusement, la pièce pèche par le texte. Le dialogue dramatique démarre bien, on navigue entre l’absurde et le drame avec plaisir, une touche de science-fiction donne de l’originalité à l’ensemble. L’écriture est vive, pleine de cynisme et de digressions, quelques gags ponctuent des répliques graves. Mais plus on s’enfonce dans la tête du personnage, plus il se souvient de son intimité. Les pensées se font donc moins claires, moins définies, plongeant par la même occasion le spectateur dans une confusion de plus en plus grande.

Antoine D. ne semble pas avoir vraiment envie de se souvenir. Le spectateur public est maintenu dans un entre-deux confus où les personnages annexes se transforment peu à peu comme par intermittence. C’est poétique mais vague, on arrive à saisir le principal, mais ce ne sont que de brefs moments au milieu d’un magma métaphysique mal contenu, trop dense, trop décousu.

Où cela nous mène ? La pièce questionne indirectement le rapport de chacun à son histoire personnelle, quelle importance celle-ci prend dans notre vie. Quelques scènes nous renvoient à l’absence volontaire de l’autre, la reproduction du schéma paternel, ici composé d’oubli. Dans « Je ne me souviens plus très bien » Antoine est confronté à l’abandon qu’il inflige aux autres : de lui, de ses proches, et malheureusement du public.

 « Je ne me souviens plus très bien » de Gérard Watkins, au Théâtre du Rond-Point jusqu’au 5 octobre, le mardi à 19h30, du mardi au samedi à 20h30. Dimanche à 15h30. Durée : 1h30. Plus d’informations sur www.theatredurondpoint.fr/.




Le chant du tigre Clémenceau

Copyright : J. Stey
Copyright : J. Stey

Au théâtre Montparnasse, Claude Brasseur et Michel Aumont sont réunis pour jouer un épisode de la vie de Georges Clémenceau et Claude Monet sur les plages de Vendée. L’histoire est centrée autour d’une dispute récurrente entre les deux amis : le report incessant voulu par le peintre de l’ouverture de l’Orangerie, que l’homme politique a pourtant obtenu pour exposer les œuvres majeures de celui-ci. De ce postulat historique, naissent d’autres histoires annexes qui questionnent les relations humaines et intimes entre deux grands personnages et leur entourage.

Ce sont deux hommes en fin de vie : le premier est désabusé par la politique, l’autre par la peinture, pourtant les deux moteurs de leurs existences respectives. Pour Clémenceau, les idéaux se sont estompés au profit d’un regard cynique ; pour Monet, ce sont ses yeux qui lui jouent des tours : il ne voit plus les couleurs comme autrefois. La relation entre les deux hommes est pagnolesque : sincère, humaine et teintée de la profondeur créée par des vies difficiles.

Les liens noués avec les autres personnages accentuent la note altruiste de la pièce. On pense notamment à la figure de la bonne, symbole de l’esprit terre-à-terre, préoccupée par le prix du chou-fleur et prenant Monet pour un obsessionnel de l’eau. On observe aussi Clémenceau nourrissant un amour de jeune homme pour son éditrice, Marguerite Baldensperger. On assiste finalement à l’intimité qui se crée entre ces personnages.

Le texte, bien qu’assez peu surprenant, est plein de bonnes phrases et autres traits d’humour historiques. Tout l’intérêt du spectacle réside dans la présence des deux immenses acteurs. Aumont et Brasseur sont d’une incroyable justesse, se confondant avec l’idée qu’on se fait aujourd’hui de ces deux personnages. On oublie vite « Mon beau père est une princesse » pour le premier et « Le Tartuffe » pour le second, deux mauvaises expériences dans lesquelles les acteurs se sont illustrés les saisons précédentes.

La mise en scène de Christophe Lidon est à la fois classique mais aussi créative et poétique, comme à son habitude. L’action baigne dans Les Nymphéas de Monet projetés sur différents éléments de décors composés d’écrans. L’ambiance en devient aérienne et liquide. Le discours est parfois accompagné de quelques notes de piano ou de violon, point d’orgue d’un spectacle où la puissance de deux personnalités immenses est contrebalancée par un décor léger et apaisant.

« La Colère du tigre » de Philippe Madral, actuellement au Théâtre Montparnasse, 31 rue de la Gaîté (14e arrondissement), le mardi à 19h30, du mardi au samedi à 20h30. Samedi à 17h30 et dimanche à 15h30. Durée : 1h10. Plus d’informations sur www.theatremontparnasse.com.




« Le Capital et son singe » : leçon théâtrale d’économie

Masque

On retrouve pour « Le Capital et son singe », le même dispositif scénique utilisé dans « Notre Terreur » : le public est installé sur deux gradins latéraux, autour d’un espace central où se déroule l’action, de part et d’autre d’une table autour de laquelle dialoguent des personnages historiques.

« Notre Terreur » nous transposait en 1793. « Le Capital et son singe » traverse trois époques : la Révolution française de 1848, la création de la République de Weimar, et un temps indéfini où de grandes figures se rencontrent.

C’est dans l’un de ces moment imprécis que débute le spectacle. Le même acteur incarne Brecht, Freud et Foucault dans une performance multiple de haut vol. Il est, à lui seul, un manifeste du « Verfremdungseffekt » de Brecht. Par ce dispositif, l’homme de théâtre – en marxiste convaincu – remet en question la représentation bourgeoise qui découle selon lui du jeu aristotélicien. Ce début en aparté plante le décor idéologique du spectacle : de la distance, le spectateur va être invité à en voir partout : dans le jeu comme dans les idées.

L’action dramatique débute, elle, à la veille de la manifestation du 15 mai 1848. La réunion fictionnelle qui occupe l’espace scénique réunit Auguste Blanqui, Friedrich Engels, François-Vincent Raspail, Armand Barbès, l’ouvrier Albert ou encore Louis Blanc. Ces hommes (et quelques femmes), sont plongés dans une dispute imaginée qui est prétexte à une mise en opposition des idées de chacun, parfois jusqu’à la caricature.

Puis, le temps d’un repas de noce, le public est transporté à Berlin en juin 1919. A table, on parle de la mort de Rosa Luxemburg, de son héritage, de la nécessité de descendre manifester dans la rue. Prenant des airs un peu fantastiques, apparaissent tour à tour Spartacus, puis Ophélie de Shakespeare. L’effet du schnaps qui coule abondamment à table, peut-être…

Enfin, on revient en 1849 au procès de Bourges où l’ouvrier Albert se transforme en Lacan face à Freud, pendant que Lamartine est à la table du jury. Toutes ces rencontres présentent un mélange historique anachronique comme seul le théâtre sait le rendre aussi captivant.

Durant les 2h30 que dure le spectacle, on assiste à une tentative de vulgarisation de concepts principalement économiques. Des mots, difficiles au premier abord, sont suffisamment bien amenés pour que chacun les comprenne. Et quand l’hermétisme pointe son nez, cela en devient presque drôle.

Par l’utilisation d’un langage moderne et populaire (pour « Notre Terreur », certains ont reproché à Sylvain Creuzevault des fautes de français que ces personnages historiques n’auraient jamais commises), il y a un humour certain, reposant surtout sur l’anachronisme et l’exagération des idées et des protagonistes. On pense notamment au chimiste Daniel Borme, joué par Léo-Antonin Lutinier, qui est ici un personnage new-age, candide de la Révolution et ballerine à ses heures perdues.

« Le Capital et son singe » est un théâtre distancé à la mise en scène astucieuse, où sous l’apparence de conversations à huis-clos, se tiennent en fait des scènes hautement pédagogiques, créant un questionnement vrai sur le monde d’aujourd’hui : le travail d’Etat n’occupe-t-il pas des gens à ne rien faire ? L’homme n’est-il pas réduit à l’état de simple marchandise ? Ne sommes nous pas chosifiés ? Quelle différence y a-t-il entre prix et valeur ? Quelle place prend l’objet au détriment de la relation humaine ? Ou comment sont conditionnées lesdites relations par des rapports sociaux et sociétaux ? Malgré le « foutoir » apparent, ce « Capital » porte un propos bien défini et passionnant.

« Le Capital et son singe » d’après Karl Marx, au Théâtre de La Colline jusqu’au 12 octobre, 15 rue Malte-Brun (20e arrondissement), le mardi à 19h30, du mercredi au samedi à 20h. Dimanche à 15h. Durée : 2h30. Plus d’informations sur www.festival-automne.com/.




L’autre vie de l’« Open Space »

Copyright : Pascal Victor
Copyright : Pascal Victor

Jean-Michel Ribes, à la tête du théâtre du Rond-Point, ne programme que des auteurs vivants. Amusant hasard, les seuls dialogues d’ « Open Space », la pièce de rentrée, sont des onomatopées. Ce spectacle de Mathilda May raconte une journée (la moins banale, sans doute) d’un service « international », dont les bureaux sont installés au 32e étage d’un immeuble quelconque.

La plupart des entreprises françaises est installée en open space. Alors pourquoi, après y avoir passé une journée, avoir envie d’y retourner en allant au théâtre ? Parce que Mathilda May montre tout ce qu’on ne voit pas, tous ces petits détails auxquels, habitués, on ne fait plus attention. Elle exclue les mots pour se concentrer sur les bruits, les gestes, les attitudes et les regards. Non, en sortant d’ « Open Space », vous ne verrez plus vos collègues de bureau de la même façon.

Chaque personnage est très marqué. Du jeune cadre dynamique séduisant au chef d’entreprise « hitlérique », en passant par le placardisé, oublié devant un Minitel. Le choix est fait d’un jeu clownesque, très corporel. Parfois, les individus coordonnent leurs bruits pour créer des orchestrations amusantes. On pense notamment à ce rictus de larmes lors de la mort d’un collègue qui vient faire l’instrumentation d’un gospel chanté pour l’occasion. De la machine à café trop bruyante aux chorégraphies synchronisées, en passant par la sonnerie de téléphone qui fait l’effet d’une flûte à six schtroumpfs, « Open Space » est plein de bonnes idées, drôles et surprenantes.

Mathilda May, dans un décor à mi-chemin entre « Le Père-Noël est une ordure » et un magasin d’exposition Alinéa, mélange bien réalisme cru de ces bureaux ennuyeux et onirisme dramatique lors de certains moments clés. Les lumières accompagnent à merveille ces changements de tons.

Un regret, peut-être, la longueur et la répétition de certains gags. On a parfois l’impression qu’il y a le désir de « faire durer » artificiellement le spectacle. Chaque spectateur se fera son idée sur ce qui aurait pu ne pas être ajouté, mais certaines idées perdent en force lorsqu’elles sont trop montrées.

Quoi qu’il en soit, « Open Space » est un spectacle déroutant, qui mérite que le public en fasse l’expérience.

« Open Space » de Mathilda May, au Théâtre du Rond-Point jusqu’au 19 octobre, 2 bis avenue Franklin-Roosevelt (8e arrondissement), du mardi au samedi à 21h. Dimanche à 15h (relache les 7, 16, 17 et 18 septembre). Durée : 1h30. Plus d’informations sur www.theatredurondpoint.fr/.




Honnêteté VS Envie

© Pascal Gely
© Pascal Gely

Une nuit, dans la Russie communiste. Quatre élèves viennent sonner à la porte de leur enseignante de mathématiques, seule le soir de son anniversaire, des cadeaux à la main. Vivant une existence pauvre et difficile, Elena (Myriam Boyer) est touchée par cette attention et invite les jeunes gens à entrer. Ces derniers exploitent ainsi la gentillesse et le bon sentiment humain de leur professeur afin de s’introduire dans son intimité par malice. On pense immédiatement à « Orange Mécanique » de Kubrick où Alex et ses drouguies (néologisme construit sur le mot russe « droug »!) prétextent une panne d’essence afin de pénétrer chez leur victime.

Le but avoué est d’obtenir la clé du coffre où sont conservées les copies d’examen final, afin de corriger celles-ci pour avoir la meilleure note possible, et ainsi accéder à leurs rêves d’études. Les cajoleries et les gentillesses envers leur hôtesse ne suffisent pas. Très vite, on sent par des intonations et des phrases, les pensées horribles qui naissent dans l’esprit des visiteurs. De la douceur du champagne, on passe à l’horreur des menaces jusqu’aux violences les plus sombres.

On apprend aussi que le leader du groupe, Volodia (François Deblock), s’est mis en tête d’obtenir la clé uniquement par défi. Mais Elena est une Antigone moderne, et ce dernier l’a compris. Plus on essaye de l’atteindre, plus son héroïsme grandit : seule la torture d’un autre être sous ses yeux peut la faire ployer.

Volodia : « La morale est une notion humaine, donc relative ».

Tout au long de ce jeu malsain, on entend les regrets et les inquiétudes de chacun. Pour Lialia (Jeanne Ruff), le jeu va trop loin et n’en vaut pas la chandelle. De Pacha (Gauthier Battoue) et Vitia (Julien Crampon), on sent la gène qui les bride de commettre l’irréparable. Ils sont en fait les objets d’un François Deblock machiavélique. Ce dernier incarne ici un brillant manipulateur en herbe assoiffé de victoire.

Durant ce drame, Eléna est sincère, attachée à ses principes d’honnêteté. Une idéaliste qui croit en l’humanité et en l’URSS. Face à elle, la jeunesse russe rêve de richesse, de liberté et fustige les gens qui pensent mais n’agissent pas.

De ce huis-clos jaillissent tous les problèmes qui opposent l’ancienne et la nouvelle Russie. La situation extrême est propice à délier les langues. On échange sur les questions sociétales plus profondes, sur l’alcoolisme, le désir d’une vie plus légère. Ce texte est la critique d’un régime qui a beaucoup déçu, les jeunes rêvent de mettre l’honneur à mal au profit d’un monde plus rock and roll. On a l’impression de voir naître devant nous les oligarques Russe actuels : obsédés par l’argent et le pouvoir à tout prix. Sauf que les élèves d’Eléna, conscients d’être allés trop loin, quittent l’appartement en laissant la probabilité d’une reconstruction. Inquiétant.

Cependant, on regrettera un texte parfois un peu trop explicatif, reflet d’un monde et de préoccupations aujourd’hui éloignés. Essayer de transposer cette situation aux grandes questions sociales modernes, c’est commettre un solécisme théâtral : on comprend ce qu’elle nous raconte sur le monde actuel, mais la manière de le dire est un peu maladroite.

« Chère Eléna » de Ludmilla Razoumovskaïa, actuellement au Théâtre de Poche-Montparnasse, 75 boulevard du Montparnasse (6e arrondissement), du mardi au samedi à 21h. Dimanche à 15h. Durée : 1h40. Plus d’informations sur www.theatredepoche-montparnasse.com/.




Judith Magre, activiste anti-solitude

Copyright : Augustin Rebetez
Copyright : Augustin Rebetez

« Les Combats d’une reine » sont, en fait, une pièce biographique mettant en scène la figure de Gisélidis Réal – écrivaine, peintre et prostituée activiste – à trois âges de sa vie : 30, 50 et 70 ans. Trois périodes où le corps, mais aussi les idées et les discours subissent l’assaut du temps.

Pour raconter cette histoire, les actrices ont chacune leur espace sur le plateau – cellule de prison, secrétaire, trottoir – on passe d’une période à l’autre grâce à l’éclairage. La mise en scène de Françoise Courvoisier est assez simple, statique, laissant toute sa place aux voix. Parfois, les époques se croisent, le temps d’une danse ou d’une phrase. Ainsi réunies, les comédiennes créent un portrait vivant de l’icône, explorant et montrant son âme à divers stades de son existence. Une image du temps qui passe…

Idéaliste, rebelle à 30 ans, elle est enfermée dans une cellule et crie au monde son désir de liberté. A 70 ans, elle est profondément cynique et pourtant plus que jamais amoureuse de la vie. Ce dernier aspect est interprété par une Judith Magre captivante, au sommet de son art, portant les 70 ans de Gisélidis comme un charme (bien que, dans la vie, elle en ait 15 de plus !).

« Nous, les putes, on ira directement au paradis, parce que l’enfer, on a déjà donné ! »

Les textes de Réal sont une analyse de l’humain sans concession. Il existe dans sa plume un plaisir à choquer au moyen d’un franc-parler cru et grossier. Une expression aussi appelée par la nécessité, semble-t-il, de nommer les choses comme elles sont, sans éponger les angoisses de l’auditeur tranquille. Ce phrasé très imagé parvient également à rendre drôle les pires horreurs de cette vie de prostituée, qui finira par mourir du cancer. Un discours, parfois sordide, est aussi porté par des valeurs humanistes et libertaires capitales pour vivre.

Activiste, combattante, c’est elle qui mène à Paris la « Révolution des Prostituées » en 1975, se battant pour que ce métier soit désormais reconnu. Sur scène, on la voit se désoler de l’effroyable retour en arrière voulu par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur au début des années 2000, et du délit inventé de « racolage passif ». Elle fustige ainsi l’hypocrisie des politiques : difficile de ne pas faire de lien avec les discours du pouvoir en place aujourd’hui. Ce spectacle « manifeste » questionne aussi par le biais de son héroïne : « que faut-il mieux prostituer, son corps ou son âme ? », en référence aux gens qui pratiquent des métiers qui ne sont pas en accord avec leur être.

Terminant sur une touche d’espoir, cette déclaration universaliste nous rappelle enfin, qu’il n’est jamais trop tard pour vivre.

« Les Combats d’une reine », jusqu’au 18 octobre à la Manufacture des Abbesses, 7 rue Véron (18e arrondissement), du jeudi au samedi à 21h. Dimanche à 17h. Durée : 1h10. Plus d’informations sur www.manufacturedesabbesses.com/.




Marguerite à Belleville

Copyright : Fabienne Boueroux
Copyright : Fabienne Boueroux

Au début du mois de février, la presse a parlé du Théâtre de Belleville en la personne de son directeur[1. « Cinq directeurs qui donnent tout pour leur théâtre » à lire sur LeFigaro.fr], Laurent Sroussi. Ancien trader, il a décidé de reprendre cette salle emblématique du quartier en 2011 et d’y établir une programmation dramatique[2. Depuis 1988, on y jouait surtout des opérettes]. Outre l’intérêt que peut susciter cette aventure humaine (le directeur déchire lui-même les billets), c’est le théâtre qu’on y propose qui doit être mis en avant pour que le public y prenne ses habitudes. Une programmation populaire, risquée et exigeante dont « Marguerite et moi » est une belle illustration.

Avant même le début de la représentation, de multiples objets jonchent la scène. Le bruit de la mer se fait entendre en fond, ce fond sonore que Duras aimait plus que tout. Sur ce tapis reposant, serein, Fatima Soualhia-Manet commence à dresser le portrait d’une femme de fer aux idées tranchées. On est dès les premiers instants, et jusqu’à la fin de la pièce, pris dans ce qu’on pourrait appeler un manichéisme durassien. La comédienne n’est pas Duras, elle ne l’incarne pas complètement, elle est simplement un vecteur de ses mots, elle laisse de la distance et l’on n’en entend que mieux la pensée. De cette voix posée, stricte, précise et garnie de silences, elle évoque des sujets aussi variés que son amour de la cuisine, l’alcoolisme ou l’absence de père. Elle esquisse un portrait dur, sévère et souvent contradictoire de l’écrivaine, faisant ressortir le désir anarchisant de cette femme qui, bien qu’aimant la vie, avait aussi le désir de tout détruire.

« On boit parce que dieu n’existe pas » – Marguerite Duras

La matière qui compose les paroles du personnage n’est pas littéraire, mais orale. Constituée à partir d’interviews qui prennent parfois la forme d’interrogatoires. Marguerite-Fatima répond, avec sa foi personnelle, avec ses mots graves, tristes ou drôles, ironiques. L’avantage pour le spectateur c’est qu’il entend tout. Il n’y a pas de recherche littéraire dans les réponses de Duras, elle dit ce qu’elle est et fait en sorte d’être comprise. Cela rend le spectacle didactique, car, bien qu’orienté vers des sujets précis, il donne une image différente de celle véhiculée par l’écriture souvent montrée sur scène. En fait, c’est un bon complément à toute l’actualité durassienne qui occupe les théâtres en cette saison-centenaire[3. On pense à « La Maladie de la Mort » jouée au Vieux-Colombier en janvier, ainsi qu’à la trilogie Duras (Savannah Bay, Le Square et Marguerite et le président) sur la scène de l’Atelier].

On remarquera peut-être une mise en scène un peu disparate, presque superflue. Quelques accessoires viennent compléter le jeu, telle la cigarette non allumée dans la main ou un fauteuil en formica et cela auraient peut-être suffi. Mais finalement, la quantité de matériel symbolique disposée sur le plateau n’empêche pas le personnage d’être libre et c’est là l’essentiel. Il y a quelques saisons, Coralie Seyrig a tenu l’affiche dans « Madame de… Vilmorin »[4. Il avait terminé sa course au Lurcernaire pendant la saison 2011-2012.], qui était aussi un spectacle constitué d’entretiens. Elle était simplement installée sur une méridienne et cela fonctionnait. Fatima Soualhia-Manet a une telle voix et une telle présence scénique, que ces deux attributs suffisent à remplir l’espace.

C’est un personnage froid, sec, à la nostalgie communicative que l’on voit s’exprimer pendant un peu plus d’une heure sur le plateau. Et sans être un recueil de citation, des phrases continuent à résonner dans notre esprit bien après la représentation. C’est la meilleure preuve d’un spectacle réussi.

Pratique :
Actuellement au Théâtre de Belleville (relâches exceptionnelles les 13, 14, 26 et 27 mars)
Reprise du 24 septembre au 11 octobre 2014.
94 Rue du Faubourg du Temple, 75011 Paris
Du mardi au samedi à 19h15, le dimanche à 20h30
Durée : 1h05
Tarifs : 10, 15 ou 25 €
Réservations au 01 48 06 72 34 ou sur http://www.theatredebelleville.com/




Au Mélo d’Amélie, un boulevard martien

Copyright : Bruno Perroud
Copyright : Bruno Perroud

Malgré son nom, « Qui est Qui », ne voyez pas dans ce boulevard la moindre trace d’inspiration du jeu télévisé des années 1990. Ici, la confusion est semée par les petits hommes verts, qui prennent le contrôle des humains pour tenter de les kidnapper.

La petite salle du Mélo d’Amélie est, en ce moment, la résidence secondaire de François et sa compagne. Le couple est en crise depuis que François a eu une aventure extra-conjugale six mois auparavant. Problème : Cerise, celle qui l’a dénoncé a été invitée par Madame à passer le week-end avec eux. Pour parfaire cette situation déjà explosive, des extra-terrestres débarquent dans le champ du voisin, et ils sont bien décidés à repartir avec un spécimen humain à étudier.

Chaque personnage a son caractère bien trempé : le jeune mari désolé se fond dans un pathétique drôle pour tenter de reconquérir le cœur de celle qu’il aime, dotée de tendances nettement hystériques. On comprend vite que Cerise, institutrice psychorigide vierge de 45 ans, ne fait rien pour arranger la situation du couple car elle est complètement éprise de François. Le paysan voisin, rebouteux notoire, est une brute tendre qui s’oblige à squatter le salon de ses hôtes citadins, car il attend un coup de fil de la gendarmerie, mais aussi parce que ces gens sont probablement sa seule compagnie…

Tous sont tour à tour possédés par un Martien, ce qui a pour effet de les rendre muet et de leur faire faire des choses étranges aux yeux des autres. Les situations sont drôles, cocasses, bien que la ficelle de l’extra-terrestre prenant possession de chaque corps soit un peu grosse et répétitive néanmoins, la pièce est brève, on ne tombe donc pas dans l’ennui. Les dialogues sont efficaces sans révolutionner l’art du boulevard : quiproquos, ironie et grivoiserie sont de mises. Les situations sont simples, le dénouement est attendu, mais on rit facilement de bon cœur, et c’est là l’essentiel.

« Qui est Qui », actuellement au Mélo d’Amélie, 4 rue Marie-Stuart (2e arrondissement), du mardi au samedi à 20h. Plus d’informations sur www.lemelodamelie.com.




Les Nombrils – Voyage hilarant en égotisme

Trop souvent ignoré, délaissé, voire pire, torturé, nous devrions tous avoir une pensée émue pour notre nombril, voilà pour moi c’est fait… Évidement le sujet de ce billet n’est pas notre petite cicatrice située sur l’abdomen, résultat de la coupe du cordon ombilical, mais de la pièce Les Nombrils actuellement au théâtre Michel.

Après s’être caressé le ventre, vient tout de suite en tête le syndrome de l’ego surdimensionné, dit le melon, et c’est bien le thème de cette pièce truculente et hilarante : une troupe de quatre comédiens égotiste au talent plus que discutable dirigée par un metteur en scène souhaitant interloquer le spectateur par une approche révolutionnaire du théâtre. cinq personnages donc, rejoints très vite par un sixième jouant tous les différents hôteliers rencontrés pendant leur tournée provinciale.

Le regard lointain, la main sur le cœur, la voix calée en mode vibrato, ces pseudos acteurs essaient tant bien que mal de jouer une pièce incompréhensible qu’un Shakespeare de boulevard sous LSD, promenant sa collerette dans les plaines de Kiev, aurait pu écrire dans un moment de grande détresse personnelle.

Il y a tout d’abord la grande actrice à la carrière longue comme le bras d’un bébé Hobbit qui a connu son heure de gloire dans une pub pour de la farine, le comédien à l’haleine douteuse qui ne cesse de dépiler son CV empli de films que personne n’a jamais vus, le jeune apprenti de 40 ans dont le talent n’a été repéré que par sa maman, et l’ingénue qui hésite entre le théâtre, le doublage de films pornos et le pole dance. Leurs égos sont mis à mal par l’abandon de leur producteur qui devait financer cette tragédie russe jusqu’au graal ultime : le festival d’Avignon !, mais également par les réceptionnistes des hôtels de seconde zone notamment par un Corse qui imposera sa vision de la pièce à la sauce indépendantiste. Le metteur en scène, dépassé par autant de talent concentré, se démène dans tout cela pour imposer sa vision myope d’un théâtre du futur.

 

crédit photo : Franck Harscouet
Crédit Photo : Franck Harscouet

En plus d’un pitch original qu’est-ce qui fait que la pièce Les Nombrils soit si réussit ? Tout d’abord le texte, en effet, l’écriture est ciselée et précise, les répliques fusent et font mouches :

« Il y a tellement de noms d’oiseaux qui volent au-dessus de ma tête qu’il y en a bien un qui va me chier dessus ! » du Audiard en somme !

Ensuite, l’interprétation, il faut beaucoup de talent pour se faire ainsi maltraité dans cette autodérision permanente et chaque personnage, pris individuellement, peut même émouvoir.

Assurément un des succès de cette seconde partie d’année et alors que la pièce fictive n’attire qu’une vingtaine de spectateurs au début des représentations (beaucoup moins à la fin), cette parodie allèche le badauds tant les fous rires sont nombreux et bruyants.

Un conseil, ne vous couvrez pas trop, il fait très vite chaud.

« Les Nombrils », actuellement au théâtre Michel (8e arrondissement), du mardi au samedi à 21h et en matinée le samedi à 17 h 30. Plus d’informations sur http://lesnombrils-lapiece.fr.




Chemla illuminée dans « L’Annonce faite à Marie »

Copyright : Guy Delahaye
Copyright : Guy Delahaye

L’Annonce faite à Marie semble, à l’origine, un désir de Claudel d’exposer sa vision d’auteur d’une énigme chrétienne comme la Bible en contient pléthore. Dans cette mise en scène, Yves Beaunesne prend le drame et en fait une sorte de conte où Judith Chemla, l’héroïne, campe une Violaine totalement illuminée conduite à une fin extatique. Tant de catholicisme revendiqué tout au long du drame mène nécessairement le spectateur à tenter de faire des ponts avec le monde contemporain. Mais peut-être est-il préférable de le prendre comme Claudel l’a écrit : tel un mystère, sans tomber dans la sur-interprétation.


Quand le spectateur entre dans la salle, un cierge se consume au milieu d’un décor monumental et désertique, dont l’espace des Bouffes du Nord permet la mise en place. La scénographie est divisée en deux parties, la plus proche de nous est le monde des vivants. L’autre, en fond de scène, derrière un rideau de fils, est l’occulte. Sans pour autant être le paradis, ce deuxième lieu est trouble et les personnages qui l’habitent tour à tour, se cachent, espionnent, complotent ou veillent sur les vivants. Ces deux mondes baignent dans une lumière sombre, caravagesque, belle et froide sans être austère. L’ambiance et les couleurs sont plus franciscaines que jansénistes : pauvres, mais chaudes.


Dans ce décor va se dérouler un périple. Celui d’une existence innocente qui connaîtra le martyre. Au départ, gentille, aimante, apitoyée,Violaine donne un baiser à Pierre de Craon (Damien Bigourdan) qu’elle sait pourtant lépreux. La scène est surprise par Mara (Marine Sylf), la petite sœur de Violaine. Après avoir vu cela, la première va mettre tout en œuvre pour que le mariage de sa grande sœur avec Jacques Hury (Thomas Condemine), voulu par le père n’ait pas lieu : elle en est amoureuse et hait sa grande sœur à qui il est promis. Au final, par ce baiser innocent, Violaine contracte la lèpre à son tour et meurt des mains de Mara alors qu’elle s’était retirée du monde, exclue par sa maladie.


Copyright : Guy Delahaye
Copyright : Guy Delahaye


La famille dans laquelle se déroule le drame s’inscrit dans une dichotomie : il y a ceux qui se sacrifieront (le père et Violaine), sans que le déclencheur qui les pousse à l’abnégation ne soit apparent, d’autres voudront vivre la vie qu’ils veulent (Mara, Jacques), au détriment de leurs proches. La pièce est l’opposition chrétienne, à petite échelle, entre les vices et les vertus. La création d’une sainte à partir d’une accumulation d’épreuves gratuites, « injustes » au sens divin du terme, puisque ces punitions ne viennent pas condamner un péché et que, après toutes ces horreurs, Violaine, tel le Christ, meure en pardonnant.


Le père : « Je suis las d’être heureux »


Le spectacle est porté par une Judith Chemla envoûtante par sa voix et par son jeu. Souple, enfantine, ingénue, au début, son jeu a quelque chose de clownesque : les jambes accompagnent les doigts qui indiquent les directions. Puis, peu à peu, les épreuves la marquent, jusqu’à l’inertie. De la légèreté joviale elle évolue vers une gravité maritale. Le corps, le caractère, les yeux : tout se courbe et entre dans la nuit. Ce jeu brillant de l’actrice se démarque parfois des autres acteurs. Cela se remarque particulièrement avec l’interprète de Pierre de Craon, sans doute plus chanteur qu’acteur.


Copyright : Guy Delahaye
Copyright : Guy Delahaye


Mais la musique est importante. Chemla montre comment elle peut se balader parmi ses nombreuses tessitures, passant du chant lyrique à la variété sans difficulté apparente. Les autres protagonistes ont tous de très belles voix, chacune marquées par un caractère particulier. Cependant, le choix des chants, nous conduit encore à éviter la sur-interprétation. Le Salve Regina a beau être ponctué de cris d’animaux, il veut toujours dire Salve Regina, la même remarque s’applique au Pater Noster ou à l’Alléluia Resurexis. La musique balise le mystère comme le chant balise la messe.


Le père : « C’était trop beau, ce n’était pas acceptable »


Au sortir, le sentiment créé par cette pièce n’est pas évident à définir. L’ennui qui habite parfois les personnages peut atteindre le spectateur. Le texte, truffé de lourdeurs et de locutions bibliques, y contribue aussi. Et puis finalement, le jeu des acteurs, la musique, la mise en scène et la lumière, permettent au public de vivre un pieux mais beau spectacle, où le mystère reste entier.


« L’Annonce faite à Marie », jusqu’au 19 juillet au théâtre des Bouffes du Nord (10e arrondissement). Horaires et réservations sur www.bouffesdunord.com et par téléphone au 01 46 07 34 50.